Introduction au dossier. La grève des ouvrières de la FN de 1966 : enjeux et mémoires

Sara Tavares Gouveia (Historienne, CARHOP asbl)
et Nicolas Verschueren (Historien, ULB)
Le 17 février 1966, les femmes de la FN se réunissent aux portes de l’usine. Elles se rendent à l’assemblée convoquée par le front commun syndical (CARHOP, fonds La Cité).

L’année 2016 marque le cinquantième anniversaire de la grève des femmes de la Fabrique nationale d’armes de Herstal (FN). Parallèlement aux évènements commémoratifs et aux expositions organisées à Herstal, le colloque « Les ouvrières de la FN changent l’histoire. 1966-2016 » qui s’est tenu à Liège les 24 et 25 mars 2016 a permis d’explorer cette lutte sociale en l’insérant dans un contexte historique et géographique plus large, d’en offrir une lecture plurielle et à partir de sources diverses. Il est interpellant de voir à quel point ce mouvement a marqué l’histoire des luttes sociales, du mouvement ouvrier et des droits des femmes en Europe. Un demi-siècle plus tard, avec le recul que permet l’histoire, il semblait pertinent de faire le point et d’évaluer la portée concrète de cet évènement tant au niveau national qu’européen et de rendre hommage à la mobilisation des femmes-machines.

Le colloque, dont les différentes contributions sont rassemblées ici, s’est inscrit dans une série d’initiatives organisées à Liège et Herstal dans le cadre du Mois de la femme et des commémorations de la grève des femmes. Le cycle s’est clôturé le 26 mars 2016 avec la fin de l’exposition Femmes en colère réalisée à l’initiative de la CSC et de la FGTB Liège-Huy-Waremme, à laquelle le CARHOP et l’IHOES ont participé pour l’élaboration du contenu historique.[1] Ce colloque a ceci d’original qu’il est le fruit d’un partenariat entre le CARHOP, l’ULB et l’ULg, et qu’il a placé en son cœur l’approche pluridisciplinaire. Ainsi Sophie Jacquot nous présente les implications internationales de la grève, tandis que Jackie Clarke compare ce mouvement social à des manifestations du même type ayant éclaté par la suite en France. La mobilisation de sources aussi diverses que riches, comme l’iconographie, ou encore les sources sonores redonnent vie aux travailleuses en grève. Des témoins militant­­­‑e‑s ont retracé pour nous leurs souvenirs de cette période, comme Annie Massay permanente syndicale FGTB-SETCa et Jean-Marie Roberti, journaliste au Drapeau Rouge. Le colloque a également été l’occasion de mettre en avant certaines figures emblématiques du mouvement telles que Jenny Magnée, ou Rita Jeusette. Ces militantes ont laissé quelques traces, souvent orales, et certaines, comme c’est le cas pour Germaine Martens – qui fait l’objet d’un portait dans ce dossier-, ou encore Charlotte Hauglustaine, ont déjà leur place dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier en Belgique (DBMOB)[2].

Tenu à la Cité Miroir de Liège, lieu emblématique de l’émancipation sociale, le colloque a rassemblé plus d’une centaine de personnes issues des milieux académique, associatif, féministe et syndicaliste de Belgique francophone, de France et d’Angleterre. La richesse des interventions présentées ouvre la voie à de nouveaux questionnements et à de nouvelles pistes de recherches en histoire sociale et ouvrière. C’est la raison pour laquelle le CARHOP a souhaité publier certaines des interventions.[3]

