Edito
Depuis de nombreuses années, les mouvements sociaux se sont pleinement approprié les canaux d’information aux formats courts, directs, rythmés : Facebook, X (ex-Twitter), Snapchat… Pourtant, nombre d’entre eux n’ont jamais sacrifié leur mission d’éducation permanente sur l’autel de l’instantané. Numéro après numéro, ils continuent de publier des contenus plus fouillés, plus denses qui visent à informer, former, outiller et relier. C’est pourquoi revues et journaux ont toujours occupé une place essentielle dans leur travail d’approche critique des réalités sociales et d’émancipation.
S’appuyant à la fois sur les nombreuses ressources qu’il conserve dans ses riches collections et sur la longue tradition d’édition des organisations du Mouvement ouvrier chrétien, le CARHOP consacre ce numéro de Dynamiques à l’histoire et à l’usage des périodiques au sein de mouvements socioéducatifs. Parce que lire et lier relèvent de la même dynamique (construire du commun), plongez-vous dans les coulisses des journaux et revues qui sont autant de rendez-vous hebdomadaires, mensuels, semestriels… pour de nombreux militant.e.s en quête de comprendre et d’agir sur le monde dont ils sont partie prenante.
Bonne lecture !
Introduction au dossier : Les périodiques, outils de recrutement, de formation, de mobilisation et… de divertissement ?!
Camille Vanbersy (Historienne au CARHOP)
Emilie Arcq (Bibliothécaire-documentaliste au CARHOP)
Dès le début de l’imprimerie, la presse est utilisée par les mouvements sociaux comme moyen de promotion de leurs idées. Cependant, au contraire de la presse généraliste et de la presse féminine, peu d’études s’y sont intéressées[1]. En effet, parmi ces titres, prennent place des publications destinées à des publics précis et dès lors méconnues dans l’espace médiatique.
Avant d’entrer plus en avant dans ce sujet, il est utile de revenir sur quelques notions de vocabulaire et de préciser la manière dont les articles qui vont suivre considèrent le terme de « périodiques » et ses éventuels synonymes. Un « périodique » selon la définition du Larousse est une « publication qui parait à intervalles de temps réguliers »[2]. Ces productions étant caractérisée par leurs fréquences de parution, nous trouvons dans cette famille : les quotidiens, les mensuels, les bimestriels, les trimestriels… Le terme de « journal »[3] est parfois utilisé comme synonyme de périodique. Cependant, comme nous le verrons à plusieurs reprises dans les articles qui suivent, par extension et dans le langage courant, le terme « journal » peut désigner la forme que prend le périodique à savoir un format relativement grand de pages pliées et non reliées à l’image d’un journal tel que Le Soir. Il se distingue alors du format « revue » ou « magazine » qui, de taille plus réduite, A4 ou moins, est composé de feuilles reliées entourées d’une couverture. « Magazine » étant défini comme un « périodique, le plus souvent illustré »[4] et « revue » comme « une publication périodique spécialisée dans un domaine donné »[5].
Cette presse de mouvement, financée par les acteurs eux-mêmes et les subventions, ne vise pas la rentabilité, mais l’expression. C’est par la publication de bulletin, de revue, par ce « quatrième pouvoir »[6] que les mouvements vont recruter de nouveaux membres, les former et faire vivre le mouvement. Ces publications sont « des instruments capables de véhiculer son idéologie, de diffuser ses informations vers les membres et de faire remonter celles de la base »[7]. Les syndicats sont de grands producteurs de périodiques dès leur création. Cependant, ceux-ci n’ont évidemment pas le monopole de la publication périodique. Dans le cadre de ce numéro de Dynamiques, sur les cinq organisations constitutives que compte le Mouvement ouvrier chrétien, nous en avons choisi trois, actives dans le domaine socio-éducatif : Vie féminine, la Jeunesse organisée combative (JOC) et les Équipes populaires. La presse syndicale et la presse mutuelliste sont en effet écartées de ce numéro dès lors qu’elles ont déjà été largement analysées par le passé[8].
L’ampleur de la production de ces associations a été mise en lumière lors du travail d’inventaire des publications produites depuis l’origine par la JOC. À cette occasion, ce sont plusieurs dizaines de mètres linéaires de monographies, de brochures, de plaquettes, de magazines, de journaux, de bulletins, de feuilles d’information… qui ont été décrits. Parmi cette production, les périodiques semblaient occuper une place importante. Cette impression a été renforcée par la rencontre d’ancien.ne.s jocistes dans le cadre des préparatifs du centenaire de la JOC qui aura lieu en mai 2025. Ces militant.e.s accordent en effet beaucoup d’importance aux périodiques. Leur redécouverte du T.U., du Zig Zap, du Face A témoignait d’un attachement particulier à ce média. Rencontre des grands esprits, ces préoccupations très actuelles de militant.e.s font écho à une réflexion que nous menions au sein du CARHOP dans le cadre de notre plan quinquennal 2024-2028, à savoir : en quoi les périodiques participent-ils aux liens de sociabilité entre les militant.e.s ?
Face à cet attachement et à la multitude de titres et de numéros publiés, se pose la question du “pourquoi” créer, maintenir et diversifier les périodiques, surtout si nous tenons compte de notre époque qui, a priori, privilégie les contenus médiatiques très courts (capsules vidéo, posts sur les réseaux sociaux, etc.). Répondre à cette question aussi simple que fondamentale nous amène à nous intéresser au(x) rôle(s) des périodiques en tant qu’outils d'(info)formation, de lien (Lire pour lier), voire de divertissement. Là sont les enjeux des différents articles qui composent ce numéro de Dynamiques.
Ces questions nous semblent d’autant plus importantes aujourd’hui que la production périodique en général et celle des associations en particulier rencontre aujourd’hui différents problèmes ou questionnements liés, en partie, à la dématérialisation des supports de ces médias. Celle-ci ainsi que l’arrivée des nouveaux médias et la prédominance d’internet et du numérique dans notre quotidien amènent à repenser nos pratiques. Dans une optique de simplification et d’accessibilité, les périodiques papier sont parfois remplacés par une version digitale. Se pose alors la question de savoir si les publics visés par ses associations ont réellement et facilement accès aux contenus dématérialisés ? En effet, force est de constater que face aux « inégalités sociales numériques »[9] rencontrées, certains délaissent ces médias dématérialisés… Ce numéro de Dynamiques n’a pas la prétention d’apporter des réponses à ces vastes problématiques, mais plutôt d’apporter un éclairage historique par trois exemples concrets.
Dans le premier article de ce numéro, Émilie Arcq, bibliothécaire documentaliste au CARHOP, présente un focus sur les périodiques conservés au CARHOP. En effet, depuis de nombreuses années, le centre attache une attention particulière à ce type de média et en possède une importante collection couvrant de nombreuses thématiques. L’article détaille également l’intérêt de conserver et d’exploiter ce type de source.
Le deuxième article, rédigé par Amélie Roucloux, historienne au CARHOP, retrace l’histoire des périodiques publiés par Vie Féminine. Il suit l’histoire du mouvement de manière chronologique et présente dans un premier temps le journal La ligue des femmes qui accompagne lors de leur création les Ligues ouvrières féminines chrétiennes. En 1946, ce journal évolue et prend le nom de Vie féminine, appellation qu’il conserve jusqu’en janvier 1998 où il prend le nom d’axelle. Au cours du temps, les objectifs et les publics poursuivis par ces périodiques seront l’objet de discussions au sein du mouvement, ce journal doit-il être celui du mouvement ou viser un large public féminin ? Comment, par la forme et le contenu, maintenir le lien avec son public ?
Le troisième article parcourt la production périodique de la JOC. Dans celui-ci, Camille Vanbersy, historienne au CARHOP, présente les nombreux périodiques qui ont accompagné l’histoire de la JOC depuis son origine dans les années 1920 jusqu’à aujourd’hui. Un focus est ensuite mis sur le journal T.U. [Trait-d’union] paru de 1981 à 2000. Au sein de ce dernier les jeunes, les militants jocistes, occupent une place centrale. Ce périodique permet de mettre en lumière l’importance du maintien du lien avec ce lectorat ainsi que sa participation active à l’élaboration de la revue. L’article se clôture par une esquisse des enjeux rencontrés par les périodiques jocistes depuis les années 2000 jusqu’à aujourd’hui.
Enfin, ce numéro se clôture par l’article de Monique Van Dieren, ancienne permanente communautaire aux Équipes populaires, consacré au périodique des Équipes Populaires, Contrastes. Après avoir resitué historiquement le mouvement des Équipes Populaires (EP), elle s’interroge sur l’utilité et les publics visés par le périodique édité. Elle détaille dans cet article en quoi Contrastes est utilisé par les Équipes comme un moyen de renforcer l’adhésion et la cohésion, comme un outil de propagande et de visibilité du mouvement. Elle aborde ensuite le rapport que ce périodique entretien avec ses lecteurs et comment celui-ci entend répondre aux attentes des militants/lecteurs. L’article se conclut par deux modifications apportant son lot de conséquences sur la politique éditoriale des EP à savoir, d’une part, la mise en application du décret de reconnaissance de l’éducation permanente par la Fédération Wallonie-Bruxelles et d’autre part, la question du numérique et de l’abandon du papier.
Notes
[1] Citons une étude quantitative québécoise sur le sujet : RIVIERE M-J. et CARON C., « La presse des femmes et le progrès social au Québec ». Une bataille de l’imprimé, Presse de l’Université de Montréal, 2008, p. 181-187. https://books.openedition.org/pum/16915, consulté le 16 septembre 2024.
[2] « Périodique », dans Le Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/p%C3%A9riodique/59581 ,consulté le 16 septembre 2024.
[3] Ce terme désigne, toujours selon Le Larousse, une « publication quotidienne donnant des informations ou des opinions sur les nouvelles politiques, économiques, sociales, etc. » ou encore un « terme générique désignant diverses publications périodiques ». « Journal », dans Le Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/journal/45035, consulté le 16 septembre 2024.
[4] « Magazine », dans Le Larousse, en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/magazine/48522, page consultée le 16 septembre 2024.
[5] « Revue », dans Le Larousse, en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/revue/69183, page consultée le 16 septembre 2024.
[6] Anthony Vienne : rédacteur et administrateur au « Peuple », publie en 1930 le Quatrième pouvoir . Cet ouvrage met en lumière la presse comme le quatrième pouvoir (exécutif, législatif et judiciaire) et relève « l’insuffisance de moyens » de la presse ouvrière face à la presse bourgeoise.
[7] DRESSE R., La Mutualité chrétienne de Liège – 125 ans d’engagement solidaire, Liège – Bruxelles, CARHOP , Mutualité chrétienne de Liège, 2020. Pour la CSC consulter : WELTER F., (coord) La CSC retour sur 45 ans de progers social, Bruxelles, CSC, 2023. https://www.lacsc.be/la-csc/publications/brochures/carhop , page consultée le 16 septembre 2024.
[8] Pour la Mutualité chrétienne, consulter par exemple : DRESSE R., La Mutualité chrétienne de Liège – 125 ans d’engagement solidaire, Liège – Bruxelles, CARHOP , Mutualité chrétienne de Liège, 2020. Pour la CSC consulter : WELTER F., (coord.), La CSC retour sur 45 ans de progrès social, Bruxelles, CSC, 2023. https://www.lacsc.be/la-csc/publications/brochures/carhop, page consultée le 16 septembre 2024.
[9] Sur ce sujet lire : VAN NECK, S., La « fracture numérique », un système de (dé)classement qui vous veut du bien – quelques considérations critiques sur une notion au centre des préoccupations, Lire et Ecrire, mai 2022, : la_fracture_numerique_un_systeme_de_declassement.pdf (lire-et-ecrire.be), page consultée le 16 septembre 2024.
Pour citer cet article
VANBERSY, C. et ARCQ E., « Introduction au dossier : Les périodiques, outils de recrutement, de formation, de mobilisation et…de divertissement ?! », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 24 : Lire pour lier!, octobre 2024, mis en ligne le 10 octobre 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/
Le périodique : un outil d’éducation permanente. L’exemple du CARHOP
Emilie Arcq (Bibliothécaire-documentaliste au CARHOP)
Qu’est-ce qu’un périodique ? De sa création à son utilisation.
Qu’il soit digital ou papier, qu’on le nomme journal, magazine, revue ou périodique, il est défini par le glossaire de l’association des professionnels de l’information et de la documentation (ADBS) comme une « Catégorie de publications en série, à auteurs multiples, dotée d’un titre unique, dont les fascicules, généralement composés de plusieurs contributions répertoriées dans un sommaire, se succèdent chronologiquement à des intervalles en principe réguliers (journal, magazine, lettre, numéro spécial, revue), pendant une durée non limitée a priori. Les publications annuelles sont comprises dans cette définition ; les journaux et les collections de monographies en sont exclus. »[1]
En d’autres termes, le périodique est une publication sérielle à titre unique avec un ou plusieurs contributeurs avec une périodicité de publication le plus possible régulière.
Loin de prétendre à l’exhaustivité, cet article a pour vocation de traiter de l’utilité de la conservation des périodiques associatifs et de leur usage dans un processus d’éducation permanente, et particulièrement comme outil d’éclairage historique sur les questions sociales qui sont débattues aujourd’hui dans le mouvement ouvrier et le secteur associatif. Le CARHOP disposant d’un centre de documentation spécialisé particulièrement fourni en périodiques, la focale sera mise sur ses collections et l’usage qu’il en est fait.
Conservation des périodiques au CARHOP
Action de collecte dès la création
Depuis sa constitution en ASBL en 1980, le CARHOP a pour objectif « de constituer un centre de documentation classant systématiquement les documents écrits, iconographiques, sonores recueillis et les rendant accessibles :
-
- Prioritairement aux cellules régionales et aux organisations du Mouvement Ouvrier Chrétien
- Aux institutions ou personnes intéressées par l’histoire ouvrière »[2].
En juin 1980, un comité de gestion de la bibliothèque est mis en place pour gérer l’apport de la bibliothèque donné par Berthe Wolf au centre (+/- 5000 ouvrages). Ce comité réalisera également « le dépouillement régulier de la presse quotidienne qui permet d’enrichir régulièrement le fonds »[3]. Dès lors, on peut constater que certaines revues sont recherchées en priorité : « un effort spécial a été fait pour recevoir, dépouiller, compléter les revues importantes comme le Courrier hebdomadaire du CRISP [4], le Bulletin de la FAR[5], la Revue Nouvelle, la Revue du Travail »[6]. Les périodiques La Chaine et UCP-Flash : bulletin du secrétariat national de l’Union Chrétienne des pensionnés asbl sont aussi mentionnés dans les rapports d’activités du CARHOP.
Dès juin 1982, l’équipe du CARHOP crée « un fichier pour les revues et dépouillements des articles. ».[7] Le travail de collecte et de dépouillement se poursuit au fil des années. On peut noter que les journaux La Cité et Le Soir sont dépouillés en priorité, probablement sur des questions en lien avec les questions sociales du moment.
Le CARHOP ne se limite pas à ces périodiques généralistes. Il prospecte également auprès des organisations sociales, des mouvements socioéducatifs et des associations ancrées dans le pilier chrétien. Lors de l’Assemblée générale du CARHOP en juin 1985, il est ainsi mentionné un accroissement des collections par des dons « principalement des fédérations des Équipes Populaires, de celles du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC), et de la CSDC [sic lire CSC, Confédération des syndicats chrétiens] »[8]. Cependant,
Les projets de recherche, les travaux archivistiques et d’éducation permanente ont amené le CARHOP à récolter et conserver des périodiques émanant d’associations et de collectifs situés en dehors du pilier chrétien.
Plus de 1000 titres !
En juin 1985, la bibliothèque compte 160 titres de périodiques. L’année suivante, on dénombre 288 titres de périodique et 69 titres de journaux. Ce qui, si les chiffres sont exacts, relève d’un énorme travail de collecte et d’inventorisation. Aujourd’hui, le CARHOP compte plus de 800 titres de périodiques et de journaux. Ce nombre représente 328 mètres linéaires (m.l.). Ce métrage concerne tant des périodiques courants (c’est-à-dire, toujours édités) que des collections qui ne sont plus éditées ou à périodicité variable et qui sont parfois difficiles à trouver. Nous conservons également des périodiques qui ne sont plus édités tels que La lutte contre le Chômage : organe trimestriel de la section belge de l’Association Internationale, édité de 1912 à 1925.
Plus d’un tiers des périodiques conservés par le CARHOP proviennent du MOC et de ses organisations constitutives[9]. Parmi les collections, se retrouvent ainsi des titres comme :
- En marche : la solidarité c’est bon pour la santé, bimensuel édité par la mutualité chrétienne (MC) (1948-2023).
- Contrastes[10], éditée par les Équipes Populaires. Cette revue bimestrielle propose des dossiers pédagogiques sur des sujets tels que la démocratie, le féminisme, le logement, l’emploi…
- Organise-toi!, publié par la JOC[11] (Jeunesse organisée et combative), trois à quatre fois par an (dernier numéro paru en décembre 2023), qui met en avant le format de l’enquête pour décrypter les conditions des jeunes. Soulignons le nombre important de titres de périodiques de la JOC, tout au long de son histoire, ainsi que le volume qu’ils représentent. Les périodiques de la JOC représentent à eux seuls, plus d’un quart de nos collections, soit 26,39 %.
- axelle[12], édité par l’asbl Vie Féminime, périodique féministe bimestriel papier mais aussi numérique met en avant les combats menés par les femmes.
Il ne s’agit de quelques exemples de périodiques qui ont souvent été précédés par d’autres titres et qui sont complémentaires d’autres collections. Ainsi, Info CSC n’est ni plus ni moins que le successeur de Au Travail. Sa lecture peut être associée à la consultation d’autres publications telles que Syndicaliste ou le Droit de l’employé, par exemple[13]. Les périodiques d’associations représentent quant à eux 15.45 % de nos collections. Citons par exemple Les cahiers du fil rouge édité par le Collectif formation société (CFS) dont les actions ont commencé dans les années 1960 par des cours d’alphabétisation pour aider les travailleurs marocains analphabètes au sein d’une organisation syndicale à Bruxelles[14] ou Le marollien rénové édité par l’asbl le Mensuel d’information locale a pour objet « d’éditer et de publier un journal permettant aux habitants d’être informés de ce qui se passe dans ce quartier et de faire parvenir des messages aux autorités »[15].
Nous conservons également des « ovni » éditoriaux comme Le Petit Pangolin Illustré : le journal des petites bêtes qui aiment se mettre en boule …, fondé par Patrice Baudinet et édité aux éditions Fanzinorama. D’abord hebdomadaire, puis mensuel, il voit le jour pendant la pandémie de Covid-19. Il est principalement composé de dessins, dans le but de répondre aux besoins de sortir de l’isolement des personnes confinées. Sa conservation s’inscrit dans la campagne nationale de récolte de traces relatives au confinement. Chapeautée par l’Association des archivistes francophones de Belgique (AAFB) et son pendant néerlandophone (De Vlaamse Vereniging voor Bibliotheek, Archief & Documentatie – VVBAD), cette campagne donne lieu à la mise en place de la plate-forme Archives de Quarantaine #AQA, à laquelle le CARHOP a contribué[16].
L’usage des périodiques dans l’histoire sociale
Les périodiques sont des outils d’information, de formation de leurs lecteurs et lectrices, en même temps qu’ils entretiennent du lien entre eux. Sur le plan de la recherche historique, ils sont aussi une littérature grise[17] qui constitue une source précieuse pour la compréhension des luttes et des conquêtes sociales, en complément des archives inédites. Ils permettent aux historien.ne.s de comprendre en quelques lignes les tenants et aboutissant, les processus et la concrétisation des projets réalisés en collectif, ainsi que la manière dont ceux-ci sont présentés et expliqués dans la sphère publique. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les consultant.e.s qui se présentent au CARHOP pour consulter des archives, quelles qu’elles soient, sont généralement intéressés de consulter aussi les périodiques. Notons par ailleurs que ceux-ci ont l’avantage de contenir généralement une grande variété d’illustrations qui rendent plus vivantes, qui incarnent les luttes sociales ; c’est là aussi une grande différence avec des archives inédites parfois arides.
En guise de conclusion
L’évolution de la consommation des périodiques a évolué ces trente dernières années, avec l’arrivée du Web : les habitudes de lecture, d’édition et de commercialisation ont changé. La digitalisation de l’information décline celle-ci sur différents supports, y compris le papier[18]. Les journaux et périodiques sont maintenant accessibles numériquement, c’est le cas entre autres du Courrier hebdomadaire du CRISP, (disponible au CARHOP). Les bibliothèques numériques en ligne, telles que Belgica[19] et BelgicaPress[20] mettent à dispositions la numérisation de 136 journaux. Cependant, tout n’est pas disponible à la Bibliothèque royale de Belgique (KBR). En effet, malgré la loi du 08 avril 1965[21] instituant le dépôt légal en Belgique qui oblige le dépôt de toutes publications (livres, brochures, périodiques paraissant moins d’une fois par semaine, distribuée gratuitement, vendue ou en location) éditées en Belgique, les publications éditées à l’étranger dont l’un des auteurs est Belge et est domicilié en Belgique, il arrive que certains documents ne soient pas conservés à la KBR. C’est là que réside l’importance des travaux réalisés par les centres d’archives et les centres de documentation spécialisés.
Rares ou largement diffusés, les périodiques ont une grande valeur. C’est pourquoi le CARHOP leur accorde une attention particulière. Comme de nombreuses autres structures (IHOES, Mundaneum, Etopia, etc.), le CARHOP conserve de nombreux titres de périodiques, qui constituent des ressources essentielles pour la compréhension des luttes sociales d’hier et d’aujourd’hui, menées par de grandes organisations, comme des associations plus modestes. Lui-même a fait le choix, il y a huit ans, d’informer et de former ses lecteurs et lectrices par le biais d’un périodique : Dynamiques. Histoire sociale en revue[22]. Le fait que l’aventure se poursuive et que, de manière générale, les mouvements sociaux ont toujours gardé ce canal d’information et de formation, est un signe que les acteurs et actrices de transformation sociale sont toujours en quête de questionnements, de réflexions, de construction de points de vue grâce à des supports accessibles et solides au niveau du contenu.[23]
Notes
[1] L’association des professionnels de l’information et de la documentation, « Glossaire », https://adbs.fr/publications/glossaire, page consultée le 12 septembre 2024.
[2] CARHOP, fonds CARHOP, n°1, document de travail de Hubert Dewez pour l’AG du CARHOP du 17/02/1981.
[3] CARHOP, fonds CARHOP, n°2, annexe 3 rapport de l’AG du CARHOP, 26/12/1980.
[4] Maintenant disponible en version électronique.
[5] Fondation André Renard.
[6] CARHOP, fonds CARHOP, n°2, annexe 3 rapport de l’AG du CARHOP, 26/12/1980.
[7] CARHOP, fonds CARHOP, n°5, Rapport d’activités de l’AG du CARHOP, 1981, juin 1982.
[8] CARHOP, fonds CARHOP, n°8 : Rapport d’activités de l’AG du CARHOP, juin 1985.
[9] Pour rappel les organisations constitutives du MOC sont les Équipes Populaires, la Mutualité Chrétienne, la JOC, Vie féminine et la CSC.
[10] Pour aller plus loin, voir l’article de Monique Van Dieren : De L’Équipe Populaire à Contrastes : Un trait d’union entre le mouvement et ses affiliés, dans ce numéro.
[11] Pour aller plus loin, voir l’article de Camille Vanbersy : Le périodique, outil de propagande, de formation et Trait d’Union entre les jocistes et la JOC ?, dans ce numéro.
[12] Pour aller plus loin, voir l’article de Amélie Roucloux : La Ligue des femmes, Vie féminine, axelle, De la ligueuse chrétienne aux militantes féministes, Un siècle de femmes à la Une !, dans ce numéro.
[13] Pour une analyse de la presse syndicale chrétienne, voir : LEPOUTRE S., « L’information syndicale : multiple, foisonnante et sous tension », La CSC, retour sur 45 ans de progrès social, Bruxelles, CSC-CARHOP, p. 385-409.
[14] GEERAETS, R. M., «Fil rouge. En quête de sens », Les cahiers du fil rouge, n°1, [2005], https://ep.cfsasbl.be/IMG/pdf/cahier1-2.pdf , page consultée le 25 septembre 2024.
[15] Président de la Commission permanente de Contrôle linguistique (CPCL), « Lettre à monsieur le bourgmestre », février 2001, https://www.vct-cpcl.be/sites/default/files/import/32120MD-AZ.pdf , page consultée le 20 septembre 2024.
[16] DI SENZO L. et ROUCLOUX A., « Covid-19 et confinement. Regard de l’histoire sur des mobilisations actuelles » Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°12, septembre 2020, mis en ligne le 15 octobre 2020, https://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2020/10/20201013_RD_Intro_VD.pdf .
[17] La définition de la littérature grise désigne « tout type de document produit par le gouvernement, l’administration, l’enseignement et la recherche, le commerce et l’industrie, en format papier ou numérique, protégé par les droits de propriété intellectuelle, de qualité suffisante pour être collecté et conservé par une bibliothèque ou une archive institutionnelle, et qui n’est pas contrôlé par l’édition commerciale ». Voir : SCHÖPFEL J., « Vers une nouvelle définition de la littérature grise », 2012, https://www.abd-bvd.be/wp-content/uploads/2012-3_Schopfel.pdf , page consultée le 23 septembre 2024.
[18] Pour aller plus loin, voir : COOLS B. « Presses quotidienne belge : passé, présent et futurs économiques.», Courrier hebdomadaire du Crisp, n°2552, 2022.
[19] KBR, « Belgica », https://belgica.kbr.be/belgica/home-belgica.aspx?_lg=fr-FR, page consultée le 25 septembre 2024.
[20] KBR, « Belgicapress », https://www.belgicapress.be , page consultée le 25 septembre 2024.
[21] Loi du 08 avril 1965 instituant le dépôt légal à la Bibliothèque royale de Belgique (Moniteur belge du 18 juin 1965).
[22] En ligne gratuitement, Dynamiques, a pour objectif de « de prolonger une dynamique de rencontres sur l’histoire sociale entre les milieux universitaires, les institutions socioculturelles, les milieux associatifs et militants, ainsi que leurs publics ». La revue électronique mélange la recherche et l’éducation permanente dans une approche sociohistorique. Chaque numéro porte sur un thème qui allie “savoirs de terrain, issus des milieux syndicaux et associatifs, des expertises universitaires/scientifiques […] ainsi que des “témoignages qui sont les sources de l’histoire sociale”. CARHOP, « Présentation de la revue», Dynamiques. Histoire sociale en revue, 2016, https://www.carhop.be/revuescarhop/, page consultée le 25 septembre 2024.
[23] Ibidem.
Pour citer cet article
Arcq E., « Le périodique : un outil d’éducation permanente. L’exemple du CARHOP », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 24 : Lire pour lier!, octobre 2024, mis en ligne le 17 octobre 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/
La Ligue des femmes, Vie féminine, axelle, De la ligueuse chrétienne aux militantes féministes, Un siècle de femmes à la Une !
Amélie Roucloux (Historienne au CARHOP)
De La Ligue des femmes à axelle, en passant par Vie féminine, le mensuel accompagne l’histoire d’un mouvement féminin centenaire : les Ligues ouvrières féminines chrétiennes (LOFC), devenues Vie Féminine en 1969. Destiné au départ aux membres du Mouvement, le mensuel participe à la construction de ce dernier, à son évolution d’une identité chrétienne à une identité féministe, avec toujours la question sociale chevillée au corps et les femmes au centre des écrits. Pour comprendre le cheminement de ce journal de propagande chrétienne devenu magazine d’analyse féministe, il faut se plonger au cœur de ses tiraillements entre sa volonté de porter les messages du Mouvement auprès des membres, et son désir de toucher un plus large public en s’intéressant aux préoccupations des femmes.[1]
La ligue des femmes pour construire les Ligues
Tout à leur volonté de construire un mouvement féminin chrétien de masse, les LOFC mettent l’accent sur la formation et la propagande. Le journal La Ligue des femmes s’intègre parfaitement dans cette stratégie. Paru en avril 1919, il a pour mission d’informer et de renforcer les liens avec les membres. La cotisation mensuelle comprend l’abonnement au journal qui est amené par la sectionnaire au domicile de l’affiliée. D’inspiration sociale et catholique, des rubriques consolident la ligne éditoriale du journal : « Chronique des Ligues » qui informe sur l’activité des ligues locales ; « Formation religieuse » ; « Échos de notre action sociale » qui informe sur les actions politiques et sociales du Mouvement ; « Ce que nous en pensons » qui est un édito sur des sujets d’actualité ; « Les idées de tante Fine » qui propose l’achat de patrons de couture ; les rubriques cuisine, mode, jardin qui donnent des recommandations d’entretien du logis et d’hygiène de la famille.
Avec la Seconde Guerre mondiale, les LOFC arrêtent officiellement leurs activités et La Ligue des femmes avec. Toutefois, officieusement, les LOFC contournent la censure en éditant un petit polycopié sans logo. Sa diffusion par les sectionnaires permet de maintenir le lien avec les ligueuses, tout en apportant un message religieux et d’espoir, ainsi que des conseils de cuisine et de couture pour pallier aux restrictions. En septembre 1944, La Ligue des femmes reparaît. Le temps est à la reconstruction.[2]
Vie féminine, journal de Mouvement ou journal féminin ?
En janvier 1946, La Ligue des femmes prend le nom de Vie féminine. Le fonctionnement par rubrique, qui avait progressivement disparu, n’est pas renouvelé et une commission Journal est créée. En 1953, celle-ci souligne l’importance d’insister sur le lien entre Vie féminine et les LOFC, à savoir : intégrer la prière de la Ligue dans les numéros, rappeler que le prix du journal est une participation à tous les services, et mentionner plus souvent le lien existant entre les ligueuses et les fédérations régionales et nationales.[3] À ce moment-là, Vie féminine est le journal des membres et le choix du public cible répond aux stratégies de recrutement des LOFC. Ainsi, en 1958, Marie Braham, secrétaire générale, intervient directement auprès de la commission en lui demandant de créer des rubriques à destination des jeunes, des aînées, et des travailleuses, ce qui correspond à la volonté des LOFC de spécialiser leurs actions en fonction de ces publics spécifiques.[4]
En 1962, une commission élargie est organisée avec les secrétaires des fédérations régionales à propos du contenu du journal.[5] Elles font part de leurs suggestions : plus d’articles en lien avec le programme d’année afin de faciliter les discussions avec les ligueuses, et intégrer des poésies, des conseils ménagers, des romans, des reportages à l’étranger, des conseils coiffures, un sommaire[6], un courrier pour les questions sociales et éducatives, et enfin une présentation plus pédagogique et ludique de l’actualité législative et sociale qui concerne les femmes.[7] Des hésitations surviennent quant à savoir à qui s’adresse le journal. À la question : « Vie féminine est-il un “Journal de Mouvement ou journal féminin ?” », les secrétaires ne se prononcent pas, pas plus qu’elles ne parviennent à préciser la manière de faire lien entre les LOFC et le journal. « La question est restée en suspens. On a aussi laissé en suspens la question “Comment faire passer les activités du mouvement dans le journal ?” »[8]
En 1969, directement inspirées par leur journal, les LOFC prennent le nom de Vie Féminine. Puis, le Mouvement réfléchit à la ligne éditoriale de Vie féminine afin de la rafraîchir pour attirer un nouveau public. En mars 1985, le Centre d’étude de la communication (CECOM) en fait l’analyse.[9] Au niveau visuel, il s’apparente à un toutes-boîtes et semble s’être arrêté « avec les golden sixties, et n’avoir fait aucun effort pour rejoindre les années [19]80. »[10] La mise en page manque de lignes directrices, entraînant une organisation hasardeuse des articles.
Au niveau du contenu, le CECOM préconise un style plus vivant et accrocheur, ainsi qu’un travail de relecture systématique pour donner un ton commun au journal. Il pointe ainsi les articles modes & beauté, dont les discours normatifs créent un décalage avec les prises de position sociales explicites du Mouvement. « Vie féminine participe alors généralement aux mythes de la société dominante, et la revue, au lieu de contester les situations, tend à un idéal de classe moyenne. »[11]
Vie féminine en prend acte et une première modification est faite en mars 1986 avec l’adoption d’un format rectangulaire. La typographie du logo change afin de le rendre plus visible. Les couleurs et l’organisation des textes sont plus équilibrées.[12] Les premiers retours sont positifs[13], et une enquête sur cette nouvelle formule est prévue.[14]
En 1987, le Mouvement décide de cibler les jeunes lectrices. « Nous sommes d’accord sur le fait que le journal doit changer, mais les critiques semblent venir uniquement du côté des jeunes ; les autres semblent satisfaites… alors cela ne sera pas facile de changer. Pourtant, si les jeunes veulent autre chose, n’est-ce pas sur ce public qu’il faut miser ? »[15] Parmi les pistes envisagées pour agrandir le nombre de lectrices : « Séparer cotisation et journal pour un nouveau public. »[16] Pour l’heure, des groupes locaux s’essayent à de nouvelles méthodes de distribution du journal, en délaissant progressivement la visite domiciliaire au profit de la distribution postale.[17]
axelle, média féministe belge
En janvier 1998, Vie féminine prend le nom d’axelle. La charte éditoriale précise : « Il est un magazine destiné à un large public féminin. » La nouvelle formule surprend et cristallise toute une série de débats en cours au sein du Mouvement. En septembre 1999, un audit du lectorat identifie quelques ajustements de contenus et constate que l’objectif de toucher un public externe est un succès. De nouvelles structures sont créées pour alimenter axelle. Un comité d’édition, composé notamment de personnes-ressources extérieures au Mouvement, propose des contenus rédactionnels. À ses côtés, un groupe d’accompagnement, composé de membres de Vie Féminine et de représentantes des services de Vie Féminine, garantit le lien entre le Mouvement, les services et axelle.[18]
Sabine Panet, engagée en 2013 et actuelle rédactrice en chef, et Stéphanie Dambroise, engagée en 2003 et actuelle secrétaire de rédaction, rendent compte des évolutions d’axelle depuis sa création.[19] Au niveau visuel, les réflexions sont constantes : la mise en page accompagne l’air du temps et le magazine investit rapidement internet, en créant une petite page web au début des années 2000. En octobre 2016[20], le chantier de renouvellement du magazine aboutit à une nouvelle formule : la mise en page est repensée avec le concours de trois graphistes, le sommaire est réorganisé, et un nouveau site web est créé. La rédaction se compose alors de la rédactrice en chef et de la secrétaire de rédaction, qui fait appel à des journalistes indépendant.e.s et ponctuellement de graphistes. À partir de 2017, axelle propose de plus en plus souvent des couvertures illustrées avant de systématiser la formule fin 2021. En novembre 2021, le magazine passe en bimestriel ce qui permet de développer des dossiers plus conséquents, le plus souvent coordonnés avec l’aide d’un.e journaliste indépendant.e, ainsi que des grandes enquêtes en Belgique.
Au niveau du contenu, le passage à axelle s’accompagne, dès le départ, d’une volonté de professionnaliser le magazine. Des contributrices extérieures à Vie Féminine sont invitées à rédiger des articles et un travail de relecture systématique est réalisé. Au fur et à mesure que le magazine acquiert une certaine notoriété, de plus en plus de journalistes professionnel.le.s proposent d’écrire des articles. Cette professionnalisation des personnes implique une professionnalisation du cadre de travail. Depuis 2016, pour la rémunération des journalistes, la rédaction se base sur les recommandations de l’Association des journalistes professionnels.
Les liens sont maintenus avec Vie Féminine, même si leur nature change. Si axelle continue à rendre compte des grandes campagnes du Mouvement,[21] il s’agit de plus en plus d’une présentation journalistique, qu’une promotion des activités du Mouvement. La rédaction est informée de ce qui se fait dans les régionales de Vie Féminine et, lorsqu’elle évalue que ces expériences sont intéressantes à documenter journalistiquement, elle sollicite un.e journaliste indépendant.e pour écrire un article. De leur côté, les journalistes voient en ce lien avec le Mouvement une source d’inspiration puisque ses « enjeux irriguent nos pages. »[22] Une réflexion est entamée pour mettre en place un comité éditorial, composé de représentantes de Vie Féminine et de journalistes, dont le rôle serait de partager des réflexions et des retours du terrain afin d’amorcer des pistes pour des articles.
« (axelle) est à la fois dedans et dehors (de Vie Féminine). Ça fait partie de notre identité. On est dedans parce qu’on est édité par Vie Féminine, qu’on partage les valeurs de Vie Féminine, qu’on est là parce qu’il y a Vie Féminine, qu’on partage la vision du monde, que c’est notre source d’information première. On est aussi dehors parce qu’on a une mission de regarder ce qui se fait dehors, de regarder ce qui se fait dans le reste du monde, de parler à des femmes qui ne sont pas membres du Mouvement. On a notre engagement féministe qui est vraiment ancré dans Vie Féminine, et puis notre engagement journalistique qui est dehors. On marche sur ces deux pieds en permanence, ce qui est une grande source de richesses, mais ce qui amène aussi une certaine complexité parfois. »[23]
Sabine Panet
Aujourd’hui, axelle continue à questionner et à se questionner pour diffuser un regard féministe sur l’actualité. En 2023, la rédaction et les journalistes rédigent un brouillon 1 pour un journalisme féministe afin de partager des façons de faire du journalisme féministe, inviter à repenser la fabrication des récits médiatiques et situer sa démarche dans la perspective d’une société démocratique plus égalitaire, plus juste, plus solidaire.[24] L’analyse du site web révèle que le lectorat consulte plutôt les anciens articles, pour donner ce faisant axelle est considéré comme magazine de référence sur les thématiques relatives aux droits des femmes. Le lectorat web représente 10 à 15 000 visites uniques et les podcasts sont une réussite, celui sur la maternité ayant atteint près de 50 000 écoutes. Enfin, le magazine papier axelle est diffusé tant auprès des membres de Vie Féminine, sur base de leurs cotisations, qu’auprès d’abonné.e.s. La diffusion est également assurée dans quelques points de ventes. Dans l’avenir, la rédaction aimerait développer une stratégie pour toucher un public plus large d’abonné.e.s.
Notes
[1] À noter que, à côté de cette publication, plus d’une dizaine vise spécifiquement les responsables, à des fins de formation. L’édition de ces dernières se succède ou se chevauche en fonction des stratégies politiques du Mouvement. Aujourd’hui, ce type de publication a disparu.
[2] Pour en savoir plus sur l’histoire des LOFC, de Vie Féminine et de son journal, voir ROUCLOUX A. (coord.), Vie Féminine. 100 ans de mobilisation féminine, Bruxelles, CARHOP, 2021.
[3] Secrétariat national de Vie Féminine (SNVF), fonds du secrétariat national (FSN) 1919-1990, n° 857, Commission du journal, 26 novembre 1953, p. 1-2.
[4] SNVF, FSN 1919-1990, n° 858, Lettre de Marie Braham et de Marguerite Debilde à la Commission Vie féminine, 9 mai 1958, p. 1.
[5] SNVF, FSN 1919-1990, n° 860, Réunion de Vie féminine, 21 mars 1962, p. 1-2.
[6] Le sommaire par rubrique reparaît en 1967, mais sans s’accompagner d’une réorganisation du journal.
[7] SNVF, FSN 1919-1990, n° 860, Commission élargie Vie féminine, 16 mai 1962, p. 1-6.
[8] SNVF, FSN 1919-1990, n° 860, Vie féminine – Suggestions des secrétaires, mai 1962, p. 4.
[9] SNVF, FSN 1919-1990, n° 863, Vie féminine : analyse d’une revue. Constat et perspectives, Louvain-la-Neuve, Centre d’étude de la communication (CECOM), 27 mars 1985, p. 119.
[10] SNVF, FSN 1919-1990, n° 863, Vie féminine : analyse d’une revue…, p. 36.
[11] SNVF, FSN 1919-1990, n° 863, Vie féminine : analyse d’une revue…, p. 107-113.
[12] SNVF, Vie féminine, mars 1986, 48 p.
[13] SNVF, FSN 1919-1990, n° 864, Compte-rendu du Groupe femme du Journal Vie féminine, 23 septembre 1986, p. 1.
[14] SNVF, FSN 1919-1990, n° 864, Compte-rendu de la réunion du Groupe femmes du journal, 14 janvier 1986, p. 2.
[15] SNVF, FSN 1919-1990, n° 864, Procès-verbal de la rencontre du Groupe journal jeunes femmes, 4 septembre 1987, p. 3.
