L’action par la culture au CASI-UO. Dire l’immigration en textes et en chansons

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Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

Entre 1973 et 1988, le Centre d’action sociale italien-Université ouvrière (CASI-UO) compose et produit cinq disques destinés à accompagner et commenter des pièces de théâtre mises en scènes et jouées par des jeunes de l’association. Cette démarche résulte du constat posé par le CASI-UO de la nécessité de créer une culture spécifiquement immigrée. Elle s’inscrit en adéquation avec les objectifs poursuivis par l’Université ouvrière et se nourrit des réflexions issues de celle-ci.[1]

Le CASI-UO fait ainsi figure de précurseur en revendiquant une culture immigrée, produite comme une construction identitaire nouvelle et mixte. Puisant ses racines dans l’histoire de l’émigration des parents, mais revue à la lumière de l’expérience des jeunes de la deuxième génération, cette culture mosaïque est véhiculée à travers les ateliers de chant et de théâtre initiés par le CASI-UO, à une époque où il n’existe aucun espace dans la sphère publique belge pour son expression. Dans la volonté de valoriser ce patrimoine créatif culturel issu d’un processus d’éducation populaire, l’analyse de cette démarche se concentre ici sur les trois premiers disques de chants édités par le CASI-UO et conservés au CARHOP.

La culture en fer de lance

C’est à Cureghem, quartier historique de l’est de la commune d’Anderlecht, que s’est constitué en 1970 le CASI-UO. Physiquement coincé entre le canal Bruxelles-Charleroi, qui, à l’époque, est loin d’être vu par les pouvoirs publics comme une zone de développement économique prioritaire, et les cinémas pornographiques qui jouxtent la gare du Midi, Cureghem a alors l’allure d’un ghetto pour Teresa Butera, actuelle directrice du CASI.[2] Si de nombreuses nationalités telles que grecques, turques, espagnoles et marocaines s’y croisent déjà, l’immigration italienne y est largement présente. Dans une analyse publiée à cette époque, le CASI-UO décrit le quartier en ces termes : « Un monde qui pourrait être intéressant, s’il n’était pas le concentré des contradictions et de la rage de tous ces peuples ».[3]

Fondé dans le but de combattre l’exclusion et de favoriser l’insertion socioprofessionnelle des jeunes Italiens résidant à Bruxelles, le CASI-UO mobilise à cet effet une approche culturelle originale. Influencée par la pédagogie des opprimés de Paolo Freire et convaincue de l’importance primordiale de la culture et de la formation pour arriver à une véritable participation citoyenne, l’association met sur pied de multiples activités à destination des jeunes issus de l’immigration. Toutes partagent l’objectif de former les jeunes pour l’exercice d’une autonomie complète. L’Université ouvrière, cycle de formation destiné à préparer les jeunes à devenir formateurs et formatrices, et une école des devoirs, voient le jour. Citant l’exemple de sa petite sœur qui a des difficultés d’apprentissage, Teresa explique que c’est, un peu par hasard, en allant l’y rechercher un soir, qu’elle entre en contact avec le CASI-UO : « j’ai rencontré quelques jeunes qui m’ont dit : « Écoute, pour nous il y a aussi des rencontres, des formations. Pourquoi tu ne viens pas ? » Et je dois avouer que je suis allée à cette fameuse Université ouvrière, et… je n’ai rien compris au début ! Il y avait le fondateur à l’époque, qui parlait de politique, de Socrate, et je me suis dit : « mais où je suis… ? » Mais ce qui me faisait plaisir, c’est que le monsieur en question parlait l’italien. Il parlait un bel italien ». L’envie d’apprendre l’italien ou le français ou celle de briser la monotonie et la solitude sont des raisons qui poussent les jeunes à s’inscrire à l’Université ouvrière.[4] C’est en tout cas dans le cadre de cette dernière qu’émerge l’idée de recourir au théâtre-chant comme forme d’expression culturelle. Issue d’un processus d’éducation populaire, celle-ci se réapproprie les racines des cultures du pays d’origine et du pays d’accueil.

