Michaël Pouteyo (éducateur spécialisé, formateur en travail social, doctorant en Philosophie, École normale supérieure de Lyon, IHRIM-UMR CNRS 5317)
En France, le travail social se constitue progressivement autour de professions aujourd’hui présentées comme « canoniques » dont la gestation et l’histoire sont différentes. À titre d’exemple, alors que le diplôme d’assistant social est institué en 1938 et que la profession est réglementée dès 1946, il faut attendre 1967 pour que le diplôme d’État d’éducateur spécialisé (DEES) voie le jour alors même que le métier émerge déjà dans les années 1940.C’est sur les débats, les lignes de force, les oppositions idéologiques qui ont animé la genèse de ce métier d’éducateur ainsi que ses premiers pas qu’il s’agit de réfléchir ici, en revenant sur l’histoire et l’évolution de cette profession qui ne se constitue véritablement qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Pour ce faire, suivre le travail de Fernand Deligny s’avère particulièrement intéressant. Figure de l’éducation spécialisée, son travail et son œuvre écrite s’étendent du milieu des années 1940 jusqu’à sa mort en 1996. Tour à tour instituteur spécialisé, pédagogue, éducateur, au-delà des catégorisations professionnelles qui peinent à le caractériser complètement, c’est surtout un formidable écrivain dont le travail côtoie pendant près de cinquante ans le travail social, et dont les positions tranchées permettent en retour de mieux en éclairer l’évolution et les contradictions.
Les oppositions idéologiques des années 1950
Contexte et spécificité française : la naissance de l’enfance inadaptée
Pour comprendre ce qui est en jeu au cœur des idées qui dominent, ce qui deviendra l’éducation spécialisée après l’institution du DEES en 1967, il faut en revenir à la longue période de gestation du métier, lorsque se constitue – institutionnellement et légalement – le domaine de l’enfance inadaptée en France.
Suite à la débâcle de 1940 et à l’urgence qu’il y a à s’occuper des enfants en marge (que l’on appelle à l’époque orphelins, malheureux, délinquants, coupables, en danger, arriérés, etc.), le domaine se structure progressivement sous le Régime de Vichy et prend les traits d’un système qui associe des institutions privées à des organismes de contrôle et de financement publics. Au cœur des oppositions de ministères et des revendications des différents spécialistes de l’enfance (médecins, juristes, pédagogues, psychologues…), apparaît un nouveau métier qui fait la synthèse entre les aspirations scientifiques et techniques des uns et des autres : l’éducateur[1].
Oppositions idéologiques et causes politiques
Dans un premier temps, entre 1944 et 1948, la période est au bouillonnement et à l’activité tous azimuts. On peut lire dans les revues et les ouvrages de l’époque l’entrain général des acteurs du domaine. Mais la rupture du tripartisme, avec la sortie des communistes du gouvernement Robert Schuman en 1948, va durcir les oppositions et mettre en lumière les clivages et les ruptures profondes qui animent cette partie du travail social et la vision qu’il se donne de lui-même.
Face à des neuropsychiatres conservateurs qui ont dessiné le domaine depuis les années 1930 comme Georges Heuyer[2] ou Robert Lafon[3], les communistes sont moins nombreux mais portent une voix puissante. Bien implantés, certains occupent des fonctions importantes et stratégiques comme Henri Wallon[4] ou Louis Le Guillant[5]. C’est d’ailleurs sous la plume de ce dernier que l’on peut mesurer l’ampleur des oppositions au cœur du domaine que tous ont contribué à construire, lorsqu’il écrit en 1951 à l’adresse de ses confrères dont il fustige la cécité politique et l’aveuglement idéologique : « Ce qu’il [le neuropsychiatre] ignore bien davantage que la condition misérable de la plupart de ses jeunes clients, ce qu’il ne veut pas voir, c’est la vanité de toute entreprise dans le climat idéologique de la société bourgeoise »[6].
Dans quelle mesure le travail social peut-il se dispenser d’une remise en question de l’ordre social et politique qui produit quotidiennement la misère, la folie, l’exclusion avec lesquelles il a à œuvrer chaque jour ? C’est la question qui scinde profondément le domaine de l’enfance inadaptée au début des années 1950 et que l’on retrouvera au cœur de la réflexion et de la pratique de Deligny.