[16] SNVF, FSN 1919-1990, n° 864, distribution journal, synthèse du travail S.E. 88, 1988, p. 5-6.
[17] SNVF, FSN 1919-1990, n° 864, Carnet outil, pour une autre distribution du journal Vie féminine, janvier 1989, p. 1.
[18] Pour en savoir plus sur l’histoire des LOFC, de Vie Féminine et de son journal, voir ROUCLOUX A. (coord.), Vie Féminine. 100 ans de mobilisation féminine, Bruxelles, CARHOP, 2021.
[19] CARHOP, interview de Sabine Panet et Stéphanie Dambroise par Amélie Roucloux, 22 août 2024.
[20] axelle, n° 192, octobre 2016, www.axellemag.be, page consulté le 6 septembre 2024.
[21] 20 ans de droits des femmes, axelle, hors-série, juillet-août 2018, www.axellemag.be, page consulté le 6 septembre 2024.
[22] Texte collectif, « Pour un journalisme féministe », axelle, n° 205, janvier-février 2023, p. 18-20. www.axellemag.be, consulté le 6 septembre 2024.
[23] CARHOP, interview de Sabine Panet et Stéphanie Dambroise par Amélie Roucloux, 22 août 2024.
[24] Les contributrices du brouillon, brouillon 1 pour un journalisme féministe, Bruxelles, axelle magazine & Vie Féminine asbl, 2023, p. 4.
Pour citer cet article
ROUCLOUX A., « La Ligue des femmes, Vie féminine, axelle, De la ligueuse chrétienne aux militantes féministes, Un siècle de femmes à la Une ! », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 24 : Lire pour lier!, octobre 2024, mis en ligne le 17 octobre 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/
Le périodique, outil de propagande, de formation et Trait d’Union entre les jocistes et la JOC ?
Camille Vanbersy (Historienne au CARHOP)
De 1922 à nos jours, c’est près de deux cents titres de périodiques qui ont été édités par la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) [1]en Belgique ! Pourquoi autant de titres, quels sont les buts et les publics visés par ces publications ? En quoi celles-ci participent-elles aux actions du mouvement et comment évoluent-elles au cours de ce siècle d’existence ? C’est ce que nous tenterons d’ébaucher dans l’article qui suit, d’abord en retraçant à grands traits l’histoire de ces périodiques et ensuite en nous concentrant plus particulièrement sur l’un d’eux, le T.U. [Trait-d’union]. Comme nous le verrons, trois problématiques traversent cette histoire : celle du public visé, celle du but poursuivi et celle des rédacteurs des contenus.
À l’heure d’écrire ces lignes, près de 200 titres de périodiques jocistes belges qui ont été recensés dans les collections conservées au CARHOP[2]. Ce nombre pourrait encore évoluer au gré des versements, des dépouillements et des travaux de recherche[3]. C’est principalement sur ces documents ainsi que sur les archives de la JOC nationale, actuellement en cours d’inventaire, que cet article se base. Ce travail est également complété par une rencontre faite avec Pascal Brachotte, ancien président national de la JOC et éditeur responsable de 49 numéros du T.U., parus entre 1991 et 1996.
Dès l’origine de la JOC, un périodique ; durant son histoire, une pléthore de titres
Aux origines … Un périodique !
Dès les origines du mouvement, dans les années 1920, la JOC, qui s’appelle à l’époque la « Jeunesse syndicaliste » s’est dotée d’un « journal », afin de diffuser ses idées et de renforcer les liens entre les militants. Le premier porte le même nom que le mouvement : Jeunesse syndicaliste. Son premier numéro sort en octobre 1920. En avril 1924, il change de nom et devient Jeunesse ouvrière (JO), quelques mois avant que le mouvement lui-même adopte le nom de « Jeunesse ouvrière chrétienne ».
Dès 1922 également, ce qui deviendra la JOCF, branche féminine du mouvement, se dote de Joie et travail[4]. Paraissant chaque mois, ces publications ont pour objectif d’organiser la formation d’un mouvement de jeunesse ouvrière masculine, d’une part, et féminine, d’autre part. L’abonnement est alors compris dans la cotisation. Parallèlement, de nombreux numéros sont vendus de la main à la main ou à la criée, à la sortie des usines, des églises, sur les marchés ou lors d’événements… À ces ventes, s’ajoutent des campagnes de vente ciblées qui permettent également de stimuler la diffusion des publications et surtout le recrutement de nouveaux militants [5].
La multitude de titres produits témoigne de l’importance pour la JOC des périodiques et de la variété des fonctions que celui-ci remplit : moyen d’action, lien, instrument de propagande, outil de formation et d’animation… Évidemment, parmi ces titres, tous n’ont pas eu le même succès. Parmi ceux qui ont eu une longue existence, citons, par exemple, Joie et travail qui est publié entre 1922 et 1965, le Bulletin des dirigeants, qui parait de 1924 à 1966, ou encore Film, la feuille de liaison interne à la JOCF publié entre 1985 et 2009. À l’inverse, d’autres ont une vie éphémère et seuls quelques numéros sont produits.
Le nombre de titres et donc la variété des périodiques évoluent à travers le temps. Avant la Seconde Guerre mondiale, plus d’une dizaine de titres de périodique différents sont dénombrés selon les années. Chacun cible un public privilégié et chaque type de responsable a son Bulletin. Celui des Dirigeants de section, s’adresse aux responsables du mouvement et les outille pour faire vivre leurs sections. Le Bulletin fédéral de la JOC et celui de la JOCF s’adressent aux équipes régionales. Les dirigeants pré-jocistes[6] disposent également de leur bulletin. Les Notes de pastorale jociste s’adressent aux aumôniers qui assurent l’encadrement religieux du mouvement. De même, à chaque type de militant répond un périodique : Mon Avenir, pour les militants pré-jocistes, et En route pour les militantes pré-jocistes, Jeunesse ouvrière pour les militants jocistes, Joie et travail pour les militantes. Citons également Le jeune chômeur dont le but est précisé dans le sous-titre « journal de combat des sans travail », à savoir défendre les droits des jeunes frappés par la crise et les informer de leurs droits. Durant la Seconde Guerre mondiale, seuls quelques titres sont édités. Après-guerre, de nouveaux titres font leur apparition et cette variété perdure jusqu’à la fin des années 1960. Durant cette période, les titres suivent l’évolution sociologique des militant.e.s. Aux côtés des journaux s’adressant aux jeunes travailleurs tels que Notre action, le bulletin des responsables de « l’action au travail », apparaissent d’autres. Ceux-ci ciblent d’autres publics que sont les élèves des écoles techniques, les étudiants, les soldats… Souhaitant encadrer l’ensemble des aspects de la vie des militant.es apparaissent des titres comme, par exemple, Promesse, journal de préparation au mariage à destination des fiancé.es.
De plus, à ces journaux récurrents, s’ajoutent des titres ponctuels dont le but est de préparer les militant.e.s à certains événements. Citons, Nous irons à Rome ou En mission vers Rome, publiés en 1956 et 1957 visant à préparer respectivement les militants et les chefs d’équipes de la Jeune JOC au Congrès mondial de Rome, qui se tient en 1957. Autre exemple, des journaux spéciaux tels Révolution pour la JOC et Revivre pour la JOCF accompagnent les campagnes pascales.
1970 – 2000 vers une diminution du nombre de titres
Au début des années 1970, à l’image du nombre d’affilié.e.s, le nombre de titres diminue fortement. Il s’agit d’une période de transition pour le mouvement : implication politique, distanciation avec le MOC, divisions internes, passage d’une organisation essentiellement ouvrière à un mouvement de jeunes…[7] Tout cela se ressent dans la production de périodiques, qui passe durant quelques années au second plan. C’est en moyenne deux à trois titres qui sont publiés simultanément, sans compter les éventuels périodiques locaux dont nous n’avons pas (encore) connaissance[8]. Il s’agit alors essentiellement de journaux destinés à faire le lien au sein du mouvement : informations générales, organisation d’événements…
Au début des années 1980, paraissent deux titres de périodiques qui seront publiés sur une longue période. Il s’agit, d’une part, de Trait d’Union (T.U.), pour la JOC, publié de 1981 à 2000[9] et, d’autre part, Film, publié par la JOCF de 1985 à 2009. Ces deux titres sont rejoints ensuite par Face A qui parait de 1989 à 2001, à l’initiative de la JOCF. Le Face A est une revue d’information qui a pour objectif de présenter un thème d’actualité d’une façon originale et simplifiée : « L’accent est mis sur la facilité de la lecture, la simplicité de la représentation par des illustrations. Le Face A veut amener les jeunes à réfléchir sur les enjeux qui caractérisent notre société, mais aussi leur permettre de découvrir les organes de presse en général »[10]. Chaque numéro traite d’un sujet spécifique au départ d’extraits de presse et d’articles rédigés en interne. Face A est publié jusqu’en 2009 ; il est ensuite remplacé par Info Kit car « les jeunes ne lisent pas la revue, les abonnés étaient essentiellement des adultes ». Info kit va alors cibler enseignants, formateurs, animateurs, parents…, « tous ceux qui sont en contact avec des jeunes ». Le contenu du journal se veut « branché sur la réalité des jeunes » afin de l’analyser et de donner des pistes d’action en appliquant la méthode jociste voir-juger-agir [11].
Le T.U. disparaît en 2000 et est remplacé par Zig-Zap, lui-même remplacé par Red’Action en 2009. Ce changement intervient en même temps qu’un changement de logo pour la JOC et se veut porteur des évolutions du mouvement. Enfin, depuis 2013, le journal de la JOC se nomme Organise-toi, en lien avec le changement d’appellation de l’organisation qui se nomme « Jeunes organisés combatifs », puis « Jeunesse organisée et combative ».
Focus sur le TU
C’est en octobre 1981 que parait pour la première fois le T.U. Par cette publication, la JOC souhaite « rompre avec les habitudes et souligner ainsi un changement ». Le choix du titre du périodique est explicité dans l’éditorial :
« À une époque où le “Moi” et le “Je” sont à l’honneur, c’est se montrer “à la page” que de s’appeler “Tu”. » Le souhait est de faire de ce périodique « un moyen d’échange, d’information et de confrontation réalisé par et destiné aux militants de la JOC, aux “sympathisants ”, aux “anciens du mouvement”, bref à tous ceux qui aspirent, se battent, luttent pour rendre leur vie moins conne, pour un autre mode de vie, pour un changement social… »[12].
Cet éditorial mentionne trois problématiques qui émailleront l’histoire du T.U. et qui avaient déjà questionné les rédacteurs des journaux jocistes dès les années 1960. D’abord, ce périodique doit permettre une communication large des expériences, des combats menés par les fédérations et les quartiers. Mais il doit aussi, voire surtout, faire le lien en interne entre l’équipe fédérale et les militants d’une part et entre l’ensemble des militants des différentes régions d’autre part. Ensuite, les équipes de rédaction mettent un point d’honneur à laisser une place la plus importante possible aux écrits des jeunes. Cependant, des demandes d’écrits professionnels sont formulées rapidement afin d’apporter des éclairages aux témoignages des jeunes et du contenu informatif à la revue. Enfin, les équipes de rédaction doivent trouver un équilibre entre la diffusion du vécu des jocistes, pour faire le lien, celles d’articles de fonds, pour former et informer et enfin celle de contenus plus légers, pour attirer et maintenir l’intérêt du lecteur… Un exercice peu évident, nous le verrons.
Au cœur du T.U. : les jeunes (lecteurs)
Jusqu’en janvier 1984, le T.U. est envoyé gratuitement à ceux et celles qui en font la demande et est distribué à cette date à plus de 640 adresses. À partir de janvier 1984, un abonnement est mis en place pour faire face au coût croissant de production. Souhaitant garantir l’accès à tous, plusieurs formules sont proposées. L’abonnement ordinaire est de 100 francs par an, l’abonnement de soutien, à 300 francs, et, pour les plus « démunis », le journal peut être envoyé gratuitement, sur simple demande[13]. En 1987, l’équipe de rédaction se félicite du nombre d’abonnés qui dépasse les 400.
Le maintien de ce lectorat est, dès le début, au centre des préoccupations des responsables de la publication et, dès le numéro 7, publié en octobre 1982, des réflexions sont menées et de nouvelles rubriques font leur entrée. Le numéro 14 de mai 1983 propose aux lecteurs de répondre à un questionnaire afin d’évaluer le journal et bien que de nombreux commentaires positifs aient été formulés, un T.U. nouvelle formule est édité en décembre 1983, marquant par ailleurs le passage de relais entre Jean Joye et Giorgio Casula en tant que rédacteur en chef.
Ce dernier est responsable de la publication de 33 numéros parus entre 1983 et 1987[14]. Il profite de l’éditorial de mars 1985 pour préciser les objectifs du T.U. « C’est aussi un journal de liaison, la JOC existe un peu partout dans le monde. Partout des jeunes se regroupent pour réfléchir ensemble sur leurs situations. Dans leur quartier, ville ou village, ils font des choses (actions, projets, animations…) et ils veulent les répercuter. Le T.U. sert à ça ! Parfois, sans le savoir, des groupes de différents coins font des choses sur un même problème. Parfois nous trouvons utile d’organiser des rencontres entre tous ces groupes afin de voir ce qui peut être fait ensemble. » Cette idée est reprise plusieurs fois dans les éditoriaux des années 1985 et suivantes. À cette volonté de faire du lien entre les jeunes du mouvement s’ajoute aussi celle de faire connaître le mouvement : « Partout où c’est possible nous racontons ce que nous vivons et ce que nous faisons à la JOC. Et c’est de plus en plus important car il faut montrer la valeur de ce que nous sommes et de ce que nous faisons à la JOC. Des gens l’ont compris, ils s’ouvrent à nous, ils nous tendent l’oreille »[15]. L’éditorial du numéro 17 de janvier 1987 revient également sur ce point. Il ajoute que le public visé reste l’ensemble des « gens en relation avec la JOC », mais que ce périodique doit avant tout permettre une communication entre les jeunes des différents groupes et des différentes régions[16].
Cette volonté de faire du lien sera également l’élément central lorsqu’en 1991, Pascal Brachotte prend le relais de la coordination : « Je me suis rendu compte, assez vite, que le T.U. incarnait vraiment son nom, un trait d’union et que c’était notre Facebook ; on n’avait pas de téléphone et si on avait envie de communiquer et [de dire] le bonheur qu’on avait à militer, c’était à travers le T.U. que tu pouvais le communiquer aux autres de la JOC. Si tu avais envie de communiquer ta révolte, c’était aussi à travers le T.U. que tu pouvais le faire. […] je me suis rendu compte que c’était un outil et une arme importante, autant pour l’intérieur du mouvement que pour l’extérieur »[17]. Un outil également qui assure le lien entre les militants et augmenter le nombre d’abonnés « […] plus tu écrivais dans le T.U., au plus tu faisais écrire des jeunes, plus les jeunes avaient envie de s’abonner, plus ils avaient envie d’en faire partie et donc en fait c’étaient vraiment le trait d’union »[18].
Un journal écrit par les jeunes, pour les jeunes
Dès l’origine, le souhait est de donner la parole aux jeunes à tous les jeunes, même à ceux que l’écriture effrayait, comme l’explique Pascal Brachotte en parlant de sa propre expérience : « Le français et l’écriture, ce n’était pas mon truc. J’avais peur des mots. En fait, comme je ne savais pas écrire sans faute, je n’osais jamais écrire, […] j’étais gêné […] le T.U. m’a donné la possibilité de me raconter et je pense que j’ai découvert que j’étais capable d’écrire des trucs et que cela me plaisait bien […] elle [la responsable du T.U.] corrigeait les trucs et on s’en foutait, c’était les jeunes qui écrivaient et elle qui corrigeait. Et donc il n’y avait aucun jugement, tu pouvais envoyer ton texte tel quel »[19].
Impliquer les jeunes dans le processus d’élaboration de la revue et dans la construction de contenus, confère une fierté aux jeunes et leur donne envie de s’impliquer comme en témoigne Pascal Brachotte « Le fait d’accrocher au Trait d’Union, c’est accrocher à la fédération, c’est accrocher à la JOC, c’est accrocher à la responsabilité et donc les jeunes se sentent plus responsables. Dans un parcours de formation de militants, si je voulais qu’ils accrochent à leur groupe de base, le T.U. étais un outil fabuleux. Le T.U. c’est le Facebook de notre époque. »[20]. L’utilisation du périodique comme outil d’animation par les permanents au sein de leurs groupes participe également à accroître l’intérêt des jeunes pour cette revue. Des articles du T.U. sont alors parfois amenés par les jeunes dans les écoles ou d’autres lieux qu’ils fréquentent pour alimenter les réflexions.
En 1991, après dix ans d’existence, le nombre d’abonnés ne s’élève plus qu’à 250. Dès lors, le début de cette décennie va être mis à profit pour relancer le périodique. Des réflexions sont entamées pour refondre le journal. Les objectifs poursuivis semblent faire l’unanimité et se placer dans la continuité : « Le T.U. est un moyen d’expression pour les jeunes du mouvement (ce qui implique un look approprié), un moyen d’information et de formation (destiné aux acteurs du mouvement), une vitrine du mouvement (ce qui implique une cohérence au niveau du contenu et finition dans la présentation) »[21]. La JOC souhaite également assurer un meilleur encadrement des numéros. Une équipe de coordination, composée du permanent national, des deux employés du T.U. et de trois ou quatre militants ou permanents, est mise en place au niveau national. Elle établit le sommaire, vérifie l’adéquation des articles avec les objectifs de la revue, veille « au look jeune, à la qualité de la mise en page et illustrations » … Au niveau fédéral, il est demandé de suivre l’écriture et le contenu des articles, ainsi que d’assurer le suivi des abonnements et leurs renouvellements[22].
Des changements sont tentés dans la forme comme dans le fonds pour essayer de relancer le T.U. Le périodique parait sur papier recyclé en février et mars 1992, mais ce support ne fait pas l’unanimité. En mars 1992, la couverture est faite de papier glacé. En 1993, des phrases chocs sont mises en exergue dans les articles en s’inspirant du ton acerbe du magazine co-créé par Thierry Ardisson, Entrevue, « pour que les gens aient envie de lire l’article »[23].
Des innovations en termes de contenu sont tentées également avec l’introduction de jeux, de bandes dessinées… De nouvelles rubriques telles que la boite à outils, bulle d’air, humour, cinéma, musique font leur apparition… autant de rubriques ayant déjà été utilisées dans le T.U. au milieu des années 1980 et qui disparaissent et apparaissent au gré des modifications du lectorat ou de l’équipe de coordination.
Plusieurs hors-séries centrés sur la revue et son fonctionnement sont intégrés aux numéros afin de promouvoir la revue, présenter la JOC, présenter l’équipe responsable et surtout inciter les jeunes à participer et produire des articles. En juin 1992, le hors-série « « T.U. n’a pas peur de la vérité, « T.U. » ne censure pas, « T.U. » est vivant… » explique : « Tu en connais beaucoup toi, des revues écrites par les jeunes, pour les jeunes et entre les jeunes ? C’est une évidence : ce genre de revue ne court pas les rues ! Et pourquoi ? Tout simplement parce que beaucoup pensent que les jeunes n’ont rien à dire, qu’ils ne sont pas suffisamment responsables. Depuis des années les jeunes de la JOC prouvent le contraire. Ils s’expriment par l’intermédiaire du Trait d’Union. » Un second hors-série est publié en avril 1994, à l’occasion d’une refonte du journal.
1994 : Campagne pour le T.U.
Les années 1993 et 1994 marquent une période de grande réflexion pour l’avenir du journal. 1994 est également marquée par l’« action 94 », campagne durant laquelle les jocistes ont sillonné les communes de Wallonie pour faire entendre leurs revendications.
Le T.U. se fait alors le relais pour l’organisation des événements, le porte-parole des revendications portées par l’action et le réceptacle des témoignages des jeunes, acteurs de cette mobilisation. À cette occasion, le journal fait peau neuve, pour suivre le mouvement : nouvelle mise en page de la couverture, nouveau look intérieur et l’équipe de rédaction évolue. La participation des jeunes repose souvent sur les épaules du responsable régional : plus celui-ci est convaincu par l’utilité de l’écrit en général et du T.U. en particulier, plus les jeunes de cette région participent. Comme en témoigne Pierre Tilly, permanent à Mons et membre de l’équipe de coordination du T.U., dans son « Programme de survie pour le T.U. » : « La grande originalité du T.U., c’est qu’il repose sur l’envie des jeunes d’écrire ce qu’ils pensent, ce qu’ils vivent, ce qu’ils dénoncent. Ce qui nous donne un journal aux multiples facettes, d’une grande variété et d’une grande richesse. Seulement voilà, tout cela est bien beau, mais cela foire à partir du moment où on dépend du bon vouloir et du rythme de travail des jeunes et des permanents qui ont curieusement d’autres chats à fouetter »[24]. C’est ainsi qu’en fonction des périodes et des mandats des permanents, certaines fédérations telles que La Louvière, Verviers, Liège ou encore le Brabant wallon[25] sont davantage représentées que d’autres.
Si la force du T.U. réside dans sa capacité à « faire parler les jeunes », c’est là aussi que se trouve sa plus grande faiblesse. En effet, au regard de la diversité des articles produits, le T.U. est parfois perçu comme « une foire aux articles » qui disent la même chose en restant dans le ressenti et le sentiment, sans entrer dans une analyse étayée de la réalité[26]. Cependant, lorsque le T.U. se veut plus informatif, il lui est reproché de faire « double emploi avec le Face A [revue d’information] et ses dossiers thématiques », des commentaires demandent de choisir entre « un journal d’expression des jeunes » et un journal de « formation des jeunes »[27].
En 1994, pour « sauver le T.U. du naufrage et lui éviter de rejoindre le cimetière des journaux trop tôt disparus », Pierre Tilly propose de mettre sur pied une équipe de rédaction se réunissant une fois par mois pour discuter du contenu du journal, évaluer les numéros précédents [28]. Ce sera fait quelque temps plus tard. Une équipe de journalistes, composée de militants jocistes volontaires, est également mise en place. La JOC se procure une authentique carte de presse : en échange des avantages que celle-ci octroie (entrée gratuite dans de nombreux événements), les journalistes s’engagent à rédiger au moins un article par numéro. À leurs côtés, des correspondants régionaux doivent assurer le relais régional, rechercher des articles…
En 1995, une « Campagne TU » est mise en place. Elle donne lieu à la création d’un stand de présentation organisé lors des événements de mouvements proches. Elle renforce la communication autour du périodique. De plus, face aux difficultés des jeunes d’écrire, la JOC organise un week-end de formation avec en invités/formateurs Luc Gilson, journaliste à RTL TVI et Steeve Roosemont, permanent JOC du Brabant Wallon, surnommé « l’écrivain fou du BW »[29]. Un concours est également organisé et permet, grâce aux articles réalisés durant l’année, à la fédération de Verviers de remporter une télévision et un lecteur de vidéocassettes ainsi qu’a un jeune de bénéficier de deux places de concert à Forest National [30].
De plus, comme précédemment mentionnée, la réussite du journal tient également aux personnes qui le portent. Les réunions de coordination de la revue témoignent de la distance qui s’installe à la fin des années 1990 entre la coordination du T.U. et les régions. Le périodique n’est plus utilisé, comme l’explique Pascal Brachotte : « Cela a été compliqué par ce qu’on n’avait plus de relais en région, j’ai ce souvenir des permanents qui n’étaient plus dans l’écrit et n’accrochaient plus […]. Si le permanent de la région n’accorde pas de l’importance à son périodique, les jeunes ne vont pas y accorder de l’importance non plus, c’est automatique. Une revue ne peut pas venir de la nationale en disant simplement : « abonnez-vous » ; si la région et le permanent ne font pas le relais, la revue est condamnée à mourir et je pense que c’est ce qu’il s’est passé, à un moment donné, il y a eu une forte diminution. Et on a essayé de relancer parce qu’on a retrouvé des permanents qui étaient accrochés »[31].
En 1996, des réflexions sont menées autour du nom de la revue, en vue de dynamiser le journal[32]. Celui-ci restera le T.U. jusqu’en 2000. Un ultime changement de format est effectué en 1997. Publié jusqu’à présent sous forme de cahier au format A4, le T.U. prend la forme d’un journal format A3, doté de pages à découper pour former « une boite à outils » ; de nouvelles rubriques s’ajoutent avec, par exemple, l’introduction de la rubrique « les vieux racontent », qui donne la parole à d’anciens jocistes…
Malgré ces changements, seuls cinq numéros sortent en 1998, 1999 et 2000 et comportent trop peu d’articles au regard de certains militants comme le signale Christian David de la fédération de Couvin-Walcourt qui raconte sa première rencontre avec le journal trois ans auparavant lors du week-end T.U. : « Au premier abord, tu [le journal T.U.] me plaisais, tu avais des couleurs, tu n’étais pas trop gris et de l’intérieur, tu paraissais intéressant et passionnant, comme je n’avais jamais vu ailleurs. Aujourd’hui, tu [le journal T.U.] as grandi [le journal a changé de format], tu as pris plus de couleur, mais il me semble que tu perds de plus en plus de poids et mes amis me le disent aussi. » Ce constat amène à Gene de Verviers cette réflexion publiée dans le T.U. de novembre 1998 : « Enfin, se passe-t-il encore quelque chose ou les gens sont-ils tellement occupés dans leurs régions respectives qu’ils n’ont plus le temps d’écrire et de tenir les autres au courant de ce qu’ils font ? C’est sûrement cela !!! ou alors, une autre éventualité, à voir nos factures de Belgacom, c’est peut-être la nouvelle ère du GSM qui fait qu’on devient paresseux et qu’il est plus facile de se transmettre les infos de cette façon ». La situation est alarmante, comme le fait remarquer Frédéric Jacquemart, éditeur responsable, dans un courrier adressé aux fédérations : « Urgent, Le T.U. est en danger, non seulement par manque d’abonnés, mais en plus par manque d’articles ! Le journal n’est pas représentatif de ce qu’est le mouvement, et il ne le sera pas avec seulement 2 FD [2 fédérations qui rédigent des articles] »[33].
Un périodique disparaît… Un autre le remplace
Le T.U. n° 169 de juillet-août 2000 est le dernier. Mais, la JOC ne peut laisser ce vide. Apparaît en 2001 Zig Zap. Durant ses premiers numéros, celui-ci diffère du T.U. Premièrement par sa forme, publié en noir et blanc sur feuilles A4 agrafées et précédée d’une couverture sur une feuille de papier coloré. Deuxièmement, au niveau du fonds, cette « feuille de liaison » donne, à ses débuts, sous forme de brèves au ton décalé des informations variées sur le mouvement, les permanents, les activités menées dans les différentes régions. Cependant, dès 2002, le ton change et se fait plus sérieux, moins de blagues internes et plus d’articles de fonds. Il se rapproche de son prédécesseur, le T.U., au niveau de son contenu. En 2009[34], l’édito du Zig Zap est sans appel : « Vous tenez en main ce qui devrait être le dernier Zig-Zap ». Il est alors remplacé par Red’action. Ce changement intervient en même temps qu’un changement de logo pour la JOC et se veut porteur des évolutions du mouvement.
Les motivations reprennent alors des arguments plusieurs fois entendus dans l’histoire des périodiques JOC : « Faute de moyens, notre trimestriel était devenu, par la force des choses, l’égal d’un bulletin paroissial. Insuffisant pour la JOC (dont le fondateur Cardijn est présent sur notre couverture). Plus qu’une feuille de liaison entre fédérations, notre revue devait s’ouvrir vers un nouveau public. Un public-non-jociste, ouvert, … Une ouverture nécessaire à la survie de l’organisation. Pour toucher ce public, un seul moyen : écrire sur des sujets de fonds, des sujets susceptibles d’intéresser le plus grand nombre »[35]. Des techniques déjà tentées aux cours de décennies précédentes sont reprises : textes écrits par les jeunes aux côtés de textes de fond, articles sur les activités et actions du mouvement et dossiers thématiques détachables sur des thématiques d’actualité : sécurité sociale en Belgique, désobéissance civile, attitude à adopter en cas d’agressions policière… À cela s’ajoutent des textes de chansons et articles de réflexions politiques… Pour en faire un « vrai périodique »[36]. Mais qu’est-ce qu’un « vrai périodique » car lorsque l’on y regarde de plus près Red’action reprendra les recettes de ces prédécesseurs et, de manière cyclique, les fera évoluer.
Aujourd’hui le « journal » de la JOC se nomme Organise-toi. Publié depuis 2013, il est accessible en ligne. À ses côtés, prend place également une page Facebook. Pour les rédacteurs, les questions et problèmes rencontrés par le T.U. restent toujours d’actualité : comment assurer le lien entre les lecteurs et leur journal, comment laisser une place importante à la parole des jeunes tout en proposant également des articles de fond aux tonalités professionnelles, comment attirer le lecteur sans tomber dans le travers des journaux grand public de divertissement pur. À ces questions, s’ajoutent aujourd’hui celle de l’abandon des formats papier pour les versions numériques et la cohabitation de ce média avec les réseaux sociaux tels que Facebook, Instagram et d’autres formes de communication (podcast, vidéo, « réels » …). Au travers de ces changements de support, c’est plus largement la question de l’adéquation entre la méthode de communication et les publics visés qui se pose.
Notes
[1] À l’origine « Jeunesse syndicaliste », l’organisation prend le nom de « Jeunesse ouvrière chrétienne » en 1925. Aujourd’hui, elle porte le nom de « Jeunesse organisée et combative ».
[2] Nous renvoyons sur ce point à l’article d’Émilie Arcq dans ce même numéro de Dynamiques.
[3] En effet, parmi les périodiques recensés actuellement, peu de productions des sections locales de la JOC apparaissent, or celles-ci ont également été actives au travers de ce médias. Dès lors, de nouveaux titres pourraient allonger cette liste au gré des inventaires des archives des fédérations JOC.
[4] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « Dossier J.O. Préparé par la commission J.O. Les 29 décembre 77 et 18 janvier 78 et présenté à la rencontre des permanents des 31 janvier et 1er février 78 », 1978.
[5] « En décembre 1924, La Jeunesse ouvrière à l’ambition de parvenir à 5.000 abonnements. Un concours lancé en 1928 met en valeur les sections et les jocistes qui en diffusent le plus. En avril, le journal tire à 8.000 exemplaires et son numéro spécial de 1929, à 130000. Joie et Travail imprime en 1925 quelques centaines d’exemplaires. Le tirage de son édition spéciale de juillet 1929 grimpe à 100000 ». BRAGARD L., FIEVEZ M. et JORET B. et al., La Jeunesse ouvrière chrétienne Wallonie Bruxelles, 1912-1957, tome I, Bruxelles, Vie ouvrière, 1990, p.117.
[6] Les sections pré-jocistes accueillent les jeunes avant leur entrée dans le monde du travail ou lors de leurs débuts.
[7] Pour une histoire de la JOC à cette période, lire : WYNANTS P. et VANNESTE F., « Jeunesse ouvrière chrétienne », dans Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, vol. 27, Paris, Letouzey, 1999, p. 1254-1280, extrait disponible en ligne : https://pure.unamur.be/ws/portalfiles/portal/38405971/JOC_120.pdf, page consultée le 02 septembre 2024.
[8] Les archives de la JOC nationale ont été déposée au CARHOP et sont en cours d’inventaire. À terme celui-ci sera disponible sur la base de données : https://carhop.lescollections.be/ sur laquelle le lecteur pourra déjà consulter une grande partie des inventaires des archives d’anciens jocistes ainsi qu’une partie de la collection iconographique du mouvement en cours de numérisation.
[9] Il ne faut pas confondre le T.U. des années 1990 avec son prédécesseur Trait-d’union paru à partir de février 1948 et de manière irrégulière jusqu’au début des années 1950 avec pour sous-titre « Bulletin des équipiers fédéraux de la JOC ».
[10] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « De face A à l’Info kit quelques suggestions pour le prochain numéro », s.d. circa 2009.
[11] Ibidem.
[12] JOYE J., « Éditorial », dans T.U., n° 1, octobre 1981, p.1.
[13] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, T.U., n° 17, janvier 1984, p. 4.
[14] Giorgio Casula sera éditeur responsable de 33 numéros publiés entre 1983 et 1987, Rocco D’Amore de 23 numéros entre 1988 et 1990 et Pascal Brachotte de 49 numéros entre 1991 et 1996. Les autres éditeurs responsables n’auront que quelques numéros à leur actif.
[15] CASULA, Giorgio, « Éditorial », dans T.U., n° 30, avril 1985, p. 1.
[16] CASULA, Giorgio, « Éditorial », dans T.U., n° 17, janvier 1984, p. 1.
[17] CARHOP, Interview de Pascal Brachotte, réalisée par Camille Vanbersy le 28 août 2024.
[18] Ibidem.
[19] Ibidem.
[20] Ibidem.
[21] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, note « Topo sur le fonctionnement actuel du T.U. », 3 juin 1991.
[22] Ibidem.
[23] CARHOP, Interview de Pascal Brachotte, réalisée par Camille Vanbersy le 28 août 2024.
[24] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, “Programme de survie pour le T.U.” réalisé par Pierre [Tilly], Mons, le 5 septembre 1994.
[25] Citons par exemple Pierre Tilly pour Mons, Fred Jacquemart pour Verviers, Steve Roosemont, surnommé l’écrivain fou du BW, pour le Brabant Wallon, ou encore Pascal Brachotte pour La Louvière.
[26] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, Rapport de la réunion de coordination du T.U. du 4 septembre 1992.
[27] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, Rapport de la réunion de coordination du T.U. d’octobre 1992.
[28] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « Programme de survie pour le T.U. » réalisé par Pierre [Tilly], Mons, le 5 septembre 1994.
[29] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « Plan du week-end “J’écris ton nom liberté” », circa 1994.
[30] BRACHOTTE P., « Campagne T.U. », dans T.U., 133, janvier 1996, p. 27.
[31] CARHOP, Interview de Pascal Brachotte, réalisée par Camille Vanbersy le 28 août 2024.
[32] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « Farde T.U. 95 », Lettre de la coordination du T.U., datée du 4 novembre 1996.
[33] CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « Farde T.U. », lettre de Fred [?], datée du 31 janvier 1998.
[34] L’année 2009 marque également la fin de Face A, remplacé ensuite par Info Kit car « les jeunes ne lisent pas la revue, les abonnés étaient essentiellement des adultes ». Info kit va alors cibler les enseignants, les formateurs, animateurs, parents… « tous ceux qui sont en contact avec des jeunes » cet outil, axé sur un thème précis, doit « être branché sur la réalité des jeunes, de l’analyser et de donner des pistes d’action en essayant d’appliquer la méthode JOC : Voir-juger-agir [sic] » CARHOP, Fonds d’archives de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) nationale, non inventorié, « De Face A à l’Info kit quelques suggestions pour le prochain numéro », s.d., circa 2009.
[35] « Edito », dans Red’action, n° 1, janvier, février, mars 2009, p.1.
[36] Ibidem.
Pour citer cet article
VANBERSY C., « Le périodique, outil de propagande, de formation et Trait d’Union entre les jocistes et la JOC ? », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 24 : Lire pour lier!, octobre 2024, mis en ligne le 17 octobre 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/
De L’Équipe Populaire à Contrastes : Un trait d’union entre le mouvement et ses affiliés
Monique Van Dieren
Permanente aux Équipes Populaires de 1978 à 2022, responsable des publications.
En presque 80 ans d’existence, le mouvement « Équipes Populaires » (EP) a publié une pléthore de journaux et revues. Comme la plupart des publications associatives, celles-ci ne s’adressent pas prioritairement à des « lecteurs » ou des « abonnés », mais à des « affiliés » à un mouvement auquel ils sont généralement très attachés. Ils ont donc des attentes spécifiques et parfois très fortes vis-à-vis des publications.
L’objet de cet article n’est pas d’analyser l’évolution du contenu des publications des Équipes Populaires, mais de jeter un regard sur la manière dont elles ont répondu (ou pas) aux attentes du mouvement et de ses affiliés. Nous aborderons également les questions et défis auxquels l’équipe de rédaction a été confrontée au cours des 40 dernières années.
De manière plus générale, nous pensons ne pas nous tromper en disant que toute publication associative a été ou est confrontée aux questionnements suivants : à quoi et à qui sert-elle ? Quels liens entretient-elle avec ses lecteurs/affiliés, et dans quelle mesure est-elle capable de s’adapter pour répondre à leurs attentes parfois antagonistes ? Plus récemment, une autre question s’est invité dans les débats du comité de rédaction : comment concilier les exigences du décret sur l’éducation permanente de 2003 avec les caractéristiques d’un lectorat populaire ?
Le cadre historique
C’est en 1947 que quelques militants et responsables actifs dans les organisations ouvrières du MOC décident de créer le mouvement « Les Équipes Populaires ».
« Des militants chrétiens du milieu populaire, consacrant leurs loisirs de travailleur et de père de famille à une organisation ouvrière (syndicat, mutuelle…) ont constaté une lacune dans leur vie […]. D’autres ont regretté une insuffisance de formation religieuse »[1] . Des lieux de rencontre et de réflexion émergent d’abord à Liège, puis partout en Wallonie et à Bruxelles, pour répondre aux besoins éprouvés de ces militants : réfléchir et débattre sur des problématiques familiales ou professionnelles, ainsi que sur le sens de leur engagement de militant chrétien.
Dès novembre 1947, le premier numéro de L’Équipe Populaire est édité. C’est un bulletin mensuel destiné aux « Dirigeants des Équipes de Formation et d’Action Populaires ». Celui-ci propose des courts articles de réflexions personnelles, des suggestions pour l’animation des réunions, des conseils pour toucher un public plus large, des témoignages sur les conditions de travail ou la vie familiale… Son public cible : les hommes adultes (à cette époque, il y avait la Jeunesse ouvrière chrétienne pour les jeunes et la Ligue ouvrière chrétienne féminine pour les femmes), membres d’organisations du MOC et leurs proches, ainsi que les milieux paroissiaux. Il est important de souligner la proximité avec les institutions religieuses et la foi chrétienne fortement ancrée des initiateurs du mouvement Équipes Populaires.
Le mouvement change, ses publications aussi
Très progressivement, le mouvement prend ses distances avec l’institution religieuse, même si ses militants restent pour la plupart de fervents chrétiens engagés. À partir des années 1970, le pluralisme fait une discrète entrée dans le mouvement ; celui-ci se positionne davantage comme un mouvement d’éducation permanente que comme un lieu de réflexion de sens et de foi. Il cherche à élargir et diversifier son public. À partir des années 1980, le mouvement s’ouvre à la mixité, prend ses distances vis-à-vis de l’Église et se déclare pluraliste en 2001[2]. Toutes ces évolutions modifient la physionomie et le contenu des publications au cours des 40 années qui suivent, mais brouillent aussi les cartes quant à la stratégie éditoriale à adopter[3].
Dès le début des années 1980, le dilemme se pose et les débats sont récurrents (en comité de rédaction surtout) par rapport au public cible et aux objectifs du journal du mouvement[4]. Doit-il être un bulletin de liaison, un outil d’animation et de réflexion interne (à destination des membres actifs) ou, au contraire, un outil de promotion du mouvement, c’est-à-dire ouvert à des problématiques plus larges, plus variées, susceptibles d’intéresser un nouveau public ? Ou les deux simultanément ?
Cette tension persiste durant une bonne vingtaine d’années (nous y reviendrons). Elle trouve en 2005 une issue qui semble jusqu’à ce jour satisfaire la grande majorité des affiliés/abonnés : séparer les dossiers thématiques de fond (Contrastes) et les informations relatives à la vie locale et institutionnelle du mouvement (La Fourmilière), les deux publications étant adressées à l’ensemble des affiliés et abonnés[5], mais pouvant aussi être diffusées séparément.
les périodiques de EP au cours du temps Novembre 1947. Premier numéro du journal mensuel « L’Équipe Populaire-Bulletin des Dirigeants des Équipes de Formation et d’Action Populaires ». Il contient des courts articles de réflexions personnelles, des suggestions pour l’animation des réunions, des témoignages, des conseils pour recruter de nouveaux membres… Janvier 1987. Changement de titre et de présentation. « « L’Équipe Populaire » devient « EP-Magazine ». C’est une revue mensuelle format A4, qui contient à la fois un petit dossier thématique et l’actualité du mouvement. Janvier 1993. « EP Magazine » » devient « Contrastes ». Il est toujours mensuel et le contenu reste similaire (un dossier thématique et l’actualité du mouvement). Janvier 2005. Contrastes se divise en deux publications distinctes. Contrastes devient un dossier thématique à part entière et La Fourmilière devient le bulletin de liaison des affiliés, qui se fait l’écho des activités du mouvement. Les deux publications sont bimestrielles et envoyées à tous les affiliés et abonnés. Parallèlement à ces publications qui s’adressent à tous les affiliés, une publication spécifique pour les animateurs des groupes est éditée dès 1950 : Responsables (de 1950 à 1980), qui s’appellera ensuite Intersections et Outils. Depuis cette date, les bulletins périodiques sont remplacés par des fiches ou des cahiers d’animations dont la périodicité est variable. |
Une publication associative, pour quoi ? Pour qui ?