La production de disques militants dans les années 1970 : un phénomène en vogue

En adoptant le théâtre-chant comme moyen d’expression, le CASI-UO ne fait pas, à l’époque, figure d’exception dans le monde ouvrier. Cette pratique connait dans les années 1970 un renouveau remarquable comme forme d’expression de la contestation sociale en Europe de l’Ouest. Bien que la démarche du centre se singularise par le recours au théâtre-chant comme moyen de production d’une culture d’identité immigrée mosaïque, il n’est pas inopportun de rappeler que celle-ci s’inscrit dans un contexte général de production de disques par des groupes militants.

Pionnières en Belgique du chant de lutte, les ouvrières de la FN (Fabrique nationale d’armes) d’Herstal avaient ouvert la voie en 1966 avec leur chanson « Le travail, c’est la santé mais pour cela, il faut être payé».[5] Dès les années 1970, le folklore est identifié comme point de rencontre de plusieurs mouvements citoyens de contestation. Des mouvements comme celui en opposition à la guerre du Vietnam, Mai 68 et sa remise en cause des valeurs bourgeoises, les différentes luttes pour une identité régionale ou nationale et l’apparition de groupes révolutionnaires « ont trouvé dans les caractères propres au folklore l’expression artistique dont ils avaient besoin ».[6] Révolutionnaires portugais, résistants chiliens, afro-américains luttant pour les droits civiques, toutes et tous écrivent des chants de luttes qui vont être diffusés en Belgique.[7]

Dans le monde ouvrier, le Groupe d’action musicale (GAM) va d’usine en usine pour enregistrer et composer des chants avec les grévistes. En 1974, ses membres gravent, avec les travailleurs des Grès de Bouffioulx, le premier chant de grève sur un disque 45 tours.[8] Suivront ensuite dans le désordre des chants de combat mettant en avant la Fonderie Mangé à Embourg près de Liège, les verreries de Glaverbel à Gilly ou encore les Capsuleries de Chaudfontaine. Signe de proximité idéologique, la chorale du CASI-UO, Bella-Ciao, se produit lors d’occupations d’usines, de rassemblements ouvriers ou de manifestations diverses. En diffusant son premier disque en 1973, le CASI-UO fait ainsi partie des pionniers de cette tendance en Belgique.

Une activité culturelle liée au projet social et politique de l’association

Les fondateurs du CASI-UO partent du constat de l’existence d’une deuxième génération d’Italiens en Belgique, terme qu’ils sont parmi les premiers à utiliser.[9] Ces jeunes nés en Belgique sont victimes d’une ségrégation socio-culturelle et du manque de vision à long terme des politiques belges qui n’anticipent pas l’installation définitive de ces travailleurs et de leurs descendants en Belgique. Cette génération, mise de côté par la société belge, souffre d’une sévère déculturation forcée selon les fondateurs du CASI.[10] Ils constatent pourtant que « La culture est une arme »[11], et lui accordent une importance primordiale. Pour Teresa, le constat de base est « que l’immigré possède sa culture, que ce n’est pas une culture italienne, que ce n’est pas une culture belge, et qu’il faut créer cette culture. Elle n’est pas liée à un pays, elle est surtout liée à une condition ».

De l’Université ouvrière au théâtre-chant

Pour faire émerger cette histoire commune et la valoriser, les jeunes de l’Université ouvrière participent aux ateliers de théâtre-chant. Les pièces de théâtre interprétées par le groupe sont accompagnées par des chants qui sont produits sur disques vinyles. Pour les trois premiers disques, continue Teresa, « on a pris des musiques de chansons populaires italiennes. D’abord parce qu’on n’était pas capable de créer des musiques, mais aussi parce que les musiques populaires rappelaient, comme dit le nom, le peuple. Donc, c’étaient aussi des musiques qui parfois racontaient les souffrances du peuple, des paysans, etc. »

