Hubert Deschamps (historien, UCLouvain)
« T’as vu il y a une bonne femme à la police ! », tels sont les propos entendus au début des années 1990 par Stéphanie S., policière dans la région bruxelloise.[1] Pour Geneviève Pruvost, cette surprise est tout à fait compréhensible.[2] En effet, la présence de femmes au sein de la police est un sujet tabou à plusieurs niveaux car elle va à l’encontre de conceptions bien ancrées. D’abord elle remet en cause le monopole masculin sur les armes. Ensuite, elle place les femmes dans des positions de commandement et enfin la féminisation de la police advient en temps de paix alors que les femmes ne prennent traditionnellement la place des hommes qu’en temps de crise. Finalement, la frontière entre les tâches réservées aux hommes et celles dévolues aux femmes est transgressée.
En Belgique, c’est en 1953 que les femmes font officiellement leur entrée au sein des forces de police. Les pionnières ont un profil particulier : elles sont, pour la plupart, assistantes de police. La rencontre entre la police à la réputation rugueuse et les assistantes sociales, spécialistes du travail social, peut sembler être un mariage du feu et de l’eau. Néanmoins, cette rencontre a lieu. Cet article décrit l’apport des assistantes de police au sein des commissariats et comment la question du travail social va influencer les pratiques policières. Il aurait été intéressant d’étudier le rôle des assistantes de police dès la création des premiers postes mais les sources manquent. C’est pour cette raison que nous pouvons décrire le travail de terrain qu’à partir de 1971, date de publication du premier mémoire de stage d’une assistante de police.[3] Le témoignage des premières assistantes de police, est également primordial pour cette recherche.
Au commencement de la féminisation de la police : le travail social
Au premier abord, le travail social et le travail de police ne semblent pas compatibles. En effet, l’institution policière est souvent définie par sa fonction répressive, aux antipodes de la prévention.[4] Néanmoins, au fil du 20e siècle, les policiers questionnent l’aspect social de leur travail. Un des temps forts de ce tournant social est l’arrêté royal du 28 janvier 1953 instituant des postes féminins dans les parquets judiciaires. Cette présence féminine se limite aux affaires de mœurs « tant qu’il s’agit de femmes et d’enfants ».
Ces dispositions témoignent des origines de la féminisation des forces de l’ordre.[5] Au cours du 19e siècle, le statut de l’enfant et la politique vis-à-vis de la prostitution évoluent profondément. Alors que l’enfant est considéré originellement par le droit pénal comme un individu comme un autre (la jeunesse ne pouvait qu’être une circonstance atténuante), il est progressivement considéré comme un être à protéger. La prostitution qui s’inscrit dans un cadre réglementariste − la profession est tolérée mais fortement réglementée −, commence à être combattue dans le courant des années 1860.
Ces évolutions amènent au 20e siècle un changement dans les pratiques judiciaires et policières. Le 15 mai 1912, la loi sur la protection de l’enfance instaure notamment des délégués à la protection de l’enfance. La notion d’enfant en danger est également introduite et un nouveau type de juge voit le jour : le juge pour enfants. Dans les faits, la fonction de délégué à l’enfance est majoritairement investie par des femmes, selon une logique essentialiste : les femmes seraient « naturellement » douées pour s’occuper des enfants. Cette fonction contribue à une professionnalisation des travailleurs sociaux.[6] Ainsi les premières écoles de service social sont créées en 1920. C’est donc progressivement que les assistantes sociales occupent ce poste.