Renforcer l’adhésion et la cohésion
Pour un mouvement associatif comme les EP, le journal représente une tribune pour faire connaître ses valeurs et ses combats auprès de ses militants et affiliés, et pour renforcer un sentiment d’appartenance. Cette fonction de cohésion était particulièrement forte et importante dans les premières années d’existence des EP, lorsqu’il s’est agi d’affirmer sa place et son rôle dans le monde chrétien associatif.
Le journal[6] est également une vitrine de la vitalité du mouvement, de la multiplicité de ses activités, de la diversité de ses terrains d’action. Il contribue à renforcer l’adhésion, suscite l’envie d’agir. C’est un élément qui contribue à la satisfaction d’appartenir à un mouvement, qui se bat pour la justice sociale et qui est « faiseur de droits ». Ce sentiment de fierté est régulièrement exprimé par les affiliés.
Il est important de souligner que les publications des EP ne sont pas conçues de manière autonome par une équipe éditoriale qui choisit librement les thématiques des dossiers, mais elles répondent généralement aux enjeux et thématiques que le mouvement inscrit dans son plan d’action. De ce fait, les publications, et en particulier les dossiers pédagogiques, ont pour objectif de servir de support d’animation et de réflexion pour les groupes locaux.
« Notre soirée a été entièrement consacrée au sujet des immigrés. La base de réflexion fut le n° de l’EP de janvier. Nous pouvons dire que nous avons pu tirer un maximum de cette soirée grâce aussi et surtout au journal qui était particulièrement réussi. »[7]
« Au cours des 3 dernières réunions, nous avions choisi d’analyser le problème de l’endettement du Tiers-monde en nous aidant du dossier du journal EP de janvier. Nous avons pu apprécier l’excellente valeur de ce dossier, sa présentation, l’équilibre du texte et la profondeur de recherche. […] Nous vous encourageons à travailler dans ce sens afin de garder au journal une bonne valeur pédagogique et de rester un très bon outil de propagande pour le mouvement. »[8]
Aujourd’hui encore, certains groupes utilisent la revue Contrastes comme outil d’animation. Par exemple, un groupe de la région montoise, « les amis de Contrastes », parcourt chaque mois de manière collective un article avec un public peu habitué à la lecture, en vue d’amorcer un débat sur le thème choisi.
Cependant, cette attente d’une revue « à usage interne » entre régulièrement en conflit avec l’objectif de faire connaître le mouvement à un plus large public.
Un outil de propagande et de visibilit
Vignettes autocollantes destinées à la promotion de l’Équipe Populaire dans les années 60. Source : Matériel de propagande de l’Équipe Populaire, 1969, farde 1288
Une publication associative a également pour objectif de toucher de nouvelles personnes susceptibles d’adhérer au mouvement et d’élargir son réseau de militants et sympathisants. Dès la création du mouvement, le journal des EP a été un outil de « propagande » efficace, a fortiori s’il était accompagné d’un contact personnel. Différentes stratégies de diffusion ont été tentées pour cibler l’environnement proche ou plus éloigné des affiliés.
La plus ancienne est celle des « tableaux de rayonnement », qui a pris des formes différentes au fil des ans. Chaque équipe était chargée de compléter annuellement un formulaire, un mentionnant le nom des affiliés, des participants réguliers ou occasionnels non membres, des sympathisants rencontrés lors d’activités élargies, des personnes de leur entourage, et enfin des anciens membres. Il était demandé aux animateurs locaux de contacter ces personnes pour leur proposer de rejoindre l’équipe ou à minima de recevoir le journal.
Des numéros étaient également déposés en grande quantité dans certaines paroisses et salles d’attente des bureaux syndicaux ou mutuellistes. Par ailleurs, un numéro spécial à grand tirage était édité chaque année et ciblait un public particulier : les milieux paroissiaux (dans les années 1950 à 1980), les organisations syndicales, l’enseignement, etc. Cette pratique se poursuit aujourd’hui par une large diffusion sur l’espace public des dossiers édités dans le cadre des campagnes de sensibilisation.
La publication est également une carte de visite qui contribue fortement à la notoriété d’une association dans le milieu socioculturel. La rigueur des analyses et l’attractivité de la présentation sont donc fondamentales pour son image et sa crédibilité.
Comment connaître les attentes des lecteurs et y répondre ?
Dans les années 1980 et 1990, une question récurrente se pose au comité de rédaction : comment dans une seule publication cohérente, articuler une revue « à usage interne », un outil de formation renforçant la cohésion du mouvement avec un outil à usage externe renforçant la visibilité du mouvement ? En d’autres mots, comment satisfaire à la fois les affiliés, mais aussi un public plus large d’abonnés potentiels ?
Différents moyens ont tenté d’évaluer les attentes des lecteurs et ajuster le contenu des publications : enquêtes de satisfaction, courriers des lecteurs, débats au sein du comité de rédaction et dans les instances, contacts informels avec les militants… Malgré une certaine uniformité dans le profil des lecteurs (principalement des affiliés membres des équipes locales), la plus grosse difficulté était de répondre à des attentes très différentes : certains étaient en demande de dossiers d’analyse, tandis que d’autres s’intéressaient davantage à la vie du mouvement, aux activités des groupes locaux. Et les nouveaux membres n’avaient pas les mêmes attentes que les militants les plus engagés du mouvement.
Ces types d’attentes très différentes ont eu un impact sur la politique des publications :
-
- création de bulletins spécialement destinés aux responsables dès 1951 ;
-
- réalisation de dossiers de contenu plus étoffés dans l’Équipe Populaire (devenu ensuite EP Magazine en 1987 et Contrastes en 1993) ;
-
- diversification des thématiques des dossiers ;
- séparation de Contrastes en deux publications distinctes : Contrastes et La Fourmilière en 2005.
Nous avons relevé dans les archives (et dans notre mémoire) quelques moments de tensions entre les attentes des uns et des autres.
En 1983, le comité de rédaction décide de modifier la présentation du journal et de diversifier les thèmes des dossiers en vue de toucher un public plus large. Des réactions négatives s’expriment de la part de plusieurs groupes suite à une nouvelle mise en pages et au thème du premier dossier, qui fait polémique (L’Équipe Populaire de janvier 1983, dont le dossier de 4 pages était consacré… à la radiesthésie. Voir encadré Courrier des lecteurs).
La diversification des thématiques abordées en vue toucher un nouveau public ne laisse pas indifférent. Le comité de rédaction de juin 1983 fait l’évaluation de la manière dont cette évolution est perçue :
« Certains ont l’impression que ce n’est plus le journal du mouvement et sont réticents au fait que le journal n’aborde plus uniquement des sujets militants. […] Ceux-ci attendent du journal un lieu où s’expriment les options du mouvement par rapport à une série de sujets (attente d’un journal plus « doctrinaire »). D’autres (en général plus jeunes) sont favorables à une diversification des sujets, qui sortent des sentiers battus. Cela peut être interprété comme une recherche d’alternatives sur d’autres terrains du mouvement ouvrier actuel »[9].
En 1984, le comité exprime à nouveau cette difficulté de concilier les attentes entre anciens et nouveaux affiliés et entre générations. Après la publication du dossier intitulé « Église en monde ouvrier : Des travailleurs disent leur foi », il constate la « difficulté de présenter quelque chose qui plaise à tout le monde. La preuve : le journal de décembre a été en général très apprécié par les « moins jeunes » du mouvement (le meilleur de l’année selon eux), mais pas tellement par les jeunes adultes (c’est tout à fait dépassé, on ne se sent pas concerné). Donc, il faut tenir compte de deux publics très différents dans le mouvement » [10].
Deux changements de nom
En 1987, l’Équipe Populaire change de nom et de format et s’intitule désormais EP Magazine. Ce changement est justifié par le coût et la vétusté de la formule « Journal ». Le choix s’est porté vers une revue A4, à tirage plus limité, principalement destiné aux affiliés, avec un contenu plus interne, avec cependant un petit dossier thématique de quatre pages.
À partir de janvier 1993, nouveau changement de nom. L’EP Magazine devient Contrastes, dans une volonté de s’adresser à un public plus large. Mais le constat est amer : « L’effort fait au niveau de la mise en pages et du contenu n’est pas payant en termes d’abonnements. La question de la promotion interne est donc vitale. La diminution reflète-t-elle la décrépitude du mouvement ou une négligence des fédérations qui ne courent plus derrière leurs membres pour qu’ils s’abonnent à Contrastes ? Et à l’extérieur, quels sont les nouveaux créneaux possibles non encore explorés ? Comment et par quel biais les séduire ? Il faut donc mettre le paquet pour que l’effort fourni soit payant, car nous sommes toujours convaincus que Contrastes est indispensable pour maintenir le sentiment d’adhésion au mouvement et pour donner une image dynamique des EP à l’extérieur » [11].
Un sondage d’opinion peu éclairant
Face à ce constat, le comité décide d’organiser une enquête d’opinion auprès des lecteurs. Dans l’enquête « Votre avis sur Contrastes » en 1994[12], des opinions divergentes, voire opposées, sont une fois de plus exprimées : « Le journal est fait pour le monde ouvrier et non pour apprendre à jardiner ou à lire des BD » Ou, au contraire : « Trop limité au public EP, trop vieillot. Il faudrait ouvrir les fenêtres au monde qui nous entoure. Si les jeunes lisent notre journal, ce serait un signe encourageant. Efforcez-vous à simplifier le langage, tout en ne perdant rien du fond afin d’assurer une diffusion beaucoup plus large ».
Le comité constate des attentes et des suggestions tellement diverses et parfois contradictoires qu’il est difficile de tenir compte des résultats du sondage pour définir ou réorienter une politique éditoriale. Par exemple, que décider face à deux suggestions totalement contradictoires telles que « Suppression de la rubrique Foi, ouverture à d’autres idéologies » et « Contrastes devrait mieux sentir que nous sommes chrétiens et wallons »,[13] a fortiori lorsqu’elles sont exprimées toutes deux de manière équivalente en récurrence ?
Dans le cadre de ce sondage, José Fontaine nous donne une réponse pleine de bon sens à propos de la question des attentes des lecteurs. « À mon avis, un journal doit deviner ses lecteurs plutôt que leur demander ce qu’ils désirent avoir comme journal. C’est un peu comme savoir les désirs d’un ami ou d’une femme avant qu’il ou elle ne les exprime. Mais si j’avais un souhait, c’est que le journal passe des dossiers approfondis et même difficiles éventuellement. Car alors, on a intérêt à garder le journal et à y revenir »[14].
À notre connaissance, plus aucun sondage d’opinion n’a été réalisé depuis lors. Et sa suggestion de fournir des dossiers plus approfondis a été adoptée dix ans plus tard…
Un changement de formule qui semble réconcilier les points de vue
C’est finalement une « contrainte extérieure » qui a permis aux EP de clarifier la politique des publications et ainsi de mieux répondre aux attentes des lecteurs. En 2005, la mise en application du décret sur l’éducation permanente de 2003 et les conditions que celui-ci impose pour être reconnu et subsidié en axe 3 (production d’analyses, études et outils pédagogiques) amènent les EP à séparer Contrastes en deux publications distinctes : Contrastes, qui est un dossier thématique de 20 pages destiné à un public large, et La Fourmilière, devenu le bulletin de liaison qui se fait l’écho des activités du mouvement. Les deux publications étant distribuées simultanément, il semble que cette formule ait permis et permet encore de répondre aux différentes attentes : celles des personnes demandeuses d’articles plus approfondis sur des sujets de société et celles des personnes qui sont davantage intéressées par les activités développées dans le mouvement.
La posture du comité de rédaction a donc été, au fil de ces 40 dernières années, d’adapter tant bien que mal le contenu et la forme des publications afin de garantir un équilibre entre les attentes individuelles et collectives, dans le respect des convictions religieuses, philosophiques, politiques de chacun.
Un baromètre parmi d’autres : le courrier des lecteurs Le courrier des lecteurs est, par définition, une bonne manière de mesurer le lien qu’une publication entretient avec ses lecteurs (même si ce ne sont généralement que les mécontents qui réagissent par écrit !). En parcourant la farde contenant la plupart des courriers reçus entre 1983 et 2014[17], épinglons trois publications qui ont fait réagir, provoquer du débat, des frictions, voire des désaffiliations. En 1980 : Suppression de la mention « Pour Dieu et les travailleurs » (niveau de titre 2) Apparue en 1950, cette inscription qui se trouvait en sous-titre du nom du journal L’Equipe Populaire a été retirée en 1980 lors de la modernisation de la maquette et d’un changement d’éditeur responsable. De mémoire d’ancienne, cet « oubli » a provoqué des vives réactions de mécontentement de certains affiliés qui tenaient fortement à ce que l’identité chrétienne du mouvement apparaisse clairement. Une lettre envoyée au comité de rédaction le 29 janvier 2001 (dix ans plus tard) prouve que la rancune fut tenace chez certains affiliés : « Pour DIEU et les TRAVAILLEURS a non seulement disparu de la maquette du magazine, mais aussi et surtout, de la raison d’être, l’esprit des EP, devenu un mouvement imbibé d’un peu d’eau de rose évangélique. C’est la raison qui m’a poussé à abandonner la direction de la section EP de […], section qui a d’ailleurs immédiatement cessé d’exister, n’ayant pas survécu à la trahison des chefs nationaux. Pour ma part, je suis resté membre des EP par fidélité à mon passé jociste, mais Cardijn a dû se retourner dans sa tombe (…) »[18]. En 1983 : Tension autour d’un dossier sur la radiesthésie Le numéro de janvier 1983 n’a pas fait que des heureux. Soucieux de diversifier les thèmes des dossiers en vue d’intéresser un public plus large, l’Équipe Populaire publie un dossier sur la radiesthésie. « La fédération de Namur s’inquiète et s’étonne de l’orientation que vous avez donné à ce n°. Si ça continue dans ce sens, où va l’avenir du journal qui se veut près de la vie des travailleurs ? »[19]. Dans un courrier du 17 janvier 1983, l’équipe de Bressoux écrit : que vient faire la radiesthésie au milieu de votre publication ? Croyez-vous que son développement sur 4 pages apporte quelque chose de concret, alors qu’il y a tant d’autres préoccupations dans le monde ouvrier de ce 20e siècle et en particulier ces années de crise que nous traversons ? »[20]. D’autres se réjouissent de l’évolution : « J’ai trouvé bien le journal de janvier 83. Oui à la radiesthésie ! Oui à la rubrique Dans la foulée (activité au BW). Oui à la rubrique internationale. C’est ce qui m’a le mieux plu (avec l’éditorial aussi). Je ne sais pas ce qu’en pensent les équipiers, car les membres des nouvelles équipes ne reçoivent pas encore le journal qui, j’en suis sûr, leur plairait. Amitiés, J.A (aumônier de […]) » [21] En 1992 : Polémique autour d’un dossier sur les prisons (niveau de titre 2) Le dossier publié dans l’EP-Magazine de mai 1992 s’intitulait « Derrière les murs de l’oubli ». Celui-ci donnait exclusivement la parole à des détenus ou anciens détenus, ce qui a fait l’objet de vives discussions au sein de plusieurs équipes de Verviers. Certains estimaient que la justice était trop laxiste et que la rédaction avait été trop complaisante envers les détenus. Extraits d’une longue lettre de l’équipe de Verviers/St Joseph « On s’imagine la vie en prison, mais pense-t-on à la détresse de la jeune fille violée ou de la vieille dame agressée ? Les bouquins, la TV, le magnétoscope, combien de victimes de ces gens ont ce confort ? Tout le monde trouve la justice top laxiste, les libérations faites beaucoup trop vite, les congés pénitentiaires accordés trop facilement… » [22] . Un membre du groupe, aumônier de prison, a tenté de tempérer ces propos en soulignant le revers de la médaille d’une justice trop punitive : « Tout le monde est d’accord pour dire que la prison ne sert qu’à pervertir encore plus. Pourquoi emprisonner les étrangers et les vagabonds ? ».[23] La publication d’extraits de cette lettre dans la rubrique « Courrier des lecteurs » a suscité de vives réactions d’autres lecteurs, outrés par les propos tenus envers les détenus : « Je viens de lire et relire la réaction de l’équipe de Verviers sur le dossier consacré aux prisons. Et je suis perplexe. Des réactions comme celles-là, j’en entends dans la rue, par mes voisins, par des gens dont la réflexion n’est pas basée sur un vécu de foi. Mais de la part d’un groupe EP, ça m’attriste. J’ai envie de hurler comme Julos Beaucarne le lendemain de l’assassinat de sa femme : « Aimons-nous. Ce n’est pas parce qu’on souffre qu’on doit faire souffrir. »[24]. L’équipe de Verviers a ensuite réagi… aux réactions provoquées par la publication d’extraits de sa lettre. Elle a exprimé son mécontentement envers le comité de rédaction qui, selon elle, n’a relaté que les extraits dénigrants envers les détenus. Elle a demandé un droit de réponse qui n’a pas été publié, ce qui a attisé sa rancœur envers le comité de rédaction. La polémique a mis un certain temps à s’éteindre… |
Contraintes et opportunités du décret
La lisibilité des articles a fait (et fait encore) régulièrement l’objet de débats au sein du comité de rédaction, et est également évoquée dans des courriers de lecteurs. « L’équipe tient à attirer votre attention sur le fait que certains termes utilisés sont peu compréhensibles par le monde du travail : tertiarisation, inaccessibilité financière, triade… » [15]
Or, cette volonté de « vulgarisation » s’est complexifiée lors de la mise en application du décret de reconnaissance de l’éducation permanente par la FWB[16]. Le Comité de rédaction a dû se « professionnaliser » en adaptant le contenu et la manière d’écrire les articles : plus longs, plus analytiques, susceptibles d’intéresser un public large. Ces critères ne sont pas toujours compatibles avec une lisibilité aisée pour les milieux populaires peu familiarisés avec la lecture d’articles plus complexes et plus longs… Exactement le contraire de la norme actuelle, celle des réseaux sociaux !
Quant aux rédacteurs des articles, ceux-ci sont souvent amenés à faire le grand-écart entre la qualité de l’analyse et la fluidité de lecture : comment expliquer des notions complexes avec des mots simples ? Produire des analyses pertinentes est un exercice exigent, les rendre lisibles est tout un art…
Le décret a donc assez fortement influencé la politique des publications. Du côté positif de la balance, elle a amené les EP à améliorer la qualité des analyses, à cibler leurs publications en fonction des attentes des affiliés/abonnés, et à s’adresser à un public plus large. Certaines exigences (telles que le nombre minimum de signes) sont cependant un frein à des publications plus adaptées à un public peu habitué à la lecture.
La fin du papier ?
Pour conclure, une question qui risque d’être de plus en plus d’actualité dans les années à venir : alors que le papier se fait de plus en plus rare dans la presse traditionnelle, les publications papier ont-elles encore une raison d’exister dans le milieu associatif ?
Aux EP, malgré la pléthore d’informations disponibles sur internet, le maintien d’une version papier n’a pas (encore) été remise en question en raison de la fracture numérique particulièrement ressentie dans les milieux populaires, majoritairement représentés dans le mouvement. Par ailleurs, il y a une volonté de pouvoir conserver une version papier des dossiers par confort de lecture et pour éviter de devoir les imprimer soi-même, en particulier lorsque ceux-ci servent d’outil d’animation. Enfin, la revue est toujours considérée comme un bon outil pour faire connaître le mouvement à des potentiels nouveaux membres et lors d’activités sur l’espace public. Cependant, certaines associations sont ou pourraient être tentées de renoncer au papier pour supprimer les coûts d’impression et de distribution. Les EP n’ont heureusement pas encore dû faire ce choix.
Malgré toutes les difficultés évoquées, les publications associatives nous semblent plus que jamais indispensables pour les associations afin que celles-ci puissent maintenir un lien étroit avec leurs membres et continuer à exister sur l’espace public. Être capable d’adapter ses publications aux circonstances internes et au contexte extérieur représente un défi important pour leur développement.
La professionnalisation du secteur de l’éducation permanente a sans conteste contribué à améliorer la qualité des publications du secteur associatif. Au-delà des différences d’approche, ses publications sont le terreau d’un foisonnement d’idées et d’analyses qui permettent d’entretenir une « culture progressiste commune » plus que jamais nécessaire à l’exercice de la démocratie.
Notes
[1] L’équipe populaire, « Éditorial », n°1, novembre 1947.
[2] C’est au congrès « Un mouvement au cœur de la société » des 6-7 octobre 2001 que les EP actent officiellement le pluralisme du mouvement. L’identité chrétienne des EP est abandonnée. L’éducation permanente est prioritaire par rapport à la recherche de sens et de la foi.
[3] Cet article se base principalement sur la connaissance personnelle de l’auteure à partir des années 80. Celle-ci a été membre du comité de rédaction de « L’Équipe populaire » de 1979 à 1982, puis rédactrice en chef de la revue « l’EP Magazine » et « Contrastes » de 1982 à 2022.
[4] « L’Équipe populaire » de 1947 à 1986, « EP Magazine » de 1987 à 1992, puis « Contrastes » depuis janvier 1993
[5] Ceux que nous nommons « affiliés » sont les membres et militants au sein des groupes locaux des EP, les abonnés étant les personnes ou institutions qui reçoivent les publications sans toutefois participer régulièrement aux activités du mouvement.
[6] On parle de Journal de 1947 à 1987, car il avait le format journal, puis de Revue (format A4) à partir de 1987
[7] CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, n°5395, « Lettre de l’équipe du Bois-de Breux au comité de rédaction en 1984 »
[8] Ibidem, n° 5395, « Lettre de l’équipe l’équipe de Grâce-Hollogne au comité de rédaction en 1985 »,
[9] CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, n°1248.
[10] Ibidem , n°3707
[11] Ibidem, “Rapport du Comité de rédaction du 02/05/94 », n°3636
[12] Ibidem, n° 4589
[13] Ibidem, n° 4589
[14] Ibidem, « Lettre de José Fontaine, journaliste et éditeur de la revue Toudi, octobre 1994 », n°5395
[15] Ibidem, “Lettre de l’EP de Dison, le 8/10/96 », n° 5395.
[16] Les EP sont notamment reconnues dans l’axe 3 du décret qui accorde un subventionnement sur base d’un nombre suffisant d’analyses produites et selon des critères qualitatifs et quantitatifs.
[17] La farde 5395 des archives des Équipes Populaires contient la plupart des courriers reçus par le comité de rédaction entre 1983 et 2014. CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, n°5395.
[18] Ibidem, n°5395.
[19] CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, n°5395
[20] CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, “courrier de l’équipe de Vervier/St Joseph en mai 1992”, n° 5395.
[21] Ibidem
[22] Extraits, CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, « Courrier de l’équipe de Verviers/St Joseph en mai1992 ». n°5395
[23] CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, n°5395
[24] Ibidem
Pour citer cet article
Van Dieren M., « De L’Équipe Populaire à Contrastes : Un trait d’union entre le mouvement et ses affiliés », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 24 : Lire pour lier!, octobre 2024, mis en ligne le 17 octobre 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/
Appel à contribution pour un numéro de Dynamiques consacré aux radios libres
Émergeant dans les années septante, elles mobilisent des techniques audio et émettent sur des ondes pirates. Les radios libres deviennent un formidable moyen pour relayer les tensions sociales, donner la parole aux militants et militantes et diffuser les revendications de la classe ouvrière. Le mouvement étudiant et celui de la nouvelle vague féministe mobilisent aussi ce média. C’est un outil de lutte, d’information, d’expression populaire et de mobilisation, où amateurs et amatrices côtoient des professionnels du métier. L’apprentissage se fait pour beaucoup sur le tas. Les émissions sont joyeuses, dynamiques, inventives, hors cadre.
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C’est une belle histoire à faire connaître et à partager !
Animateur ou animatrice d’une radio locale, témoin du long combat pour la reconnaissance légale des radios libres, nous avons besoin de vous pour partager votre expérience sur le droit d’émettre, faire connaître les fréquences des ondes des radios libres (non commerciales) … Le CARHOP est également intéressé par des archives sonores ou iconographiques (affiche, photo, flyer, etc.) portant sur ces expériences de radios militantes.
Contact : Anne-Lise Delvaux (anne-lise.delvaux@carhop.be)
De la rue au parlement : femmes en luttes pour leurs droits
Edito
« La revue Dynamiques. Histoire sociale en revue est créée en 2016. À l’époque, le CARHOP ressent la nécessité de renouveler ses outils de communication numérique et de renforcer le dialogue entre les savoirs de terrain et les savoirs universitaires. En 2024, cet objectif est toujours aussi vivace. Pour ce 23e numéro, nous voulions faire un arrêt sur l’histoire des femmes car, malgré les avancées scientifiques, la diversité et l’abondance des approches, elle reste un enjeu d’actualité. Lorsque l’on se plonge dans cette histoire, on constate que le champ d’action des militantes est très vaste et que, très souvent, les revendications doivent sans cesse être répétées, renouvelées, et rerépétées. Pourtant, la culture générale n’a retenu qu’une petite partie de ces luttes et beaucoup, la plupart du temps, en ignore quasi tout, ou n’en ont que des connaissances éparses, fragmentées, voire erronées.
Le futur numéro de Dynamique propose de, modestement, pallier à cette anomalie en partant des slogans d’aujourd’hui (et donc des préoccupations actuelles) pour rencontrer des actrices de cette histoire. Quelles revendications ont-elles porté et portent-elles encore ? Comment celles-ci ont-elles émergé ? Quelles ont été les stratégies pour (tenter de) les faire aboutir ? Quel(s) écho(s) entre hier et aujourd’hui ? Les champs d’action retenus sont : le syndicat, la politique, l’associatif, et le législatif, le tout dans une optique pluraliste. Les thématiques et revendications sont librement choisies par les participantes. »
Introduction au dossier : Communiquer et transmettre l’histoire des femmes
Amélie Roucloux (Historienne au CARHOP asbl) et
Julien Tondeur (Historien au CARHOP asbl)
En tant qu’historien.ne.s, il nous arrive d’être interpelé.es par des militantes féministes qui regrettent le manque d’informations accessibles à propos de l’histoire du mouvement des femmes, de leurs luttes, de leurs revendications. Pourtant, l’histoire des femmes existe, et elle a changé, que ce soit dans ses objets ou dans ses points de vue. Elle est partie d’une histoire des corps et des rôles privés pour aller vers une histoire des femmes dans l’espace public. Elle est partie d’une histoire des femmes passives à une histoire des femmes actives, qui réalisent le changement, qui sont forces motrices de l’action. Elle est partie d’une histoire des femmes pour aller aujourd’hui vers une histoire des genres, des rôles sociaux et de leur place dans la distribution des inégalités. L’histoire des femmes a élargi ses perspectives de recherches, enrichi ses points de vue, écrit sa propre histoire.[1]
Cette histoire n’a cependant pas toujours existé et c’est très récemment que des initiatives en faveur de l’étude de l’histoire des femmes ont émergé et ont fait bouger les lignes. Dans le monde francophone, c’est à la faveur du courant de la nouvelle histoire des années 1970 qui multiplie les centres d’intérêt innovants, tels que l’histoire des mentalités, la vie privée, la sexualité, etc., qu’apparaissent les pionnières. En France en 1973, un premier séminaire est institué par Michelle Perrot, Fabienne Bock et Pauline Schmidt. Elles y posent la question : « les femmes ont-elles une histoire ? ». Ce questionnement évolue au cours des années pour aboutir en 1998 à un colloque intitulé : « L’histoire sans les femmes est-elle possible ? » (Rouen, 1998). La Belgique n’est pas en reste. Entre autres initiatives, il y a la création du Groupe de recherche et d’information féministe (GRIF) en 1973, celle du Groupe de recherche sur l’histoire des femmes (GIEF), celle du Centre d’archives et de recherche pour l’histoire des femmes (CARHIF) en 1995, etc. D’autres centres, comme le CARHOP (1977, constitué en asbl en 1980), bien que n’ayant pas pris l’histoire des femmes comme thématique principale, ne lui en donne pas moins une place de choix. Le travail de ces structures et des historiennes (principalement) qui les composent ne suivent pas les mêmes stratégies, ne répondent pas aux mêmes questionnements et évoluent au cours du temps. Toutes ont une approche originale qui apporte une pierre à l’édifice de l’histoire des femmes. Cette originalité est d’autant plus renforcée qu’à partir des années 1970, toute une série de revendications est prise en compte par l’État, sous une forme « institutionalisée », qui se charge de veiller à l’application des mesures égalitaires et de dénoncer les dérives.[2] Cette dynamique permet d’ouvrir d’autres champs de recherches.
Malgré ses avancées scientifiques, la diversité et l’abondance de ses approches, faire l’histoire des femmes reste un enjeu d’actualité. En 2019, en introduction de l’Encyclopédie d’histoire des femmes, les directrices de recherche (Éliane Gubin et Catherine Jacques) s’inquiètent d’une amnésie persistante sur le passé des femmes, « une constante qui, il faut bien le reconnaître, a toujours occulté les luttes et les étapes pour l’autonomie et l’émancipation des femmes. Même les vagues féministes qui se sont succédé ont gommé largement l’histoire des mouvements précédents. La culture générale n’a pas fait une place très large à l’histoire des femmes et beaucoup, la plupart du temps, en ignore quasi tout, ou n’en ont que des connaissances éparses, fragmentées, voire erronées. De sorte que les lacunes à leur propos demeurent bien ancrées ». Ce constat, couplé aux interpellations des militantes et au tour d’horizon des initiatives des années 1970 et 1980 interroge, tant l’histoire des femmes en Belgique peine à s’inscrire dans la mémoire collective.
Ce 23e numéro de Dynamique propose de, modestement, pallier à cette anomalie. En partant des slogans et des préoccupations d’aujourd’hui, mais qui plongent souvent leurs racines dans le temp long, ce numéro va à la rencontre des actrices d’une partie de cette histoire. Quelles revendications ont-elles portés hier et portent-elles aujourd’hui ? Comment celles-ci ont-elles émergé ? Quel(s) écho(s) entre hier et aujourd’hui ? Surtout, dans un but avoué de transmission, ce numéro s’intèresse aux différentes stratégies développées par les actrices afin d’arriver à leurs objectifs. Les champs d’action retenus pour cette analyse sont : le syndicat, la politique, l’associatif, et le législatif, le tout dans une optique pluraliste. Les thématiques et des revendications sont laissée librement au choix des participantes. En bref, il s’agit de faire un retour, partant des luttes actuelles, sur les étapes pour l’autonomie et l’émancipation des femmes, à travers différentes problématiques.
Pour s’immerger dans les revendications actuelles et leurs multitudes, l’équipe de rédaction se rend aux manifestations du 8 mars 2023 et 2024, enregistre et interroge les militantes d’aujourd’hui, leurs chants, leurs slogans et leurs revendications. L’occupation, l’appropriation de l’espace public à cor(ps) et à cri est la première dynamiques qui frappe. Dans le cortège du 8 mars 2024, un grand calicot surplombe la place de l’Albertine: “Invisibles mais invincibles. Soutien à la grève des travailleuses domestiques sans papier”. Interrogée sur le parcours, une manifestante revendique l’égalité salariale entre les hommes et les femme, et insiste sur l’importance de faire un travail de sensibilisation sur cette question. Droit du travail, lutte contre les violences faites aux femmes, égalité entre les hommes et les femmes, ces revendications actuelles sont aussi celles choisies par les contributrices.
L’occupation de la rue de manière festive pour promouvoir l’égalité hommes-femmes est le sens de la campagne Sur les pavés, l’égalité! réalisée par Infor-Jeunes. Amélie Roucloux s’appuie sur le témoignage de Chantal Massaer, directrice d’Info-Jeunes, pour détaillé ce projet. Avec lui nous rentrons dans le champ de l’action associative. La référence à l’un des slogans de la révolte française de mai 1968 Sous les pavés, la plage est assumée : égalité et émancipation en sont le maître mot. À partir des animations sur l’égalité de genre réalisées dans différentes écoles bruxelloises, certaines deviennent partenaires du projet et des élèves participent activement à celui-ci : intervention lors de la conférence de presse, réalisation d’émissions radio, création du passeport pour les théâtres, mobilisation pour la parade festive. À partir d’une interview de Chantal Massaer, nous découvrons une démarche originale pour amener les thématiques de genre et d’égalité hommes-femmes dans l’espace public.
À partir des témoignages croisés de Magali Verdier, du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) de Bruxelles, et d’Eva Jimenez Lamas, de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), les deux responsables de Ligue des travailleuses domestiques de la CSC Bruxelles, le récit de Julien Tondeur retrace l’historique d’une lutte menée par des femmes sans-papiers pour l’obtention de leurs droits. Avec lui, nous rentrons dans le champ de l’action syndicale. L’article évoque dans un premier temps la manière dont la Ligue des travailleuses domestiques émerge en 2018 du comité des travailleurs sans-papiers. Il revient ensuite sur les revendications des travailleuses domestiques (des conditions de travail dignes et une protection juridique, un accès légal au marché du travail pour mettre fin à la précarité de leur situation et cotiser à la sécurité sociale, l’accès aux formations professionnelles dans les métiers en pénurie) et sur les stratégies échafaudées afin de les faire aboutir : organisation de grève, théâtre-action, plaidoyer politique, tentatives d’approches de formations politiques, etc. Grâce à leur mobilisation, les travailleuses sans-papiers de la Ligue gagnent de manière progressive leur place dans le syndicat. Elles continuent aujourd’hui de lutter afin d’obtenir la reconnaissance de leur place et de leur travail dans la société.
Dominique De Vos, membre du bureau du Conseil fédéral de l’égalité des chances entre hommes et femmes revient sur les questions des inégalités concernant le temps de travail. Le Conseil fédéral est un organe consultatif fédéral créé à l’initiative de la ministre de l’Emploi et du Travail, par l’arrêté royal du 15 février 1993 et effectivement installé le 13 octobre 1993. Son rôle est, de sa propre initiative ou à la demande d’un.e ministre, de faire des enquêtes, de rendre des avis et de proposer des mesures légales sur les matières fédérales pour tout ce qui concerne le travail des femmes et la politique d’égalité des chances. Avec cet article, nous découvrons le champ institutionnel et le démarches qui existent en faveur des droits des femmes. Développant une approche historique et juridique, elle retrace l’histoire du temps partiel, et analyse les inégalités qui existe encore sur le partage du temps de travail.
Andrée Delcourt-Pêtre, ancienne présidente de Vie Féminine, puis sénatrice dans les rangs du Parti social-chrétien revient sur l’une des revendications portées par le Mouvement à partir des années 1970 : la création d’un fonds de créances alimentaires pour les mères divorcées. Avec cette contribution, nous entrons dans le champ de l’action associative et politique. À partir d’une note remise à l’équipe de rédaction, nous découvrons les actions possibles du monde associatif et du monde politique en faveur des droits des femmes. Au début des années 1970, des femmes divorcées, confrontées au non-paiement de la pension alimentaire pour les enfants, font la proposition suivante : ne pourrait-il pas y avoir un système de caisse de compensation pour régler le problème des pensions alimentaires non payées ? C’est le début d’un long cheminement, la revendication étant portée par Vie Féminine et le monde associatif féminin et féministe, avant d’être de plus en plus relayée dans le monde politique. Andrée Delcourt-Pêtre accompagne cette revendication tout au long des années 1970 et 1980.
Pour la dernière contribution, qui analyse deux revendications différentes et néanmoins liées, le congé de maternité et le congé de naissance, Julien Tondeur s’appuie principalement sur le témoigne de Gaëlle Demez, responsable des Femmes CSC depuis 2017. Avec cet un article, nous explorons le champ de l’action syndicale en faveur du droit des femmes. Le 03 juin 2020, la proposition de loi supprimant le rabotage du congé de maternité en cas de chômage temporaire ou d’incapacité de travail durant les six semaines qui précèdent la date prévue de l’accouchement est votée à la Chambre des représentants. Cette mesure est suivie quelques mois plus tard par une avancée pour les coparents, qui bénéficient aujourd’hui de 20 jours de congé. Revendication de longue date des acteurs sociaux, le congé de naissance bénéficierait-il également à aux mamans ? Cet article se propose d’examiner cette question en effectuant un rapide rétroactes sur deux combats actuels qui permettent au mouvement social d’engranger des résultats positifs, tout en étant exemplatifs d’avancées obtenues grâce à l’action en réseau élargi.
Notes
[1] Voir PERROT M., Mon histoire des femmes, France Culture, Seuil, 2005.
[2] JACQUES C., « Le féminisme en Belgique de la fin du 19e siècle aux années 1970 », Courrier hebdomadaire du CRISP, vol. 2012-2013, no. 7-8, 2009, pp. 5-54.
Pour citer cet article
ROUCLOUX A., et TONDEUR J., « Introduction au dossier : Communiquer et transmettre l’histoire des femmes », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 23 : De la rue au parlement : femmes en luttes pour leurs droits, juin 2024, mis en ligne le 3 juillet 2024 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/
De l’associatif au politique. L’action de Vie Féminine pour la création d’un fonds de créances alimentaires.
Amélie Roucloux (Historienne au CARHOP)
Sur base d’une proposition d’Andrée Delcourt-Pêtre,
Présidente de Vie Féminine (1980-1991)
Sénatrice PSC (1991-1999)
Vie Féminine est un mouvement d’éducation permanente féministe présent sur tout le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il se mobilise pour l’émancipation individuelle et collective des femmes. À l’origine, Vie Féminine se nomme les Ligues ouvrières féminines chrétiennes (LOFC), créées en 1921. Ancré dans le milieu ouvrier, les femmes issues des milieux populaires sont, depuis toujours, au centre des préoccupations du Mouvement pour des raisons familialistes d’abord, pour soutenir les mères chrétiennes au foyer ensuite, et enfin pour accompagner les femmes dans toute leur diversité, qu’elles soient jeunes, âgées, travailleuses, immigrées, ou encore divorcées.
Pour cette contribution, nous explorons avec Andrée Delcourt-Pêtre, présidente de Vie Féminine de 1980 à 1991 et sénatrice pour le Parti social-chrétien (PSC) de 1991 à 1999, les sphères associatives et politiques en revenant sur l’une des revendications portées par le Mouvement dans les années 1980 : la création d’un fonds de créances alimentaires pour les mères divorcées. À l’époque, Vie Féminine compte près de 85 000 membres, réparties dans plus de 1 000 groupes locaux chapeautés par 18 fédérations régionales. Pourquoi et comment cette revendication émerge-t-elle ? Comment unir l’ensemble du Mouvement pour construire cette revendication commune ? Comment remonte-t-elle du monde associatif vers le monde politique ?
Ce sont à ces questions qu’Andrée Delcourt-Pêtre se propose de répondre. Au travers d’une note, elle retrace le fil de la démarche suivie par le Mouvement pour élaborer cette revendication au plan politique. Elle se base sur des souvenirs de l’ensemble du travail réalisé par l’Équipe nationale de Vie Féminine ainsi que par les animatrices aux époques où cette revendication est portée par le Mouvement. Pour réaliser cette contribution, l’auteure a remis une note. Celle-ci est complétée d’éléments contextuels sur base de Vie Féminine. 100 ans de mobilisation féminine, produit par le CARHOP, La création du service fédéral des créances alimentaires. Histoire d’une revendication, produit Marie-Thérèse Coenen, le manuscrit de Syndicalisme au féminin, volume 2, rédigé par Marie-Thérèse Coenen, les archives numériques du sénat, les dossiers 682 à 688 des archives de Vie Féminine, un article de la revue axelle et les interviews réalisées par le CARHOP en 2007 et 2021.