L’histoire et la mémoire

Le premier fil à suivre dans ces actes est la portée historique et mémorielle que comporte ce colloque. Travailler sur l’histoire sociale a cela de particulier qu’il s’agit d’une histoire qui se construit avec les travailleuses et les travailleurs. Ces femmes et ces hommes de l’ombre qui laissent des traces au fil des ans, ces traces qui aujourd’hui forment un patrimoine, le patrimoine du monde ouvrier. Sans les travailleuses et les travailleurs, les militantes et les militants, en d’autres termes sans les acteurs et les actrices de la grève, il n’aurait pas été possible d’écrire cette histoire. C’est la raison pour laquelle une place importante est donnée aux témoins notamment via les démarches de collecte de cette mémoire telles que la Plateforme « mémoire orale » présentée par Lionel Vanvelthem de l’IHOES. Avant les années 1970, il y a peu d’intérêt pour la conservation de la mémoire ouvrière mais la crise avec son lot de fermetures d’entreprises, de chômage… change la donne et apparaît comme une première étape dans la démarche de récolte de la mémoire ouvrière et populaire avec la volonté de valoriser une mémoire jusque-là négligée. Se mettent ainsi en place des dynamiques de travail autour de groupes locaux de travailleurs et travailleuses et d’organisations ouvrières qui articulent la démarche d’éducation permanente avec la recherche historique. Dans les années 1980 se pose la question de la conservation de la mémoire ouvrière. Emergent ainsi des institutions telles que l’Institut d’histoire ouvrière économique et sociale (IHOES), le Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire (CARHOP), qui se voient reconnaître, en 1994, le statut de centre d’archives privées par la Communauté Française. Le Centre d’archives et de recherches pour l’histoire des femmes (CARHIF-AVG) conserve quant à lui, depuis 1995, les traces des organisations féministes et féminines. C’est à partir de ces démarches de récolte de la mémoire qui, dans le cas du CARHOP, se fait dès sa création, cela par une approche d’éducation permanente, que le récit de la grève a pu être traité par des historiens et des historiennes. L’ouvrage de Marie-Thérèse Coenen, La grève des femmes de la FN en 1966[4], constitue à ce jour la meilleure synthèse historique sur le sujet. Le cadre des commémorations a été l’occasion d’écouter et de réécouter le récit des femmes-machines. Force est de constater que ces femmes, énormément sollicitées, ont au fil des ans forgé un récit de la grève, une belle histoire qu’elles aiment raconter, avec beaucoup d’émotion. Mais derrière cette belle histoire, semble disparaître le regard critique sur les évènements, sur les problèmes que cela a posé, les tensions… Un récit mythique de la grève se crée ainsi, récit qu’il est alors important de nuancer comme l’explique Florence Loriaux dans son analyse. Un évènement d’une telle ampleur laisse de nombreuses traces. Et c’est sur celles des mouvements sociaux, via des sources iconographiques et sonores notamment, que se penchent Anne Roekens, Alexandra Micciche, ainsi que Nicolas Verschueren pour élaborer leur contribution. Le cinquantième anniversaire de la grève est également un moment privilégié pour repérer d’autres témoins et exhumer si possible de nouveaux fonds.

Les enjeux

Le second fil que déroulent ces actes est celui de la multiplicité des enjeux qui touchent aux combats et aux mouvements sociaux tels que ceux mobilisés par les militantes et les militants lors de la grève.

En termes d’égalité et d’acquis sociaux, depuis 50 ans, il y a eu de nombreuses avancées et de nombreux acquis en matière d’égalité hommes/femmes mais force est de constater qu’aujourd’hui, cette conquête est loin d’être homogène et qu’il reste encore du chemin à parcourir. Les femmes sont intégrées dans le monde du travail et le taux d’activité des femmes le prouve mais il reste des inégalités en termes de salaire, comme l’explique Véronique De Baets de l’Institut pour l’Egalité des Femmes et des Hommes (IEFH), ainsi qu’en termes de conditions de travail et d’acquis sociaux, comme le montre la contribution de Laurent Vogel. En période de crise, la vigilance est de mise, car plus que jamais acquis sociaux et avancées en termes d’égalité, sont en péril.

En termes de reconnaissance au sein des institutions syndicales entre 1966 et aujourd’hui, la place des femmes dans les syndicats a évolué de façon significative. Les femmes ont mené des actions exemplaires. L’analyse de genre reste pertinente et intégrée. Néanmoins, il reste des tensions dans de nombreux secteurs et, comme le montre clairement Marie-Thérèse Coenen, il est important de garder la spécificité des groupes femmes et de continuer de réfléchir à des questions qui leur sont spécifiques.

En termes de répercussions sur d’autres mouvements sociaux ou mobilisations de femmes au-delà des frontières de la Belgique, dans les années 1960 et 1970, les ouvrières ont souvent été engagées dans des mobilisations, car elles étaient considérées comme une main-d’œuvre malléable à merci, payée avec un salaire moindre considéré comme un salaire d’appoint, et qu’il était plus facile de licencier lors des restructurations industrielles. En 1966, la grève s’est déclenchée à la FN, mais elle aurait également pu se déclencher aux ACEC de Charleroi. A l’époque d’ailleurs, le mouvement fait boule de neige dans le secteur métallurgique en Belgique mais dans une moindre mesure, car le patronat ne souhaite pas avoir la même « publicité » que la FN.