Si les musiques sont issues des traditions populaires italiennes, les textes sont en revanche réécrits afin de « donner un exutoire, un espoir, de la confiance à ces jeunes qui grandissaient (et qui continuent à grandir) marginalement et avec une rage sourde dans le cœur. (…) apprenant à transformer la rage en engagement et l’engagement en réussite ».[12] C’est Bruno Ducoli qui écrit la plupart des textes à partir des réflexions amenées par les jeunes.[13] Pour Teresa, ils ont « eu la chance d’avoir des formateurs qui savaient écrire. Parce que nous, on ne savait pas. Nous, on était des ouvriers, on avait nos limites. Et ils avaient l’art de transformer nos revendications en scène de théâtre ». Par cette démarche, le CASI-UO redonne vie à une tradition italienne pourtant longtemps méconnue des chansons populaires, avec pour sujet tous les aspects de la vie des travailleurs et des travailleuses.[14]

CASI-UO, Affiche éditée par le CASI-UO pour faire connaitre la chorale Bella-Ciao, s.d.

Trois disques différents dans la continuité

Canzoniere dell’ emigrazione 1

La première pièce de théâtre, Uniti si vince, et le disque qui l’accompagne, Canzoniere dell’emigrazione, datent de 1973. Sorte de bande son de la pièce de théâtre, les chants racontent l’émigration de la paysannerie, du prolétariat, des Italiens, des Siciliens, des Sardes, leurs espoirs et désespoirs, leur colère surtout. Dirigées principalement à l’encontre des dirigeants politiques, des grands propriétaires terriens et de la bourgeoisie italienne, les critiques sont acerbes. En témoignent les extraits suivants :

« Au Nord, les industriels,
des gros propriétaires au Sud,
contre la rage du peuple,
inventent l’émigration.
des Alpes à la Sicile,
un peuple forcé au départ,
soumissionné, transbahuté,
dans les bateaux des patrons. »
Extrait de Un train long de cent ans.
« Bourgeoisie, tu es maudite
par tous ceux qui ont une conscience.
Le départ nous fit une blessure
dont plus d’un ne se relèvera jamais.
Nous partons, pleins de la sourde rancœur
de qui sait au plus profond de lui-même
que la terre ne porte pas la faute,
mais bien ceux qui nous exploitent partout. »
Extrait de Camarade, je te serre la main.
La pochette du premier disque met en évidence la figure de l’émigré.e, avec, comme seul bien, une petite valise, et ce qui semble être un manteau. L’absence de tête au personnage, ainsi que sa répétition en cascade, peut suggérer un côté impersonnel, telle une histoire répétée à l’infini, celle des milliers d’émigré.e.s italien.ne.s qui quittent l’Italie après 1945 (Collection CARHOP).

Ces critiques se retrouvent dans d’autres chansons telle que La Ducasse de l’émigration, dans laquelle se détache également un couplet sur l’unité des ouvriers. Dans l’analyse de leur condition de vie d’immigré, les jeunes du CASI-UO donnent une place prépondérante à la lutte des classes et à l’Internationale ouvrière.

« Camarades, accourez et voyez
comme Paillasse a changé de métier.
D’autres ruses il veut nous faire avaler
pour pouvoir à nouveau nous tromper.
On a vu, là, sur la place,
le ministre et la lie visqueuse,
des fripouilles et des voleurs
qui s’arrachent notre région.
Si vous n’avez pas encore de travail,
a-t-il dit du ton le plus mielleux,
donnez votre voix au patron et au curé,
ils étudieront le problème pour vous.
Si quelqu’un ne peut pas attendre,
nous lui donnons la liberté d’émigrer.
Il pourra aller travailler n’importe où en Europe
et s’acheter une maison au retour.
Nous savons, monsieur le Ministre,
qu’émigrer est tout ce qu’il y a de sinistre ;
c’est un cadeau que vous faites à la droite
et une attaque contre notre union.
Nous irons en terre étrangère,
descendrons dans les mines précaires,
mais la brutalité de vos manières
un jour, on vous la fera ravaler.
Nous nous unirons à tous les exclus
qu’à la chaîne vous avez reliés ;
nous savons leurs yeux tournés
vers le soleil qui doit venir. »
La Ducasse de l’émigration