Dans les années 1970, le nombre de séparations et de divorces augmente et questionne l’immuabilité de la famille dite “nucléaire”. Les mères divorcées en supportent majoritairement les conséquences financières puisqu’elles ont souvent en charge l’accueil des enfants par décision de justice. Le paiement de la pension alimentaire par l’ex-conjoint est vital pour ces familles monoparentales. Or, d’après une étude réalisée en Belgique en 1978, si 75 % des paiements sont effectués régulièrement, reste 8 % qui le sont de manière irrégulière et 17 % qui sont impayés. Pour ces 25 %, le parent créancier (à qui l’argent est dû), souvent la mère, se retrouve en situation de détresse, a peu de recours et manque d’information pour faire valoir ses droits auprès du débiteur (qui doit de l’argent), souvent le père. Au risque de compromettre leur santé, l’avenir de leurs enfants, ou de voir leur relation avec l’ex-conjoint se dégrader encore un peu plus, les créanciers renoncent parfois à entamer une action de récupération de leur créance. Le besoin de médiateur se fait donc sentir. Vie Féminine réfléchit à l’instauration d’un fonds public qui suppléerait à la créance alimentaire non payée par le parent défaillant. L’objectif est d’éviter des transactions financières entre débiteur et créancier, sources de conflits supplémentaires au moment du divorce.
Depuis les années 1950, les Ligues ouvrières féminines chrétiennes (LOFC), qui deviennent Vie Féminine en 1969, accompagnent la création d’actions spécialisées ou de secteurs spécifiques pour permettre aux militantes de se réunir autour d’enjeux qui les concernent directement. En 1967, la fédération liégeoise entreprend une action en faveur des femmes isolées. Le groupe rassemble des femmes seules, divorcées, séparées. Elles se rassemblent régulièrement et, en septembre 1973, elles font la suggestion suivante : ne pourrait-il pas y avoir un système de caisse de compensation pour régler le problème des pensions alimentaires non payées ?
En 1974, le groupe prend le nom de Femmes autonomes et rencontre la sénatrice PSC Huberte Hanquet. Depuis 1959, elle est membre du Conseil d’assistance publique de Liège, poste qu’elle occupe jusqu’en 1963 et de 1971 à 1991. Là, elle est confrontée aux situations de pauvreté et s’intéresse aux conditions de vie des femmes isolées, travailleuses pour la plupart, mais dont les salaires sont trop bas pour vivre décemment. La non-perception des pensions alimentaires les entraînent dans des difficultés financières permanentes. Elle approfondit la question. En 1974, elle est élue sénatrice et occupe ce mandat jusqu’en 1985. Le 7 novembre 1974, elle dépose une proposition de loi, qui répond aux besoins et au vécu des femmes isolées, visant la création d’un fonds de garantie pour récupération de créances alimentaires, l’Office national des créances alimentaires. En 1979, le projet de loi, déposé par le ministre de la Prévoyance sociale, le PSC Alfred Califice, propose de créer ce fonds au sein d’un organisme existant : l’Office national d’allocations familiales pour travailleurs salariés (ONAFTS). Ces projets ne sont pas votés. Dès lors, Vie Féminine réintroduit cette revendication auprès de chaque nouveau gouvernement.
À partir de 1980, les femmes disent stop à la crise. Côté francophone, le Comité de liaison des femmes est mis sur pied. Il est composé de représentantes de groupements syndicaux et politiques, et d’associations féminines. Il formule des recommandations, des revendications ou des propositions politiques pour promouvoir l’égalité des femmes et des hommes dans la vie professionnelle, politique, familiale et sociale. La protestation se passe aussi en rue. Le 7 mars 1981, la coordination nationale des Femmes contre la crise / Vrouwen tegen de crisis organise sa première manifestation. La création d’un fonds de créances alimentaires intègre les nombreuses revendications de ces deux mouvements, qui font pression pour le défendre et le promouvoir.
« Assez vite après que je sois devenue présidente, (…) nous avons participé (…) à l’extérieur du mouvement au Comité de liaison des femmes, qui était un regroupement de plusieurs associations féminines (…). Il y a eu (…) un grand mouvement national qui s’appelait Femmes contre la crise. Ce mouvement regroupait, à la fois, les grands mouvements féminins de Flandre et de Wallonie, il y avait les Femmes prévoyantes socialistes, les femmes communistes (…). On s’était toutes mis d’accord sur une plateforme de revendications et, dans cette plateforme de revendications, il y avait : le fonds de créances alimentaires ».
Andrée Delcourt-Pêtre
En 1980, Andrée Delcourt-Pêtre devient présidente de Vie Féminine et le Mouvement se remobilise pour la création du fonds en élargissant ses interlocuteurs et interlocutrices politiques et sociaux. En 1983, le ministre des Affaires sociales, Jean-Luc Dehaene, issu des rangs du Christelijke Volkspartij (CVP), reprend le projet d’Alfred Califice, qui rentre alors dans le train des négociations ministérielles. En 1985, le groupe de travail politique de Vie Féminine apprend que les Centres publics d’aide sociale (CPAS) pourraient être impliqués dans la procédure. Vie Féminine mène l’enquête et organise une rencontre pour débattre des orientations prévues. L’événement se déroule le 17 juin 1986 et réunit Huberte Hanquet, Françoise Lavry, membre du Cabinet de la secrétaire d’État fédérale pour l’Environnement et l’Émancipation sociale, la CVP Miet Smet, des militantes de Vie Féminine, des assistantes sociales, des mandataires de CPAS, des militantes du groupe Femmes autonomes, Claire Hujoel, membre du comité de gestion de l’ONAFTS, et les membres du groupe de travail politique. L’objectif est de confronter les différents points de vue sur le passage par les CPAS pour le remboursement des créances alimentaires. À l’issue de la rencontre, Vie Féminine se positionne contre le passage par les CPAS.
En 1987, un nouveau projet de loi est déposé : il prévoit l’intervention des CPAS en cas de non-paiement de la pension alimentaire, et non pas celle de l’ONAFTS. Les CPAS pourront ainsi faire une avance sur créance alimentaire, après enquête sur les ressources du créancier, puis auront la charge de poursuivre le débiteur défaillant. Tant en ce qui concerne l’esprit de ce projet de loi qu’en ce qui concerne les conditions de sa mise en œuvre, Vie Féminine s’y oppose fermement. Tout d’abord, il remplace la notion de respect d’une décision de justice (qui relève du droit), par l’évaluation de l’état de besoin (qui relève de l’aide sociale). Pour le Mouvement, la créance alimentaire constitue un moyen de faire face aux charges financières d’enfants dans une famille monoparentale. Elle ne devrait donc pas être liée à une enquête sur les ressources, puisqu’il s’agit d’un droit entériné par un jugement. Ensuite, l’intervention des CPAS n’est pas automatique, ce qui implique le risque d’une relance de procédure du créancier à chaque manquement du débiteur. Enfin, les CPAS sont mal outillés pour effectuer le recouvrement des pensions alimentaires auprès des débiteurs. Leur compétence est en effet circonscrite à un territoire déterminé (la commune). Ils devraient donc s’adresser à d’autres instances administratives pour retrouver et poursuivre le débiteur, là où l’ONAFTS en tant qu’organisme fédéral a plus de marge de manœuvre. La récupération des sommes dues risque de ne pouvoir être effectuée que dans un petit nombre de cas. Vie Féminine demande donc que l’ONAFTS soit chargé tant du paiement des avances que du recouvrement des sommes dues par le débiteur, afin que le droit soit sauvegardé et que les moyens de poursuite contre le débiteur puissent être engagés le plus efficacement possible. Il n’empêche, la loi est votée le 8 mai 1989.
Les associations de femmes se mobilisent pendant les dix années qui suivent le vote de la loi. La demande de la création d’un fonds de créances se retrouve constamment dans les avis, les mémorandums, les plateformes, régulièrement mis à jour et adressés aux hommes et femmes politiques, voire aux gouvernements qui se succèdent entre 1989 à 1999. Les formes d’interpellation sont variées et multiples : cartes postales, lettres ouvertes, manifestations, mani-fêtes lors des journées du 8 mars, calicots, interpellations, conférences de presse, etc. Les organisations de femmes ne manquent pas d’imagination pour tenter de faire comprendre que ce que les femmes veulent, c’est une solution durable et non la charité.
En 1991, Andrée Delcourt-Pêtre devient sénatrice et, le 13 mai 1992, elle dépose, avec le socialiste Roger Lallemand, une proposition de loi relative à la création et à l’organisation d’un office national de créances alimentaires. Dans les développements de la proposition de loi, Roger Lallemand place l’intérêt de l’enfant au centre du débat. Il explique qu’une étude révèle que 18 % des créances ne sont pas payées, et 24 % le sont en retard. Face à cette situation, le parent ayant les enfants à charge, souvent la mère, doit se tourner vers les CPAS. L’objectif est que l’Office pallie temporairement à la défaillance du débiteur, le temps de débloquer les conflits qui pourraient être lourds de conséquences. La proposition envisage la création de l’Office au sein du ministère de la Justice, vu que la mission de l’Office prolonge celle de la justice, et d’instaurer une étroite collaboration avec les autres administrations, principalement avec l’ONAFTS, qui possède les instruments de renseignement nécessaires. La commission des Affaires sociales de la Chambre n’examine pas la proposition de loi et ce texte devient caduc avec la fin de la législature, le 21 mai 1995.
Il n’empêche, dans les années 1990, la volonté politique de faire aboutir ce projet est de plus en plus présente, ne restent que les débats sur les modalités de son application, nourris de désaccords budgétaires. Lors de la législature 1995-1999, la Chambre examine plusieurs propositions de loi, mais sans les voter. À partir de janvier 2001, les propositions de loi sont à l’agenda des commissions jointes de la Justice et des Affaires sociales de la Chambre. Finalement, après de nombreux débats, le Service des créances alimentaires (Secal) est institué au sein du Service public fédéral des Finances en 2004, et devient effectif le 1er juin 2005. Il a pour mission de mener des actions de recouvrement de la pension alimentaire et des arriérés (sur maximum cinq ans) auprès du débiteur défaillant, pour le compte du créancier, et de payer les avances sur la pension alimentaire encore due pour les enfants.
Entre le moment où l’idée émerge au sein du groupe Femmes autonomes de Vie Féminine et le moment où le Secal est créé, 40 années sont passées. Le parcours de cette loi est long, mais montre dans le même temps comment une demande de terrain peut être prise en charge par le monde politique, en passant par le monde associatif. Les synergies qui se sont développées pour la création d’un fonds de créances alimentaires, nées d’un groupe de femmes particulièrement concernées, dont les vécus et les besoins ont été pris en compte par le monde associatif qui a pris fait et cause de leurs demandes pour les porter vers le monde politique. Aujourd’hui encore, les femmes restent mobilisées pour l’application effective de ce droit, car son financement correct et son accessibilité à toutes les personnes concernées restent des enjeux.
Bibliographie
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- Note d’Andrée Delcourt-Pêtre
- ROUCLOUX A., COENEN M.-T., DELVAUX A.-L., Vie Féminine. 100 ans de mobilisation féminine, Bruxelles, CARHOP, 2021.
- COENEN M.-T., La création du service fédéral des créances alimentaires. Histoire d’une revendication, Bruxelles, CRISP (Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1841-1842), 2004.
- COENEN M.-T., Syndicalisme au féminin, vol. 2, Bruxelles, CARHOP, à paraître.
- Archives numériques du sénat.
- Dossiers 682 à 688 des archives de Vie Féminine.
- Interviews d’Andrée Delcourt-Pêtre réalisées par le CARHOP en 2007 et 2021.
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Pour citer cet article
ROUCLOUX A., « De l’associatif au politique. L’action de Vie Féminine pour la création d’un fonds de créances alimentaires », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 23 : Histoires des femmes, juin 2024, mis en ligne le 1er juillet 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/
Congé de maternité et congé de naissance, même combat ?
Julien Tondeur (Historien au CARHOP asbl)
Le 03 juin 2020, la proposition de loi supprimant le rabotage du congé de maternité en cas de chômage temporaire ou d’incapacité de travail durant les six semaines qui précèdent la date prévue de l’accouchement est votée à la Chambre des représentants. Cette modification met un terme à une situation d’injustice flagrante et inacceptable pour les mamans et leurs nouveau-nés, selon les acteurs sociaux qui soutiennent la lutte. Cette victoire est suivie quelques mois plus tard par une avancée pour les congés des coparents, qui bénéficient aujourd’hui de 20 jours de congé. Que de chemin parcouru en quelques années pour le congé de naissance.[1] Car pour la naissance de ses enfants, dans les années 1980 et début 1990, mon papa a bénéficié de trois jours de congé, soit le nombre maximum possible à l’époque. Quand je suis devenu père à mon tour, en 2016 et 2020, j’ai obtenu dix jours de congé pour épauler ma compagne et accompagner nos enfants dans leurs premiers jours de vie à l’air libre. Lorsqu’un de mes collègues, plus jeune de quelques années, a lui-même eu un enfant en 2022, il a pu disposer de 15 jours. Et dans quelques mois, lorsqu’il deviendra papa pour la deuxième fois, il aura droit aux 20 jours de congé prévus dans la modification de loi votée en 2020. Revendication de longue date des acteurs sociaux, le congé de naissance bénéficierait-il également à aux mamans ? Cet article se propose d’examiner les liens qui existent entre ces questions en effectuant un rapide rétroacte sur deux combats actuels qui permettent au mouvement social d’engranger des résultats positifs, tout en étant exemplatifs d’avancées obtenues grâce à l’action en réseau élargi.
Principalement issu d’un entretien réalisé le 05 juin 2024 avec Gaëlle Demez, responsable des Femmes CSC depuis 2017, qui a accepté de se prêter au jeu de l’interview, cet article est enrichi par la consultation des archives du mouvement féministe Vie Féminine, de quelques ouvrages de référence tels que celui de Claudine Marissal Mères et pères : le défi de l’égalité. Belgique, 19e-21e siècle, d’un numéro de la revue des Cahiers de la Fonderie « La protection de la maternité, 108 ans après » de Jean Jacqmain, ainsi que d’un numéro de Dynamiques. Histoire sociale en revue publié par le CARHOP « Travail et maternité : l’impossible conciliation ? », auxquels il convient d’ajouter des ressources en lignes de la Ligue des familles, de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, de l’ULB-DULBEA et de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC).
Congé de maternité : Jalons historiques
La première législation protectrice n’émerge que timidement à la fin du 19e siècle, notamment suite aux révoltes ouvrières de 1886. La loi du 13 décembre 1889 relative au travail des enfants et des adolescent.es dans l’industrie prévoit pour les ouvrières un repos de maternité de quatre semaines après l’accouchement. Elle est cependant assortie de nombreuses dérogations et ne prévoit ni revenu de remplacement ni obligation pour l’employeur de réengager la travailleuse après son congé. En 1922, la loi sur le contrat de travail des employées assimile le repos d’accouchement à un congé de maladie, mais elle ne protège pas contre le licenciement et ne s’applique pas aux ouvrières, qui constituent la majorité des travailleuses. Dans les années 1920, les organisations ouvrières féminines chrétiennes et socialistes réclament l’instauration d’un congé de maternité rémunéré et le remboursement des frais médicaux liés à la grossesse et à l’accouchement. Elles participent à l’élaboration de propositions de loi qui visent à rendre obligatoire l’assurance maternité. Le Secrétariat des œuvres sociales féminines chrétiennes en partenariat avec la Fédération nationale des ligues ouvrières chrétiennes (LOFC) et la CSC élabore un projet d’assurance maternité. Toutefois aucune de ces démarches n’aboutit, bien qu’elles bénéficient à chaque fois du soutien des organisations féminines chrétiennes et socialistes, de la Ligue des familles nombreuses et d’associations féministes.
La situation se débloque après la Seconde Guerre mondiale, avec le Pacte social de 1944 et plus particulièrement l’Arrêté du Régent du 21 mars 1945 sur l’assurance maladie-invalidité obligatoire. Le remboursement des frais médicaux liés à la grossesse et à l’accouchement ainsi que, pour les salariées, une indemnité de maternité couvrant six semaines de congé prénatal et six semaines de congé postnatal, est acquis. En 1963, la législation protège la travailleuse enceinte et allaitante contre l’exposition à des substances dangereuses et en 1967, le congé est porté à 14 semaines, dont huit de congé postnatal obligatoire. Il est accompagné de l’interdiction pour l’employeur de licencier la travailleuse en raison de sa grossesse. La travailleuse enceinte est également protégée contre les risques inhérents à son métier. En 1983, les employeurs ne peuvent plus ni refuser d’engager une femme en raison de sa grossesse, ni s’enquérir de son désir de maternité préalablement à son embauche. En 1990 enfin, le congé est établi à 15 semaines.
Un congé de maternité de 15 semaines, vraiment ?
En Belgique, le congé de maternité est donc composé de 15 semaines, dont une semaine qu’il convient de prendre obligatoirement avant la date prévue d’accouchement, et 14 semaines après. Pourtant, dans les faits, dix pour cent des femmes ne peuvent bénéficier de ces 15 semaines complètes. Jusqu’en juin 2020, si dans les six semaines qui précèdent la date prévue de l’accouchement, une femme enceinte tombe malade, est victime d’un accident, est mise en chômage temporaire ou chômage économique par son employeur, ou enfin est écartée de son travail en +l de 14 semaines est raboté à hauteur de ses jours d’absence au travail précédant la naissance. Résultat, explique Gaëlle Demez, « il y a des femmes qui se retrouvaient avec un bébé de 8 semaines à devoir reprendre le boulot, ce qu’elles ne faisaient en général pas, car même physiquement c’est quand même un peu compliqué. Et donc elles épuisaient déjà leur congé parental à ce moment-là, ce qui est une injustice, soyons clairs. Alors que nous avons déjà un des congés de maternité parmi les plus courts d’Europe ».[2]
Pour les femmes CSC, garantir les 14 semaines de congé postnatal est fondamental. Cette revendication, cela fait plus de 15 ans qu’un front commun, composé d’organisations féministes et de femmes, des groupes femmes des syndicats et de la Ligue des familles cherche à l’obtenir, sans succès. Déjà dans la deuxième moitié des années 1980, Vie Féminine (VF) et le service syndical des femmes de la CSC formulent des propositions de modification du congé de maternité vers un allongement à 16 semaines au total, avec deux semaines à prendre obligatoirement avant la date prévue d’accouchement. À l’époque, le congé est de 14 semaines et si la proposition se limite à deux semaines supplémentaires, la justification est entre autres qu’il ne faut pas « pénaliser davantage la femme sur le marché du travail ». Un argument que reprennent d’ailleurs aujourd’hui les femmes CSC, car plus une femme s’absente longtemps du marché de l’emploi, plus elle a de difficultés à s’y réinsérer, souligne Gaëlle Demez. Vie Féminine et la CSC, demandent à ce que « les absences pour maladie qui surviennent pendant les 4 semaines précédant le congé prénatal obligatoire et pour d’autres raisons que celles liées à l’état de grossesse, ne peuvent entamer les 4 semaines à prendre facultativement avant ou après l’accouchement ». La justification est simple : ne pas confondre grossesse et maladie. Des arguments, encore une fois, assez similaires à ceux développés aujourd’hui. Toutefois, si le congé est porté à 15 semaines en 1990, durée toujours en vigueur actuellement, les autres propositions n’aboutissent pas et durant de nombreuses années la situation n’évolue plus.
Les événements s’accélèrent toutefois en 2016, quand une jeune maman, tombée malade avant sa date prévue d’accouchement, lance une pétition qui réunit 45 000 signatures. Dans son sillage, la Ligue des familles interpelle la ministre de la Santé et des Affaires sociales, Maggie De Block, via une lettre ouverte et une vidéo Facebook. Vue plus de 260 000 fois en cinq jours, elle remet le sujet au cœur de l’actualité tout en provoquant des débats parlementaires. Plusieurs propositions de loi sont déposées pour remédier à cette situation, cependant aucune n’aboutit dans un premier temps.
Les arguments des acteurs sociaux
Lors de notre entretien, Gaëlle Demez me montre une lettre ouverte envoyée aux président.es des partis politiques par les syndicats, la Ligue des familles et le Gezinsbond, les Femmes prévoyantes socialistes (FPS, aujourd’hui Soralia), le Conseil des femmes francophones de Belgique (CFFB) et le Vrouwenraad en septembre 2019.[3] Les arguments avancés par les signataires révèlent l’injustice de la situation. Parce qu’elles sont malades, accidentées, mises en chômage ou écartées, des femmes subissent une différence de traitement préjudiciable. La maman qui doit reprendre le travail après un congé de maternité raboté risque plus que les autres de devoir utiliser un congé maladie ou un congé parental, épuisant ainsi ses droits alors qu’elle devrait encore être en période de congé de maternité. Cette situation pousse de nombreuses femmes à continuer à travailler le plus longtemps possible, même si le corps médical leur préconise de se reposer. D’autre part, un consensus scientifique et médical existe sur le fait que le temps que les parents passent avec un nouveau-né est crucial pour le développement de l’enfant et la relation parent-enfant. Aux yeux des signataires, le congé ne peut pas dépendre de l’état de santé avant l’accouchement. Enfin, fait remarquer le courrier, l’État fédéral lui-même a pris la mesure de cet enjeu et fait le choix de supprimer cette pratique pour son personnel, le secteur privé devrait donc suivre cet exemple.
En décembre de la même année, le Conseil National du Travail (CNT) qui réunit les représentant.es du patronat et des syndicats, affirme unanimement dans un avis rendu public qu’il y a lieu de mettre fin à cette discrimination. Les acteurs sociaux espèrent alors que ce nouvel élément constitue la pièce manquante pour faire évoluer la situation, donnant de l’espoir à leur lutte.
La pandémie de Covid-19 comme accélérateur de changement
La situation reste néanmoins inchangée lorsqu’éclate la pandémie de Covid-19 en mars 2020. Du jour au lendemain, la Belgique est confinée. Des millions de travailleurs et travailleuses sont sommé.es de rester chez eux afin de limiter la propagation de la maladie et de très nombreuses entreprises mettent leur personnel en chômage temporaire pour cause de force majeure. Comme le prévoit alors la loi, les femmes qui sont à quelques semaines de leur accouchement voient donc ce chômage temporaire réduire automatiquement leur congé de maternité. Selon Gaëlle Demez, cette situation joue un rôle prépondérant dans la future modification de la loi, car elle inverse le rapport de force : « Par définition, en temps normal, on n’est pas enceinte et on n’accouche pas toutes en même temps. Donc, il n’y a pas de masse critique de femmes qui vivent exactement la même situation au même moment et qui peuvent être indignées au même moment ». Mais soudainement, avec la pandémie, cette injustice frappe de manière simultanée des milliers de femmes dans le pays. Et Gaëlle Demez de poursuivre : « Peut-être que dans ce type de moment, les bébés, les femmes enceintes, c’était plus important. Ce sont peut-être des moments durant lesquels on réaligne un peu nos valeurs (…). Grâce à cela, on a pu repasser au parlement, on a réactivé les leviers politiques et les élu.es politiques se sont rendu compte que ça n’allait vraiment pas, qu’il y avait une masse de jeunes mères qui avait eu leur congé de maternité raboté. En temps de Covid, tout le monde était un peu plus sensible et donc c’est mieux passé, la loi a été modifiée. Maintenant, si on tombe malade avant son congé maternité, et bien on est malade. C’est presque fou qu’on ait dû se battre pour cela, mais voilà on y est arrivé ». Le 15 mai, en commission des affaires sociales de la Chambre, la proposition est adoptée et le 03 juin 2020, la modification de la loi, présentée par Ecolo-Groen est votée, malgré le fait que le Mouvement Réformateur (MR) s’abstient, tandis que la Nieuw-Vlaamse Alliantie (NVA) et l’Open VLD votent contre la proposition.[4] La loi est finalement promulguée au Moniteur belge le 18 juin, avec effet rétroactif au 1er mars 2020, donnant raison au raisonnement avancé par Gaëlle Demez sur le rôle de la pandémie dans cet acquis social. Pour le service femmes de la CSC, si le combat n’est pas terminé, une revendication supplémentaire est par exemple que la durée du congé soit doublée pour les jumeaux et triplée pour les triplés, il vient néanmoins de bénéficier d’une belle victoire. Quelques mois plus tard, c’est le congé de naissance qui bénéficie à son tour d’une modification.
Congé de paternité puis congé de naissance : jalons historiques
En 1978 un congé de circonstance est prévu, dans le secteur privé, pour les papas lors de la naissance d’un enfant. Le travailleur peut s’absenter trois jours, sans perte de rémunération et au choix, dans les douze jours à dater de l’accouchement. Il n’est alors pas appelé congé paternité, mais repris dans les jours de circonstance. En octobre 1994 le Parti socialiste dépose au parlement une proposition de loi relative au congé de paternité, de dix jours, obligatoire, à prendre dans les douze jours après la naissance. Le 1er juillet 2002, sur base du texte de 1994, mais amendé, le parlement belge adopte la loi sur le congé de paternité. Elle permet à chaque travailleur de prendre 10 jours de congé dans les 30 jours qui suivent la naissance d’un enfant. Les trois premiers jours sont rémunérés à 100 % par l’employeur tandis que les sept jours suivants sont pris en charge par l’assurance maladie invalidité. Le travailleur reçoit de la mutualité une indemnité journalière équivalente à 82 % de sa rémunération brute plafonnée (comme les mères le premier mois qui suit l’accouchement ). En 2009, la période durant laquelle le père peut prendre le congé est allongée aux quatre mois qui suivent la naissance. En 2011, le congé de paternité devient le congé de naissance, accessible aux coparents.
Prendre un congé de naissance, une tendance qui s’affirme
En 2010, une étude de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes portant sur le congé de paternité[5] en Belgique démontre que l’immense majorité des pères prennent un congé après la naissance de leur bébé (93,8% des répondants). Mais il s’agit aussi bien du congé de paternité que de congés annuels, ou sans solde. La majorité (56,8%) prend dix jours de congé, mais en moyenne les répondants prennent 12 jours de congé après la naissance. Toutefois, la réglementation relative au congé de paternité semble ne pas fonctionner de façon optimale : tous les hommes ne le prennent pas, soit qu’ils ne possèdent pas l’information, soit que sous la pression ils ne peuvent pas. Beaucoup prennent moins de dix jours et complètent leur congé de paternité par des congés annuels, ou par une autre réglementation, car aux yeux de certains employeurs ou collègues, il est parfois mieux vu de partir en vacances que de prendre un congé de paternité. Au vu de ces résultats, l’Institut conclut son rapport par quelques recommandations, à commencer par la protection contre le licenciement qui fait alors défaut en Belgique, alors même qu’une directive européenne le demande et que le congé parental ou le congé d’adoption en bénéficient. Ensuite, le rapport rappelle que ce congé est un droit et que l’employeur ne peut dès lors ni le refuser, ni le postposer, ni en fixer les conditions. L’Institut constate enfin que les pères souhaitent un allongement du congé de paternité, idéalement porté à une durée de 22 jours, ainsi qu’une plus grande flexibilité sur la période couverte par le congé. Ils reconnaissent l’importance de leur présence auprès de leur partenaire pour la soutenir et passer du temps avec le nouveau-né, mais jugent également que ce congé permet de s’occuper de tâches ménagères et d’effectuer des actes administratifs liés à la naissance. Les mentalités évoluent et l’étude de l’institut le reflète parfaitement. À partir de sa parution, plusieurs acteurs se remobilisent autour de la question.
De nouvelles revendications
En 2016, à l’occasion de la fête des Pères, la Ligue des familles, dont Gaëlle Demez souligne le rôle moteur dans ces luttes, lance un plan d’action pour rendre ce congé de naissance obligatoire et en doubler la durée. La Ligue agit à quatre niveaux : vers le pouvoir exécutif, vers le pouvoir législatif, vers les partenaires sociaux et vers les citoyens et les médias. Parallèlement, elle continue à plaider pour étendre le congé de naissance aux travailleurs qui ne peuvent en bénéficier, comme c’est le cas pour les indépendant.es. Un travail de lobbying politique pour la création d’un congé de naissance pour indépendant.es est entamé, soutenu et relayé à la Chambre par une majorité de parlementaires. Trois ans plus tard, le 13 février 2019, le congé de naissance pour les indépendant.es est voté à l’unanimité.
À la même période, fin des années 2010 début 2020, les femmes CSC et la Ligue, ainsi que d’autres associations mobilisées sur la question, militent vigoureusement pour rendre obligatoire ce congé et l’allonger à 15 semaines, comme le congé de maternité. Début août 2020, la Ligue lance une pétition avec différents partenaires en ce sens. Cet appel est rejoint par plus de 26 000 parents. Il est largement soutenu et relayé par les femmes CSC.
2020, année faste
Dans la foulée de la modification de la loi sur le congé de maternité, le futur nouveau Gouvernement fédéral conclut un accord le 30 septembre 2020 pour allonger le congé de naissance de 10 jours à 20 jours.[6] À partir du 1er janvier 2021, les pères ou coparents, en ce compris les indépendant.e.s, bénéficient de 15 jours de congé, qui sont portés à 20 jours depuis le 1er janvier 2023. En quelques années, avec ces deux modifications de loi, maternité et naissance, la place octroyée aux parents pour accompagner leurs bébés dans leurs premières semaines de vie à l’air libre augmente radicalement. Là encore, il s’agit d’une victoire, même si elle n’est pas totale, pour les femmes CSC et les autres organisations sociales et associations qui militent sur cette question depuis des années. Selon Gaëlle Demez il s’agit d’un premier pas vers un congé de naissance qui doit être porté à 15 semaines. La différence de 12 semaines de congé entre les pères ou coparents et les mères suite à la naissance d’un enfant, doit être comblée.
Allonger le congé de naissance et le rendre obligatoire, une mesure en faveur des femmes également
Notre interlocutrice explique que pour les acteurs et actrices qui étudient la question du droit des femmes, l’allongement du congé de naissance et son caractère obligatoire sont considérés comme indispensables pour plusieurs raisons. Elle cite notamment l’impact d’une étude de l’ULB-DULBEA (sortie au moment des discussions parlementaires à propos d’un possible allongement au-delà des dix jours de congé, mais dont les résultats sont connus depuis le début de l’année 2020) qui évalue que le coût des enfants pour la carrière des mères en Belgique représente une diminution de 43 % des revenus jusqu’à huit ans après la première naissance. L’étude démontre également que les mères sont 40 % plus susceptibles que les pères d’être en incapacité de travail jusqu’à huit ans après la naissance d’un enfant. Ces chiffres considérables sont aggravés par le fait que cet écart se maintient à long terme et tend à s’amplifier avec le nombre d’enfants qui composent la famille. Or, en utilisant la réforme législative de 2002, l’article met en exergue que la prise d’un congé de paternité (à l’époque, car avant la modification de la loi en 2011) de deux semaines permet de réduire sensiblement les différents coûts liés à la présence d’enfants. Elle démontre notamment que l’introduction d’un congé de paternité a réduit de 21 % le temps que les mères ont passé en incapacité de travail sur une période de 12 ans.
Pour Gaëlle Demez, le choc consécutif à cette étude est grand : « En Belgique, 1 femme sur 5 ne retourne pas sur le marché du travail après l’accouchement de son premier enfant. On est tombé de notre chaise ! C’est toujours le problème des bulles. Il y a toute une série de femmes qu’on ne voit pas, alors qu’on travaille sur la question des femmes. (…) Et juste avec 10 jours de congé de paternité, on diminue tous ces impacts de moitié. Alors qu’on cherche depuis des années des plans pour lutter contre l’écart salarial dans l’entreprise, etc. On s’est dit que ce levier-là était hyper simple, il est porteur, on peut embarquer tout le monde dans la revendication ». Contrairement aux arguments développés par certain.es opposant.es explique Gaëlle Demez, non seulement les pères jouent un rôle important dans les premiers mois de la vie de leur enfant, mais ils contribuent également à aider les mères à se reposer et à participer aux tâches ménagères. In fine, l’allongement du congé de paternité est vu comme un élément clé de la lutte pour l’égalité femmes-hommes. Pourtant, il existe des différences de point de vue. Par exemple, la revendication du caractère obligatoire ne fait pas l’unanimité dans le syndicat, alors que pour les femmes CSC, c’est indispensable, car dans de nombreuses entreprises, une pression existe sur les pères afin qu’ils renoncent à ce congé ou qu’ils le limitent. Actuellement nous explique Gaëlle Demez, ces arguments sont défendus par les organisations sociales à la conférence pour l’emploi ou au CNT, où se déroulent des discussions à propos d’une réforme pour les congés thématiques[7], car beaucoup de travailleurs et travailleuses ne s’y retrouvent pas et il est nécessaire d’en améliorer la lisibilité. Pour Gaëlle, résumer le contenu de ces discussions est assez simple : « les patrons veulent moins de congés, mais mieux rémunérés. Nous on trouve qu’il faut mieux les rémunérer, mais pas moins de congés. Et idem pour ce congé de naissance, on dit qu’il doit être allongé et obligatoire. Et comme pour les congés de maternité, allongé en cas de grossesse multiple ».
Perspectives
Au niveau des stratégies, Notre interlocutrice souligne l’apport du travail en réseau, qui lui semble indéniable. Le travail en front commun, avec la Ligue des familles et des organisations de femmes et féministes, joue un rôle important et sur les questions d’égalité continue-t-elle, les syndicats travaillent très bien ensemble. Elle rappelle également le rôle de la pandémie, période durant laquelle ces deux modifications de loi sont adoptées. La situation exceptionnelle vécue par l’ensemble de la population, même si les conditions n’étaient pas similaires pour toutes et tous, a accéléré les événements. Pour la responsable des femmes CSC, sur ce type de question, maternité et paternité, les avancées sont là, les manières de penser évoluent, la société change. Syndicalement souligne-t-elle, le contexte actuel fait que ce type de revendications est sans doute plus facile à porter que les questions liées au travail ou au revenu. Et pour Gaëlle Demez, à qui nous laissons le soin de conclure « c’est un gros boulot. Mais c’est une revendication chouette, car ça fait embarquer les hommes dans les questions d’égalité ».
Pour en savoir plus :
Archives de Vie Féminine, VF, Secrétariat National, N°684, Note Actualité en matière de politique familiale, 9 décembre 1986.
MARISSAL C., Mères et pères : le défi de l’égalité. Belgique, 19e -21e siècle, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, AVG – CARHIF, Bruxelles, 2018.
JACQMAIN J., « La protection de la maternité, 108 ans après », Cahiers de la Fonderie, n°22, juin, 1997.
LORIAUX F. (dir), « Travail et maternité : l’impossible conciliation ? », Dynamiques. Histoire sociale en revue, CARHOP, n°1, mars, 2017. https://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2017/03/Introduction-au-dossier-1.pdf
VOGEL L., « La maternité comme une anomalie : une régulation patriarcale et productiviste des risques reproductifs », Dynamiques. Histoire sociale en revue, CARHOP, n°1, mars, 2017. https://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2017/03/La-maternit%C3%A9-comme-une-anomalie-une-r%C3%A9gulation-patriarcale-et-productiviste-des-risques-reproductifs.pdf
FONTENAY S. et TOJEROW I., « Coût de l’enfant pour la carrière des femmes et comment le congé paternité peut aider », Département d’économie appliquée de l’ULB, DULBEA Policy Brief, n°20.03, octobre, 2020, https://dulbea.ulb.be/files/d1070b846ef1f6e4b0abe5672ba0428e.pdf.
CHAGNON M. et DELAVA C., « L’allongement de la durée du congé de paternité, un grand pas vers l’égalité femmes-hommes », Commission jeunes CFFB, 15 septembre 2020, https://www.cffb.be/lallongement-de-la-duree-du-conge-de-paternite-un-grand-pas-vers-legalite-femmes-hommes/.
Pour un congé de paternité/coparentalité de 15 semaines, Service d’étude et action politique de la Ligue des familles, mars 2022, https://liguedesfamilles.be/storage/18793/2203021-etude-conge-paternite-15-semaines.pdf.
Congé de paternité en Belgique : l’expérience des travailleurs. Une étude quantitative, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, Bruxelles, 2010, https://igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/downloads/47%20-%20Cong%C3%A9%20de%20paternit%C3%A9_publication_FR.pdf.
Notes
[1] En 2011, le congé de paternité devient accessible pour l’ensemble des coparents, mères ou pères. On parle aujourd’hui, selon les usages ou les auteur.es, de congé de naissance, de coparentalité ou de paternité. Dans cet article, nous utiliserons le terme de congé de naissance.
[2] Seules l’Allemagne, la Suisse et Malte octroient un congé de maternité moins long (14 semaines), mais dans les deux premiers cas, le salaire perçu est plus élevé, avec 100% du salaire pour l’Allemagne et 80% du salaire pour la Suisse. En Belgique, la maman touche 82% du salaire le 1er mois et 75% ensuite.
[3] Le Gezinsbond est La Ligue des familles pour le côté néerlandophone, comme le Vrouwenraad est le pendant du Conseil des femmes francophones de Belgique.
[4] La Libre Belgique, Le MR s’est bien abstenu lors du vote de la loi préservant le repos d’accouchement, 05 juin 2020, https://www.lalibre.be/belgique/politique-belge/2020/06/05/le-mr-sest-bien-abstenu-lors-du-vote-de-la-loi-preservant-le-repos-daccouchement-DQUF5YZUF5GODEVH2QTSVQ45OA/., consulté le 22 mai 2024
[5] Au moment de la parution de cette étude en 2010, la loi de 2011 incluant les coparents n’a pas encore été modifiée, ce qui explique pourquoi il est ici uniquement question du congé de paternité.
[6] Le gouvernement dirigé par le libéral néerlandophone Alexander De Croo, institué le 1er octobre 2020, composé d’une coalition « Vivaldi » de sept partis entre socialistes, libéraux, écologistes des deux communautés et chrétiens démocrates flamands.
[7] Les congés thématiques sont des formes spécifiques d’interruption de carrière. Pendant une période déterminée, ils permettent d’interrompre complètement ou partiellement les prestations pour des besoins précis. Il en existe quatre : parental, pour assistance médicale, pour soins palliatifs, pour aidant proche.
Pour citer cet article
TONDEUR J., « Congé de maternité et congé de naissance, même combat ? », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 23 : De la rue au parlement : femmes en luttes pour leurs droits, juin 2024, mis en ligne le 3 juillet 2024 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/
Le temps de travail ne se partage pas équitablement
Dominique De Vos
(Membre du Bureau Conseil fédéral de l’égalité des chances entre hommes et femmes (CEC) Présidente de la commission sécurité sociale du CEC)
« À trop exalter l’égalité des chances, à laisser croire qu’elle a été ou est largement réalisée, on promeut l’idée que les inégalités sociales résultent de l’effort et du mérite, et on rend responsable celui qui échoue : il avait sa chance, il n’a pas su ou voulu la prendre. »[1]
Jacques Delors et Michel Dollé
Aborder l’emploi des femmes conduit immanquablement à s’intéresser au temps partiel qui conditionne les carrières de 850 000 femmes aujourd’hui.[2] Sa promotion massive débute il y a plus de quarante ans, dans un contexte de chômage grandissant. Les orientations politiques de la fin des années 1970 ont des répercussions malheureuses sur les femmes en quête de travail. À l’époque, la Commission du travail des femmes (CTF) s’est saisie du sujet « dont tout le monde parle » dans une vision large de l’avenir de l’emploi des femmes. Elle rend, dès 1976, un avis d’initiative.[3] Très vite, en réaction aux nouvelles réglementations de 1981, des associations féministes groupées au sein du Comité de liaison des femmes (CLF) s’alarment des dangers qui menacent le désir d’autonomie des femmes, de la régression sociale qui s’annonce. Le CLF a beau écrire, protester, dénoncer les discriminations potentielles et réelles, rien n’a pu infléchir la tendance.
Dans les années 1960, un travailleur sur quatre est une femme. Plus de la moitié sont mariées et 5,6 % des femmes travaillent à temps partiel. C’est la période du temps partiel dit « de prospérité », celui qui correspond à un souhait de ne travailler que quelques heures par semaine, celui dont ne dépendent pas les revenus minimums du ménage.
La décennie suivante confirme la progression des femmes dans l’emploi : en 1980, elles représentent 37,8 % de la population active. Mais la crise économique dans les secteurs industriels se solde par du chômage masculin, et appelle des mesures de résorption de celui-ci. Entre 1977 et 1982, la hausse démographique et la perte d’emplois font presque doubler le nombre de chômeurs (475 000 chômeurs hommes et femmes en novembre 1982). Au cours des négociations interprofessionnelles de la fin des années 1970, les partenaires sociaux vont s’accorder sur une politique globale sur les carrières : à savoir des mesures d’encouragement aux prépensions, à l’interruption de carrière et au temps partiel. Le temps partiel, dit « de crise » cette fois, est initié par les interlocuteurs patronaux comme une mesure de réduction du chômage qui va être enrobée de considérations sur les responsabilités familiales… des femmes.