L’histoire ouvrière

Le troisième et dernier fil conducteur des actes est la volonté de mettre en évidence le regain d’attention que connaît aujourd’hui l’histoire ouvrière. Dans les années 1970, il y a une grande vague d’intérêt, dans les milieux universitaires et militants, pour les grandes absentes et grands absents de l’histoire : les femmes, le monde ouvrier… Aujourd’hui, il ne s’agit donc pas de mettre en avant un nouveau courant historiographique, mais bien de souligner la continuité de l’histoire ouvrière. C’est pour cette raison que ces actes débutent et se clôturent par les contributions de deux chercheuses françaises, Michelle Perrot et Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard, initiatrices de ce mouvement d’historiennes qui ont lié dans leurs travaux de recherches, les enjeux du mouvement ouvrier et ceux du mouvement des femmes créant un dynamisme encore loin de s’essouffler. La richesse des contributions de ces actes de colloque permet de dire que la relève est assurée, et que de nombreux chercheurs et chercheuses suivent aujourd’hui la route qu’elles ont tracée.

Retour sur les faits

Lorsqu’en mars 1957, les représentants des six États membres de la future Communauté économique européenne ont signé les traités de Rome dans lequel figure l’égalité de rémunération, ils ne se doutaient pas qu’une dizaine d’années plus tard 3000 ouvrières de la Fabrique nationale d’armes de Herstal allaient débuter une grève de 12 semaines dans le but de revendiquer un salaire égal pour un travail égal. Ils ne se doutaient pas que cet article 119 du Traité de Rome allait donner naissance à un conflit social d’une portée inédite dans l’histoire sociale belge et européenne de l’après-guerre 1939-1945. La revendication pour l’égalité salariale est finalement un enjeu relativement récent dans l’histoire économique et sociale. Elle se calque en quelque sorte sur l’histoire de l’égalité des droits politiques. C’est en effet après la guerre 1914-1918 que les premières déclarations d’une égalité salariale apparaissent. Relancée après 1945, cette revendication est reprise par l’Organisation internationale du travail avant de finalement être inscrite dans le Traité de la Communauté économique européenne de 1957. En Belgique, l’égalité salariale dans les années 1960 n’est que rarement atteinte et dans la plupart des secteurs, on constate que le salaire d’une femme est en moyenne inférieur de 25 % à celui d’un homme pour le même travail. Dans le secteur de la métallurgie, des négociations entre représentants patronaux et syndicaux sont organisées à la fin des années 1950 et au début des années 1960 pour instaurer cette égalité salariale dont la mise en œuvre rencontre de nombreux écueils. C’est à ce moment que la grève des femmes de la FN va réellement dynamiser le débat sur l’égalité salariale, réveillant par la même occasion la Commission européenne sur l’application du fameux article 119.

La Fabrique nationale d’armes de Herstal est un des fleurons de l’industrie liégeoise, fondée en 1889 et qui connaîtra une prospérité importante dans les années 1950. Au début de l’année 1966, l’entreprise emploie 13036 personnes dont près de 10000 ouvriers. Parmi ces ouvriers, 3550 sont des ouvrières, pour la plupart des manœuvres spécialisées, c’est-à-dire qu’elles ne bénéficient pas du statut d’ouvrier qualifié : ce sont les femmes-machines. Elles travaillent dans des conditions épouvantables, dans le bruit, la saleté, l’huile de machine, des conditions de travail peu en rapport avec l’image que l’on a aujourd’hui des fameuses golden sixties. Si bien que parallèlement à la lutte pour l’égalité salariale, la question des conditions de travail devient rapidement un des enjeux essentiels du combat. À la FN, l’égalité salariale est en principe respectée. Mais dans les faits, la différence salariale est appliquée et justifiée en invoquant une qualification moindre des ouvrières ou des performances réduites par rapport aux ouvriers. On estime qu’en 1965, le salaire des ouvrières de la FN représente alors 85% du salaire de l’ouvrier. Il y a donc une disqualification systématique du travail des femmes et leur revenu est considéré comme ce fameux salaire d’appoint sous-entendu à celui du conjoint. Par conséquent l’enjeu de la grève ne sera pas seulement celui de l’égalité salariale, mais aussi celui d’une revalorisation professionnelle qui entraînerait une augmentation salariale encore plus importante.