La question de la féminisation de la police se pose régulièrement durant l’entre-deux-guerres. Dans les services de police en tant que tels, la police communale d’Anvers engage des assistantes sociales pour traiter des questions de mœurs dans les années 1920. Sans en avoir le titre, ces femmes exercent les fonctions de police. Elles sont habilitées à constater des crimes et des délits et à rédiger des procès-verbaux. Néanmoins, aucun engagement féminin dans la police ne se fera plus avant la Seconde Guerre mondiale. Pendant ce conflit, l’occupant allemand instaure en 1943 un service féminin de police pour les questions de jeunesse et de mœurs mais il est démantelé à la Libération.[7]
Il faut attendre la loi de 1948 abolissant la prostitution pour que se pose à nouveau la question de la place des femmes dans la police. Les associations féministes lient fortement la féminisation de la police à la lutte contre la prostitution. Ce n’est que le 28 janvier 1953 que celle-ci est effective. Dans les faits, des postes d’assistantes de police sont créés au niveau communal dans les années suivantes. La commune de Saint-Josse-Ten-Noode est pionnière avec l’engagement de deux agents féminins à « titre d’essai » en 1955. Elle est rapidement suivie par la commune Middelkerke la même année. Le 7 juillet 1956, celle de Bruxelles engage dix assistantes de police pour son service de la protection des mineurs créé deux ans auparavant. En Wallonie, il faut attendre 1968 pour qu’une commune près de Charleroi engage son premier agent féminin. En matière de recrutement de la police communale, le bourgmestre et le conseil communal restent souverains. Les disparités entre les communes sont criantes. Certaines communes n’accueilleront leurs premières femmes policières qu’à partir de 1994.[8]
Officiellement le poste d’assistant de police est ouvert aux deux sexes mais, dans la pratique, le poste est occupé exclusivement par des femmes. Celles-ci vont évoluer dans un milieu où, selon la doxa orthodoxe, « l’ensemble de tout ce qui est admis comme allant de soi et, en particulier, les systèmes de classement déterminant ce qui est jugé intéressant ou pas »[9], les tâches de la police sont avant tout coercitives. Il s’agit d’empêcher et de réprimer les infractions, en faisant l’usage de la force s’il le faut. Leur présence soulève alors plusieurs questions. D’abord quelle place occupent-elles au sein de la police ? Sont-elles considérées comme des policières à part entière ou comme des éléments supplétifs ? Ensuite, comment les assistantes de police peuvent-elles réaliser un travail social dans les commissariats ? Quelle est leur influence sur les pratiques policières ?
Les assistantes de police : des policières à part entière ?
D’un point de vue réglementaire, un flou persiste quant aux tâches et au profil des assistants de police. Après l’arrêté royal de 1953, il faut attendre 1974 pour que le Ministère de l’Intérieur définisse le profil requis. Les assistants de police[10] sont tenus d’avoir « au moins un certificat ou diplôme d’enseignement postsecondaire, qui est généralement celui d’assistant social et parfois celui d’un infirmier gradué ». Les tâches dévolues ou interdites ne sont pas spécifiées.
Cette ambiguïté est levée avec l’ordonnance du 18 mars 1998. En plus d’ouvrir le poste à toute personne ayant une formation de niveau + 2 (deux années d’étude après l’enseignement secondaire) « pourvu que celui-ci relève du domaine des sciences sociales, psychologiques ou criminologiques », les tâches des assistants de police sont enfin explicitées. Ils rédigent les procès-verbaux concernant « les problèmes relatifs au comportement des mineurs (…) et les problèmes familiaux », ils donnent également des informations d’ordre judiciaire. Autrement dit, ils s’occupent d’« assistance particulière » définie comme « la gestion de situations de crise dans lesquelles l’assistant de police complète le premier accueil effectué par le personnel de police ». Plus intéressant que la description des tâches qui sont dans la lignée de l’arrêté royal de 1953, la circulaire limite le champ d’intervention des assistantes de police :
« Il appartient au chef de corps qui exerce sa fonction dirigeante sous l’autorité du bourgmestre, de vérifier que les assistants de police ne soient pas engagés dans des tâches policières qui seraient incompatibles avec la nature spécifique de leur fonction, telles que des missions dans le domaine du maintien de l’ordre, la circulation, le contrôle répressif, etc. »[11]
À la lecture de cette circulaire, la cause semble entendue : les assistantes de police ne sont pas de facto des policiers. Certaines d’entre elles revendiquent même cette différence. Ceci dit, dans la pratique, la frontière entre policiers et assistantes de police est plus floue qu’il ne paraît. Ainsi, dans le service « Jeunesse » du commissariat de Schaerbeek, la stagiaire (future assistante sociale) écrit que « le travail confié à nos collègues masculins [policiers] est semblable à ce que nous est confié [assistantes sociales] »[12]. Plus encore, une assistante de police de La Louvière a dû, faute de policier de service compétent, prendre personnellement en charge la constatation d’un suicide. Ce flou s’accentue au fur et à mesure de l’avancement de la carrière de ces femmes. À La Louvière, dans les années 1980, les deux femmes commissaires-adjoints (sur quatre postes) sont d’anciennes assistantes de police. Une fois bien intégrées dans les services de police, les assistantes de police peuvent être mutées, si elles le souhaitent, dans d’autres services.[13]
Au final, les témoignages récoltés révèlent que, si elles sont en théorie et, dans certains discours, à part dans le commissariat, elles font partie des services de police. En effet, à les entendre, elles utilisent le même vocabulaire, ont des réflexions et des réactions semblables à leurs collègues policiers. En d’autres termes, elles font partie du même monde social selon les termes de Anselm Strauss[14].
Quel travail social au sein des commissariats ?