De l’intériorité au « Sujet » : les oppositions des années 1950 à 1980
Du cœur de l’enfant au « sujet » en travail social
Pour la majeure partie des acteurs de l’inadaptation, dès ses débuts, il apparaît que c’est, en quelque sorte, à l’intérieur de l’enfant qu’il s’agit d’œuvrer, parce que c’est en son sein que doit se livrer une bataille pour sauver l’enfance.
Deux influences vont massivement orienter le développement de ce qui deviendront l’éducation spécialisée et son socle idéologique, il s’agit de la neuropsychiatrie infantile et du scoutisme. Dans les faits, les neuropsychiatres sont à pied d’œuvre dans ce domaine : ils dirigent des établissements, écrivent ouvrages et articles sur le sujet, font partie des comités de rédaction des revues spécialisées comme des comités techniques et ministériels en charge de l’organiser. Leur place aussi bien institutionnelle qu’intellectuelle s’avère incontournable, tout comme l’influence de leurs conceptions de l’enfant en danger. Pour le dire rapidement, chez le fondateur de la discipline, Georges Heuyer, c’est dans l’intériorité de l’enfant qu’il faut chercher la cause et les remèdes possibles à son inadaptation. L’examen se fait alors sur plusieurs plans (familial, somatique, psychologique…) mais, à chaque fois, il s’agit de remonter en amont, que ce soit dans le passé médical de l’enfant, dans le passé familial dont il aurait pu hériter, ou dans l’intériorité de son psychisme, pour trouver l’origine des troubles qui empêchent son développement normal. Une foule de spécialistes sont alors convoqués pour mener cette enquête : assistante sociale, psychologue, pédiatre, orthophoniste ou psychanalyste, tous ont pour mission de chercher – sous la direction du neuropsychiatre – la cause cachée de l’inadaptation manifeste de l’enfant[7].
Sur un autre plan, la référence au scoutisme, fréquente à l’époque, reprend le même modèle. C’est sous la plume d’une figure du domaine, Henri Joubrel[8], que l’on retrouve l’association constante de la rééducation et du scoutisme, celui-ci étant présenté comme une méthode générale et nécessaire pour celui qui entend devenir éducateur. Au-delà de l’intérêt ou non des jeux de plein air et des feux de camp pour la rééducation d’enfants en difficulté, la référence au scoutisme fait clairement ressortir l’arrière-fond moral présent dans le domaine et partagé par bon nombre de ses acteurs. En complément du travail du neuropsychiatre et des avancées que la science peut apporter, le travail de l’éducateur se décrit comme un travail dans l’intériorité de l’enfant au cours duquel il s’agit d’aller toucher son cœur pour ramener son âme sur le chemin de la morale commune[9].
Si dans les années 1960 et 1970, la neuropsychiatrie infantile et le scoutisme vont perdre de l’influence dans les discours sur l’éducation spécialisée, leur travail durant les années d’après-guerre aura façonné durablement le domaine, ses institutions, ses techniques, ses méthodes tout comme les idées qui le traversent. C’est alors que l’audience de la psychanalyse va progressivement s’étendre dans la société française[10], notamment autour de la figure de Jacques Lacan, et prendre de plus en plus de place dans le domaine de l’éducation spécialisée. Portée par les travaux de figures comme Françoise Dolto, Maud Mannoni ou encore Bruno Bettelheim, elle n’est plus une technique d’appoint dans le traitement de certains troubles de l’enfance comme elle l’était encore dans la clinique de Heuyer. Son audience et sa réception dans l’éducation spécialisée vont croître rapidement et entrer dans la continuité de ce qui constituait le socle idéologique de la génération précédente : l’importance, voire le primat, de l’intériorité. C’est alors que va se développer – et faire florès encore aujourd’hui – la notion de « sujet », individu conscient et réflexif dont la singularité du trouble et les premiers éléments pour y faire face seraient à rechercher, via la parole, dans son intériorité souffrante.
Fernand Deligny : de l’extériorité à l’individu
À pied d’œuvre avec des mineurs internés à l’asile psychiatrique d’Armentières sous l’Occupation, avec des adolescents délinquants et caractériels dans les années 1950, ou encore avec des autistes profonds dans les années 1970-1980, la conception et le travail de Fernand Deligny sont tout autres.