Années 1980 : Essor du temps partiel, un piège sur mesure pour les femmes
L’accord du gouvernement Tindemans de juin 1977 voit dans le temps partiel une solution de redistribution du travail disponible. Le discours officiel vise à promouvoir le temps partiel pour les personnes qui le choisiraient en leur accordant des droits proportionnels au temps de travail effectué, et en facilitant la gestion des entreprises qui ne « devaient pas être pénalisées » en les employant.[4] À la demande du ministre de l’Emploi et du Travail, le socialiste Roger De Wulf, la CTF rend un deuxième avis en 1980[5], aussi divisé entre représentantes des employeurs et représentantes des syndicats que l’avis n° 655 du Conseil national du travail (CNT).[6]
En 1983, sous l’impulsion du nouveau ministre de l’Emploi et du Travail, le social-chrétien Michel Hansenne, une batterie de moyens promotionnels est déployés, pour inciter à travailler à temps partiel.[7] C’est le début d’un piège dans lequel vont être pris des travailleurs, et surtout des travailleuses, auxquelles les autorités vont rappeler leurs devoirs familiaux sous couvert de conciliation vie privée et vie professionnelle. Dans tous les États européens[8], avec des succès divers, des mesures de retrait du marché du travail s’adressent aux femmes afin qu’elles se consacrent davantage à leur famille plutôt qu’à leur autonomie économique.
Quinze ans plus tard, la ministre de l’Emploi et du Travail chargée de l’égalité des chances, la sociale-chrétienne Miet Smet, soutient encore que la réponse à la pénurie d’emploi est la généralisation du modèle « un emploi et demi par ménage (…) à l’instar du modèle des Pays-Bas qui fonctionne très bien pour mettre de nombreuses personnes au travail, souvent dans des emplois à temps partiel »[9]. Elle publie également une brochure à destination des entreprises pour leur vanter les avantages que le temps partiel représente pour elles !
Les étapes juridiques des droits proportionnels
La Convention collective de travail (CCT) n° 35 du 27 février 1981, conclue unanimement au niveau interprofessionnel, préconise la proportionnalité des droits au temps de travail contractuel, établit les règles relatives aux horaires variables, à la priorité pour un emploi à temps plein dans l’entreprise, aux heures complémentaires. La loi du 23 juin 1981 confirme cet accord.
Parallèlement, une directive européenne est en préparation. À la demande du ministre Michel Hansenne, la CTF rend un avis n° 33 sur le projet de directive.[10] Cet avis reflète les positions des employeurs et des travailleurs totalement opposées quant aux effets du temps partiel sur la ségrégation du marché de l’emploi horizontalement (par secteurs) et verticalement (travailleurs peu qualifiés), sur l’impact négligeable en matière de résorption du chômage, d’augmentation des emplois et de capacité à répartir les tâches familiales de manière équitable. Il faut attendre 1997 pour que soit conclu, entre partenaires sociaux européens, un accord-cadre sur le travail à temps partiel, lequel brandit toujours le principe de proportionnalité : « appliquer le prorata temporis, là où c’est nécessaire ». Il sera annexé à la directive 97/81.[11]
Les règles de base convenues en 1981 sont toujours en vigueur.[12] Le contrat de travail à temps partiel est un contrat ordinaire mais « effectué de manière régulière et volontaire, pendant une durée plus courte que la durée normale »[13], avec des modalités spécifiques. Le flou de cette définition brouille la réalité du travail à temps partiel qui recouvre un 4/5ème temps, un mi-temps, 1/3 temps ou moins encore dans les secteurs qui ont obtenu une dérogation.[14]
Le contrat individuel doit être écrit pour préciser le nombre de jours et d’heures de travail à prester. Le règlement de travail doit déterminer les régimes de travail à temps partiel dans l’entreprise. L’horaire peut être fixe ou variable et doit faire l’objet d’une information au minimum cinq jours[15] à l’avance ou selon d’autres modalités prévues dans une convention collective de secteur.
Les avantages et les conditions de travail doivent être proportionnels à la durée de travail… Dans la vraie vie, le droit tolère beaucoup d’exceptions.
Moins d’heures de travail entraîne logiquement une rémunération moindre. Mais les 12 premières heures d’heures complémentaires prestées par mois – c’est-à-dire celles qui dépassent la durée normale de travail à temps partiel dans l’entreprise – ne donnent pas lieu à un sursalaire à l’instar des travailleurs et travailleuses à temps plein. Cette différence de traitement, constitutive d’une discrimination indirecte (parce qu’il y a plus de femmes travaillant à temps partiel), est une des causes de l’écart salarial entre hommes et femmes.[16] Mais pratiquées régulièrement, ces heures en plus peuvent dans certains cas donner l’occasion de modifier le contrat de travail.
Travailler à temps partiel offre peu d’accès aux formations et de perspectives de promotion. Les travailleurs et travailleuses ont le droit, sur demande, à une priorité de passer à temps plein si un emploi se déclare vacant et auquel ils et elles peuvent prétendre. Ce droit n’est que très rarement respecté.
Le temps partiel permet beaucoup de flexibilité pour l’employeur (horaires variables, délai de prévisibilité très court, heures complémentaires) sans contrepartie pour le travailleur ou la travailleuse. À cause des objectifs de rentabilité élevés, les rythmes s’intensifient, le travail devient plus vite pénible. La variabilité n’offre pas de possibilité d’organiser sa vie hors professionnelle. En réduisant son implication dans la sphère professionnelle, la travailleuse perd des arguments pour équilibrer la prise en charge des responsabilités familiales au sein du couple.
Toutes ces règles dérogatoires au droit commun confortent l’idée que le temps partiel n’est pas une simple question de temps de travail comme le laisse supposer la définition de l’Organisation internationale du travail (OIT), mais qu’une politique structurelle de l’emploi s’est construite aboutissant à une dualisation du marché de l’emploi. Les raisons du banc patronal ont été affichées dès le début : de la flexibilité, des coûts de gestion faibles, réduction de l’absentéisme, une productivité boostée, une augmentation des emplois, … qui se révélera fictive. Le temps partiel ne semble être un avantage que pour les quelques familles qui ont les moyens ou pour les couples dont un partenaire gagne un salaire élevé.
Le caractère volontaire du travail à temps partiel, une supercherie !
En 1982, la restructuration de l’entreprise Bekaert-Cockerill à Fontaine-l’Évêque[17], a montré que le temps partiel n’était autre qu’une variable d’ajustement du chômage et pouvait générer des discriminations. Un accord d’entreprise, signé par les syndicats le 22 novembre 1982, stipulait sans complexe que « toutes les femmes non-chefs de ménage passeront à temps partiel » … « pour éviter des licenciements des hommes ». Cette formulation exhibant une discrimination directe contraire à la loi du 4 août 1978 de réorientation économique[18] et la directive européenne 76/207/CEE[19], fut, sous la pression d’associations féministes (Comité de Liaison des Femmes et Vrouwen Overleg Komité) réécrite d’une manière plus neutre en remplaçant les termes de femmes non-cheffes de ménage par la mention des secteurs de l’encollage, de l’emballage et des services généraux, secteurs dans lesquels se trouvaient toutes les femmes et qui ne nécessitaient pas de remaniement. Ces femmes revendiquaient le passage aux 36 heures pour tous. La réponse fut catégorique : les hommes des services menacés ont tout simplement pris la place des femmes dans ces secteurs.
L’affaire aboutit à un jugement du Tribunal du travail de Charleroi le 12 novembre 1984.[20] Ce tribunal reconnaît la discrimination indirecte[21] qu’a instauré le passage forcé au travail à temps partiel pour les femmes non-cheffes de ménage. Néanmoins, les accords collectifs de 1982 ne seront pas déclarés nuls. Les 13 femmes menacées ne seront pas réintégrées dans l’entreprise et ne recevront en contrepartie qu’une indemnité équivalente à six mois de salaire brut (le minimum légal). Cette affaire spectaculaire a illustré une collusion de tous les acteurs (partenaires sociaux, conciliateur, ministère, auditeur du travail) contre les femmes qui n’ont eu de soutien qu’auprès des organisations féministes et des responsables féminines des syndicats. Plusieurs cas similaires ont été dénoncés en France avec des issues tout aussi iniques et dramatiques.
Qu’en est-il de la sécurité sociale ?
Afin d’inciter à travailler à temps partiel, des Allocations de garantie de revenu (AGR), à charge du chômage, vont être accordées dès le début à celles et ceux qui acceptent un temps partiel pour échapper au chômage c’est-à-dire dont le travail à temps partiel est considéré comme involontaire. L’AGR est destinée à compenser la différence de revenu entre un temps plein et un temps partiel. Des conditions strictes et cumulatives sont exigées : avoir un salaire inférieur à un salaire de référence, effectuer un ¾ temps et déclarer explicitement vouloir travailler à temps plein. Ce système de l’AGR a connu tellement de succès (200 000 bénéficiaires en 1990) qu’à cause des coûts croissants à charge du secteur chômage, le gouvernement les a rabotées graduellement pour les travailleurs et travailleuses à temps partiel d’avant 1993. Il crée alors la catégorie des travailleurs à temps partiel avec maintien des droits sous de nouvelles conditions (travailler au moins un tiers temps, être disponible à temps plein, etc.). Le calcul complexe de l’AGR sera modifié plusieurs fois au cours des années 2000, pour faire perdre une part de leurs revenus aux ayants droit[22] et diminuer leur nombre : en 2020, ils et elles ne sont plus que 32 000 dont 23 000 femmes.
En 1992, afin de les responsabiliser dans le coût du chômage, les employeurs qui engagent des temps partiels involontaires sont soumis à une cotisation capitative pour chaque emploi offert uniquement à temps partiel. Un an plus tard, elle est diminuée, puis supprimée, et réinstaurée en 2017, sous une autre forme…
Quant à la pension des travailleurs et travailleuses à temps partiel, elle est soumise à la compression des heures travaillées en jours. Ce mode de calcul constitue une double proratisation dénoncée par le Conseil fédéral de l’égalité des chances entre les hommes et les femmes (CEC[23]) depuis 20 ans[24], et dont la suppression a fait l’objet d’une proposition de loi à la Chambre[25]. Cette compression restreint la possibilité de totaliser suffisamment d’années de travail pour avoir accès à la pension minimum et conduit la plupart des pensionné.e.s à une pauvreté qui, dans le pire des cas, les contraint à recourir à la Garantie de revenus aux personnes âgées (GRAPA).
Améliorer les conditions de travail et de vie des « working poors »
En 2016, s’inquiétant du caractère majoritairement involontaire[26] (non choisi) du travail à temps partiel, le CEC relance le débat en posant la question des conditions de travail plutôt que des raisons de travailler à temps réduit : ne serait-ce pas les conditions de travail auxquelles sont soumises les travailleuses à temps partiel qui les empêcheraient d’exercer leur métier à temps plein, qui ne leur permettraient pas de concilier « harmonieusement » leurs activités professionnelles et responsabilités familiales ? Après des analyses théoriques du droit applicable, le CEC pilote, avec l’appui d’universitaires, deux enquêtes dans des secteurs employant beaucoup de femmes et à forte proportion de temps partiel : le commerce, le nettoyage, les maisons de repos et les banques et assurances.[27] Bien que les raisons de travailler à temps partiel révèlent une interpénétration de multiples contraintes difficiles à isoler, il en ressort que travailler à temps partiel augmente la pénibilité du travail causée par des horaires variables et souvent imprévisibles, une charge de travail et des rythmes accrus, l’abus de l’urgence, des heures complémentaires, etc.[28] L’argument promotionnel des années 1980, qui consistait à faciliter la conciliation entre responsabilités familiales et contraintes professionnelles, est loin de se vérifier dans la réalité : dans les entreprises sondées, les horaires des femmes qui ont des enfants sont identiques à celles qui n’en ont pas.
La collecte d’éléments statistiques complétée par des témoignages a permis de refonder des revendications essentielles. À la suite d’une journée d’étude en juin 2022[29], le CEC rend en octobre 2022 un avis auquel ont collaboré les représentants des secteurs analysés.[30] Une série de recommandations sont adressées tant aux autorités politiques qu’aux commissions paritaires. En matière de droit du travail, le CEC demande la suppression de la discrimination salariale résultant du système des heures complémentaires, l’évaluation de la cotisation de responsabilisation, un investissement significatif dans les services de garde d’enfants qui tiennent compte de la flexibilité exigée par les entreprises. En matière de chômage, le système des AGR doit compenser réellement la perte de revenu des travailleurs ou travailleuses qui acceptent un travail à temps partiel. Pour le calcul de la pension, il faudrait supprimer la différence entre les travailleurs à temps partiel avec maintien des droits avec ou sans AGR, revoir le système de la compression des heures en jours travaillés et maintenir les assimilations actuelles.[31]
Dépassant le discours usé, aseptisé, de l’égalité des chances, nous cherchons à corriger les discriminations, à compenser les effets inéquitables des politiques publiques de l’emploi, de dispositions juridiques prétendument neutres, en réalité incapable de concevoir de l’égalité, ce qui n’est d’ailleurs pas leur objectif premier. En ce qui concerne le travailleurs et travailleuses à temps partiel, la proportionnalité des droits salariaux, des congés, des formations, etc., est insuffisante à générer un minimum de justice dans l’entreprise et de cohésion sociale.
Notes
[1] DELORS J. et DOLLE M., Investir dans le social, 2012, Odile Jacob, 2009, p. 213.
[2] « Le travail à temps partiel en léger recul chez les femmes, mais pas chez les hommes », Le travail à temps partiel, https://statbel.fgov.be/fr/themes/emploi-formation/marche-du-travail/le-travail-temps-partiel, publié le 27 mars 2024, consulté le 17 juin 2024.
[3] Avis n° 8 du 2 septembre 1976 sur le travail à temps partiel des femmes, cité par PEEMANS-POULLET H., « Le travail à temps partiel » dans PERNOT A., CORNELIS L., HANTSON F., Il y a 40 ans : La Commission du travail des femmes, Conseil de l’Égalité des Chances entre Hommes et Femmes, 2016, p. 26. https://conseildelegalite.be/media/300/download?inline, consulté le 17 juin 2024.
[4] Le Travail à temps partiel, brochure FEB, 1983.
[5] Avis n° 23 du 20 juin 1980 sur le travail à temps partiel. Partie I & II. https://conseildelegalite.be/media/291/download?inline, consulté le 17 juin 2024.
[6] L’avis n° 655 de 1980 s’est contenté de passer en revue les adaptations réglementaires nécessaires sans se prononcer sur les enjeux de fond.
[7] Le travail à temps partiel, peut-être une solution pour vous ?, brochure du Ministère de l’Emploi et du Travail, préface de Michel Hansenne, 1983.
[8] « La place des femmes sur le marché du travail », Les cahiers de femmes d’Europe, n° 36, 1991.
[9] Interview de Miet Smet dans Knack, 20 mai 1998. Aux Pays-Bas, 40 % de travailleurs sont à temps partiel et 70 % de femmes.
[10] Avis n° 33 du 12 juillet 1982 relatif à la proposition de directive du Conseil des communautés européennes concernant le travail volontaire à temps partiel. https://conseildelegalite.be/media/281/download?inline, consulté le 17 juin 2024.
[11] Directive 97/81/CE du Conseil du 15 décembre 1997 concernant l’accord-cadre sur le travail à temps partiel conclu par l’UNICE, le CEEP et la CES – Annexe : Accord-cadre sur le travail à temps partiel.
[12] Ces règles ont été décrites et évaluées en 1998 par le Conseil d l’égalité des chances entre les hommes et les femmes dans Le travail à temps partiel. Situation et implications en droit du travail et en matière de sécurité sociale (34 p.). En 2004, la FGTB Liège-Huy-Waremme a édité une étude très complète, Temps partiel en Belgique. Entre solution et désillusion.
[13] Cf. la définition du Bureau international du travail et le commentaire de l’article 1er de la collective de travail n° 35.
[14] Dans l’industrie alimentaire, la vente au détail, les grands magasins, la distribution, l’hôtellerie, les services d’aides familles et aides seniors, le nettoyage.
[15] Sept jours depuis 2023.
[16] Une proposition de loi du 1er septembre 2023 vise à y remédier. Chambre doc. 55-3531/001.
[17] COENEN M.-T., « La grève des travailleuses de Bekaert-Cockerill en 1982. Les femmes contre le temps partiel imposé », analyse en ligne, https://www.carhop.be/images/Gr%C3%A8ve_travailleuses_Bekaert-Cockerill_1982_MTC_2005.pdf, 2005, consulté le 17 juin 2024 ; LOUIS M.-V., « La lutte des femmes de Bekaert-Cockerill », Les Cahiers du GRIF, no 27, 1983, p. 44.
[18] Cette loi a été intégrée dans la loi du 7 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes.
[19] Remplacée par la directive 2006/54/CE du 5 juillet 2006 relative à l’égalité des chances et de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail.
[20] DE VOS D. et PICHAULT C., « L’affaire des travailleuses de Bekaert-Cockerill », Journal des tribunaux du travail, n° 330, 20 novembre 1985, p. 435-443. https://bib.kuleuven.be/rbib/collectie/archieven/jtt/1985-330.pdf, consulté le 17 juin 2024 ; ARCQ E. et PICHAULT C., L’affaire Bekaert-Cockerill, Bruxelles, CRISP, 1984 (Courrier hebdomadaire du CRISP, no 12), p. 24-25.
[21] La jurisprudence européenne avait déjà reconnu la discrimination indirecte à l’encontre des travailleurs à temps partiel depuis l’arrêt Jenkins du 31 mars 1981.
[22] De nombreux articles et positions ont dénoncé cette évolution. Notons Le point de vue du Conseil sur la Sécurité sociale, Bruxelles, Conseil de l’égalité des chances entre hommes et femmes, mai 1996.
[23] En 1993, ce conseil a remplacé la Commission du travail des femmes (CTF) en intégrant des associations féminines et de jeunesse. Ses missions consistent à rendre des avis aux autorités et à toute personne qui l’interroge, mais aussi d’initiative. Dans le cadre de ses compétences fédérales, il peut entreprendre toutes actions relatives à l’égalité entre hommes et femmes (colloques, séminaires, publications, etc.).
[24] Avis n° 110 du 13 octobre 2006 au sujet de la mise en œuvre du pacte de solidarité entre les générations en ce qui concerne la prépension et la pension légale : ancienneté requise, périodes assimilées, contenu donné à la notion “travail lourd”. https://conseildelegalite.be/media/187/download?inline, consulté le 19 juin 2024 & Avis n° 147 du 29 mai 2015 relatif à diverses mesures de la réforme de la pension des travailleurs salariés. https://conseildelegalite.be/media/64/download?inline, consulté le 19 juin 2024.
[25] Proposition de loi modifiant l’arrêté royal du 21 décembre 1967 portant règlement général du régime de pension de retraite et de survie des travailleurs salariés, visant à supprimer la compression des années de prestations des travailleurs à temps partiel afin de favoriser l’accès aux droits sociaux, Chambre des représentants de Belgique, 19 juillet 2019. https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/0119/55K0119001.pdf, consulté le 19 juin 2024.
[26] L’enquête sur les forces de travail d’Eurostat posent des questions standardisées depuis 30 ans. Il en ressort notamment d’année en année que seulement 10% de femmes et 6,5% d’hommes ne souhaitent pas un emploi à temps plein. On pourrait en conclure que 90 % de femmes et d’hommes souhaitent un temps plein mais en sont empêché.e.s pour diverses raisons familiales, de santé, d’absence de travail à temps plein, etc.
[27] « À qui s’adresse le travail à temps partiel ? À quoi sert-il ? », https://conseildelegalite.be/nouvelles/qui-sadresse-le-travail-temps-partiel-quoi-sert-il, 23 octobre 2020, consulté le 19 juin 2024 & MARTINEZ-GARCIA E., HAUSMANN T., WISEUR G., Enquête sur le caractère (in)volontaire du temps partiel féminin, Bruxelles, ULB-Centre Metices, février 2020, 74 p. https://raadvandegelijkekansen.be/sites/default/files/inline-files/Enqutetempspartielinvolontairerapportsept2020_0.pdf, consulté le 19 juin 2024.
[28] Avis n° 166 du 14 octobre 2022 du Bureau du Conseil de l’Égalité des chances entre les hommes et les femmes, relatif au travail (in)volontaire à temps partiel. https://conseildelegalite.be/media/348/download?inline, consulté le 19 juin 2024.
[29] « Communiqué de presse 23 juin 2022. Le temps de travail, une histoire de genre », https://conseildelegalite.be/nouvelles/le-temps-de-travail-une-histoire-de-genre-journee-detude-22-juin-2022, consulté le 19 juin 2024.
[30] Avis n° 166 du 14 octobre 2022…
[31] « Retour sur le travail à temps partiel », présentation de Dominique De Vos, 2023, Retour sur le travail à temps partiel – Dominique Devos (PPTX, 298.51 Ko), consulté le 19 juin 2024.
Pour citer cet article
DE VOS D., « Le temps de travail ne se partage pas équitablement », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°23 : De la rue au parlement : femmes en luttes pour leurs droits, juin 2024, mis en ligne le 3 juillet 2024, https://www.carhop.be/revuescarhop/
« Les revendications des femmes s’inscrivent dans un dessein démocratique » Sur les pavés, l’égalité !
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Amélie Roucloux (Historienne, CARHOP asbl)
Sur base d’une interview de Chantal Massaer (Directrice, Infor-Jeunes Laeken)
Infor-Jeunes Laeken est un centre d’information jeunesse, actif à Bruxelles depuis les années 1960. L’accès y est libre et gratuit, il offre des permanences d’informations et des permanences juridiques pour les jeunes de 12 à 26 ans concernant le droit scolaire (notamment les recours en cas de redoublement ou d’exclusion scolaire), les problèmes liés à l’école (harcèlement, acharnement, pression psychologique, etc.) à l’enseignement supérieur (bourse d’étude, etc.) ou encore concernant le CPAS. L’association sans but lucratif offre d’autres services, tels qu’une riche documentation classée par thème, des conseils d’orientation ou de choix d’école et un cyberespace notamment.
Pour cette contribution, nous explorons avec Chantal Massaer, directrice d’Infor-Jeunes Laeken, l’une des campagnes phares de l’association : Sur les pavés, l’égalité !. Pour réaliser cette contribution, l’équipe de rédaction se base sur une interview de Chantal Massaer, la ligne du temps réalisée par Infor-Jeunes Bruxelles dans son rapport d’activité 2022, l’article Par le petit bout de la lorgnette. Les politiques publiques de jeunesse en Belgique francophone vues sous l’angle des services d’information des jeunes réalisé par Jean-François Guillaume, l’article Les maisons de jeunes ont soixante ans : retour en arrière sur un secteur clé en termes d’éveil à la citoyenneté de Ludo Bettens, et des articles de RTBF actu et de La Libre qui présentent l’association ou la campagne.
Les centres d’information jeunesse Infor-Jeunes sont une structure ancienne. Au milieu des années 1960, l’abbé Gustave Stoop crée l’association Télé Jeunes à Bruxelles avec la complicité de professeurs, d’animateurs et d’assistants sociaux. L’objectif est d’offrir une permanence téléphonique aux jeunes pour répondre à leurs questionnements. À l’époque, les questions portent essentiellement sur le service militaire et sur la libération sexuelle. Très vite, l’association prend le nom de Centre national belge d’information des jeunes, soit Infor-Jeunes, et, en 1969, elle est reconnue par le ministère de la Culture française. Au même moment, les centres d’information jeunesse se multiplient avec l’apparition de structures à Namur, Mons et Tournai, ce qui permet de répondre à l’ampleur et à la diversité des demandes des jeunes.
De manière générale, l’époque est au foisonnement d’initiatives citoyennes et associatives. Dans le sillage des bouleversements idéologiques et démographiques des années 1960, l’idée de démocratie culturelle fait son chemin, celle qui postule que la démocratie est un processus politique, social et participatif. Les centres d’information jeunesse sont porteurs de cette conception et y inscrivent, en plus, un idéal d’émancipation des jeunes. L’arrêté royal du 22 octobre 1971 leur donne des financements et un cadre d’action. De nombreux concepts (citoyenneté, participation, libre expression, créativité, etc.) sont intégrés dans ce texte qui consacre l’existence des maisons de jeunes, mais aussi des centres d’information jeunesse et des centres d’hébergement et de rencontres. En 1979, un nouvel arrêté royal est promulgué afin de mieux prendre en compte les spécificités des centres d’informations, tels qu’Infor-jeunes, et des centres d’hébergement et de rencontres, tels que les auberges de jeunesse. En 2011, 25 centres d’information jeunesse sont reconnus par la Fédération Wallonie-Bruxelles et actifs sur tout le territoire francophone belge.
Infor-Jeune Laeken continue à se nourrir de ses racines historiques, en mettant l’égalité des genres au centre du processus d’émancipation des jeunes. Ainsi, en plus des permanences juridiques, le centre d’information jeunesse se rend dans les écoles pour y faire des animations d’Éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS). Les thématiques sont variées : le harcèlement de rue, le revenge porn, la bienveillance et la confiance dans les relations affectives et sexuelles, le consentement, les publicités misogynes, la culture du viol, la notion d’aliénation en partant du sexisme et du racisme, la contraception féminine et masculine, la virilité, le body positivity qui revisite les stéréotypes de la beauté, l’orientation sexuelle, le tabou des règles, le mythe de la virginité, etc. La dynamique est interactive, les réactions, questionnements, préjugés et tabous des jeunes alimentant les animations, explique Chantal Massaer, « on a tout un carnet d’animations qui est prêt, mais en fonction de ce qui va émerger dans le groupe, on va traiter plus ou moins d’autres questions. On va aussi laisser des espaces à un moment donné pour des questions libres ». « On est dans un processus, on ne travaille pas avec des féministes », développe Chantal Massaer, « je veux dire, on ne travaille pas avec des gens convaincus. On est vraiment dans un processus où on essaye de faire bouger les lignes. Et si on arrive déjà à ce qu’il y ait du doute sur ce qui est naturel entre guillemets – et qui ne l’est pas ! (…) – et bien, on gagne des points ». Ces animations, ces rencontres et débats avec les jeunes, constituent le terreau d’où naît la campagne Sur les pavés, l’égalité !.
La campagne Sur les pavés, l’égalité ! émerge en 2016. La référence à l’un des slogans de la révolte française de mai 1968 Sous les pavés, la plage est assumée : égalité et émancipation en sont le maître mot. À partir des animations sur l’égalité de genre réalisées dans différentes écoles bruxelloises, certaines deviennent partenaires du projet et des élèves participent activement à celui-ci : intervention lors de la conférence de presse, réalisation d’émissions radio, création du passeport pour les théâtres, mobilisation pour la parade festive. Les jeunes sont parties prenantes de l’ensemble du processus, et certain.e.s bougent les lignes. « Avec certaines classes, on fait 20 heures d’animations », explique Chantal Massaer, « et des jeunes garçons qui, au début des animations baissaient la tête ou se couchaient sur leur banc – genre : “Qu’est-ce qu’on vient nous emmerder avec les questions d’égalité hommes-femmes ?” – et bien, il y en a deux qui ont pris la parole lors de la conférence de presse. L’un pour battre en brèche le tabou des règles, et le deuxième pour expliquer l’anatomie féminine, en ce compris le clitoris et le plaisir. Donc, quand même on se dit : “Là, il y a un basculement.” ». Ainsi, cette année comme toute les autres, la thématique qui émerge des animations donne son nom à la parade : Les noces de Clito.
Le 21 février 2024, la parade s’élance dans les rues de Bruxelles et donne le coup d’envoi de la campagne. « L’idée de la parade, c’est de mettre en acte des revendications. (…) Nous, on souhaite que l’espace public soit occupé de manière égalitaire, conviviale et harmonieuse. » Deux chars et plus d’une vingtaine de danseurs et danseuses, tou.te.s vêtu.e.s de robes de mariées, bousculent le train-train du centre-ville de Bruxelles en symbolisant une réinterprétation résolument moderne du mariage. Des arrêts dans son parcours permettent des prises de paroles et des lectures de texte de femmes inspirantes. Les rues sont rebaptisées par des thèmes égalités hommes-femmes et le groupe distribue des chocolats, Les saveurs de l’égalité « là aussi, c’est un message sur : l’égalité ça peut se partager, ça peut être un plaisir, ça peut être très chouette ». Ensuite, le second volet de la campagne encourage la démocratisation de l’accès à la culture. Grâce à des partenariats avec une multitude d’acteurs culturels, des milliers de jeunes âgé.e.s de 15 à 30 ans ont l’opportunité d’assister gratuitement, du 8 mars au 8 avril 2024, à une variété de spectacles culturels. Un passeport offre – moyennant une participation créative en faveur de l’égalité de genre – d’accéder à toutes les activités. Cette année encore, la campagne touche un large public : les animations liées à la campagne ont lieu dans cinq écoles différentes, avec un total de 156 heures d’animation. 7 000 passeports sont imprimés, et 735 places consommées chez 21 partenaires culturels.
Depuis huit ans qu’elle existe, la campagne Sur les pavés, l’égalité ! garde toute sa pertinence car donner place et visibilité aux thématiques EVRAS, en ce compris celles concernant l’égalité des genres, reste un combat de tous les instants. En septembre 2023, par exemple, le monde associatif est sous le choc : « il y a eu une opposition frontale à l’EVRAS, (…) il y a des inconscients qui vont bouter le feu (à des écoles), il y a des manif’ anti-EVRAS, on entend des choses hallucinantes comme quoi on demanderait aux jeunes de se déshabiller, on leur apprendrait comment se masturber et on ferait ça notamment avec des enfants de trois ans, et, là, tu te dis : “mais comment est-ce qu’on peut croire des choses aussi loufoques !?” » Et pourtant, des parents s’opposent aux animations EVRAS dans les écoles. C’est problématique, explique Chantal Massaer, car, avec internet et les smartphones, les jeunes sont de plus en plus confronté.e.s, sans accompagnement, à des images, des discours et des vidéos pour lesquels ils et elles n’ont pas le recul critique nécessaire (publicités sexistes, discours de haine, dénigrement des personnes, pornographie, etc.). Pour tenter de contrer la propagande anti-EVRAS, les acteurs et actrices du secteur accentuent leur travail d’information et de sensibilisation, notamment auprès des parents. C’est le cas également d’Infor-Jeunes Laeken qui multiple les canaux de diffusion pour sensibiliser aux thématiques EVRAS et aux droits des jeunes, l’autre champ d’action du service d’information jeunesse.
Ce combat de tous les instants en faveur de l’EVRAS est aussi le sens de la contribution de Chantal Massaer à cette revue, qui explique « je crois que les revendications des femmes s’inscrivent dans un dessein démocratique. “Pour moi, il ne saurait y avoir de réelle démocratie sans égalité hommes-femmes”, autrement dit, une démocratie saine intègre les questions de genre pour donner la possibilité aux femmes… et aux hommes de s’émanciper. Toutes les démarches d’Infor-Jeunes Laeken s’inscrivent alors dans un tout cohérent : les écoles sont mobilisées par la construction de synergies avec des allié.e.s à l’intérieur des établissements, l’équipe tout entière est impliquée par la participation et la formation, les enjeux politiques, à savoir la compréhension des phénomènes sociaux, sont intégrés dans le processus de réflexion avec la réalisation de documentaires sur les conséquences des politiques discriminatoires sur les plus précarisé.e.s : les pauvres, les femmes, les jeunes, les étranger.e.s, etc. Dans ce contexte, le contact avec les écoles est important, à la fois pour être identifié comme partenaire fiable sur ces thématiques mais aussi parfois pour bousculer les lignes quand des choses dysfonctionnent. Ainsi, il importe de multiplier les stratégies pour apporter l’EVRAS vers les jeunes afin qu’ils et elles s’en emparent et s’émancipent grâce à elle, collectivement.
Bibliographie
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- BETTENS L., « Les maisons de jeunes ont soixante ans : retour en arrière sur un secteur clé en termes d’éveil à la citoyenneté », analyse en ligne, n° 88, 23 décembre 2011. https://www.ihoes.be/PDF/Maisons_de_jeunes.pdf, consulté le 28 juin 2024.
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- GUILLAUME J.-F., « Par le petit bout de la lorgnette. Les politiques publiques de jeunesse en Belgique francophone vues sous l’angle des services d’information des jeunes », Agora débats/jeunesses, n° 66, 2014, p. 23-38, https://www.cairn.info/revue-agora-debats-jeunesses-2014-1-page-23.htm, consulté le 28 juin 2024.
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- Infor-Jeunes Bruxelles, Rapport d’activités 2022, Bruxelles, 2022, p.52, https://ijbxl.be/wp-content/uploads/2023/11/Rapport-dactivite-2022-final.pdf, consulté le 28 juin 2024.
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- KREMER L., « “Sur les pavés, l’égalité” : la nouvelle campagne pour la parité entre hommes et femmes dans l’espace public à Bruxelles », RTBF actu, 23 février 2024. https://www.rtbf.be/article/sur-les-paves-l-egalite-la-nouvelle-campagne-pour-la-parite-entre-hommes-et-femmes-dans-l-espace-public-a-bruxelles-11333170, consulté le 28 juin 2024.
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- LAPORTE C., « L’abbé Stoop avait créé Infor-Jeunes et Infor-Drogues », La Libre, 15 décembre 2012. https://www.lalibre.be/belgique/2012/12/15/labbe-stoop-avait-cree-infor-jeunes-et-infor-drogues-7MQE7TRK5VGDXGXUCUG664VH2Y/, consulté le 28 juin 2024.
- « Sur les pavés, l’égalité #femmes #jeunes #création artistique #droits fondamentaux #Bruxelles », Fédération Wallonie-Bruxelles. https://pci.cfwb.be/projets-labelises/infor-jeunes-laeken/, consulté le 28 juin 2024.
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Pour citer cet article
ROUCLOUX A., « « Les revendications des femmes s’inscrivent dans un dessein démocratique » Sur les pavés, l’égalité ! », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 23 : De la rue au parlement : femmes en luttes pour leurs droits, juin 2024, mis en ligne le 3 juillet 2024 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/
Exiger un accès légal au travail et rendre visible l’invisible
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Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl) sur base d’une interview de Eva Jimenez Lamas et Magali Verdier, de La Ligue des travailleuses domestiques CSC-Bruxelles
Le vendredi 14 juin 2024, à la veille de la journée internationale du travail domestique et quelques jours après les élections politiques européennes, fédérales et régionales, les militantes de la Ligue des travailleuses domestiques de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC) de Bruxelles, avec le soutien du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) de Bruxelles, se mettent en grève. La Ligue en profite pour organiser un événement retraçant son parcours historique de lutte. Elle établit par la même occasion le 1er gouvernement du courage politique, gouvernement symbolique dont les protagonistes sont interprétées par les militantes elles-mêmes. Aux pied du Palais de Justice de Bruxelles, les revendications, critiques et témoignages se succèdent devant plusieurs centaines de personnes. Sous un ciel gris et dans le froid d’un printemps qui n’arrive pas, l’assemblée passe du rire aux larmes, tant certains parcours de vie sont rudes et émouvants. Pourtant, malgré les difficultés, ces femmes luttent ensemble pour leur dignité. Elles revendiquent une protection juridique contre les abus, une régularisation et un accès aux formations professionnelles dans les métiers en pénurie. Quelques jours avant cette échéance importante, j’ai la chance de rencontrer Eva Jimenez Lamas et Magali Verdier, les deux coordinatrices de la Ligue, dans leurs bureaux de la rue Pletinckx, située au centre de Bruxelles. Pour cette contribution, elles proposent d’aborder la thématique des revendications pour les droits des femmes en les développant sous l’angle syndical. Elles retracent les origines de la Ligue, ses combats, ses revendications et les stratégies élaborées pour obtenir le respect du droit de chaque travailleur et travailleuse à être défendu et de cotiser à la Sécurité sociale.
Comment en êtes-vous arrivées à travailler pour la Ligue ? Deux parcours féminins et féministes différents
Engagée comme permanente syndicale en 2008 à la CSC, Eva Jimenez Lamas effectue en parallèle un mémoire sur la mobilisation des travailleurs sans papiers dans le domaine du « care ». Dans ce cadre, elle réalise entre 2011 et 2012 une observation partic ipante dans ce qui s’appelle à l’époque le Groupe de travailleuses domestiques avec et sans-papiers de la CSC. Pendant environ un an, elle accompagne Anna Rodriguez, la responsable de ce groupe mais aussi sa collègue du bureau (Eva travaille déjà à la CSC lorsqu’elle commence son stage). Elle est particulièrement touchée par les situations que vivent ces femmes, situations proches de celles qu’elle a vécu elle-même et considéré comme une humiliation : avoir étudié et être pourtant réduite et confinée dans l’espace domestique parce qu’il faut survivre et payer son loyer, être victime de racisme, de rapports de domination parfois très violents. C’est ce lien qui l’unit aux femmes et qui la porte depuis les débuts : « j’ai été travailleuse domestique car il fallait que je paie le loyer et que je subvienne aux besoins, à l’époque. Ma mère a vécu dans une Espagne post-franquiste et dans la véritable pauvreté. Tous ses frères et sœurs ont été placés dans des orphelinats, elle a élevé seule sa fille pendant 6 ans et demi en Espagne, ensuite elle s’est mariée avec un Belge et nous sommes arrivés en Belgique. (…) Je ne suis pas là comme observatrice. Il y a tout un parcours qui m’a amenée à déconstruire et à lutter contre les violences faites aux femmes dans le secteur du travail, parce que malheureusement j’en ai vécu beaucoup et ma mère en a vécu encore davantage ». Aujourd’hui responsable syndicale interprofessionnelle CSC Bruxelles, elle s’occupe notamment de la Ligue des travailleuses domestiques, qui fait partie du Comité des travailleurs et travailleuses migrant.es avec et sans-papiers de la CSC Bruxelles. De son parcours, Eva Jimenez Lamas tire une bonne partie de ses convictions et de sa force.
Magali Verdier, animatrice au MOC Bruxelles, s’installe en Belgique au début des années 2000, même si elle y est déjà venue pour ses études dans les années 1990. D’abord coordinatrice sociale pour un contrat de quartier à Saint-Josse, elle est engagée comme responsable régionale de Vie Féminine (VF) Bruxelles en 2005. Elle y reste durant 13 ans : « ce que j’ai trouvé très intéressant à VF justement, c’est que c’est un mouvement vraiment ancré dans les milieux populaires et qui n’a pas de jugement par rapport aux femmes. Elles avaient une ouverture totale (…) Vie Féminine en tout cas m’a beaucoup apporté. Et je me suis inscrite là-dedans. C’est vraiment d’avoir une émancipation individuelle et collective, petit à petit en partant des femmes ». Dans son travail à Vie Féminine, elle rencontre également Anna Rodriguez, qui occupe à l’époque elle aussi un poste d’animatrice dans le mouvement féministe. Elles réalisent avec des femmes sans-papiers des assemblées, participent à des occupations, des grèves de la faim. « C’est une des questions qui m’a touché, comme plein d’autres mais celle-ci m’a touché en particulier ». Magali Verdier souhaite alors se réinscrire dans une démarche de travail de terrain, c’est ainsi qu’elle est engagée en 2018 à ce poste qu’elle occupe aujourd’hui encore, animatrice en éducation permanente, genre et migration : « J’ai eu l’opportunité d’être engagée au MOC de Bruxelles avec une mission spécifique, qui était de soutenir le Comité des travailleurs avec et sans-papiers organisé par la CSC-Bruxelles.
Pour retracer leurs parcours, spontanément, Eva et Magali commencent par évoquer la question du féminisme. « Pendant très longtemps, m’explique Eva, j’ai dit que je n’étais pas féministe parce que j’étais en rupture avec des féministes qui n’accordaient pas une place dans la société à toutes les femmes ». C’est en travaillant avec les femmes migrantes et sans-papiers qu’elle évolue sur la question : « à partir du moment où on revendique le droit des femmes et qu’en plus on vit nous-mêmes des injustices comme femme, ce qui est mon point de vue situé, c’est que je vis des injustices comme femme, racisée et travailleuse, donc je suis une féministe intersectionnelle ».[1] Eva me signale néanmoins que cette notion est sujette à débats chez les féministes, mais assume sa position. De son avis, les différentes étapes de sa vie ont fait d’elle la féministe qu’elle est aujourd’hui. Pour sa part, Magali se sentait féministe dans l’âme, sans vraiment savoir ce que cela signifiait : « je dirais que je portais le féminisme de ma mère, qui ne se déclarait pas elle-même féministe. Mon père ne voulait pas que ma sœur étudie l’architecture et voulait que je sois secrétaire. Ma sœur pleurait dans la cuisine devant le frigo, je m’en souviendrai toute ma vie, et notre mère nous a défendues pour qu’elle puisse faire un métier soi-disant ̋d’homme ̏. Ça, c’était le féminisme de ma mère. Moi je viens plutôt d’une classe moyenne aisée, ce n’est pas le même parcours qu’Eva mais voilà, ce sont quand même des choses qui te portent en tant que femme ».