L’autogestion et la révolution paysanne sont des thèmes très présents, par exemple dans Paysans en avant, où il est question de soulèvement collectif et d’appropriation des terres, car « tout droit se fonde sur le travail des hommes. Le pain de leur table est le fruit de notre souffrance. Qui ne travaille pas, n’a qu’à rester à jeun ».

La chanson Marcinelle, qui aborde la catastrophe minière du 8 août 1956 au Bois-du-Cazier à Marcinelle, clôt ce premier album. La plupart des titres sont plutôt tournés vers l’Italie ou relatent l’émigration. En cela, Marcinelle, seul titre qui parle exclusivement de la Belgique, fait figure d’exception. Sa position de dernier morceau sur l’album laisse à penser qu’il clôture de manière symbolique la période italienne de l’histoire de ces jeunes, ouvrant ainsi un nouveau chapitre de leur vie, tout en évoquant un épisode fondateur pour la formation de cette culture et de cette conscience commune d’immigré italien.

« Morts de Marcinelle,
cette fosse
n’est plus une tombe,
mais un emblème.
Mineur, camarade,
notre histoire,
ta mémoire
la fait conscience. »
« Morti di Marcinelle,
quella miniera
non è più una tomba,
ma una bandiera.
Compagno minatore,
la tua memoria
riempie di coscienza
La nostra storia. »

Selon Teresa, le CASI est la première association à écrire sur la catastrophe de Marcinelle en ces termes : « Il y avait (déjà) des chansons dramatiques. Mais nous, là, c’était vraiment… Et ça, c’est parce qu’on se disait : « Pour construire cette culture d’immigré, il nous faut une mémoire assez forte ». Et nous on l’avait déjà là. Parce que nos morts, pour nous, étaient le début d’une conscience ». Le texte de présentation de l’album résume finalement ce qu’il signifie aux yeux de ses auteurs : « Ceci n’est pas un disque ! (…) Et ce ne sont pas seulement des chansons. C’est un moment d’une histoire, écrite pour apprendre la mémoire de notre terre, interrogeant le passé de notre peuple et de notre classe. »[15]

 Canzoniere dell’emigrazione 2

 Le second disque enrichit la réflexion sur la condition de l’immigré.e. « Égales sont ses raisons profondes, égal est son rapport avec les mélodies – puisées dans la culture, pleines de vie de classes que l’on dit subordonnées – égale est sa dépendance (et son indépendance) vis-à-vis d’un théâtre  (Uniti si vince – 2), identiques sont ses auteurs et ses interprètes. »[16]

À l’inverse du premier, si ce disque contient encore des paroles concernant l’émigration, il se concentre principalement sur ce que Teresa nomme « la permanence ». Y sont décrits les problèmes liés au travail, les relations avec les patrons belges ou l’exploitation raciste et de classe :

« Il y a nos fils, condamnés,
et le train fonce −
sans être coupables
et le train part, et le train fonce −
Il y a nos fils, condamnés,
sans être coupables. »
Extrait de Le train fou
« C’è dei figli la condanna,
il treno va,
ma la colpa non è lor
E parte il treno, il treno va ;
c’è dei figli la condanna,
Ma la colpa non è lor. »
Le travail qu’on nous laisse,
ce sont des métiers sales et refusés.
Non, non, ce n’est pas normal ;
c’est une de leurs ruses.
Elle convient au capital
et non pas au travail.
Toute promotion porte en elle du venin :
ils ont loué un autre qui leur coûte moins.
Le travail où crevait l’Italien,
ils le réservent au Turc et à l’Africain. »
Extrait de Laissés pour compte
L’illustration choisie pour la pochette du deuxième disque s’inscrit logiquement en totale adéquation avec ses paroles. C’est la condition de l’immigré.e travailleur et travailleuse qui est mise en avant. C’est la difficulté de cette double exploitation, de classe et raciste, qui est soulignée (Collection CARHOP).
L’illustration choisie pour la pochette du deuxième disque s’inscrit logiquement en totale adéquation avec ses paroles. C’est la condition de l’immigré.e travailleur et travailleuse qui est mise en avant. C’est la difficulté de cette double exploitation, de classe et raciste, qui est soulignée (Collection CARHOP).