Les assistantes de police ont une place au sein des commissariats. Mais comment y exercent-elles un travail social au cœur de la police, plus prompte à la répression qu’à la prévention[15] ? Il est clair que dès le départ, les différences de conception sont source de tensions entre policiers et assistantes de police. L’hostilité s’exprime dès le départ comme en témoigne Flora O. : « ah une assistante sociale, ouais, ouais, une femme, ouais, ouais, assistante sociale, tu dis ? Maintenant on va nous demander d’être gentille avec les gens. »[16] Les motivations de Flora sont d’apporter une « touche sociale » au sein des services de police :
« Moi je me sentais investie d’une mission du mieux-être des enfants et des familles et puis ensuite du service à la population en général. C’étaient des défis. C’est qu’il y a, c’est que j’ai toujours été féministe un petit peu aussi et voulu leur prouver que 1) une femme, 2) issue du social, pouvait y arriver et faire du bon job. Et apporter une autre dimension. Surtout ça. Apporter une autre dimension. Donc là j’y ai trouvé un challenge quoi. »[17]
Les assistantes de police imprègnent également le travail de police de méthodes importées de leur formation d’assistante sociale :
« D’ailleurs notre utilité et notre professionnalisme et notre façon de rédiger les PV, on apportait quelque chose d’autre. Dans la rédaction des PV, eux c’était conventionnel : modus operandi, c’était « devoir accompli », « modus operandi » « arrêté sur les lieux ». Voilà c’étaient des rubriques. Tandis que nous, on avait franchement, on était hyper indépendantes, hyper autonomes dans notre travail. Et donc on confectionnait nos PV comme on le voulait. On les a confectionnés à la manière d’un assistant social avec des analyses sur les capacités éducatives des parents, sur les perspectives d’avenir, sur le comportement du jeune. On se renseignait au niveau de l’école, on se renseignait au niveau des services sociaux… »[18]
En écoutant ces témoignages, il est clair que les assistantes de police apportent une approche préventive au travail policier. Cependant, il ne faudrait conclure directement à une transformation en profondeur du travail de la police. D’abord leur camp d’action se limite aux populations supposées faibles : les femmes et les enfants principalement. Ensuite, il est difficile d’affirmer que cet apport est dû aux études sociales ou bien plutôt à une approche « féminine » du travail de police. En effet, certains policiers ont tendance à éviter tout travail social en déchargeant cette charge vers les policières. Toutes les femmes interrogées, assistantes de police ou simples agentes, ont connu cette situation, comme en témoigne Stéphanie S., agente de police :
« Une femme, un enfant, c’était pour ma pomme. Mais ça a été toute ma carrière. Il y avait une femme, un enfant, un vieux, un autiste, un handicapé… c’était pour moi parce que j’avais un peu de patience à l’époque et que j’essayais d’écouter. À l’époque, j’étais bénévole dans une association d’aide aux moins valides et j’avais compris qu’on pouvait parler avec les gens, il suffisait d’avoir un peu de patience. Donc c’était souvent pour moi. »[19]
L’apport des assistantes sociales est aussi à mettre en perspective avec les débats sur les tâches de la police en Belgique qui ont eu lieu après la Seconde Guerre mondiale. Ainsi dès 1952, le commissaire Louwage met en avant la nécessité d’un travail social de la police :
« Lorsque les nécessités de l’organisation de la société ont fait naître la police, celle-ci fut chargée d’une mission répressive. […] Mais des transformations profondes […] ont créé le besoin de confier à la police une mission préventive tendant à empêcher, autant que possible, que des infractions se commettent. »[20]
Cette préoccupation de développer la mission préventive, en particulier vis-à-vis des enfants, est présente au fil des décennies dans plusieurs numéros de la revue professionnelle de la police, L’Officier de police. Cependant, le double article de Marc Bloyaert sur le travail social au sein de la police en 1978[21] témoigne que cela ne révèle pas de l’évidence. Il rappelle les principes de la loi relative à la protection de la jeunesse du 8 avril 1965 qui s’inscrit clairement dans une volonté de dépénalisation du traitement de la jeunesse. Son impact est tel qu’elle suscite la naissance d’un droit des mineurs spécifique en Belgique.[22] La loi s’appuie sur une série de conceptions nouvelles. D’abord, elle est basée sur une action préventive. Son objectif est de pouvoir repérer assez tôt les jeunes en difficulté afin de pouvoir intervenir. Ensuite, la loi renforce la conception de « mineur en danger ». Le fait qu’il ait commis une infraction n’est plus la principale raison de la prise en charge. Par ailleurs, l’âge d’intervention est élargi et court désormais jusqu’à 21 ans, âge de la majorité légale à l’époque.[23] En réponse à cette loi, Marc Bloeyaert plaide ainsi pour la création d’un service « Jeunesse » dans toutes les communes. Une nouvelle fois, force est de constater que l’approche sociale et préventive de la police se limite à la jeunesse.