D’où vient la Ligue ?
En 2008, le gouvernement Leterme inscrit dans sa déclaration politique du gouvernement, la régularisation des personnes sans-papiers suivant certains critères ».[2] Le rapport de force est favorable et la CSC s’inscrit alors structurellement dans la lutte pour la cause des sans-papiers. Elle engage Anna Rodriguez comme responsable migrations et sans-papiers et Eva, embauchée en même temps comme permanente syndicale, partage son bureau. Sous l’impulsion d’Anna Rodriguez, un comité de travailleurs et travailleuses sans papiers se met en place progressivement fin 2008. En son sein, un groupe des travailleuses domestiques prend vigueur. Protéiforme, il est composé de travailleuses avec et sans-papiers et des déléguées syndicales de secteurs comme les titres- services, le nettoyage, le travail domestique ou les soins. Le slogan est à l’époque « d’ici ou d’ailleurs, nous sommes toutes et tous des travailleurs », car c’est le travail de lutte contre l’exploitation qui est mis en avant au sein de la CSC, qui investit cette question suivant le principe que tout.e travailleur et travailleuse a le droit d’être défendu.e et de cotiser à la Sécurité sociale.
L’influence de Vie Féminine et l’usage de la langue française
Dans son rapport au groupe, Anna Rodriguez utilise des méthodes qu’Eva identifie comme propres à Vie Féminine : « il y a une modulation de se parler, il y a beaucoup plus de self-care, c’est en tout cas ma vision des choses, et c’est un plaisir de se retrouver ». Magali rappelle à son tour l’importance de l’ancrage du mouvement féministe dans les milieux populaires et l’attention qu’il apporte au développement d’une émancipation individuelle et collective, en partant des femmes. Au niveau de l’usage des langues, l’idée est à l’époque dans le comité « de parler français pour que les femmes puissent s’auto-émanciper par la langue également ». Elles sont alors plus autonomes, peuvent suivre un enseignement ou des formations. Aujourd’hui, nous le verrons, cette position n’est plus tout à fait d’actualité.
La Convention N° 189 de l’Organisation Internationale du travail (OIT)
Ce groupe de femmes coordonné par Anna Rodriguez travaille en étroite collaboration pendant plus d’un an avec Solidarité Mondiale WereldSolidariteid (WSM), la CSC-ACV et particulièrement la Centrale Alimentation et Services de la CSC, présidée par Pia Stalpaert, afin de participer à l’élaboration de la convention n° 189 de l’OIT sur les travailleuses et travailleurs domestiques.[3] L’OIT, une agence spécialisée de l’Organisation des Nations Unies (ONU), a pour mission de rassembler les gouvernements, employeurs et travailleurs et travailleuses de ses États membres dans le cadre d’une institution tripartite, en vue d’une action commune pour promouvoir les droits au travail, développer la protection sociale et renforcer le dialogue social. Des déléguées du groupe partent à Genève, ville dans laquelle se déroule la réunion de l’OIT cette année-là, afin de participer aux réunions de travail. Eva tient à souligner le travail exceptionnel réalisé avec le soutien d’Anna Rodriguez mais également de Nancy Tas alors permanente syndicale de l’alimentation et titres-services ACV et de Pascale Maquestiau, aujourd’hui responsable femmes CSC dans le Brabant Wallon. Pour le groupe, l’adoption de cette convention marque une victoire historique : « elles y ont participé et cela a été un moment très fort dont nous parlons encore à l’heure actuelle ».
Le Comité change de nom
La période qui suit celle de la ratification de la convention s’apparente à un moment de transition. Beaucoup de femmes sans papiers restent dans le comité, au contraire des déléguées syndicales qui le quittent progressivement. Anna Rodriguez fait de même, elle est remplacée par Eva, et le nom du groupe change également « je trouvais que Voir-Juger-Agir, la méthode Cardijn de révision de vie, c’était important, et que l’analyse intersectionnelle ajoutait quelque chose d’important également. Donc à partir de 2012, on change le nom et cela devient le Comité des travailleurs et travailleuses migrant.es avec et sans-papiers de la CSC Bruxelles. C’est super long mais il y a la convergence de luttes et le féminisme inclusif à l’intérieur du nom ».[4]
Recruter pour la création d’un espace « femmes »
Devant la difficulté d’obtenir des papiers ou de voir leur situation évoluer, de nombreuses femmes quittent le groupe pour tenter leur chance à l’étranger. Le comité est composé en majorité d’hommes, même si les femmes représentent selon Magali au moins la moitié des personnes migrantes. Si certaines études parlent dans les années 2010 d’une féminisation des migrations, il conviendrait plutôt de parler d’une plus grande visibilité des femmes au sein des phénomènes migratoires.[5]
En 2018, le manque de femmes au sein du comité l’incite à agir pour que la situation change. Myriam Djegham, alors secrétaire fédérale du CIEP-MOC de Bruxelles, propose de recruter une personne qui aurait notamment pour mission d’obtenir une meilleure parité dans le groupe. C’est ainsi que Magali est engagée, à la base pour une courte durée, mais ensuite précise Eva, « on va se rendre compte que c’est quand même important de bien garder un espace non mixte, dédié aux femmes ».
Magali rencontre rapidement sur le terrain des femmes qui travaillent dans les salons de coiffure du quartier Matongé à Ixelles ou dans des boulangeries : « j’ai arpenté les rues, j’ai mis des petits flyers partout où il y avait déjà des occupations (de sans-papiers), la première c’était devant le cinéma Nova (…). Il se trouve que le gardien de ce bâtiment était philippin et qu’il avait une amie philippine qui était sensible aux questions des droits des femmes. Il m’a fait rencontrer cette femme dans un café et elle m’a dit qu’elle connaissait plein de Philippines qui étaient sans-papiers, qui étaient travailleuses domestiques. (…) J’ai rencontré des femmes autour de leur vécu, j’ai appliqué Voir-Juger-Agir, la méthode Cardijn… Cela a commencé avec des Philippines qui n’étaient pas très nombreuses, elles étaient 5 ou 6. Nous avons fait une première manifestation, c’était le 1er mai 2019 ». Sur la banderole que ces travailleuses sans papiers brandissent, elles écrivent « The cleaning ladies have a brain ». Lucia, une travailleuse brésilienne les rejoint ensuite, « elle était extrêmement politisée », se rappelle Eva, et remet en question le choix de l’appellation originelle : « Je ne suis pas une cleaning lady moi, je suis une travailleuse domestique ! » argumente-t-elle. « C’est comme cela que le groupe cherche un nouveau nom (…) quelque chose de plus fort… » la Ligue des travailleuses domestiques est née.
Les difficultés à mobiliser
Si les travailleuses sans papiers sont actives et bien présentes en Belgique et vivent des situations parfois très dures, organiser la mobilisation n’est pas simple pour autant. Après cinq années de travail, la Ligue représente une vingtaine de femmes très actives, en de rares occasions, entre 40 et 50. Magali nous en explique les raisons : « Elles dépendent d’un ou de plusieurs patrons (…), elles sont dans des liens individuels très complexes (…). Les enfants appellent certaines femmes leur seconde mère, parce qu’elles passent plus de temps avec les enfants que leurs propres mères ou parents ». Pour les infirmières, les aides-soignantes ou les travailleuses dans les maisons de repos, ce lien affectif est présent également, continue Magali. D’autres difficultés existent : « ces femmes sont très isolées. Il y a la question de la langue, il y a la question de la peur de perdre son travail et elles sont confinées dans les maisons. (…) Pour effectuer le travail syndical, il faut adopter d’autres méthodes, en fait (…). La grosse difficulté, c’est comment mobiliser des femmes qui sont dans des temps de travail différents où ce ne sont jamais les mêmes horaires, où elles ont très peu de temps pour elles ». Pour faire face à ces obstacles, Magali souligne qu’il faut « faire preuve de beaucoup d’imagination, d’humilité et de beaucoup de patience ». À ces difficultés s’ajoute le fait que le groupe soit composé de femmes de plusieurs nationalités. Ce qui est intéressant dans la ligue continue Magali, « c’est qu’on a réussi à dépasser cela. (…) l’ancrage commun, c’est le travail domestique qui n’a pas de nationalité ». Parce que dans le paysage des sans-papiers il existe « des collectifs indépendants qui s’organisent via des occupations, comme la Voix des sans-papiers, la Coordination des sans-papiers mais souvent, ce sont des groupes qui sont, je dirais, communautaires ». Ils se rassemblent plutôt, sans en faire une généralité, autour d’une langue et d’une culture commune. Pour Magali, ce constat découle notamment de la difficulté que représente la barrière de la langue : « à un moment donné, on avait essayé de donner des cours de français avec des bénévoles. Mais les filles étaient explosées de fatigue. Et donc les langues, c’est une vraie question qui n’est pas résolue ». Magali et Eva s’exprimant correctement en anglais et en espagnol, l’emploi unique du français est aujourd’hui révolu : « dans la Ligue depuis 2018, on les utilise vraiment dans un esprit d’inclusion, (…) mais malheureusement, il y a une démarche d’auto-émancipation qui est défaillante ». Eva souligne néanmoins que cette évolution accompagne de nouvelles tendances, qui voient des jeunes féministes antiracistes gagner en importance et en visibilité : « le féminisme 2.0 des femmes racisées, c’est un féminisme qui perce partout. Ces féministes-là ont des milliers et des milliers de followers (…). C’est extrêmement intéressant aussi et c’est aussi un féminisme beaucoup plus polyglotte ».
Que revendiquer ?
Lorsqu’elles défilent aux pieds du Palais de Justice le 14 juin, les travailleuses de la Ligue présentent trois revendications principales. Premièrement, elles exigent une protection juridique qui leur permet de porter plainte en toute sécurité et dignité contre les employeurs abusifs, notamment par le biais d’une autorisation de séjour durant la procédure de la plainte. Souvent, les femmes sans-papiers n’osent pas porter plainte, de peur d’échouer en centre fermé ou de se faire expulser du pays. Selon l’alinéa 4 de l’article 13 de la directive du parlement européen et du conseil de l’Europe de 2009 relative aux normes minimales concernant les sanctions et les mesures à l’encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, les travailleurs et travailleuses concerné.es doivent pouvoir bénéficier d’un titre de séjour temporaire en fonction de la longueur des procédures nationales. Pourtant, après analyse explique Eva, les travailleuses de la Ligue constatent que « dans la directive, l’alinéa 4 de l’article 13 n’a pas été transposé ! C’est le seul alinéa d’article qui n’a pas été transposé ! ».[6] Deuxièmement, les travailleuses de la Ligue demandent un accès légal au marché du travail afin de mettre fin à la précarité de leur situation et de pouvoir cotiser à la Sécurité sociale. D’après une étude de 2023 de la Vrije Universiteit Brussel (VUB), il y a en Belgique 217 000 ressortissant.e.s européen.ne.s irrégulier.e.s (étudiant.e.s et touristes non enrégistré.e.s, travailleurs et travailleuses des pays de l’Est qui n’arrivent pas à activer leur liberté de circulation…) et 112 000 ressortissant.e.s non européen.ne.s en situation irrégulière. [7] De l’avis de la Ligue, la régularisation des travailleurs et travailleuses sans-papiers permettrait de combler un énorme manque à gagner pour l’État en termes de cotisations sociales, puisque ces personnes devraient alors payer des impôts, ce qu’elles ne peuvent pas faire actuellement. Enfin, les travailleuses domestiques réclament l’accès aux formations professionnelles délivrées par Actiris dans les métiers en pénurie afin de valider leurs compétences. Eva nous explique cette revendication en prenant l’exemple d’Angèle, « elle travaille auprès d’un enfant autiste, elle a acquis toute une série de compétences que les infirmières, en fait, n’ont pas dans le traitement de l’autisme et l’adoption de certaines techniques relationnelles avec l’enfant. (…) Par contre, il y a toute une série de techniques de manutention qu’elle ne suit pas comme il se devrait pour se protéger elle-même et pour protéger l’enfant. C’est ce que nous demandons à travers la formation Actiris ».
Les stratégies déployées, l’importance du plaidoyer
La Ligue et ses travailleuses domestiques développent au fil des années un arsenal de compétences et de techniques pour faire connaitre leur cause et arriver à leurs fins. Pour Eva, le premier élément de stratégie, c’est la « dénomination qui permet de renverser le stigmate. Elles sont travailleuses, sans-papiers, mais elles sont travailleuses. Et ça, c’est le syndicat qui (le) permet. (…) C’est le fait de pouvoir mettre en avant quelque chose de positif, même si s’appeler sans-papiers, ça fait partie de la lutte ».
Vient ensuite l’idée de se revendiquer « travailleuses domestiques ». Les femmes de la Ligue ne sont pas seulement membres du Comité des travailleurs et travailleuses migrant.e.s avec et sans-papiers de la CSC Bruxelles, elles s’affichent, se reconnaissent et s’identifient vers l’extérieur comme des travailleuses domestiques. Cette stratégie, elle s’inscrit dans le prolongement du modèle suisse « Papyrus » poursuit Eva. En février 2017, le canton de Genève initie ce projet permettant la régularisation de près de 3 000 travailleurs et travailleuses sans-papiers résidants depuis plusieurs années dans le canton.[8] Or, la Ligue est en contact avec la plateforme de soutien aux sans-papiers genevois. Elle invite deux fois à Bruxelles le Suisse Thierry Horner, secrétaire du Syndicat interprofessionnel des travailleuses et travailleurs (SIT), qui lorsqu’il est interrogé à propos du modèle « Papyrus », déclare : « on peut faire peur avec les sans-papiers. Mais ça ne marche pas d’avoir peur de la petite nounou brésilienne ». Alors, comme en Suisse, la Ligue continue son combat en véhiculant les portraits des femmes qui en sont membres, qui travaillent dans les secteurs des soins, de l’aide à la personne, du nettoyage et en lançant la campagne « Legal pay matters » le 16 juin 2022, rappelant aux responsables politiques bruxellois.es la nécessité d’instaurer une égalité de droits entre les travailleurs et travailleuses.
Le troisième élément mis en avant pas Eva et Magali, peut-être le plus important, c’est le plaidoyer politique. Ce travail de plaidoyer, il commence avec le Comité dès 2010 en préparation de la convention n° 189 de l’OIT et se poursuit jusqu’aujourd’hui. La Ligue en fait une de ses spécialités. Les textes législatifs sont étudiés et analysés en groupe. Il s’agit à la fois de tenter de faire évoluer les lois, mais également de vérifier que les normes édictées au niveau européen ou mondial soient bien appliquées en Belgique. Cette démarche se concrétise de manière formelle le 30 novembre 2017, quand Eva intervient au parlement fédéral en exposant le cas de Khadija (voir supra), aujourd’hui régularisée dans le cadre de la traite des êtres humains. L’un des accès aux titres de séjours passe par cette procédure, le Comité et la Ligue le comprennent bien, et insiste.
Le 17 décembre 2022, la Ligue entre dans l’enceinte du parlement bruxellois où elle préside l’ouverture d’un colloque sur l’accès l’égal au permis de travail pour les travailleuses domestiques et inaugure le Parlement du courage politique. Le 17 février 2023, six formations politiques, le Parti Socialiste (PS), One.Brussels (Vooruit), Groen, Ecolo, le Parti du Travail de Belgique (PTB), Agora, ainsi qu’une députée indépendante, Véronique Lefrancq, appuient publiquement une motion déposée par la Ligue au Parlement en novembre 2022, demandant que leurs droits soient respectés en tant que femmes et travailleuses. Le 23 avril 2023, une pétition récolte 1 000 signatures, permettant à deux travailleuses de la Ligue d’être auditionnées par le Commission des Affaires Économiques et de l’emploi et d’y présenter leur plaidoyer et leurs trois revendications principales (voir supra).
Le 16 juin 2023, les travailleuses entament leur deuxième grève et mettent en place un Tribunal du courage politique aux pieds du Palais de Justice de Bruxelles. L’objectif est d’inciter les responsables politiques à l’action sur ce dossier. La Ligue annonce également l’introduction d’une plainte à la commission des pétitions du Parlement européen, dans laquelle elle dénonce le non-respect de certaines directives européennes de la part de l’ensemble des différents niveaux de pouvoir en Belgique. Elle met également en exergue l’obligation de respecter la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite convention d’Istanbul[9], ainsi que des conventions de l’OIT, la n°189 mais aussi la n°190, relative à la violence et au harcèlement sur le lieu de travail.[10]
Une nouvelle est franchie le 23 janvier 2024, quand la Ligue des travailleuses domestiques intervient au Parlement européen afin d’exposer la plainte rentrée le 16 juin. Les suites sont d’ailleurs toujours en cours, indique Eva, et « la plainte est maintenant transmise à la commission justice, la commission égalité femmes-hommes et la commission affaires économiques et sociales ».
Théâtralisation et médiatisation de l’action
Magali complète les propos de sa collègue en évoquant l’importance du partenariat avec le monde artistique afin de visibiliser les travailleuses domestiques : « travailler avec l’art, avoir une image différente dans l’espace public dans la manière de se vêtir, dans la manière de faire des banderoles, dans la manière de dire des choses ». Je dirais qu’une des spécificités de la Ligue, poursuit Magali, c’est d’axer le travail dans le « champ culturel en travaillant avec différentes collaboratrices qui étaient féministes (…) avec des collectifs indépendants ou des personnes (…) qui soutenaient la lutte des migrantes. On a travaillé avec des journalistes, on a travaillé avec des photographes, on a travaillé avec des cinéastes (…) avec des comédiennes ». À l’occasion de leurs sorties dans l’espace public, les femmes de la Ligue se mettent en scène : « À chaque fois, on théâtralisait (…) on déroulait le tapis rouge devant le Parlement, on avait des T-shirts violets. Et ça c’est vraiment important, cela fait un peu « com » mais vraiment, il y a une identité, il y a des costumes, il y a une voix et elles sont « repérées » dans l’espace public. (…) Par le biais du théâtre, les artistes travaillaient, à la fois avec Eva sur la question de tout le contenu politique, et sur comment le transformer de manière théâtrale, qu’il soit compréhensible par tout le monde ».
Gagner leur place dans la CSC
Grâce à leur mobilisation, les travailleurs et travailleuses sans-papiers gagnent de manière progressive leur légitimité dans le syndicat. Lors du Congrès national d’octobre 2019 de la CSC-ACV à Ostende est votée à l’unanimité la motion qui demande que les personnes sans-papiers qui portent plainte doivent être protégées durant toute la procédure (le respect de la directive « sanction », voir supra), et des critères clairs et permanents de régularisation. Qui défend ces revendications devant le Congrès ? Les travailleurs et travailleuses sans-papiers eux-mêmes, qui depuis le congrès de 2010, possèdent un mandat exécutif dans toutes les instances de la CSC comme au Congrès national. Cette identité de travailleurs et travailleuses domestiques termine Eva, elle est effectivement « mise en application au travers de mandats dans des instances à la CSC ».
Perspectives : se voir reconnaitre une place dans la société
Les travailleuses domestiques sans-papiers de la Ligue se montrent solidaires des luttes de l’ensemble des sans-papiers. Elles sont néanmoins aujourd’hui organisées pour dénoncer les situations spécifiques dont elles sont victimes. Les obstacles vers l’obtention de leurs droits sont nombreux, mais elles ont déjà gagné leur place dans le syndicat et elles espèrent bien obtenir la reconnaissance de leur place et de leur travail dans la société.
Notes
[1] Le féminisme intersectionnel revendique l’idée de représenter la lutte pour les droits des femmes, tout en établissant comme principe qu’il est nécessaire de reconnaitre les différentes façons dont une femme peut vivre des discriminations. Par exemple, selon le féminisme intersectionnel, il faut admettre que la lutte menée par une femme racisée peut-être différente de celle menée par une femme non-racisée.
[2] Il s’agit de la déclaration gouvernementale de l’équipe Leterme, le 18 mars 2008, qui promet l’élaboration rapide d’une circulaire précisant des critères clairs de régularisation. AN H., « Sans papiers : union contre l’inertie », La Libre, 16 mars 2009. https://www.lalibre.be/belgique/2009/03/17/sans-papiers-union-contre-linertie-GZ4FAGUS5NFDVNR46B2D6VRFBQ/ , consulté le 25 mai 2024.
[3] Organisation internationale du travail, Co189 – Convention (n° 189) sur les travailleuses et travailleurs domestiques, 2011 (Entrée en vigueur : 05 septembre 2013), Adoption : Genève, 100ème session de la CIT- Conférence internationale du travail du 16 juin 2011, https://normlex.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C189 , consulté le 24 mai 2024.
[4] Voir-Juger-Agir, méthode d’éducation par l’action développée par le cardinal Joseph Cardijn. Voir, c’est constater une situation d’injustice, individuellement puis en groupe, c’est commencer à prendre conscience de cette situation. Juger, c’est analyser, confronter les points de vue pour approfondir l’analyse, puis faire des choix d’objectifs. Agir, c’est devenir acteur ou actrice de changement dans le but de modifier la situation de départ.
[5] MOROKVASIC M., « La visibilité des femmes migrantes dans l’espace public », Hommes & Migrations, vol. 1311, no. 3, 2015, p. 7-13, https://www.cairn.info/revue-hommes-et-migrations-2015-3-page-7.htm , consulté le 27 mai 2024.
[6] DIRECTIVE 2009/52/CE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 18 juin 2009, Journal officiel de l’Union européenne, L 168/24, 30.06.2009, https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2009:168:0024:0032:fr:PDF , consulté le 20 juin 2024.
[7] VERHAEGHE P-P., GADEYNE S., Étude non publiée, VUB, https://emnbelgium.be/fr/nouvelles/il-y-112000-personnes-sans-titre-de-sejour-en-belgique-selon-une-nouvelle-etude-de-la , consulté le 27 juin 2024.
[8] Chiffres de décembre 2023. KEYSTONE A., « Papyrus a amélioré les perspectives des sans-papiers à Genève », Radio Lac, 12 décembre 2023, https://www.radiolac.ch/actualite/geneve/papyrus-a-ameliore-les-perspectives-des-sans-papiers-a-geneve/ , consulté le 20 juin 2024.
[9] Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, 12 avril 2011, Conseil de l’Europe, https://rm.coe.int/CoERMPublicCommonSearchServices/DisplayDCTMContent?documentId=0900001680462533 , consulté le 20 juin 2024.
[10] Organisation internationale du travail, Co190 – Convention (n° 190) sur la violence et le harcèlement, 2019 (Entrée en vigueur : 25 juin 2021), Adoption : Genève, 108ème session de la CIT- Conférence internationale du travail du 21 juin 2019. https://normlex.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C190 , consulté le 24 mai 2024.
Pour citer cet article
TONDEUR J., « Exiger un accès légal au travail et rendre visible l’invisible », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 23, De la rue au parlement : femmes en luttes pour leurs droits, juin 2024, mis en ligne le 3 juillet 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/
L’économie sociale en Mouvement(s)
Edito
Loin d’être un phénomène marginal, l’économie sociale est une des lames de fond de l’économie d’aujourd’hui. Certes, elle ne constitue pas (encore) le modèle dominant. Cependant, la multiplication des alternatives au système capitaliste, axé sur la primeur du profit faut-il le rappeler, montre qu’il est possible de le transformer et de replacer au centre des préoccupations l’humain, le travail, la démocratie et la finalité de service au collectif et aux membres. Il n’est d’ailleurs pas anecdotique que les pouvoirs publics, et particulièrement la Région wallonne, fassent de l’économie sociale une composante des politiques économiques.
L’économie sociale n’est pas un modèle unique, monolithique. Derrière ce vocable, vit une multitude d’organisations, de sociétés, d’associations. Tous les jours, naissent et disparaissent des projets très différents, dans leur structuration et leur finalité, qui relèvent de l’économie sociale[1]. Au cours de l’Histoire, l’enjeu est d’insuffler une certaine cohérence, du liant, entre toutes les formes d’alternatives économiques, afin de porter une réponse consistante à la puissance du capitalisme. Bref, il s’agit de « faire Mouvement(s) ». En ouvrant les pages de ce numéro, vous pourrez saisir ce que les mouvements sociaux ont mis en œuvre, non sans tensions, pour proposer « une autre économie ». Bonne lecture !
Notes
[1] L’actualité très récente nous le rappelle avec la transformation du festival Esperanzah ! en coopérative. Si la motivation première qui est avancée par la presse est essentiellement financière, cette transformation vise aussi à placer les différents acteurs du festival (sous-traitants, festivaliers, organisateurs) au cœur du processus décisionnel. Voir : « Le festival Esperanzah!, en difficulté financière, crée une coopérative pour “se sauver” », La Libre, 20 décembre 2023, https://www.lalibre.be/culture/musique/2023/12/20/le-festival-esperanzah-en-difficulte-financiere-cree-une-cooperative-pour-se-sauver-SE5GYJBFBZC4BI52LTKJF5OMQQ/, page consultée le 21 décembre 2023.
Introduction au dossier : « faire Mouvement(s) » en économie sociale
François Welter (historien, CARHOP asbl)
Il y a tout juste un an, le CARHOP consacrait un premier numéro de sa revue Dynamiques à l’économie sociale. À l’époque, les différents contributeurs et contributrices mettaient en lumière des expériences de terrain, allant des modèles de coopératives tels qu’ils sont pensés à la charnière des 19e et 20e siècles jusqu’à des initiatives plus récentes. Déjà, une grille de lecture mettant en exergue des tensions qui animent le secteur de l’économie sociale permettait une analyse macroscopique de la multitude d’alternatives au capitalisme et au primat du profit. Elle sera aussi le point d’appui d’une réflexion qui amènera à la question suivante : quelles sont les convergences entre les différentes formes d’économie sociale ? Car, une approche intuitive présume d’une lame de fond qui, loin de se diluer depuis les puissantes coopératives fondées par le mouvement ouvrier, s’étend progressivement dans le champ économique. Un indice : le gouvernement wallon reconnait et subventionne l’action de l’économie sociale par le décret du 20 novembre 2008. Qu’un pouvoir public soutienne une autre forme d’économie que le modèle dominant n’a en effet rien d’anecdotique : ce phénomène montre la porosité de l’Etat à l’idée d’une autre économie, non plus axée sur le simple profit, mais sur les services et la construction de nouveaux droits. C’est d’autant plus vrai que, loin d’en faire une composante marginale, la Région wallonne pose l’économie sociale comme un moyen qui « permet d’amplifier la performance du modèle de développement socio-économique de l’ensemble de la Région wallonne et vise l’intérêt de la collectivité, le renforcement de la cohésion sociale et le développement durable »[1]. Si le législateur décide de bouger sur la question de l’économie, en reconnaissant et en finançant des alternatives au capitalisme, ou des moyens de le transformer de l’intérieur, c’est que celles-ci ont une vitalité sur le terrain et parviennent à se coaliser pour porter leur projet jusqu’à l’hémicycle parlementaire et à l’intégrer dans la législation. D’où cette question : comment le secteur de l’économie sociale parvient-il à « faire Mouvement » ou plutôt à « faire Mouvements » ?
Principes fondamentaux de l’économie sociale Au sens de l’article 1er du décret du 20 novembre 2008 relatif à l’économie sociale 1° finalité de service à la collectivité ou aux membres, plutôt que finalité de profit ; 2° autonomie de gestion ; 3° processus de décision démocratique ; 4° primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus »[2]. |
La démarche pour construire ce numéro de Dynamiques est des plus empiriques. En quelque sorte, une bouteille à la mer est lancée auprès de contributeurs et contributrices, avec cette interpellation : Quel(s) mouvement(s) de fond a/ont porté l’économie sociale comme projet socioéconomique suffisamment fort, de telle sorte que des pouvoirs publics s’en saisissent et décident d’en faire une composante importante de l’économie ? Disons-le d’emblée : les réponses apportées concernent surtout la première partie de la question, à savoir l’identification des mouvements de fond qui portent l’économie sociale ; cependant, les interactions avec les pouvoirs publics ne sont jamais loin, tant il y a une volonté des mouvements sociaux à dialoguer avec le politique, afin de penser et de construire de nouveaux droits et de contribuer à la transformation de la société. En définitive, les contributions tentent d’apporter des éclairages à la question initiale, par des approches parfois très différentes.
L’économie sociale est étroitement liée au mouvement ouvrier, porteur de revendications historiques de transformation de l’économie capitaliste, avec, en son sein, des méthodes et des objectifs très variables ; faut-il rappeler que les mouvements sociaux ne sont pas des blocs monolithiques et sont eux-mêmes traversés par la conflictualité à partir de laquelle ils essayent de construire du commun ? Or, les mouvements socialiste et chrétien vivent à la fois des histoires parallèles et qui s’articulent l’une avec l’autre, ce qui présage des alternatives économiques propres et des convergences de lutte. Il est aussi un fait que le mouvement ouvrier a une action fondatrice dans le déploiement de l’économie sociale, sous quelle que forme que ce soit. À cet égard, le pilier socialiste fait office de précurseur en la matière. C’est pourquoi, l’historien Julien Dohet (IHOES) retrace à grands traits en quoi les coopératives contribuent à l’émergence de nouveaux droits (participation des travailleurs au fonctionnement de l’entreprise), tout en délivrant une série de services à la classe ouvrière (encadrement, amélioration de l’alimentation, etc.) et en construisant une solide assise financière pour le mouvement. Sans baigner dans l’angélisme, l’auteur inscrit sa réflexion dans une pensée longue, de telle sorte qu’il en vient à souligner les périodes fastes et plus difficiles des coopératives socialistes, sans se départir de sa posture initiale : les « coopératives socialistes [sont] l’élément central du développement du socialisme belge ».
Par effet miroir, l’historien François Welter (CARHOP) retrace le développement de l’économie sociale au sein du mouvement ouvrier chrétien. Loin de porter le système des coopératives avec le même enthousiasme que les socialistes, le pilier chrétien manifeste une certaine réticence à son égard et privilégie d’autres formes alternatives à l’économie capitaliste (ex : patronages qui associent patrons et travailleurs) ; il y adhère plus tardivement, et notamment en réaction au déploiement et à la montée en puissance des organisations socialistes. Cela étant, il continue à édifier des modèles et des structures économiques qui lui sont propres. Ceux-ci nécessitent des développements à part entière, tantôt parce qu’ils sont essentiels dans la consolidation continue du Mouvement (l’assise financière, à l’instar de ce qui s’observe du côté socialiste), tantôt en raison de l’originalité de sa réponse aux enjeux socioéconomiques qui se posent. L’article est donc charpenté selon une approche globale sur le temps long et quatre autres contributions rédigées par Pierre Georis, sociologue et anciennement secrétaire général du MOC, viennent éclairer certains pans de l’histoire de l’économie sociale, au sein du mouvement ouvrier chrétien, par le biais d’organisations toutes particulières : la Fondation André Oleffe (FAO), le groupe ARCO, SYNECO et les Actions intégrées de développement (AID). Avec ces quatre entités, se perçoit significativement ce que le mouvement, et particulièrement le MOC, met en œuvre pour investir le champ de l’économie sociale, quelle qu’en soit les formes de structuration : le lecteur ou la lectrice passera ainsi de l’autogestion (FAO) à l’action d’économie sociale d’un groupe pleinement imbriqué dans le système économique dominant (ARCO), en passant par les enjeux de l’insertion socioprofessionnelle (AID) ou l’accompagnement sur le terrain à l’édification d’organisations du secteur de l’économie sociale (SYNECO). Les apports de Pierre Georis sont ceux d’un acteur de terrain durant plusieurs décennies : sans mettre de côté l’analyse, son regard est situé. C’est donc une plongée à l’intérieur de ces groupe, asbl et fondation que nous propose l’auteur.
Le grand avantage de « jeter une bouteille à la mer » est que nous ne savons pas par qui nous serons lus. À côté des cas issus des piliers traditionnels belges, notre appel à contribution a permis de faire émerger d’autres exemples, d’autres manières d’aborder l’économie sociale “en Mouvement(s)”. Deux propositions nous sont ainsi parvenues, différentes par leur nature. D’une part, Cécile Boss, chercheuse en sciences de l’éducation à l’Université de Genève, nous propose de montrer en quoi le mouvement coopératif percole dans des secteurs insoupçonnés tels que la pédagogie. Couvrant la période 1918-1930, elle intègre les parcours d’enseignant.e.s dans une réflexion plus large sur l’histoire du mouvement coopératif en Suisse romande au début du 20e siècle, et sur la manière dont le coopérativisme percole au sein du mouvement pédagogique. Grâce à son article, elle montre comment l’économie sociale se pense et se structure dans des contextes socioéconomiques et sociopolitiques différents des réalités belges.
D’autre part, Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises (SAW-B) nous propose une approche particulière du devenir de l’économie sociale. Selon une démarche empruntée à l’uchronie, c’est-à-dire la modification d’un évènement réel du passé ou actuel pour en imaginer les conséquences, Marian de Foy, animateur à SAW-B, plonge le lecteur et la lectrice dans un scénario où l’économie sociale devient le modèle dominant. À partir d’un cadre théorique documenté, de mouvements sociaux existants et d’une réflexion interne à son équipe, il construit son récit comme une interview fictive d’une militante du futur de l’économie sociale. De l’aveu de son auteur, cette contribution « est une invitation à réfléchir, à imaginer d’autres futurs possibles ». Pour l’historien.ne qui regarde cette approche avec curiosité et intérêt. Elle est, d’une part, un indicateur sur la façon dont l’économie sociale est pensée dans l’idéal par ses acteurs et actrices. D’autre part, elle est un appel à rédiger l’histoire d’un secteur économique qui met en prise des organisations faitières extérieures au mouvement ouvrier et des structures qui revendiquent leur absence d’appartenance aux piliers traditionnels – les pluralistes constituant eux-mêmes une composante philosophique qui compte désormais dans le paysage institutionnel.
Notes
[1] Décret relatif à l’économie sociale, 20 novembre 2008, https://wallex.wallonie.be/eli/loi-decret/2008/11/20/2008204798/2009/01/01, page consultée le 16 décembre 2023.
[2] Ibid.
Pour citer cet article
WELTER F., « Introduction au dossier : « faire Mouvement(s) » en économie sociale », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°22 : L’économie sociale en Mouvement(s), décembre 2023, mis en ligne le 20 décembre 2023, https://www.carhop.be/revuescarhop/
La coopération socialiste (1872-1983), colonne vertébrale d’un projet de société alternatif ?
Julien Dohet, historien et administrateur (IHOES)
« La coopérative a été la mère du mouvement associatif socialiste en Belgique »[1] écrit l’historien Jean Puissant. Retour sur cette réalité.
La coopération « à la belge »
Le développement des coopératives à la fin du 19e siècle est un phénomène international dont la création à Londres, le 19 août 1895, de l’Alliance coopérative internationale (ACI) est à la fois un aboutissement et un nouvel élan. L’ACI, qui existe toujours, a comme point d’origine les pionniers de Rochdale. Victor Serwy (qui a notamment été secrétaire de la Fédération des sociétés coopératives belges – FSCB), dit de ceux-ci que : « L’histoire des pionniers de Rochdale (…) est somme toute l’histoire du mouvement coopératif lui-même, non seulement en Angleterre où il est né, mais en Belgique et dans tous les pays. »[2] Influencés par la connaissance de théories socialistes, une poignée de travailleurs du textile de la ville de Rochdale se regroupent pour améliorer concrètement leurs conditions matérielles d’existence, tout en ayant une perspective plus large d’émancipation intellectuelle et de transformation radicale de la société. Ils fondent en 1844 une société coopérative qui pose les principes coopératifs encore appliqués aujourd’hui, à savoir : l’égalité (1 homme = 1 voix), la justice (ristourne liée aux achats et non au capital), l’équité (limitation des dividendes) et la liberté (possibilité de quitter la coopérative).
S’inscrivant dans un contexte international et s’inspirant de cette expérience concrète, le modèle belge va toutefois s’en distinguer en ajoutant une caractéristique qui lui est propre et suscite le débat. Le « patron » du Parti ouvrier belge (POB) Émile Vandervelde souligne cet élément complémentaire quand il évoque le Vooruit, coopérative gantoise qui servira de modèle au mouvement en Belgique : « Il est exact, en effet, que les fondateurs du Vooruit adoptèrent les principes fondamentaux formulés, dès 1844, par les Pionniers et se bornèrent, sauf quelques retouches de détail, à décider que les membres de la coopérative devraient adhérer au Parti Ouvrier et qu’une partie des bonis serait consacrée à la propagande socialiste. Cela suffit, d’ailleurs, pour engager la coopération belge dans des voies entièrement nouvelles »[3]. Cette voie nouvelle s’incarne dans la structure coopérative et son maillage de magasins et de maisons du peuple qui forment l’ossature d’un mouvement ouvrier centré sur le parti.
Colonne vertébrale du socialisme belge
En Belgique se produit un mouvement dialectique : d’une part, une auto-organisation des travailleurs afin de répondre à des besoins concrets immédiats et, d’autre part, une influence théorique de bourgeois liés au mouvement utopiste[4]. L’Association fraternelle des ouvriers tailleurs, fondée à l’initiative de Nicolas Coulon à Bruxelles le 16 avril 1849, est la première coopérative de production. Elle est rapidement suivie par d’autres coopératives, majoritairement de production, qui ont toutefois une existence éphémère. Dès 1854, il ne reste déjà presque plus aucune de ces diverses initiatives. La brève existence de l’Association internationale des travailleurs (AIT)[5] en Belgique, déterminante sur d’autres aspects, aura un impact quasi nul en matière de coopératives.
Le 18 mai 1873, la Belgique se dote d’une loi sur les coopératives. Elle offre la possibilité à nombre de structures commerciales très éloignées des principes de Rochdale de prendre ce statut juridique. Elle permet ainsi aux coopératives, en tant que l’une des branches du mouvement socialiste, de disposer d’un statut juridique, tandis que parti et syndicat demeurent des associations de fait. Ce statut juridique permet notamment au mouvement socialiste d’acquérir des bâtiments. Ce seront les maisons du peuple, à l’importance déterminante. « Dans la création d’une maison du peuple, l’objectif alimentaire et festif prévaut : améliorer l’alimentation de l’ouvrier dans un premier temps ; développer une stratégie d’implantation à proximité du consommateur dans un deuxième temps et organiser les loisirs ouvriers. La fonction éducative est plus discrète (…). Mais ce qui distingue les maisons du peuple (…), [c’est] qu’elles apparaissent comme des conquêtes, comme des lieux d’indépendance et de maturité, loin du rapport infantilisant de domination patronale, comme des constructions autonomes, des possessions autogérées, comme des bastions de solidarité et de dignité nés du sentiment de se réunir pour faire du pain, boire de la bière, s’amuser librement et en définitive ne pas être exploité »[6]. Dès le départ, la maison du peuple est conçue comme un ensemble très large permettant d’accueillir et de développer l’ensemble des activités des organisations et mouvements liés au POB. Son processus de construction ou d’achat implique les coopérateurs, y compris dans les travaux à réaliser.
Il faut attendre le dernier quart du 19e siècle pour que le mouvement coopératif prenne vraiment son essor en Belgique, avec une phase de développement exponentielle, qui sera toutefois stoppée provisoirement par la Première Guerre mondiale. Si elle n’est pas forcément la première, celle du Vooruit à Gand, fondée en 1880, sert de modèle dans le monde socialiste belge[7]. Comme le dit Émile Vandervelde, toutes les sociétés coopératives socialistes « (…) contribuent à la propagande socialiste en payant les affiliations de leurs membres au Parti et en mettant gratuitement des locaux à disposition des syndicats et des groupes politiques. (…) Il n’est pas douteux que le succès des coopératives belges du type Vooruit ait été pour beaucoup dans le revirement qui s’est produit en faveur de la coopération dans les milieux socialistes, vers la fin du siècle »[8]. L’historien Jean Puissant souligne combien l’aide à la grève dans le Borinage lors de la révolte de 1886 marque fortement les esprits et « explique, en partie du moins, le ralliement des ouvriers de la grande industrie wallonne (fer, charbon, verre) à la lutte politique, à la revendication du suffrage universel et au POB (…). En Wallonie, ce développement spectaculaire sauve même le POB d’une disparition totale en raison d’une scission entre pragmatiques arc-boutés sur les grandes boulangeries coopératives et impatients pour qui la grève générale doit rapidement amener la constitution d’une république à préoccupation sociale. De la république ou de la boulangerie, c’est cette dernière qui l’emporte et ce succès permet au POB de s’affirmer comme seul représentant légitime de la classe ouvrière et de mener le combat politique en son nom »[9].