Une nouvelle thématique traite maintenant des problèmes de la deuxième génération. Ils ont volé nos âmes est sans doute le morceau le plus illustratif de cette réflexion sur la déculturation forcée qui touche ces jeunes :

« À six ans, je me suis retrouvé dans une école
où j’ai appris à parler,
à parler étranger.
Figurez-vous ma joie profonde
en changeant de langue,
de langue et de pensées.
À la fin, après l’école,
j’ai dû apprendre,
apprendre un métier.
Je ne comprenais plus ni mon père, ni ma mère
et encore moins
encore moins leurs problèmes.
Différents d’eux et des autres,
je me demandais à qui,
mais à qui donc ressembler.
Cette histoire a des millions d’enfants
éparpillés dans le monde,
dans le monde entier.
Nous ne voulons pas finir assimilés
et continuer le destin,
le destin de nos pères. »
Extrait de Ils ont volé nos âmes

En analysant les problèmes soulevés par l’installation dans la durée de l’immigration italienne en Belgique, ce deuxième disque modifie l’intonation de fond. Selon ses auteurs, il « ouvre sur des objectifs nouveaux et fait de notre histoire un carrefour inévitable du mouvement ouvrier international ».[17]

Canzoniere dell’ emigrazione 3

Le dernier disque adopte un ton et des propos encore différents. Le discours est plus politisé et revendicatif. S’y décèle une volonté d’affirmer clairement une identité et de revendiquer un espace dans la société belge. « Nous voulons la place qui nous revient », clament les jeunes du CASI-UO, et cela passe cette fois par un projet bien précis. Sorti durant la campagne « Objectif 82 », le disque est lié à ce mouvement mené par les immigré.e.s, les syndicats et une partie du monde associatif belge pour revendiquer le droit de vote pour les étrangers aux élections communales de 1982. La pièce de théâtre a d’ailleurs comme sous-titre Les clandestins de la démocratie, car, selon Teresa, ce disque « était plus lié à l’exigence de compter comme sujet à part entière dans la société belge ».

Affiche du CASI-UO, s.l., s.d. (Collection CASI-UO).

Les jeunes du CASI-UO veulent « compter en tant que citoyens et pas en tant que personnes « d’origine de quelque part ». Et on sentait l’exigence de le faire à travers des moyens culturels ». Les quelques extraits qui suivent expriment cette volonté :

« Nous sommes conscients d’être venus pour travailler,
non pour vendre notre dignité.
Nous voulons la place qui nous revient.
Aucun silence n’arrive à taire la vie,
de toutes les répressions le voile se lève un jour.
Qui vise un seul ouvrier
pour sa langue ou sa couleur
vise la classe entière »
Extrait de Voyage dans le passé.
« Siam venuti, e lo sappiam, per lavorare
non per vendere a nessum la dignità :
dev’esser chiaro che noi vogliamo
il nostro posto e nulla di più.
Non c’è silenzio che possa tacere,
non repressione che possa mentire :
quando une parte dei lavorator
si vuol discriminare per
la lingua ed il colore
tutta la classe ancor si vuole in loro colpire. » 
 
« Nous ne voulons plus fuir notre nom,
noyer notre visage dans une foule sans être,
vivre de compassion et de regrets,
nous taire en tant de langues et disparaître. »
(…)
« Nous voulons vaincre,
notre avenir en main,
commune est la victoire :
démocratie. »
Extrait de L’autre route.
L’espoir d’une place égalitaire dans la société belge pour les immigrés est le thème central de ce troisième album, illustré par cette ronde des mains sur la pochette du troisième album (Collection CARHOP).