Influencé par les travaux du psychologue Henri Wallon[11], il met au cœur de sa pensée la notion de milieu. Contre l’institution – psychiatrique ou de rééducation –, il prône un changement de milieu pour les enfants inadaptés et inverse le point de vue en cherchant non pas à adapter les enfants à un milieu artificiel mais à faire varier les conditions du milieu jusqu’à ce que les troubles présentés s’atténuent, voire disparaissent. Ce faisant, il prend position contre l’institutionnalisation croissante du domaine et va expérimenter d’autres modes de prise en charge, qu’il nommera des tentatives.
Très concrètement, Deligny défend l’idée qu’il est illusoire de prétendre éduquer un enfant inadapté en lui apprenant à se conformer aux règles de vie d’un milieu aussi artificiel qu’une maison d’enfants par exemple. Dès lors, l’une de ses tentatives, nommée « La Grande Cordée », consistera à faire héberger des adolescents caractériels et délinquants au cœur d’un réseau d’adultes pouvant les accueillir sur tout le territoire. Charge ensuite à l’adolescent de faire avec ce que le milieu lui présente : trouver un patron, une école, se faire des amitiés ou s’engager quelque part. Si ce « séjour d’essai » ne fonctionne pas, il lui est alors proposé un autre endroit du réseau où aller, et ce jusqu’à ce qu’il trouve un milieu propice, à ce qu’il s’y installe et puisse faire l’expérience d’une vie socialement plus adaptée.
C’est la même idée que l’on retrouve dans sa dernière tentative où, au cœur des Cévennes, s’organise un réseau accueillant sur des séjours de durées diverses, des enfants autistes profonds, inaccessibles au langage. Il s’agit qu’au cœur du réseau, les enfants puissent faire l’expérience d’un nouveau milieu, de nouvelles conditions de vie, dont les caractéristiques pourraient ensuite devenir indicatives pour le milieu d’origine de chaque enfant. Là encore, le travail éducatif porte davantage sur l’organisation du milieu lui-même que sur l’intervention directe « sur » l’enfant. C’est même parce qu’il ne s’agit pas de soigner ou de s’occuper des enfants arrivés là, que la tentative possède une forme d’efficace pour Fernand Deligny qui place le travail de l’éducateur sous les auspices de la « mécréance » qu’il décrit ainsi : « Dans l’élan de la mécréance, il y a ʺcréerʺ, un maître mot. Je le dis depuis que j’essaie de dire en écrivant : un éducateur, c’est celui qui s’occupe des autres ? Pour moi, non. C’est celui qui, avec ces autres, crée des circonstances, grâce aux autres qui sont là »[12].
Le centre de la pratique et de la pensée de Deligny se déploie comme une attention, un soin constant à la spatialité et à tout ce qui s’y rapporte. Attentif aux objets et à leur position dans l’espace, aux trajets et aux moindres gestes des uns et des autres, le travail qu’il développe de « La Grande Cordée » jusqu’aux Cévennes en est la preuve.
Contre les habitudes de l’esprit qui occulte les détails, Deligny va s’y intéresser avec ténacité et montrer le plus grand soin pour la recherche de nouvelles techniques afin de voir ce qui se joue le plus souvent sous nos yeux et qui reste inaperçu. Il utilise la caméra dès les années 1950 et le cinéma deviendra un des aspects essentiels de sa recherche à partir des années 1970. De même, l’habitude de tracer sur des cartes les déplacements des enfants autistes sur les aires de séjour va devenir de plus en plus récurrente et de plus en plus précise.[13] Là, au fil de ces pratiques, se dessinent une pensée et un travail qui ne s’adressent plus à l’intériorité d’un sujet prétendument à aider – voire à aimer – mais qui s’attachent à reconstituer, avec minutie, les différents éléments extérieurs propices à contribuer à l’apaisement des troubles de l’enfant.