Cette interpénétration des différentes organisations économiques et sociales est présente dès la naissance du Parti ouvrier belge survenue peu avant, en avril 1885, celui-ci étant créé à l’initiative de groupes politiques socialistes, mais aussi de syndicats, mutuelles et coopératives. La situation est telle qu’après seulement une dizaine d’années, en 1898, les députés socialistes Jules Destrée et Émile Vandervelde peuvent écrire : « Ce sont les coopératives qui fournissent au Parti Ouvrier la majeure partie de ses ressources, sous forme de cotisations, de subsides en cas de grève, de souscriptions en faveur de la presse socialiste et des autres œuvres de propagande (…). De même qu’il y a des curés, dans chaque village, pour la diffusion des idées catholiques, de même il y a des employés des coopératives, dans chaque centre industriel, pour la propagation des principes socialistes »[10].
L’économie sociale au sein du mouvement ouvrier chrétien : une réalité polymorphe
François Welter (historien, CARHOP asbl)
Habituellement associée aux coopératives, en partie avec raison d’ailleurs, l’économie sociale recouvre cependant des réalités très différentes au sein du mouvement ouvrier chrétien. L’ambition de cet article est double. D’une part, il s’agit de parcourir à grands traits la trajectoire de l’économie sociale telle qu’elle se développe au sein du mouvement ouvrier chrétien. D’autre part, l’objectif est d’esquisser à grands traits comment le Mouvement les structure dans la perspective de « faire Mouvement ».
Mentionnons-le d’emblée : la présente contribution n’a pas vocation à être exhaustive, ni à mettre en perspective des recherches inédites. Sans avoir couvert l’ensemble de l’économie sociale au sein du pilier chrétien, la littérature existante est déjà conséquente et nous sert de principale assise documentaire. Principalement, nous sommes-nous appuyés sur les travaux de Godfried Kwanten (KADOC) et de Renée Dresse (CARHOP)[1]. D’autres recherches sont également en cours. Quelques éléments seront aussi apportés à partir des retours d’expérience formulés par des militant.e.s et des chercheurs et chercheuses. À cet égard, soulignons la configuration particulière de cet article. Celui-ci s’articule avec quatre autres contributions de ce numéro de Dynamiques, qui, tour à tour, s’appesantissent sur certaines structures ou organisations qui soutiennent le mouvement d’économie sociale ou en véhiculent certains objectifs : la Fondation André Oleffe, Syneco, ARCO et les Actions intégrées de développement.
Les coopératives : des organisations qui ne vont pas de soi dans le mouvement (19e siècle)
Dans le mouvement ouvrier chrétien, les coopératives[2] ne sont pas des modèles qui s’imposent d’emblée comme une alternative aux lois du marché de la production et de la consommation. Dans les années 1860, les congrès catholiques privilégient les « patronages », c’est-à-dire un système de coopération de classes au sein duquel des bourgeois dirigent des institutions caritatives, morales et religieuses destinées à soutenir les travailleurs et les travailleuses, les élever moralement et, surtout, les écarter des socialistes. Car, pour le coup, le « pilier rouge » s’appuie sur des coopératives où les travailleurs et les travailleuses sont réellement à la manœuvre, en vue d’améliorer leurs conditions matérielles ; de petites structures se transforment rapidement en puissances économiques capables de soutenir financièrement le mouvement socialiste. Avec ce système, les adversaires des coopératives craignent une disparition des classes moyennes dès lors que les consommateurs et consommatrices sont en relation directe avec les secteurs de production. De façon générale, la crainte d’une lutte des classes trop marquée explique les fortes oppositions chrétiennes.
Est-ce à dire qu’aucune coopérative chrétienne n’émerge au 19e siècle ? La réalité est évidemment plus nuancée. De petites banques populaires, quelques caisses d’épargne et de crédit créées principalement par des bourgeois et des hommes d’église s’établissent à côté de coopératives de production artisanale, de telle sorte qu’une quarantaine de structures chrétiennes sont en activité au début du 20e siècle. Les Ouvriers réunis à Charleroi ou la société Le Bon grain dans la région de Morlanwelz, sont, par exemple, deux boulangeries qui font partie des coopératives qui parviennent à s’implanter solidement, à générer des bénéfices non négligeables et à s’appuyer sur une large base de coopérateurs – près de 40 000 dans le cas de la seconde. Aucune commune mesure, toutefois, avec l’existant du côté socialiste ; du reste, les coopératives chrétiennes n’ont pas cette fonction de soutenir financièrement les organisations sociales et politiques du pilier.
Le renforcement de la composante coopérative (1919-1939)
Le succès des coopératives socialistes, la réorientation plus progressiste de la Ligue démocratique belge, une structure faitière des organisations sociales chrétiennes, l’expansion d’œuvres économiques en Flandre, sans effet négatif pour la classe moyenne, et les besoins financiers des organisations sociales chrétiennes, sans compter les observations faites à l’étranger, participent d’un mouvement de renforcement du système coopératif au sein du pilier chrétien : le phénomène est observable après la Première Guerre mondiale. Créée en 1921, la Ligue nationale des travailleurs chrétiens (LNTC), en charge de la formation, de la représentation politique et de la coordination du mouvement ouvrier chrétien, œuvre à renforcer l’action de la branche coopérative. Partant d’un exemple dans le Limbourg (l’économie), elle institue la Coopération ouvrière belge (COB) en 1924, alors en charge de coordonner et de stimuler la propagande coopérative, d’une part, et de soutenir et contrôler la diversité de coopératives chrétiennes par les parts qu’elle souscrit au sein de celles-ci, d’autre part. La LNTC exerce elle-même une tutelle sur la COB en envoyant certaines de ses figures dans les organes de gestion dès 1930 (ex : son aumônier, Louis Colens ; son secrétaire Paul-Willem Segers). En 1933, et à quelques exceptions près, et notamment du côté de l’économie populaire de Ciney (EPC), l’unification des coopératives chrétiennes est achevée. À terme, la centralisation nationale est même plus élevée que chez les socialistes.
Avec la crise financière, puis économique des années 1930, la COB se mue en caisse d’épargne des travailleurs et travailleuses chrétiens. Toujours sous le contrôle de la LNTC, la Fédération nationale des coopératives chrétiennes (FNCC) la remplace en 1935 comme organe de formation du capital, de promotion des entreprises de coopératives, de formation, d’étude et de représentation. À terme, elle reprend toutes les participations dans les coopératives chrétiennes, en ce compris la Banque d’épargne. Outre quelques nouvelles transformations qui émaillent l’Occupation, elle prépare aussi une mutation qui la fonde comme nouvelle organisation constitutive du MOC-ACW (Mouvement ouvrier chrétien-Algemeen Christelijk Werknemersverbond) après la Seconde Guerre mondiale : elle est désormais autonome pour réaliser ses objectifs en matière d’économie coopérative, de banque de dépôt et d’assurances populaires (AP). En 1952, le MOC-ACW place l’action coopérative au cœur de son congrès, signe d’un certain aboutissement de cette trajectoire économique adoptée par le Mouvement.
Les décennies fastes des coopératives chrétiennes (années 1950-1980)
Durant trente ans, le mouvement coopératif chrétien se développe dans une conjoncture économique favorable. Les politiques d’expansion économique du gouvernement libéral-chrétien de Gaston Eyskens en 1960 (Loi unique)[3], la mise en place d’un marché commun européen, l’implantation de nombreuses entreprises en Flandre et l’élévation du niveau de vie général des Belges contribuent à l’épanouissement du secteur coopératif. Les ambitions de la FNCC sont importantes en termes de seuils de coopérateurs et de capital à atteindre. Si les résultats resteront toutefois en deçà des objectifs fixés, l’expansion est incontestable avec 428 037 coopérateurs et coopératrices dans les années 1980 (un doublement depuis 1968) et un capital qui quintuple sur la même période : l’intégration des sociétés namuroises et luxembourgeoises, jusqu’alors en marge de la FNCC n’y est pas étrangère. Aussi, le mouvement coopératif chrétien mène une politique de diversification de ses offres de service et favorise l’implantation de nouvelles coopératives, afin de répondre aux besoins nouveaux. L’économie coopérative ne cesse de renforcer son ancrage dans l’économie du pays, à force de formations, de journées d’étude, de commissions, de campagnes de promotion, parfois en lien avec les organisations sociales du Mouvement, et de services aux consommateurs et client.e.s (service d’assistance juridique, modernisation des commerces de son réseau, nouvelles offres bancaires et d’assurance, etc.) ; élément non négligeable, la FNCC intègre les organes de consultation socioéconomique, tels que le Conseil central de l’économie[4]. En même temps qu’elles travaillent à améliorer la situation matérielle des travailleurs et travailleuses, les coopératives chrétiennes ne se départissent pas de leur second objectif cardinal : le soutien financier au Mouvement, et particulièrement au fonctionnement de ses organisations sociales. Les connexions entre celles-ci et les coopératives se matérialisent à travers les services avantageux dont bénéficient les premières de la part des secondes, la propagande des premières en faveur des secondes et l’implication des premières dans les organes de gestion et de décision des secondes.
La Fondation André Oleffe : pour accompagner les combats autogestionnaires
Pierre Georis (anciennement secrétaire général du MOC)
La Fondation André Oleffe (FAO)[1] a été créée en 1978 dans le périmètre de la CSC en vue d’apporter une aide aux initiatives d’autoproduction/autogestion, une des formes de lutte sociale dans les années 1970[2]. C’est volontairement qu’on qualifie lesdites luttes de deux mots qui ne sont pas synonymes, même si, à l’époque, c’est « autogestion » qui a le plus souvent été utilisée pour désigner les deux réalités. La première était celle d’entreprises qui fermaient : au-delà de l’occupation de l’usine, la résistance a consisté à continuer de produire, faire fonctionner l’entreprise, vendre, protéger l’outil et les stocks. L’objectif était surtout de convaincre un repreneur et/ou de faire pression pour que l’État soit aidant (quitte à ce qu’il soit lui-même repreneur). On est dans le registre de « l’autoproduction ». Au rang des exemples, on peut citer Les grés de Bouffioulx, les Cristalleries du Val Saint Lambert (Seraing), les Capsuleries de Chaudfontaine, les poêleries Somy (Couvin). La seconde a plus à voir avec la perspective d’autogestion proprement dite : des entreprises reprises par leurs travailleurs eux-mêmes. Trois cas emblématiques ont fonctionné : Le Balai libéré à Louvain-la-Neuve, les Sablières de Wauthier-Braine et les Textiles d’Ère (après la faillite de Daphica) à Tournai. Malgré leurs formes hétérodoxes de gestion, ces entreprises ont tenu le coup jusque respectivement 1989, 1990 et 2002. Un peu en situation intermédiaire, une autoproduction qui a tenté l’autogestion mais a rapidement échoué : Salik (Quaregnon). Force est cependant de reconnaître que ces formes de lutte, et la thématique autogestionnaire en particulier, n’ont pas connu le succès espéré. Autrement écrit, ça n’a représenté qu’un moment en définitive assez court[3].
Le soutien syndical a surtout été le fait de la CSC. Côté FGTB, on est resté sensiblement plus prudent. Rétrospectivement, on peut considérer que le soutien de la CSC s’apparentait à la mise en application du principe de « l’autonomie associative » : on accepte l’initiative et l’expérimentation, en particulier au nom de la « subsidiarité » (qu’on peut lire : « les gens sur place sont les mieux à même de juger ce qu’il est bon de faire ») ; les « personnalités meneuses » peuvent être critiquées dans l’organisation syndicale mais elles n’y sont pas bridées. Ainsi l’affaire a-t-elle été menée par quelques fortes personnalités, par exemple Raymond Coumont, secrétaire de la fédération CSC du Brabant wallon, ou Jean Devillé, permanent de la centrale CSC du textile, rejoints par différentes autres individualités (Gilberte Tordoir, Raymonde Harchies, Marc Vandermosten, liste non exhaustive). Pour autant, on ne peut pas soutenir que cela mobilisait l’organisation dans son entièreté : doute au démarrage des expériences, réelle sympathie envers les personnes qui se battent de façon originale, vertes critiques lorsque les choses tournent mal[4].
La FAO est fondée pour apporter des soutiens juridiques, logistiques et financiers à la dynamique, ainsi que pour organiser des synergies entre les initiatives et des homologues à l’étranger. Paradoxalement, elle a été mise en piste pour soutenir l’autogestion au moment précis où la dynamique déclinait. Cela ne l’a pas empêchée de multiplier les initiatives et d’accompagner différentes situations, principalement pour aider à trouver des solutions pour des PME en difficulté et pour prendre des initiatives de lutte contre le chômage, alors en croissance spectaculaire. Un job pas simple, avec des bas, mais aussi des hauts : la FAO a joué un rôle significatif dans l’accompagnement des « Textiles d’Ere »[5] : c’est de l’emploi qui a été préservé pendant 20 ans ; on ne peut pas dire que ce n’est rien, ou qu’il n’y aurait pas de bilan !
Déclin
Le tournant majeur a été l’opération de reprise d’un grand magasin « Les galeries Anspach », renommées « Galeries namuroises » en 1983, en mobilisant du capital de la COB[6] et de la CSC[7]. L’expérience s’est terminée par une faillite en 1988, non sans créer de fortes tensions entre la CSC et la FAO. Au titre de « pouvoir organisateur »[8], la CSC a souhaité reprendre un contrôle plus significatif sur la FAO, ce qui n’a pas été accepté en Assemblée générale de l’ASBL au nom de… la pratique autogestionnaire[9]. En peu de temps, la rupture a été consommée : la FAO est officiellement sortie du périmètre des organisations du MOC, même si, à titre personnel, plusieurs individualités notoirement CSC ont continué à s’y impliquer. Pour retrouver un outil, à présent que la FAO était sortie de son périmètre, la CSC a créé l’ASBL SYNECO, aujourd’hui reconnue comme agence-conseil en économie sociale en Wallonie[10] – c’est un autre récit.
La FAO s’est alors enfoncée dans la crise, sans plus guère de projet clair. Des déficits systématiques ont fait fondre les fonds propres à vive allure. Un permanent CNE-GNC[11], Guy Roba, a tenté une relance, qu’il a partiellement réussie en parvenant à créer une petite cellule spécialisée dans ce qu’aujourd’hui on nommerait de « l’outplacement » (de cadres licenciés). Mais il ne s’est agi que d’un petit sous-ensemble de deux personnes (« cellule accompagnement de cadres ») qui a rapidement fonctionné en autonomie du reste de l’équipe. Une partie significative des travailleurs restait utilement occupée, car impliquée dans des partenariats de longue durée avec quelques ASBL : à la longue, dans les faits, ces personnes s’identifiaient plus aux projets des ASBL concernées, où elles étaient la plupart du temps, qu’à la FAO proprement dite. Le paradoxe était là : la FAO se vidait de sa substance et de son personnel, mais celui-ci continuait à travailler sur les enjeux pertinents de partenaires.
Un épisode EVO
En 1997, les EVO (éditions Vie Ouvrière[12]) ont manifesté leur intention de sauvetage par reprise de l’outil et ont déposé un plan d’affaires, dont le résultat principal a surtout été d’aviver toutes les tensions et résistances internes : c’était perçu comme une OPA hostile – offre publique d’achat – à laquelle il fallait résister de toutes ses forces[13] ! Bien qu’officiellement la FAO était hors périmètre MOC (car hors périmètre CSC), elle y restait néanmoins peu ou prou associée dans les imaginaires, eu égard à la qualité des fondateurs, aussi à la mémoire de la qualité mobilisatrice du militantisme autogestionnaire. EVO de son côté était plus nettement ancré dans le « réseau d’affinité » du MOC même si on avait là aussi à faire à une gestion en autonomie. Les éclats du conflit témoignaient d’une situation de blocage total en plus d’une inefficacité de plus en plus patente dans l’action de la Fondation. D’autorité, François Martou, alors président du MOC, a pris personnellement la main en convoquant une réunion le 6 octobre 1997, qui a associé EVO, FAO, SYNECO et MOC. À l’issue de celle-ci, un protocole d’accord a été signé, qui a consacré le retrait d’EVO et l’entrée en scène du MOC par l’intermédiaire d’un de ses secrétaires nationaux dont le cahier des charges était de « faire atterrir » la FAO en bonne intelligence avec les activités qu’entretemps SYNECO avait développées au titre de nouvelle agence-conseil du Mouvement. On peut sans doute « lire » l’initiative de François Martou comme étant aussi de « police » pour compte de la CSC : faire rentrer la FAO dans le rang ou la dissoudre en en récupérant les actifs (s’il y en a), en tous les cas en faisant le moins de dégâts possible.
Les actions intégrées de développement (AID)
Pierre Georis (anciennement secrétaire général du MOC)
L’émergence au sein de l’insertion socioprofessionnelle
« Actions intégrées de développement » (AID) est le nom de famille d’un réseau de Centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) implantés en Wallonie et à Bruxelles, et appartenant au périmètre des ASBL, entreprises et activités du Mouvement ouvrier chrétien (MOC). Les CISP fonctionnent selon deux méthodes pédagogiques. La première comprend de larges séquences de participation à des activités économiques et commerciales, sur chantier et en atelier, la formation pratique s’organisant principalement sous le mode du compagnonnage. En Wallonie, on la nomme « Entreprise de formation par le travail » (EFT), et à Bruxelles « Atelier de formation par le travail » (AFT). Elle ne s’est pas toujours appelée comme cela : la formule a d’abord existé sous la dénomination « Entreprise d’apprentissage professionnel » (EAP). La seconde méthode est sous un mode de formation plus classique. Elle a longtemps été labellisée « Organisme d’insertion socioprofessionnelle » (OISP) en Wallonie (dénomination encore actuelle à Bruxelles), avant d’être rebaptisée « DéFI », acronyme de « Démarche formation insertion » (à ne pas confondre avec le parti politique). La principale caractéristique des CISP est d’accueillir des personnes à ce point éloignées du marché de l’emploi, le plus souvent parce que faiblement scolarisées, que les autres offres de formation leur sont inaccessibles. Pour obtenir l’agrément par une des Régions, il faut être ASBL ou CPAS.
Le réseau AID actuel et ses publics en quelques chiffres En 2022, le réseau AID comptait 24 associations, dont 19 en Wallonie et 5 à Bruxelles. Les activités cumulaient 10 EFT, 1 AFT, 12 DéFI et 4 OISP (certains CISP cumulent 2 situations, par exemple EFT et DéFI). Ensemble, les activités ont mobilisé 1 749 stagiaires pour 799 115 heures de formation. Le public féminin a été majoritaire à 59 %. Mais cela camoufle cependant une grande variation : elles sont surtout très majoritaires dans les DéFI/OISP (68 %), alors qu’elles sont minoritaires dans les EFT/AFT (33 %). C’est vraisemblablement lié au fait que nombre de filières EFT sont toujours réputées « masculines » (métiers de la construction, horticulture…) : ça ne bouge que lentement. Pour ce qui est des niveaux de formation à l’entrée : 25 % n’ont tout simplement aucun diplôme, pour 19 % au maximum le CEB, 19 % le CES2D, 12 % le CESS, 2 % un diplôme de l’enseignement supérieur tandis que 23 % sont titulaires d’un diplôme ou certificat non reconnu en Belgique. Autre angle d’approche encore : 42 % des stagiaires étaient sous statut de chômeurs complets indemnisés, pour 30 % relevant d’un CPAS et 28 % de personnes sans revenu car à charge d’une autre personne. Lorsque ceux qui terminent la formation sortent, c’est pour un débouché immédiat pour 50 % d’entre eux, soit sous la forme d’un emploi (17 %) soit sous celle de l’entrée dans une formation plus qualifiante (33 %). Ceci a valeur de photographie pour une année précise, mais si on vérifie les données pluriannuelles, on observe une relative stabilité depuis dix ans[1]. |
Une naissance sous tensions
Aujourd’hui, les AID représentent une des activités importantes du MOC. En interne, on n’enregistre aucune contestation quant à la légitimité de l’action. Mais, il n’en a pas toujours été le cas ! Au début, il a fallu beaucoup de volontarisme au milieu d’hostilités déclarées. Ce que les AID ont lancé n’était pourtant pas isolé : plein d’autres initiatives plus ou moins similaires se développaient ailleurs dans les espaces belges, et avaient aussi à subir méfiances et critiques. Un processus de regroupements s’est mis en place, en sorte de s’épauler les uns les autres, se défendre face à l’adversité, se construire en interlocuteur collectif suffisamment efficace que pour devenir apte à négocier sa situation et parvenir à l’institutionnalisation du secteur par la voie de décrets régionaux. Seulement voilà : ayant à se défendre des nombreuses critiques internes au MOC, les AID ont joué la carte de la dissociation : « Non, non, ne nous confondez pas avec les autres à l’égard desquels les critiques sont justifiées ; nous sommes autre chose, nous fonctionnons différemment ». Par le fait même, en même temps qu’elles étaient en difficulté en interne MOC, les AID s’isolaient de leurs homologues associatives : une double fragilité ! De longues années de travail ont été nécessaires pour conforter les initiatives locales du réseau, en les professionnalisant, en conquérant une pleine légitimité au sein du MOC et en sortant de l’isolement par l’intégration dans les collectifs sectoriels, que sont aujourd’hui l’Interfédération des CISP lorsqu’il s’agit de la Wallonie, la FEBISP (Fédération bruxelloise de l’insertion socioprofessionnelle) lorsqu’il s’agit de Bruxelles-Capitale et la FESEFA (Fédération des employeurs des secteurs de la formation des adultes) lorsqu’il s’agit d’être interlocuteur dans les relations collectives (participer au « banc des employeurs » dans la commission paritaire 329, celle des secteurs socio-culturels et sportifs)[2].
Le propos qui suit est une mise en récit, qui ne racontera pas « tout » ce qu’il serait possible d’écrire sur l’histoire des AID, mais se centrera sur l’éclaircissement du « mystère des origines », les relations compliquées avec le MOC, et jusqu’au moment où « ça (c’est-à-dire la légitimité) a été gagné », une période de presque 20 ans – soit le temps d’une génération. Cette trajectoire n’est compréhensible qu’à la condition de donner des indications sur le contexte général dans lequel cela s’est inscrit. Il s’agira aussi de décrire le collatéral de la bagarre interne au MOC : le piège de l’isolement à l’égard des pairs dans lequel se sont retrouvées les AID, et la façon dont elles sont parvenues à en sortir.
Une histoire étroitement liée aux réformes de l’État
L’histoire ici racontée est concomitante aux profondes réorganisations du fonctionnement de l’État belge, par transferts successifs de compétences de ce qu’on a d’abord appelé « État central » (depuis lors requalifié « État fédéral »), vers les Communautés et les Régions. S’y sont ajoutés des transferts d’exercice de compétences de la Communauté française vers la Région wallonne d’une part, la Commission communautaire française (COCOF) en Région de Bruxelles-Capitale d’autre part[3]. Entretemps encore, la Région wallonne s’est rebaptisée « La Wallonie » et la Communauté française « Fédération Wallonie – Bruxelles »[4]. Cela introduit de la complexité dans l’exposé : les interlocuteurs politiques du secteur ont bougé au fil du temps : au début de la décennie 1980, il s’agissait principalement la Communauté française ; en fin de période on traite prioritairement avec les Régions et la COCOF, parce que, en 1994, l’exercice de la compétence de formation a glissé de l’une aux autres. De même, en début de période, un unique service public centralisé, l’Office national de l’emploi (ONEM), organisait tout aussi bien le contrôle des chômeurs et chômeuses que leur placement, un service de formation professionnelle et un autre d’orientation. Tout cela est désormais la mission du FOREM pour la région de langue française en Wallonie, mais ventilé entre ACTIRIS et Bruxelles-Formation en Région Capitale, étant entendu que l’ONEM reste en piste comme gestionnaire de l’assurance-chômage, compétence fédérale ! Expliquer cela a fonction d’avertissement : on va essayer de ne pas trop s’embrouiller au profit d’un déroulé qu’on espère fluide, mais on ne peut pas garantir qu’on y arrivera à tous les coups de la façon la plus optimale.
Nature du récit, atouts et limites Le récit relève du registre du témoignage réflexif. L’auteur a eu une trajectoire personnelle de 25 ans dans le secteur ISP, sous diverses fonctions. Il ne faut dès lors pas confondre le propos avec un travail d’historien au sens strict du terme : les souvenirs personnels sont largement mobilisés ; ils font l’objet d’une reconstruction a posteriori qui, d’une certaine façon, tend à donner un sens à l’histoire. Ce qui est un atout pour l’interprétation et la compréhension comporte cependant son lot de risques en retour. Par exemple laisser croire qu’à tout moment ledit sens a été clair pour tous les acteurs impliqués : il ne l’a pas été, il y a aussi eu incertitudes et tâtonnements, sauf sans doute sur les grands principes directeurs qui ont servi de boussole. Par ailleurs, qu’il y ait un côté auto-justificateur au récit peut difficilement être nié. Pour atténuer ces faiblesses évidentes, et sans doute difficilement évitables quand on est dans le registre du témoignage, le récit cherche à appliquer quelques-uns des principes de la démarche réflexive, celle où, en quelque sorte, l’acteur prend son action comme objet de recherche, en contextualisant, en décrivant le plus factuellement possible, et en posant que la formulation d’une hypothèse ne vaut jamais démonstration. On est dans la description d’actions, menées par des acteurs, qui disposent de marges de manœuvre plus ou moins grandes, qui les utilisent ou pas, bien ou non, qui peuvent produire des réussites tout autant que des effets différents ou contraires aux intentions de départ : d’évidence, la réflexivité est influencée par les cadres de la sociologie, en particulier l’analyse institutionnelle, la sociologie des organisations et celle des mouvements sociaux. Ainsi, à défaut de faire travail d’historien.ne, espère-t-on pouvoir fournir du matériel utilisable par les historien.ne.s. |
Le chaudron des années 1980
Crise socioéconomique et perspectives
L’époque était chaude en initiatives et évolutions institutionnelles de toutes sortes. Pour faire face à la crise économique, en particulier à l’explosion du chômage, une forme de consensus existait pour considérer qu’une grande partie de la solution passait par une meilleure formation des personnes, que ce soit dans une perspective de reconversion pour celles qui étaient dans un emploi menacé ou de meilleur niveau pour les jeunes. En tout état de cause, l’observation majeure était que plus et mieux la personne était diplômée, moins elle courait de risque de s’enliser longuement dans le chômage. Deux lignes ont alors été explorées pour améliorer la formation, l’une dans le domaine de l’enseignement, l’autre dans l’accompagnement des chômeurs et chômeuses. En réalité, à situation égale du marché de l’emploi (ce qu’il n’est jamais, mais posons l’hypothèse), agir sur la formation des personnes revient plus à améliorer leur compétitivité qu’à résoudre le problème fondamental du manque d’emplois suffisants : ce sera la grande critique générique adressée par certains observateurs et observatrices. Notre point de vue est que la critique est justifiée, mais qu’elle mérite qu’on y introduise au moins de la nuance. Car, en effet, la formation peut trouver du sens en elle-même : remobilisation de personnes ; réintégration dans un groupe de sociabilité ; par l’effet du groupe, entrée dans de nouveaux projets qui, à défaut d’emploi, permettent de mieux vivre ou participent de la cohésion sociale ; si on se place dans une logique d’éducation permanente, on muscle les capacités à l’investissement citoyen. D’autre part, la formation, dans une certaine mesure, peut aussi impacter le marché de l’emploi et l’économie, en facilitant des ajustements de personnes à des fonctions disponibles inoccupées ; de façon plus indirecte, elle peut susciter des vocations à l’entrepreneuriat.
Côté enseignement et formation initiale
La réforme phare date de 1983 : on a fait monter l’obligation scolaire de 14 à 18 ans[5]. En même temps, les responsables se rendaient bien compte que les gamins qui quittaient l’école à 14 ans n’étaient pas ceux qui feraient les plus hauts bons de joie à une prolongation de 4 ans ! La formation en alternance des Allemands jouissait d’une excellente réputation : elle a inspiré l’idée d’offrir une possibilité de formation en alternance comme alternative à l’enseignement à temps plein à partir de 15 ans, au sein de « Centres d’enseignement à horaire réduit » (CEHR), créés dès 1984[6]. On peut concevoir qu’une alternance entre l’école et une formation concrète à temps partiel en entreprise puisse déboucher sur une qualification équivalente à celle acquise dans un enseignement à temps plein, mais il y a des conditions : par exemple que l’apprentissage de la mécanique garage en entreprise fasse l’objet d’un vrai programme qui ne soit pas limité au balayage de l’atelier et au service à la pompe (à l’époque, c’étaient encore des pompistes qui prestaient en lieu et place de l’automobiliste). Encore fallait-il trouver de tels bons stages en entreprise ! Or, les temps étaient à la débandade ! L’alternance s’est donc massivement résumée à une alternance entre l’école et le chômage. Nommé « enseignement à horaire réduit », le dispositif a aussitôt constitué un échelon supplémentaire dans le processus de relégation scolaire !
Quelques années auparavant, c’est-à-dire fin de la décennie 1970, Émile Creutz, directeur du CIEP (le Centre d’information et d’éducation populaire, le service d’éducation permanente du MOC) et plusieurs acteurs de l’enseignement libre catholique avaient consacré une énergie considérable à construire et défendre un projet de réforme de l’enseignement professionnel, rebaptisé « humanités professionnelles », précisément pour qu’il cesse d’être une filière de relégation. Dans la foulée, ils avaient poussé quelques expériences pilotes dans des écoles professionnelles bruxelloises libres catholiques en milieux populaires et marquées par la diversité[7]. On ne peut pas dire que les Centres d’enseignement à horaire réduit (CEHR) correspondaient parfaitement à l’espérance des promoteurs des « humanités professionnelles », ni à celle des acteurs des expériences pilotes ! Le dépit était grand, mais peu importe : tous ces mêmes acteurs ont recyclé leur énergie en tentant d’accompagner au mieux le nouveau dispositif, de l’intérieur pour ceux qui étaient salariés de l’enseignement catholique, en partenaires extérieurs pour les autres (MOC, Conseil de la jeunesse catholique – CJC, CSC, Centres PMS).
Assez paradoxalement, comme on était de toute façon dans du neuf et une assez totale absence de programme, toute personne appréciant se retrouver dans l’instituant trouvait matière à une certaine excitation mobilisante ! Mais cela n’allait pas sans tensions, parce qu’avec des centaines de personnes impliquées sans trop de cadre, ça partait dans tous les sens, avec, au bout d’un temps, un clivage assez net entre ceux qui visaient la mise en place d’une excellence dans la qualification professionnelle, en gardant l’ambition d’une vraie formation en alternance (avec un bon statut pour les jeunes en stage) et d’autres qui, prenant acte de la grave pénurie d’offres de stages en entreprises, trouvaient qu’on ne pouvait pas pour autant abandonner toutes celles et tous ceux qui étaient sans stage. Autrement formulé, le clivage se jouait entre « insertion professionnelle » et « insertion sociale ». En réalité, il ne s’agissait pas de choisir entre l’un ou l’autre mais de faire l’un et l’autre : c’est la position qu’a fini par défendre le secrétariat général de l’enseignement secondaire catholique[8], et ce n’était que de bon sens, à tel point qu’il s’est grosso modo agi de la solution finalement généralisée dans le réseau. Dans l’intervalle, le clivage s’était immiscé entre la CSC et le MOC. Les Jeunes CSC avaient en effet construit un ambitieux modèle d’alternance, le « 2 x 20 heures », à comprendre comme : une semaine de 20 heures de formation scolaire et 20 heures de formation en entreprise durant lesquelles les jeunes impliqués disposaient d’un vrai statut. Ils le défendaient avec conviction tandis que leurs collègues du MOC assumaient la situation de large pénurie de stages d’alternance disponibles pour les élèves : ils contribuaient dès lors à monter des initiatives de CEHR qui pouvaient être très éloignées des perspectives 2 x 20 heures.
Les CEHR : une suite à l’histoire Il y a une suite à l’histoire des CEHR que nous n’avons évoquée ici que pour contextualiser l’origine des AID. Dès 1987, les CEHR ont été autorisés à élargir leur public aux 18-25 ans à condition que ces derniers aient conclu préalablement un contrat d’apprentissage industriel[9]. En 1991, le dispositif est plus formellement institutionnalisé[10]. À cette occasion, il change de nom au profit du plus positif « Centre éducatif et de formation en alternance » (CEFA) : il s’agit toujours de la dénomination actuelle. En 1998, un Contrat d’insertion socioprofessionnelle, plus souple, se substitue au contrat d’apprentissage industriel[11]. Enfin, en 2001, le système sort d’une ambiguïté : on parle désormais « d’enseignement » en alternance en bannissant la notion de « formation ». Ce faisant le dispositif devient explicitement partie prenante de l’enseignement, donc légitime à présenter une voie alternative pleinement valide à l’enseignement de plein exercice[12]. Pour les CEHR de son réseau, l’enseignement libre catholique a énormément investi en énergie et créativité, en veillant à associer largement des partenaires de sa sphère d’affinité. C’est dans ce cadre que l’auteur a participé au groupe d’encadrement local (en le présidant pendant quatre ans) du CEHR/CEFA attaché à l’Institut technique de Namur (ITN), de 1988 à 1995, au titre de représentant de la fédération du MOC de Namur. Identiquement, il a représenté le MOC national dans le Groupe national d’encadrement de la formation en alternance (ASBL GNEFAL), de 1988 jusqu’à sa mise en liquidation en septembre 2009. Le GNEFAL a été une structure précieuse pour accompagner et cadrer la période instituante. Lorsque les choses sont devenues plus instituées, elles sont aussi devenues plus verrouillées : le GNEFAL a perdu une bonne part de ses capacités à mobiliser des partenaires externes à l’enseignement. Les changements de générations et de responsables chez les uns et les autres ont vraisemblablement aussi joué un rôle dans le processus d’extinction. |
Côté accompagnement des chômeurs et chômeuses
Les temps étaient aussi à certains énervements syndicaux sur l’accompagnement des chômeurs et chômeuses. En particulier, des critiques étaient formulées à l’égard de la formation professionnelle ONEM. Il était notoire qu’y passer améliorait la position du demandeur d’emploi. Les files d’attente s’y sont allongées. Pour certains métiers, démesurément : on pouvait attendre trois ans entre l’inscription et l’entrée effective en formation. Pour gérer le problème, l’ONEM a mis en place des tests qu’il fallait préalablement réussir. La mécanique emportait comme effet que la statistique de mise à l’emploi à la sortie de formation en était d’autant plus favorable que c’étaient de toute façon les meilleurs qui étaient sélectionnés. Il semblerait – ici l’auteur répercute ce dont il se souvient d’une mémoire orale captée à l’époque – que des interpellations aient été faites au comité de gestion de l’ONEM à partir du banc syndical[13]. Sans grand succès opérationnel. Ce serait cela (conditionnel) qui aurait amené certains acteurs locaux à monter, fin des années 1970-début des années 1980, quelques initiatives de formation dites de « mise à niveau des connaissances », ou de « remise à niveau » : les deux notions n’ont pas tout à fait le même sens – à notre connaissance, ça n’a jamais été tranché –, mais il était clair cependant que le niveau visé était la réussite du test d’entrée en formation professionnelle ONEM. En particulier, quatre associations se sont coalisées à partir de Charleroi (Formation pour l’université ouverte de Charleroi – FUNOC), Liège (Canal Emploi), Namur (Radio télévision animation – RTA[14]) et Bruxelles (Association pour le développement, l’emploi, la formation et l’insertion sociale – DEFIS). Elles avaient en commun d’être le produit des deux branches coalisées du mouvement ouvrier, la socialiste et la chrétienne.
La bande des quatre En front commun, la FGTB et le MOC créent la FUNOC en 1977, à Charleroi. Elle est toujours bien vivante aujourd’hui, et est d’ailleurs le CISP le plus important de Wallonie en nombre de stagiaires accueillis. La même année, les services de formation des deux principaux syndicats du pays, auxquels s’associait l’Université de Liège, lançaient Canal Emploi à Liège. D’abord conçu comme projet de télévision locale communautaire, avec des perspectives de formation à distance par l’intermédiaire de l’outil audiovisuel, les choses ont rapidement évolué en sorte d’y adjoindre des groupes de stagiaires dits « en préformation ». Ne cherchez plus cette ASBL : elle a disparu en 1989 – de ce qu’on en a capté à l’époque, de toute évidence les relations entre partenaires y ont été beaucoup plus rugueuses qu’à Charleroi. Une « petite sœur » aux deux grands s’est ensuite ajoutée : RTA, à Namur. Créée un peu plus tôt (1975) autour d’un projet d’animation audiovisuelle par télévision locale, l’ASBL, à nouveau une coopération FGTB-MOC, s’est ensuite donné les moyens d’à son tour développer des formations de mise à niveau pour demandeurs et demandeuses d’emploi faiblement scolarisés ; nous étions en septembre 1981. L’auteur des présentes lignes a été recruté pour coordonner ce dispositif spécifique, en compagnie de Claude Hardenne, l’un (l’auteur) labellisé MOC, l’autre FGTB. Beaucoup plus modeste que la FUNOC, auprès de laquelle a été cherchée une partie de l’inspiration[15], l’ASBL existe toujours comme CISP désormais spécialisé dans la formation à des métiers de l’audiovisuel[16]. Puis est venu Bruxelles. Une série d’initiatives locales de formation, dont certaines ayant déjà dix ans d’existence au compteur, se sont donné une plateforme commune avec les syndicats, le MOC, l’ULB et l’UCL : DEFIS (à ne pas confondre avec les Défi wallons, ni le parti politique !). Dès 1982, cette plateforme est rapidement montée en puissance dans la capitale et dans une coordination qui se faisait désormais à quatre : FUNOC, Canal Emploi, RTA et DEFIS. Il ne faut pas croire que tout le monde était sur la même ligne : dans les faits, les groupes locaux bruxellois, vu leur diversité et les publics avec lesquels ils travaillaient étaient sur une ligne affirmée « priorité à l’insertion sociale », les Liégeois quant à eux se voulaient acteurs du développement de la formation à distance, tandis que la FUNOC offrait des stages de formation aux contenus plus cadrés et tenait à s’inscrire dans une perspective de développement local. De son côté, RTA faisait un peu peur à tout le monde en testant la pédagogie du projet avec ses publics : c’était déstabilisant, y compris d’ailleurs pour ses formateurs, avec un côté « ligue d’impro », au nom de la réponse aux besoins et demandes exprimés par les groupes. Certes, la pédagogie du projet coexistait avec des contenus construits, mais il ne faut pas s’en cacher : avec les projets, de brillantes réussites ont coexisté avec l’un ou l’autre ratage complet. C’est un autre récit à faire…[17] |
La « bande des quatre » a rapidement pris acte de deux réalités.
- La première : la redécouverte de l’analphabétisme et la prise de conscience de son caractère massif. Le front commun FGTB-MOC s’est emparé de la question de façon très volontariste : dès 1983, il a lancé le réseau Lire & Écrire. Même si DEFIS a opté pour la dissolution quelques années plus tard, il faut mettre à son crédit un investissement très dynamique au profit du projet Lire & Écrire.