Dans l’ensemble des trois albums, la dimension collective est très présente, exprimée notamment par l’utilisation systématique du « Nous ». Pour autant, cet apprentissage de la dynamique collective ne s’effectue pas au détriment d’une formation et d’une reconstruction personnelle qui seront ensuite réinvestie dans le groupe.[18] Dans le cas de Teresa, mais également d’autres jeunes, cela se traduit par une reprise des études : « À travers le CASI, j’ai eu de la chance, parce que moi, pour venir ici en Belgique, j’avais abandonné les études en Italie. Et les personnes du CASI m’ont aidée à obtenir un diplôme. Donc j’ai quitté l’usine, et après, avec mon diplôme, j’ai pu devenir institutrice de cours d’italien. Donc il y avait cette possibilité, si vous voulez de vivre en groupe, mais aussi d’évoluer au niveau personnel ».

Teresa participe à l’élaboration d’Uniti si vince 3 et fait partie de la chorale Bella Ciao pour Canzoniere dell’emigrazione 3. Pour elle, ces représentations culturelles ouvrent surtout une fenêtre sur le monde pour ces jeunes de Cureghem. À travers le théâtre-chant, les jeunes ont l’opportunité d’entrer en contact avec la société belge et de s’exprimer « parce qu’après chaque représentation, par exemple, il y avait des débats, et donc c’était vraiment pour nous un moyen de nous faire entendre, et de compter ». Le succès de Bella Ciao est au rendez-vous dès Uniti si vince 1 : « Les salles étaient pleines à l’époque, parce que bon, c’était aussi la période des années 1970-1980, il y avait beaucoup de mouvements, de manifs. Donc on a été invité vraiment partout. Parfois, on nous appelait pour la pièce de théâtre, parfois pour les chants. »

La volonté de s’affirmer dans cette société belge qui ne les considère pas est forte, le ton est incisif, les revendications affirmées. Les textes oscillent entre espoir et dureté, car « les mésaventures des migrations ont déjà démystifié le visage romantique des patries ; elles ont révélé comment les frontières sont souvent utilisées comme barrières contre l’histoire. »[19] Dans un texte surprenant d’actualité, le CASI-UO écrit : « Émigrer signifie passer une frontière comme force de travail, non en tant que personne-sujet de droits politiques ».[20]

Le chant comme cheminement identitaire et culturel

Les disques Canzoniere dell’emigrazione produits par le CASI-UO sont une source intéressante pour l’histoire de l’immigration italienne en Belgique. Ils permettent de l’aborder d’une manière relativement inédite, en explorant le ressenti, les espoirs et les frustrations des Italiens et Italiennes de la deuxième génération présent.e.s en Belgique. Replacés dans le cadre de l’expérience d’Université ouvrière développée par le CASI, ils mettent en lumière le projet politique de l’association : créer un modèle de formation à la citoyenneté par la culture. Le recours au théâtre-chant contribue à générer une culture « immigrée » produite comme une construction identitaire nouvelle et mixte. Au-delà de la capacité de ces chants à générer une identité collective et à fournir aux jeunes un sentiment de fierté, ils donnent à cette nouvelle génération une présence dans la société d’accueil et leur permettent d’y revendiquer une place à part entière.

Le premier disque explore la question du départ du pays d’origine, avec toutes les difficultés rencontrées. Les jeunes du CASI-UO y prennent en quelque sorte la parole pour leurs parents. Le second se concentre sur les conditions de vie et de travail et met en lumière les obstacles à une vie citoyenne complète pour les enfants qui grandissent en Belgique. Plaidoyer pour une égalité des droits civils et politiques, le troisième disque marque la volonté d’affirmation de l’identité de toute une génération. En utilisant le théâtre-chant comme forme d’expression d’une contestation sociale de la place des migrants dans la société belge, le CASI-UO s’inscrit dans une pratique culturelle qui se développe dans les années 1970, mais il reste original et précurseur dans sa volonté de porter un projet politique et social propre à ces jeunes, Italiens et Italiennes de la deuxième génération.