C’est là une pratique et une pensée en marge qui viennent s’opposer à une idéologie fréquemment admise dans le travail social, qui place volontiers le sujet au cœur de son activité, en prenant le langage pour principal outil. C’est sur ce dernier plan que la réflexion de Deligny va se développer et creuser encore un peu plus le sillon qui le sépare de l’évolution de ce travail social qu’il suit en parallèle, maintenant çà et là dans son œuvre, et comme de loin, un dialogue avec les travailleurs sociaux.[14]
Conclusion
La pensée de Fernand Deligny évolue de manière parallèle à celle du travail social entre les années 1950 et la fin des années 1980. Dans ces liens tantôt proches, tantôt distendus, il élabore une position qui ne laisse pas indifférent et qui pose de réelles questions sur les idées qui sous-tendent le travail social. De manière cohérente, il approfondit sa propre recherche tout comme sa critique de l’évolution des métiers qu’il a sous les yeux. Il n’est pas devenu aujourd’hui davantage prophète qu’il ne l’était à l’époque, mais ses réflexions restent de puissants outils pour se pencher sur les questions qui traversent le travail social et l’approche que peuvent adopter ceux qui s’en réclament[15].
Notes
[1] ChauviÈre M., Enfance inadaptée, l’héritage de Vichy, Paris, L’Harmattan, 2009.
[2] Georges Heuyer (1884-1977), fondateur de la neuropsychiatrie infantile qui deviendra plus tard la pédopsychiatrie, dont il occupera la première Chaire en 1949.
[3] Robert Lafon (1905-1980), neuropsychiatre infantile, directeur de l’École de formation de travailleurs sociaux de Montpellier à partir de 1943.
[4] Henri Wallon (1879-1962), médecin, psychologue et homme politique français, membre du Parti communiste. Professeur au Collège de France à partir de 1937, il sera l’éphémère premier ministre de l’Éducation nationale à la Libération en 1944.
[5] Louis Le Guillant (1900-1968), médecin psychiatre, élève de Heuyer puis de Wallon. Membre du Parti Communiste, il est, de 1944 à 1947, conseiller technique auprès du ministre de la Santé, chargé de la coordination des services de l’enfance déficiente et en danger moral.
[6] Le Guillant L., « Le psychiatre et l’enfance », La raison, n° 1, janvier 1951, réédité dans Quelle psychiatrie pour notre temps ? Travaux et écrits de Louis Le Guillant, Toulouse, Erès, 1984, p. 224 (collection Questions de psychiatrie).
[7] Voir « ʺExposé de M. le Dr Heuyerʺ, Actes du Congrès de Patronage, Paris, 15-16-17 juin 1933 », Revue pénitentiaire et de droit pénal. Bulletin de la Société générale des prisons, t. 57, n° 8-9-10, août-octobre 1933, p. 322-329.
[8] Henri Joubrel (1914-1984), avocat de formation qui quitte la magistrature en 1939. Commissaire national des Éclaireurs de France pour la sauvegarde de l’Enfance à partir de 1945, il multiplie tout au long de sa carrière les ouvrages, les articles, les conférences sur l’enfance inadaptée et le métier de rééducateur. C’est sous son impulsion qu’est créée l’Association nationale des éducateurs de jeunes inadaptés (ANEJI), dont il sera le délégué général jusqu’en 1961. À partir de 1951, il fait partie de l’Association internationale des éducateurs de jeunes inadaptés (AIEJI) dont il sera le président de novembre 1955 à avril 1978.
[9] Voir Guérin-Desjardins J., « L’esprit de la rééducation », dans Conférence du Méridien, Les problèmes de l’enfance délinquante, Paris, Éditions familiales, 1946, p. 166.
[10] Voir Castel R., Le psychanalysme : l’ordre psychanalytique et le pouvoir, Paris, Éditions François Maspero, 1973.
[11] Voir Wallon H., Les origines du caractère chez l’enfant. Les préludes du sentiment de personnalité, Paris, Boivin & Cie, 1934.
[12] Deligny F., « Le croire et le craindre », dans Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 1192.
[13] Voir Cartes et lignes d’erre. Traces du réseau de Fernand Deligny, 1969-1979, Paris, L’Arachnéen, 2013.
[14] De Graine de crapule publié pour la première fois en 1945, et que Deligny sous-titre « Conseils aux éducateurs qui voudraient la cultiver », jusqu’à Lettres à un travailleur social, qu’il écrit dans les années 1984-1985.
[15] Pour en savoir plus sur l’impact de la pensée de Fernand Deligny sur la formation des éducateurs, lire : Pouteyo M., « La formation des éducateurs, retour sur une guerre de positions (1940-1960) », Le sociographe, 2018/4 (n° Hors-série 11), p. I-XXVII. [En ligne] URL : https://www.cairn.info/revue-le-sociographe-2018-4.htm-page-I.htm
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