Malgré toutes ces limites, la doxa de la police semble avoir évoluée. D’après David Pichonnaz, trois critères définissent la doxa policière « orthodoxe » : les destinataires principaux du travail policier sont les délinquants et non pas le public ; les compétences professionnelles nécessaires pour exercer ce travail sont celles permettant la coercition et l’objectif principal de la police est de détecter les infractions.[24] Dans les témoignages, il est clair que le travail policier ne se définit plus de telle manière. Plus qu’attraper le criminel, l’objectif est d’aider la population. Une policière l’exprime clairement dans les termes suivants :
« Moi la plus belle partie de ma carrière, c’était mes 25 ou 26 ans d’intervention, où j’allais en contact avec le public. Et les plus beaux moments, c’est quand on peut sauver la vie à quelqu’un. »[25]
En facilitant la féminisation de la police et en important des méthodes des assistantes sociales, les assistantes de police contribuent clairement à ce changement. Il est intéressant de noter que cette prise en compte du travail social se réalise essentiellement dans les années 1970 au moment même où l’État se désinvestit en partie de sa mission de lutte contre la pauvreté.[26]
“Les assistantes de police et le travail social de la police (1971-2001)”
Les assistantes de police changent réellement la donne au sein des forces de l’ordre. Avant leur arrivée, la prévention n’existe pas dans les faits. Dorénavant elle fait partie des tâches prises en charge par la police. Bien que ce travail social s’adresse surtout aux femmes et aux enfants et qu’il est également réfléchi au sein des forces de l’ordre dès le 19e siècle, la doxa policière a bel et bien changé. Cependant, en écoutant les policières, la réforme des polices de 1998, mise en œuvre en 2001, remet en cause cet héritage. Le 7 décembre 1998, après que les manquements des forces de police aient été constatés lors des tueries du Brabant wallon et surtout durant l’affaire Dutroux, une nouvelle loi d’organisation de la police est votée[27]. La structure policière est réduite à deux niveaux : la police fédérale et la police locale. Les missions de la première concernent tout ce qui est supra local, que ce soit au niveau judiciaire ou administratif. La police locale est chargée de la gestion des évènements et des phénomènes locaux.[28] Sur le plan local, le principal changement réside dans le fait qu’il ne peut exister qu’un seul corps de police par zone et que certaines zones regroupent plusieurs communes.[29] Cela conduit donc à la fusion de nombreux corps de police en un seul. Cette fusion implique de rassembler sous une même autorité un ensemble de policiers venant d’horizons complètement différents. De plus, la gendarmerie ayant été supprimée, une partie de son personnel, principalement en provenance des brigades territoriales, est réaffectée au niveau local.[30] La police locale garde globalement les mêmes missions que celles de la police communale.[31] Néanmoins, dès la conception de la loi, un flou existe entre les missions locales et supra locales. Selon les témoins, par manque de moyens de la police fédérale, la police communale s’est retrouvée à gérer des situations dans lesquelles elle n’intervenait pas auparavant :
« On doit faire face à la démission de la police fédérale qui n’a plus le moyen de nous soutenir, qui ne sait plus assumer rien. Donc qu’est-ce qui fait, bah quand on est devenu police locale, on s’est occupé du football, on s’est occupé du maintien de l’ordre, on s’est occupé de police administrative, ça on le faisait avant. Mais on s’est occupé de spécificité judiciaire ce qu’on ne faisait pas avant, qui était plutôt à la police judiciaire et, par exemple, le maintien d’ordre était plus pour la gendarmerie. Donc on est devenu un petit plus polyvalent, mais c’est lié à la fusion des polices en fait, je pense. »[32]
« Cette polyvalence » empêcherait donc le travail social qui était possible auparavant. Il faut cependant se méfier d’une certaine idéalisation du passé de la part des témoins. En effet, lors d’entretiens, les gardiens de la paix sous la IVe République à Paris se présentaient comme des agents de proximité. Or ils avaient tendance à ne pas mentionner l’aspect répressif de leur travail[33] qui, pourtant, en constituait la part principale. Est-ce que le même processus de construction d’une mémoire idyllique est à l’œuvre dans la police communale en Belgique ? Sans doute en partie. L’histoire de cette réforme des polices et son impact sur le travail social sont encore à écrire.
Il est cependant certain que les assistantes de police ont porté la question du travail social au sein des commissariats. Ces femmes ont questionné les pratiques de la police au regard de leur position d’assistantes sociales. Confrontées à l’institution policière, elles en ont changé sa nature.
Notes
[33] Blanchard E., « Les gardiens de la paix parisiens sous la IVe République : des policiers de proximité? », dans Le témoin, le sociologue et l’historien. Quand des policiers se mettent à table, Paris, 2010, p. 119-139.
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