Fin 1965, les négociations piétinent pour la mise en œuvre de l’égalité salariale dans le secteur de la construction métallique. Dans les ateliers de la FN, le mécontentement gronde parmi les ouvrières et c’est le 9 février 1966 qu’un premier débrayage est lancé pendant que la revendication À travail égal, salaire égal est de plus en plus évoquée dans les ateliers. Les arrêts de travail se multiplient la semaine suivante au cours de laquelle la fameuse chanson des ouvrières de la FN est composée. Le 16 février, les ouvrières refusent de commencer le travail, attendant le résultat des négociations entre la direction et les syndicats. Le refus de la direction entraîna immédiatement le mouvement de grève des ouvrières dont la détermination est désormais indéfectible. L’arrêt de travail est maintenu le lendemain lors d’une assemblée générale. Ce mouvement doit inévitablement s’étendre à l’ensemble des travailleurs de l’usine sous peine de condamner rapidement l’action de protestation. Le travail des ouvrières est indispensable pour l’ensemble de la production, il faut donc s’assurer de la solidarité des ouvriers pour qu’ils ne viennent pas briser la grève. Parti d’un élan spontané, le mouvement est finalement reconnu par les organisations syndicales le 21 février. Entretemps, un comité d’action des ouvrières est créé par des militantes du parti communiste wallon appelant à la solidarité entre syndiquées et non syndiquées. Il apparaît très vite que la grève est appelée à se prolonger alors que le chômage touche 3 000 ouvriers au début du mois de mars. Beaucoup de familles entières travaillent à la FN, ce qui entraîne une longue période de disette. Plus encore, après trois semaines, les ouvrières grévistes peuvent disposer de revenus supérieurs aux ouvriers au chômage. Il faudra une intervention supplémentaire des organisations syndicales pour que cette situation n’entraine pas d’inévitables tensions dans le mouvement de solidarité. Après cinq semaines de grève, les négociations peinent à avancer. La mobilisation de ces 3 000 ouvrières commence à se faire connaître à l’étranger et notamment en France et dans d’autres entreprises de constructions métalliques comme aux ACEC. Après 9 semaines de grève, c’est-à-dire le 15 avril, les négociations reprennent sous l’auspice du ministre de l’Emploi et du Travail. Au même moment, la commission sociale du parlement européen lance un appel à une réunion extraordinaire du parlement européen pour analyser la non-application de l’article 119 dans les pays européens. Après 12 semaines de grève, un accord semble finalement aboutir. Est proposé aux ouvrières une augmentation de 2,70 francs de l’heure même si la revendication initiale était de 5 francs. Cet accord est approuvé le 5 mai par une assemblée générale des grévistes. La reprise du travail s’effectuera le mardi 10 mai 1966. La renommée de la grève des femmes de la FN entre dans l’Histoire.

[1] http://www.femmesencolere.be/
[2] DRESSE, R., Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier en Belgique, CARHOP, 2015, [En ligne]. http://www.carhop.be/images/DBMOB_2015.pdf (consulté le 30 novembre 2016).
[3] Il est toujours possible d’écouter l’entièreté des interventions sur le site de Radio 27. Cette collaboration a permis de prolonger la réflexion au-delà de l’événement, le temps d’une émission, Un colloque et après ?  opposant la question de la commémoration de la grève des femmes de la FN à celle de la contemporanéité du sujet. Historiens, historiennes, féministes et syndicalistes croisent ainsi leurs regards sur la problématique des femmes au travail et de la condition féminine hier et aujourd’hui. Voir : LORIAUX, F. et TAVARES GOUVEIA, S., « Commémorer la grève des «femmes-machines» de 1966. Au-delà de l’événement historique », L’Esperluette, n°88, juin 2016, [En ligne]. http://www.carhop.be/images/Pages_de__N_88_V2.pdf (consulté le 30 novembre 2016).
[4] Coenen, M-T., La grève des femmes de la FN en 1966. Une première en Europe, Bruxelles, CARHOP, 2016 (Les Carnets du CARHOP). Il s’agit de la réédition de son ouvrage publié en 1991 aux éditions POL-HIS.