Notes
[1] Sur la démarche du CASI-UO, voir l’article de Coenen M-T., Roussel, L., « L’université ouvrière en milieu immigré : l’arme de la culture. L’expérience du CASI-UO de 1970 à 1980 », Dynamiques, Histoire sociale en revue, CARHOP, n°5, mars 2018.
[2] CARHOP, interview de Teresa Butera réalisée par Julien Tondeur le 12 février 2018. Toutes les citations qui ne sont pas explicitement renseignées en note de bas de page proviennent de cette interview.
[3] EISS, « Ente italiano di servizio sociale : o emigranti, o briganti (una forma di emarginazione di cui si parla poco) a cura del gruppo « Universita Operaia » di Bruxelles », dans Vistosi G., Expression de foi et conscience de classe dans une Communauté d’ouvriers italiens immigrés : le groupe CASI-UO d’Anderlecht (Bruxelles), Mémoire de licence en catéchèse et en pastorale, Lumen Vitae-Institut international de catéchèse et de pastoral – Faculté de Théologie UCL, Bruxelles-Louvain, juin 1978, p. 55.
[4] CASI-UO, La seconde étape du voyage. Réalité et perspectives de la deuxième génération italienne en Belgique. Étude et expérience pilote réalisée avec l’aide du Fonds social européen, du Ministère de la Communauté française, de la Direction générale de la jeunesse et des loisirs, Bruxelles, 1982, p. 170.
[5] Verschueren N., « Lorsque les ouvrières chantaient. Histoire d’une expression culturelle de la protestation de 1966 à 1984 », p. 1, dans Dynamiques, Histoire sociale en revue, CARHOP, n°0, décembre 2016.
[6] Gheude M., Kalisz R., Il y a folklore et folklore, Mouscron, EVO, 1977, p. 9.
[7] Idem, p. 67-70.
[8] Idem, p. 135.
[9] Lacovone G., Moretti M-T., « Le regard d’une école de devoirs : Le CASI-UO », Bruxelles en mouvements, n°286, janvier-février 2017 [En ligne] http://www.ieb.be/Le-regard-d-une-ecole-de-devoirs-le-CASI-UO-Centre-d-Action-Social-Italien (Page consultée le 12 février 2018).
[10] Vistosi, G., op.cit., p. 57.
[11] Titre de la brochure publiée par le CASI-UO et Hypothèse d’école, La culture, c’est une arme. Une pratique d’école ouvrière en milieu immigré : le c.a.s.i., CASI-UO & Hypothèse d’école, 1975.
[12] Texte inédit de présentation de l’ensemble des 5 disques produits par le CASI en vue d’une réédition.
[13] Coenen M.-T., op.cit., p. 6.
[14] Gheude M., op.cit., p. 90.
[15] Traduction libre de la pochette arrière de Canzoniere dell’emigrazione, Bruxelles, CASI-UO, 1973.
[16] Canzoniere dell’emigrazione 2, pochette arrière du disque.
[17] Canzoniere dell’emigrazione 2, pochette arrière du disque.
[18] CASI-UO, La seconde étape du voyage. Réalité et perspectives de la deuxième génération italienne en Belgique. Étude et expérience pilote réalisée avec l’aide du Fonds social européen, du Ministère de la Communauté française, de la Direction générale de la jeunesse et des loisirs, Bruxelles, 1982, p. 112.
[19] Canzoniere dell’emigrazione 3, pochette arrière du disque.

[20] Ibidem.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Tondeur, Julien, « L’action par la culture au CASI-UO. Dire l’immigration en textes et en chansons », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°5-6, mars-juin 2018 [En ligne], mis en ligne le 03 avril 2018. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/