DEFIS, l’alpha, la FEBISP L’investissement sur l’action d’alphabétisation a été facilité par l’évidente complicité entre le socialiste Alain Leduc et le « mociste » Daniel Fastenakel. Elle n’était pas que dynamique : aussi d’une redoutable intelligence politique. Ainsi la FGTB namuroise n’était-elle pas très enthousiaste du projet Lire & Écrire : Alain Leduc a été déterminant en coulisses pour la faire basculer, en l’aidant à créer son propre dispositif d’alpha ! En effet, le non-dit de la réticence FGTB locale était sa crainte d’être absente d’un terrain occupé par d’autres, en particulier d’initiatives souvent labellisées « chrétiennes ». Il pourrait ne pas être incongru de considérer que DEFIS a été le précurseur de la Fédération bruxelloise de l’insertion socioprofessionnelle (FEBISP), créée quant à elle dès 1995, immédiatement après la régionalisation de l’exercice de la compétence de formation. On peut en effet poser l’hypothèse que si ça a été aussi vite, c’est que le terrain était déjà prêt. |
- La seconde réalité découverte : l’explosion de nouvelles initiatives, partout sur le territoire, sans concertation aucune entre elles autour d’un problème qu’on pouvait formuler comme suit : une partie substantielle du public pour lequel étaient organisées les mises à niveau exprimait « n’en avoir rien à foutre de la formation mais vouloir travailler et gagner de l’argent »… ce qui ne voulait pas dire pour autant que les personnes avaient les qualifications utiles. Aspect troublant du dossier : moins les apprenant.e.s étaient formés moins ils étaient demandeurs de formation. Ainsi, en deux-trois ans, on pouvait déjà dénombrer quelques dizaines d’initiatives, autour de grosso modo une même idée : puisque c’est du concret que demandent les gens, mettons-les d’abord en situations concrètes, en atelier et sur chantier, le cas échéant en contact avec une clientèle, et organisons la formation par compagnonnage au fur et à mesure des nécessités avérées.
Mais l’unité de toutes ces nouvelles initiatives n’étaient que de façade. Le paysage était fragmenté entre trois tendances. On pouvait le décrire à partir d’un triangle : une des pointes tirait vers l’économie, l’autre vers la formation, la troisième vers le social. D’une façon ou d’une autre, chaque initiative intégrait chacun des trois volets. Mais, toutes ne se situaient pas au même endroit de l’espace représenté par le triangle, et certainement pas au point équidistant ! Les unes pouvaient se lancer dans des activités économiques ambitieuses, parfois jusqu’à la perspective de créer de l’emploi en bonne et due forme[18], parfois aussi sans complètement respecter les prescrits légaux : publicisant leurs manières de faire et en exposant les raisons, elles étaient moins dans l’illégalité que dans l’a-légalité – en d’autres mots, le registre était de désobéissance civile[19]. D’autres montaient des structures principalement d’accompagnement social. C’était parfois présenté sous l’horrible dénomination « ateliers occupationnels » : on constituait des groupes autour d’une activité qui pouvait parfois être de nature très modestement économique en sorte de mener un travail social collectif plutôt qu’individuel – c’était assez fréquent en CPAS ou en maisons d’accueil par exemple. Les troisièmes, enfin, créaient des dispositifs plus explicitement de formation. Ainsi, entre autres, des initiatives nombreuses sont-elles nées en « filiales » d’institutions d’hébergement dans le secteur de l’aide à la jeunesse. Débattu depuis 15 ans[20], l’abaissement de l’âge de la majorité de 21 à 18 ans sera rendu effectif en 1990[21] ; dès ce moment, les jeunes se voyaient brusquement devoir quitter leur institution trois ans plus tôt ; le milieu estimait qu’il avait devoir de faire une offre nouvelle d’accompagnement, et a assez largement anticipé, ce qui, par effet collatéral, permettait un débouché de reconversion pour du personnel devenu soudainement surnuméraire dans les institutions. Vertu du débat démocratique : il y a des choses qu’on voit arriver !
Le paysage était compliqué et de nombreux acteurs étaient inquiets. Si les associations étaient certaines d’être dans le bon en répondant aux besoins nouveaux, mais réclamaient reconnaissance et soutien, les syndicats quant à eux étaient très inquiets des statuts des personnes en y voyant une forme de légitimation des pratiques négrières : la question défraie périodiquement l’actualité, en particulier dans des secteurs investigués par les initiatives associatives (construction, HORECA). De leur côté, les classes moyennes dénonçaient la concurrence déloyale. Au milieu de tout cela, les pouvoirs publics ne savaient pas toujours ce qu’ils devaient en penser, a fortiori, que les matières concernées par une éventuelle action régulatrice étaient déjà éparpillées entre l’État central, la Communauté française et les deux Régions.
La Fondation Roi Baudouin (FRB) va jouer un rôle déterminant d’intermédiaire pour débrouiller toute cette affaire, à l’occasion d’un programme social « Partenaires pour innover », qu’elle développera de 1984 à 1987[22]. Le travail d’éclaircissement et de tri de ce qui se passait sur le terrain (le triangle et ses trois pointes) a permis ensuite la négociation d’un cadre pour des solutions aux problèmes posés par la pointe « formation » du triangle. C’est la notion EAP comme « entreprises de formation par le travail » qui est sortie du chapeau de la Fondation. Il s’agissait d’une des dénominations qui circulaient déjà pour nommer les nouveautés ; elle apparaissait comme particulièrement pertinente à faire comprendre ce dont il s’agissait. La Fondation l’a largement publicisée au printemps 1986[23].
Les hasards de trajectoires personnelles On a pu le préciser plus haut : l’auteur de la présente est particulièrement concerné par le récit, qui raconte aussi un peu de sa trajectoire personnelle. La présente incise assumera une forte subjectivité en donnant quelques éclairages additionnels sur ce point. Dans sa fonction de coordinateur des formations à RTA, l’auteur a rapidement pris acte du fait que la (re)mise à niveau était loin de pouvoir être une réponse exclusive à toutes les situations. Il est rapidement entré en contact avec une série d’autres initiatives de la région namuroise, dont certaines expérimentant des formes de formation par le travail, y compris en CPAS[24]. Ensemble a été constituée une plateforme locale « Coordination namuroise pour des formations à l’autonomie » (CNFA), qui existe toujours aujourd’hui comme plateforme namuroise des CISP[25]. L’affaire avait attiré l’attention de la Fondation Roi Baudouin durant la séquence préparatoire au lancement de son programme social, au cours duquel elle comptait soutenir quelques expériences pilotes. À RTA, on n’avait pas pris la mesure de la grande misère que représente l’obligation du passage par un financement du fonds social européen (FSE) : l’argent est promis ; si on ne commet pas d’erreur (et il n’y en a pas eu de commise), l’argent finit par arriver, mais avec des retards considérables. Or, pour en bénéficier, il faut montrer que toutes les dépenses éligibles ont été exécutées avant le 31 décembre de l’année civile. Dans le montage de l’époque, ce sont grosso modo 50 % des dépenses qui étaient financées par le FSE[26]. Pour arriver à fonctionner, il fallait que les ASBL soient adossées à des fonds propres importants, ce qu’elles n’étaient pas, ou empruntent : les annonces de subsides pouvaient servir de garantie pour la banque… à condition qu’elles arrivent dans les temps. À défaut, les robinets étaient fermés ! Notons aussi que les intérêts versés à la banque n’étaient pas considérés comme dépenses éligibles (ils ne le sont d’ailleurs toujours pas), autrement écrit : il faut aussi trouver les moyens de payer les intérêts. En 1983, un moment est arrivé où RTA s’est retrouvé en incapacité d’encore fonctionner, pour des raisons de pure trésorerie, alors qu’aucun pouvoir public, ni le FSE, n’avait un quelconque reproche à formuler quant aux actions menées. Pour couvrir l’emprunt permettant la continuité des activités, les administrateurs de l’ASBL qui possédaient un bien immobilier (leur maison ou appartement) les ont mis en garantie tandis que les membres du personnel payé sur « fonds propres » (c’est-à-dire avec les subsides FSE[27]) acceptaient pendant quelques mois de ne recevoir que des avances sur salaire à hauteur du montant du minimex (aujourd’hui on dit « revenu d’intégration sociale » (RIS))[28]. Dans la situation de stress, de désarroi et même de détresse où nous étions, une évidence s’imposait : on ne pouvait pas continuer de la même façon, il fallait restructurer. L’auteur a proposé un plan que cependant le conseil d’administration n’a pas accepté, au profit d’un autre qui recentrait sur l’audiovisuel. Cela avait son sens puisque ça permettait des économies d’échelle avec l’autre département de l’ASBL, la télévision communautaire. L’emploi de l’auteur n’était pas menacé mais avoir à coordonner un autre projet que celui qu’il avait défendu créait une dissonance. Le hasard a fait que c’était aussi l’époque où la Fondation recrutait quelques collaborateurs régionaux pour les quatre ans de son programme social. Épreuves réussies, j’ai été recruté. Dans la foulée, CNFA était reconnu comme un des projets pilotes soutenus et, dans la négociation de mon cahier des charges professionnelles, j’ai obtenu que je pouvais y consacrer environ 50 % de mon emploi du temps. Avouons : c’était une chance exceptionnelle. L’autre moitié de mon temps était consacré à Charleroi, qui grouillait d’initiatives de toutes les sortes que j’ai alors appris à connaître, tant dans son volet public (un CPAS dirigé par un secrétaire particulièrement dynamique et ouvert à l’innovation[29]) que dans celui de l’associatif. Il s’est vite su que la Fondation soutenait des expériences hétérodoxes : des dizaines de demandes de soutien lui sont arrivées. La Fondation a chargé l’auteur de leur offrir une réponse tout en lui expliquant : « on n’a pas l’argent pour les soutenir ». Le meilleur service qu’on pouvait alors rendre à la collectivité était d’aller plus avant dans l’investigation. Au début, candidement, on pense qu’il peut y avoir une solution unique. Au fil du temps, des rencontres, des synthèses accumulées, on s’aperçoit que c’est inapplicable : avec l’image du triangle et des trois pointes (cf. supra), une avancée substantielle a été faite dans l’interprétation de ce qui se passait et l’importance de dissocier les solutions. Il est alors devenu possible d’organiser les négociations entre toutes les parties concernées par le sous-ensemble « formation ». Lorsque la Fondation a tenu conférence de presse pour présenter les résultats, pas moins de sept ministres étaient présents ou représentés. La publication pour l’occasion, tirée à 1 000 exemplaires, a été épuisée en trois mois. Attention : l’auteur n’était pas tout seul ; son job a été principalement constitué d’investigation et de synthèses successives, avant de formuler des propositions de solutions qui ont, elles aussi, connu des ajustements au fur et à mesure, avant que le collectif puisse dire « on est d’accord sur ce qu’on présente parce qu’il existe un consensus suffisant entre nous ». Si la synthèse a pu être considérée comme originale, il n’en reste pas moins qu’elle a été construite à partir d’un riche matériau principalement composé d’idées parfois brillantes formulées par plein d’autres acteurs. Par ailleurs, il ne faut pas ramener le programme social de la Fondation à ce qui est exposé ici, qui n’en constitue qu’une fraction[30]. Immédiatement après la fin de son contrat, le 31 décembre 1987, l’auteur a été recruté au Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) du Mouvement ouvrier chrétien en vue de « renforcer l’encadrement pédagogique et managérial des AID » (c’est comme cela que l’annonce était rédigée). La Fondation, quant à elle, a continué à s’intéresser et à soutenir le secteur, et plus globalement l’économie sociale, principalement par le financement de recherches et de rapports permettant de comprendre ce qui se passait au moment où ça se passait[31]. |
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ARCO : récit d’une chute
Pierre Georis (anciennement secrétaire général du MOC)
Les coopératives ouvrières chrétiennes ont une longue histoire, commencée en 1886 et qu’on ne reprendra pas ici, sauf à en poser quelques jalons[1]. Pour faire face aux exigences du marché, les coopératives de production ont eu besoin de financements : pour l’assurer, une série de coopératives (sous)-régionales ont été créées en vue de collecter de l’épargne. Une première coordination de tout cela s’opérera en 1935 avec la création de la Fédération nationale des coopératives chrétiennes (FNCC). La dénomination se transformera en « Groupe C » en 1972.
Se mettre en coopérative est une option de défense de valeurs : l’entraide, la solidarité, la gestion démocratique, la responsabilité sociale. Il n’en reste pas moins que la coopérative doit trouver sa place sur un marché, proposer un produit ou un service qui trouve un débouché ; autrement écrit, il s’agit d’une entreprise qui, comme toutes les autres, doit parvenir à l’équilibre économique, faute de quoi elle disparaît. L’histoire des coopératives n’est dès lors pas un fleuve plus tranquille que celui de l’histoire économique générale. Ainsi certaines entreprises de la coopération chrétienne peuvent-elles avoir été florissantes à une époque et néanmoins disparaître à l’époque suivante. Le cas le plus exemplatif est sans doute celui du « Bien-Être », une chaîne de magasins particulièrement prospères durant les années 1950 et 1960, qui s’est ensuite effondrée faute de s’accrocher à temps et en heure au nouveau modèle de la grande distribution. L’imprimerie SOFADI mourra elle-aussi d’avoir perdu son principal client, le journal La Cité, lui-même décédé peu de temps auparavant (1995)[2].
Au rang des coopératives : une banque d’épargne, la COB, Caisse ouvrière belge, qui deviendra BACOB[3] (en sorte d’avoir une marque unique pour couvrir la Belgique plutôt que BAC pour les néerlandophones et COB pour les francophones), et une compagnie d’assurance DVV-Les Assurances populaires (Les AP). Le départ de ces initiatives de services financiers était pédagogique et pratique : apprendre l’épargne et à se couvrir contre des risques, tout en offrant les outils utiles pour y parvenir. C’est assez largement par l’intermédiaire des organisations du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), en particulier syndicat et mutuelle, que des personnes deviennent clientes de la COB. Les coopérateurs des coopératives FNCC de financement sont quant à eux largement recrutés parmi la clientèle de la COB. Au-delà de la rémunération de l’épargne de ses clients, la COB devient un acteur de l’accès à la propriété par la voie du crédit hypothécaire ; à tout coopérateur d’une coopérative financière FNCC, elle offre un avantage sur le taux d’intérêt du crédit accordé. Le MOC est quant à lui rémunéré pour son apport de clientèle. Tout un circuit est en place qui, in fine, soutient le mouvement coopératif : le MOC apporte des clients à la COB et perçoit une commission commerciale qui contribue au financement de ses activités d’éducation populaire ; la COB apporte des coopérateurs aux coopératives financières de la FNCC et offre des avantages aux coopérateurs recrutés[4] ; lesdites coopératives financières financent les coopératives de production et de service. Au fil du temps et de sa croissance, la COB/BACOB contribuera aussi à financer l’État, ainsi que des hôpitaux, des écoles, des maisons de repos : une banque pour le non-marchand.
Création du Groupe ARCO
Pour beaucoup d’acteurs de ce réseau coopératif, les années 1980 sont compliquées ; la réorganisation est nécessaire. La création du « Groupe ARCO » en 1990 est le résultat de cette restructuration, qui simplifie et rationalise un système jusque-là très éclaté. Pour des raisons de facilité, on dit « ARCO » mais c’est d’un « groupe » qu’il s’agit, comprenant plusieurs sociétés et des filiales. L’organigramme précis et le dessin des liens entre les sociétés n’est pas prioritaire pour notre propos à vocation généraliste.
Retenons simplement que le système est à trois niveaux. Le premier est celui des coopératives de financement. La principale est ARCOPAR, qui est le produit de la fusion des 28 coopératives sous-régionales de financement. C’est la société qui continuera à recruter de nouveaux membres, et qui en compte les plus nombreux[5]. L’argent récolté est placé dans deux holdings, c’est-à-dire des sociétés de gestion de portefeuilles ; ces holdings constituent le deuxième niveau de l’organigramme du groupe. L’une d’entre elles, ARCOFIN, gère les participations dans les sociétés financières : elle est la propriétaire de BACOB et DVV/LesAP, qui peuvent donc être situées en troisième niveau de l’organigramme. L’autre, AUXIPAR, est holding ayant participations dans des sociétés industrielles et commerciales. C’est important à dire car c’est souvent éludé : ARCO a aussi été propriétaire de EPC (de l’ordre de 600 emplois dans la distribution de produits pharmaceutiques et dans le réseau « Familia » de pharmacies principalement wallonnes)[6]. Les autres investissements ont été diversifiés, dans des perspectives de soutien à l’économie belge et de développement durable. Ils se sont faits dans les secteurs de l’énergie (éolienne pour la production, Elia pour la distribution), l’épuration des eaux, le logement social, les télécommunications (Belgacom), le traitement des déchets, une société publique (flamande) d’investissements, d’autres outils de financement de l’économie sociale (CREDAL côté francophone et Hefboom côté flamand)[7].
Complémentairement, le Groupe ARCO a organisé un service juridique de défense de ses coopérateurs, et un service d’achat groupé de combustible. Il a offert des services d’audit à des sociétés et associations demandeuses (le MOC en a bénéficié plus d’une fois, pour lui-même et pour « Loisirs & Vacances » son service de tourisme social), assuré la gestion des ASBL PROCURA (flamande) et SYNECO (francophone) pour informer et accompagner les projets non-marchands et/ou d’économie sociale, sauvé des équipements de tourisme social (Duinse Polders à Blankenberge et Sol Cress à Spa) en les reprenant dans une ASBL spécifique (SOFATO), offert de nombreux sponsoring à des initiatives et projets ponctuels.
Si on veut juger complètement et équitablement, il faut retenir d’ARCO que le Groupe ne faisait pas que dans la banque et l’assurance même si, par la force des choses, c’est 80 % des moyens qui y étaient investis. La ventilation des coopérateurs était de l’ordre 87 % Flamands-13 % francophones[8]. Cette réalité basique explique que l’essentiel de l’activité s’est joué en Flandre sans pour autant que, on vient de le voir, la Wallonie soit abandonnée. Dans le système, par la force des choses, les acteurs francophones étaient très minoritaires ! Pour renforcer la position relative, il aurait fallu plus de coopérateurs francophones ; mais, malgré les efforts, on n’y est jamais arrivé. Ceci écrit, il ne faut pas confondre : être minoritaire n’a jamais signifié être victime de maltraitance ! Dans les conseils d’administration, les francophones disposaient d’une représentation supérieure à leur poids objectif et disposaient également d’un administrateur indépendant (à comprendre dans le sens : pas un responsable salarié du MOC et des organisations, mais un académique disposant de l’expertise suffisante à utilement épauler le collectif).
SYNECO : Aide à l’économie sociale, au non-marchand ou aux deux ?
Pierre Georis (anciennement secrétaire général au MOC)
L’ASBL SYNECO est une agence-conseil en économie sociale reconnue par la Wallonie. À ce titre, elle offre différents services d’information, d’assistance et d’accompagnement à des entreprises d’économie sociale, existantes ou en perspective (aides à la création). Elle relève du périmètre des associations et entreprises du MOC.
La contribution qu’on lira relève du témoignage réflexif, à partir d’une position particulière. L’auteur des présentes lignes a été administrateur de SYNECO de 1995 à décembre 2020. Il en a exercé la présidence à partir de 2012. À partir de cette même année 2012, il a collaboré à la politique éditoriale de l’ASBL. À l’écriture de la présente (2023), cette collaboration se poursuit toujours[1]. Il ne s’agit donc pas du témoignage d’un exécutif, acteur de l’action quotidienne. Mais de quelqu’un qui s’est trouvé pendant 25 ans dans l’environnement proche de l’action, en particulier celui où il s’agit d’être interlocuteur de l’exécutif, pour débattre des orientations stratégiques ou des options politiques. Le mandat est lié aux fonctions exercées par ailleurs par l’auteur : les AID qu’il dirigeait en début de période sont un dispositif du MOC clairement inscrit dans l’économie sociale ; la fonction ensuite de secrétaire général du MOC impliquait de s’occuper de la gestion d’une association relevant explicitement de son périmètre de responsabilité. Au-delà de la mise en récit d’une période de l’histoire de l’ASBL, on essayera de répondre à la question : en quoi SYNECO est-il un « révélateur » du positionnement du MOC dans le champ de l’économie sociale.
Économie sociale
Une mise en contexte est le préalable de la mise en récit. Il existe plusieurs façons de définir l’économie sociale[2], ce qui rend d’emblée le sujet compliqué ! Les acteurs belges sont cependant grosso modo en accord sur une définition qui combine deux approches d’abord distinctes. D’une part, une approche juridique et institutionnelle. Il s’agit d’y inclure toutes les formes pertinentes de statuts d’entreprises : les coopératives, les mutuelles, les associations et fondations. Autrement écrit : on regroupe tout ce qui n’a pas le profit pour finalité première. D’autre part, une approche normative, qui caractérise les principes que lesdites structures ont en commun :
- La finalité est de service aux membres et à la collectivité plutôt que de profit.
- La gestion est autonome : on n’est donc pas dans un service organisé par l’État.
- Le processus de décision est démocratique, selon le principe « une personne = une voix » plutôt que « une action = une voix »
- La primauté est donnée aux personnes et au travail sur le capital dans la répartition des revenus. On préfère offrir des ristournes aux usagers ou affecter les bénéfices à des fins sociales ; s’il y a rémunération du capital, ce sera de manière limitée.
La notion « solidaire » a vocation à « ramasser » les quatre principes en un seul mot, ce qui explique que, dans l’espace francophone tout au moins, la tendance est de plus en plus à parler de « l’économie sociale et solidaire ». Par le fait même, il y a aussi ouverture à un large informel. Car plein de choses se passent aussi, qui ont à voir avec l’économie, mais se jouent en dehors de toute structure juridique : l’aide dans le cadre familial, épauler un voisin dans son déménagement, faire une course pour une personne âgée, organiser un groupe d’achat, cultiver ses légumes dans un potager collectif…
Le choix de « mixer » les deux approches[3] présente l’avantage de sortir du champ ce qu’une facilité de langage nomme « les fausses ASBL » (ou « les fausses coopératives »), par exemple un café ASBL qui organise le deal de drogues (la vraie finalité est le profit) ou la milice d’extrême-droite qui aurait statut d’association (on sort du champ de la démocratie).
Tiers secteur
À l’international, on utilise « tiers secteur » : pour les non francophones, la notion est plus compréhensible que la traduction littérale de « économie sociale », tout en permettant d’appréhender, même intuitivement, qu’on réfère à un espace qui n’est ni le marché lucratif, ni l’État.
Non-marchand
Une notion qui comprend « non » se donne une définition d’abord « en creux » : est non-marchand tout ce qui n’est pas marchand. Mais que fait-on des très nombreuses situations hybrides, qui mêlent ressources marchandes et non-marchandes (en particulier des subventions publiques) ? Il n’y a pas de consensus sur la réponse à donner, ce qui complique les débats. Les scientifiques[4] s’accordent sur : secteur privé et public chaque fois qu’il y a combinaison de but non lucratif et ressources non-marchandes ou mixtes. La comptabilité nationale quant à elle répond en resserrant la condition lorsqu’il y a ressources mixtes : est non-marchande l’activité dont le produit des ventes ne permet pas de couvrir au moins 50 % des coûts de production. Ce critère est repris dans les législations régionales wallonne et bruxelloise : c’est à partir de lui qu’on va distinguer des situations assez proches. Ainsi, les entreprises d’insertion sont dans le marchand et ont l’autorisation d’un chiffre d’affaires illimité. Les entreprises de formation par le travail, quant à elles, relèvent du non-marchand dans la mesure où 50 % de leurs ressources ne sont pas procurées via leur chiffre d’affaires économiques : si elles franchissent cette frontière, elles basculent dans l’entreprise d’insertion et doivent s’adapter à des conditions sensiblement différentes pour leur fonctionnement, leur agrément et leurs subventions publiques. Depuis le tournant du 21e siècle, pour des raisons d’image et de communication, les acteurs du « non-marchand » tendent à faire évoluer la notion vers « profit social ». Il s’agit principalement de « positiver » le sujet.
Positionnement des champs l’un par rapport à l’autre
« Économie sociale » et « non-marchand » ne désignent donc pas des réalités identiques, même s’il existe un large espace d’intersection. En définitive, il existe un champ englobant : le non-lucratif (par opposition au lucratif), qui concerne le secteur privé tout autant que l’étatique d’une part, qui peut être marchand autant que non-marchand d’autre part. Là-dedans, l’économie sociale occupe tout l’espace du secteur privé non lucratif (qu’il soit marchand ou non-marchand). Le non-marchand quant à lui occupe tout l’espace des activités à but non lucratif mobilisant des ressources exclusivement non-marchandes ou des ressources hybridant marchand et non-marchand (que ce soit organisé par l’État ou le secteur privé). L’espace d’intersection entre les deux est l’économie sociale non-marchande.
Un point de tension : quelle économie sociale les gouvernements doivent-ils soutenir ?
Il ne faut pas se tromper : de manière générale, les gouvernements soutiennent le non-marchand autant que le marchand ; la question n’est pas celle de la présence/absence de soutien « en soi ». Lorsqu’il s’agit d’économie sociale cependant, une tension se manifeste autour de la priorité souvent affirmée de soutien au marchand, qui plus est dans un objectif principal de mise au travail de personnes éloignées de l’emploi. La controverse existe. Des acteurs de l’économie sociale trouvent l’approche pertinente, d’autres craignent une délégitimation du soutien au non-marchand. En tout état de cause, la Wallonie est dans l’option du soutien à l’économie sociale marchande. Elle s’observe jusqu’à sa manière de soutenir les agences-conseil en économie sociale : elles doivent montrer que leurs activités d’accompagnement concernent à plus de 50 % des entreprises marchandes. C’est en particulier le positionnement du MOC dans cette controverse qui sera questionné dans notre récit.
Une ASBL baladeuse
La CSC s’était déjà engagée dans des luttes sociales d’autoproduction/autogestion d’entreprises fermées, restructurées, en tout cas mal en point. Elle avait initié la Fondation André Oleffe (FAO) pour soutenir la dynamique. Mais, en 1988, la faillite des Galeries namuroises, entreprise issue des Galeries Anspach et gérée par la FAO, a fracturé la collaboration. La FAO s’est détachée de la CSC qui cherchait à y reprendre de contrôle. La CSC a alors créé une nouvelle ASBL afin d’assurer un service de soutien à l’entreprenariat d’économie sociale : SYNECO.
Les débuts ont été modestes : une personne, Ghislain Dethy, provenant de la CSC et un bureau à Namur, dans les locaux du MOC. Quelques années plus tard, 1993, pour des raisons que l’auteur ignore, l’ASBL a été transférée dans les locaux du Mouvement ouvrier chrétien national, sous la nouvelle direction de Philippe Joachim. Elle a eu statut de service du MOC, son directeur étant associé aux différentes instances et aux lieux de coordination du Mouvement[5].
En 1995, en suite d’une absence de résultat conjointe à du conflit avec le directeur, l’outil fait à nouveau l’objet d’un réaménagement : il est cette fois transféré dans le périmètre du groupe ARCO et Françoise Robert en est nommée directrice[6]. Le siège social est à Ciney, dans les locaux de l’EPC (Économie populaire de Ciney). Le groupe ARCO « fonctionne sur deux jambes » : une ASBL PROCURA est le pendant flamand de SYNECO. Les directeur et directrice siègent chacun dans le conseil d’administration de l’autre en sorte de faciliter les synergies. ARCO a veillé à composer le conseil d’administration en prenant en compte non seulement lui-même (l’ASBL était présidée par Marc Tinant, membre francophone du comité de direction du Groupe) mais aussi ses entreprises filiales (banque, assurances et EPC), et encore les organisations CSC et MC, ainsi que le MOC, tous représentés par des responsables nationaux. Cette composition organisait la coexistence des cultures marchande et non marchande dans la même ASBL.
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Éléments pour une recherche sur les mouvements coopératif et pédagogique en Suisse romande (1918-1930)
Cécile Boss (Chercheuse en sciences de l’éducation, Erhise, Université de Genève)
Cet article entend explorer une facette de l’histoire du coopérativisme au sein des milieux pédagogiques de la Suisse romande du début du 20e siècle. La première partie se penche sur l’histoire du mouvement coopératif dans cette région, mettant en lumière ses origines, ses fondements ainsi que les figures et groupes politiques qui ont contribué à diffuser ses idées. La deuxième partie examine la place du coopérativisme au sein du mouvement pédagogique, en se concentrant sur le parcours d’enseignants et d’enseignantes engagés.
Pour éclairer ces éléments, cet article s’appuie sur des sources biographiques et des travaux qui documentent les engagements de ces femmes, notamment ceux liés au coopérativisme. En quête de compréhension du contexte social et militant qui les entourent, il explore les archives de plusieurs lieux emblématiques des mouvements pédagogiques et s’appuie sur une analyse de la presse de l’époque. L’attention est portée sur la période entre 1918 et 1930, marquée par une adhésion et une intensité importante vers le coopératisme, tant sur le plan politique que parmi les pédagogues. Notons cependant que les sources qui permettent de comprendre les engagements des membres de la communauté pédagogique restent rares, et que si cet intérêt pour le coopératisme se reflète dans leur pédagogie, il s’exprime à travers un éventail de traces de natures variées et parfois incomplètes. Au même titre que le coopérativisme au sein de l’histoire ouvrière suisse romande[1], il semble que cet engagement n’a pas encore fait l’objet d’étude approfondie.
Histoire du mouvement coopératif en Suisse romande
Le terme « mouvement coopératif »[2] désigne les initiatives coopératives nées au 19e siècle en Suisse. Ces initiatives, incarnant ce que nous comprenons comme une adhésion au « coopératisme », sont examinées ici, bien qu’il n’existe pas de terminologie unifiée pour définir ce mouvement. Comme c’est le cas pour plusieurs autres régions d’Europe centrale, il ne s’agit pas d’un mouvement structuré univoque. Chatriot, pour la France, évoque les « coopérateurs » du « mouvement coopératif »[3] et souligne que, bien que le coopératisme soit surtout lié à la gauche, des groupes ou économistes de droite s’emparent aussi du sujet. En Suisse, bien que le mouvement coopératif soit majoritairement progressiste, il présente une dualité : une faction tire ses racines du mouvement ouvrier, favorisant la socialisation, tandis qu’une autre émerge de la philanthropie bourgeoise, privilégiant diverses formes de redistribution et d’aide aux plus démunis, parfois avec une teinte de paternalisme[4].
Cet article se concentre principalement sur le coopératisme de gauche, comme une dimension présente dans les mouvements sociaux suisses romands au début du 20e siècle, tel le mouvement ouvrier, le socialisme chrétien, le socialisme et le pacifisme chrétien[5].
Ce mouvement s’appuie sur deux piliers complémentaires, le mouvement ouvrier et le socialisme chrétien protestant. Différents groupes périphériques contribuent aussi progressivement au mouvement. Parmi eux figurent des protestants engagés qui ne se reconnaissent pas dans des groupes partisans ou syndicats, tels que les quakers, également connus sous le nom de membres de la Société des Amis, les partisans du « Christianisme pratique »[6], du mutualisme et du solidarisme[7]. En Suisse romande, le mouvement du socialisme chrétien représente un centre névralgique significatif pour le mouvement coopératif au début du 20e siècle. Ouvert à toutes confessions, mais avec une base protestante, puisque fondé par des pasteurs et théologiens, il est étroitement lié aux milieux pacifistes à Genève et au mouvement ouvrier[8]. Ses origines coïncident avec la création du pacifisme chrétien en Suisse à la fin du 19e siècle en Suisse[9]. De nombreuses initiatives découlent du socialisme chrétien, avec lequel certains partisans de la gauche protestante se sentent davantage en phase que dans le socialisme laïque[10].
Le mutualisme
Désigne un système social dans lequel les membres d’une association à but non lucratif s’assurent mutuellement contre certains risques ou se promettent des prestations moyennant le versement d’une cotisation. Il valorise la prévoyance et l’entraide, et, à la différence de l’épargne, elle est un moyen de prévoyance collective, qui a été longtemps la forme privilégiée adoptée par les ouvriers pour se garantir contre les risques sociaux[11]. Nées de cette doctrine, des mutuelles scolaires apparaissent dans le système de l’enseignement primaire français vers 1880 pour inculquer concrètement aux élèves les principes de solidarité sociale, de prévoyance et d’épargne. Par exemple, on compte sur des écoles où les enfants sont des cotisants, et on tente par divers bais de transformer l’école en entreprises économiques miniatures. En Franche-Comté, des écoles investissent leur fonds dans des opérations de reboisement. Ces expérimentations pédagogiques vont influencer le fonctionnement des coopératives scolaires, notamment en France[12].
Figures clé du mouvement
Au 19e siècle, des penseurs comme Charles Fourier (1772-1837), des précurseurs de l’anarchisme tels que Joseph Proudhon (1804-1865) et le théoricien du mouvement coopératif français Charles Gide (1847-1932)[13] propagent les idées du coopératisme et du mutualisme, des concepts repris par la suite au cours du 20e siècle. Ces idées trouvent également écho chez certains pédagogues de l’éducation nouvelle, notamment en Suisse romande, où l’intérêt pour les idées de l’anarchisme, du mutualisme et du socialisme utopique est marqué[14].
Quant au mouvement socialiste-chrétien, il se développe en Suisse grâce à des personnalités telles que le député socialiste et pasteur Paul Pflüger (1865-1947)[15], le pasteur Leonhard Ragaz (1868-1945) et l’enseignante Hélène Monastier (1882-1976). Leonhard Ragaz, théologien réformé français résidant en Suisse, est connu pour être l’un des fondateurs du mouvement en Suisse alémanique, ainsi que pour son engagement en faveur de la paix. De son côté, Hélène Monastier, enseignante à l’École Vinet de 1904 à 1943, œuvre auprès de jeunes apprenties et ouvrières à la Maison du peuple à Lausanne. Créée en 1916 par la société coopérative du Cercle ouvrier lausannois, la Maison du peuple est un lieu de réunion et de culture ouvrière. Hélène Monastier crée un groupe local de socialistes chrétiens à Lausanne et préside la Fédération romande des socialistes chrétiens dès 1914[16].
L’émergence du socialisme chrétien coïncide avec une période de diffusion de courants de pensée de gauche dont celui du coopératisme. En 1910, Paul Passy (1859-1940), l’un des fondateurs du mouvement socialiste chrétien en France, est à Lausanne pour une tournée de conférences. Sous son impulsion, un groupe de personnes se rassemble à la Maison du Peuple, dont quelques ouvriers italiens et suisses autour de différentes personnalités proches des Unions chrétiennes. Cette petite assemblée, dont l’intention n’est pas de créer un parti, fonde le groupe des socialistes chrétien romand, rassemblant alors plusieurs pédagogues qui s’intéressent aux idées du mouvement coopératif. Hélène Monastier y participe et rapporte :
« Notre classe d’étude ouverte largement […] fut longtemps un foyer d’études vivantes et variées. Les pionniers de Rochdale et la Coopération, Proudhon, Marx, Fourrier. Toute l’histoire du socialisme et du syndicalisme y passa »[17].
D’autres personnalités marquent ces divers engagements, notamment Albert Thomas (1878-1932), issu du socialisme français[18], premier directeur du Bureau international du travail (de l’OIT) et proche des milieux pédagogiques suisses romands[19].
Économie sociale : un chemin d’avenir saupoudré de poussières du passé
Marian de Foy (animateur, SAW-B)
Cadre théorique de la réflexion
Le texte que vous vous apprêtez à découvrir mérite une petite introduction. Vous plongerez dans la vie d’Antoinette Labor, une femme née en 2005, et qui vous racontera sa longue et palpitante vie du haut de ses… 90 ans ! Vous l’aurez compris, il s’agit évidemment d’une fiction qui décrit ce que pourraient être les prochaines dizaines d’années, avec son lot de crises et de rebondissements.
Nous ne nous prétendons évidemment pas prophètes, et ce récit est une vision très personnelle et parcellaire d’un avenir possible. Mais dans un monde où le seul récit semble être celui du capitalisme ou de la fin du monde, il nous semble utile d’ouvrir d’autres horizons. Sans cesse, on nous répète que le capitalisme est dans la nature humaine, qu’il n’existe pas d’alternative[1], quand on ne nous rabâche pas les oreilles avec les milliers de façons dont l’humanité pourrait s’éteindre suite à une catastrophe naturelle ou une guerre nucléaire. Comme le montre le récit que nous proposons ci-dessous, loin de nous l’idée d’exclure les catastrophes et les guerres de notre avenir commun. Mais nous avons choisi d’introduire aussi une lueur d’espoir. Il a toujours existé dans l’humanité une part de solidarité, d’entraide, de résistance face à tous les individualismes ou les exclusions. Nous proposons d’imaginer un avenir où ces mouvements collectifs vaincraient les tendances au repli et à l’autodestruction. Ce texte est une invitation à réfléchir, à imaginer d’autres futurs possibles.
Mais d’abord, qui sommes-nous ? SAW-B, Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises, a été créée en 1981 pour soutenir et faire connaître l’économie sociale. Nous accompagnons et créons des entreprises qui fonctionnent de manière démocratique, et ne cherchent pas le profit, mais à répondre à des besoins sociaux. Nous défendons les valeurs et les principes de cette alternative à l’économie dominante. C’est aussi dans ce cadre que s’inscrit le récit ci-dessous, car l’économie sociale est trop souvent vue comme marginale, comme une économie de niche. Chez SAW-B, nous défendons l’idée que l’économie sociale pourrait être une véritable alternative capable de répondre aux enjeux sociaux et environnementaux actuels et futurs. Nous avons choisi de mettre en récit la manière dont cette alternative pourrait se déployer jusqu’à devenir le système économique dominant.
Pour construire ce récit, nous nous sommes appuyés sur trois types de ressources : des sources historiques, des ressources théoriques, et finalement notre propre expérience concrète.
Au niveau des sources historiques, trois sources ont principalement contribué à notre réflexion. En premier lieu, c’est le développement et l’extension du capitalisme lui-même qui nous a permis de poser les balises d’une nouvelle manière de produire. L’ouvrage d’Alain Bihr, Le Premier Âge du Capitalisme[2], qui retrace en détail les différentes étapes de l’extension et l’expansion du capitalisme sur la planète, a été une source d’inspiration importante. Ensuite, c’est l’histoire de l’économie sociale elle-même qui nous a beaucoup inspirés. Celle-ci a connu des hauts et des bas, que nous avons d’ailleurs synthétisé dans une analyse intitulée Deux siècles d’économie sociale en Belgique : quels enseignements ? publiée dans la revue Éduquer[3]. Cette histoire nous permet d’identifier les moments de mobilisation collective favorisant l’émergence et le développement de l’économie sociale au fur et à mesure de l’histoire. C’est aussi en voyant l’histoire de l’économie sociale que nous avons pu identifier les limites, et notamment une des dérives qui a mené à une chute importante du mouvement à partir des années 1930 : la banalisation du mouvement par la perte de ses valeurs et de son projet politique. Enfin, nous nous sommes plus directement inspirés de luttes et d’une grève générale qui se sont produites en 2009 en Guadeloupe. Le mouvement Liyannaj, qui est évoqué dans le récit, a réellement existé et dénonçait l’exploitation outrancière, les prix trop élevés, l’accaparement de l’économie par les békés (aux Antilles, ce mot est utilisé pour désigner les blancs qui descendent des colons)[4].
Nous avons aussi mobilisé diverses ressources plus théoriques, afin de nous donner un cadre de pensée et identifier ce qu’il nous semblait important de montrer dans ce récit. Ce sont principalement trois auteurs qui ont été mobilisés.
- Edward Thompson, dans The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century[5], utilise le concept de « l’économie morale de la foule ». En étudiant la classe ouvrière anglaise pendant ses luttes, il voit que même dans les moments de révolte, qui paraissent chaotiques, se dégagent une certaine forme d’organisation, d’un nouveau type de droit, ainsi qu’une conviction d’agir en toute légalité, selon une nouvelle légalité affirmée par la foule. Ce concept nous a été utile pour imaginer comment des mobilisations massives peuvent se transformer en une nouvelle économie, et finalement en une nouvelle légalité.
- Daniel Guérin, dans Fascisme et Grand Capital[6], observe de près les liens étroits entre le fascisme et le nazisme d’un côté, et les grands capitalistes de l’autre. Il montre que ce sont bien les grands propriétaires qui, craignant la perte de leur propriété, financent des groupes armés et des journaux pour diffamer le mouvement qui les menace ou créer des boucs émissaires. Son analyse a permis d’identifier la réaction du capital face à un mouvement qui s’attaque au fondement même de sa puissance : sa propriété privée lucrative.
- C’est Robert Boyer qui nous a inspirés le plus largement. Dans son livre L’Économie sociale et solidaire. Une utopie réaliste pour le XXIème siècle[7], ce chercheur identifie quatre grands défis qui limitent le développement de l’économie sociale : le décalage entre les penseurs et les praticiens ; l’éclatement du mouvement et la difficulté à faire mouvement ; l’image de l’économie sociale, encore trop vue comme une économie à la marge ; le déséquilibre de pouvoir entre l’État, le marché et la société civile. Ces quatre points d’attention ont été au cœur de notre réflexion, et le récit propose une place centrale à la réponse de ces points.
Pour compléter la construction de ce récit, nous nous sommes évidemment aussi beaucoup appuyés sur notre propre expérience. Que ce soit par les liens étroits que nous avons avec des entreprises sociales, ou par nos propres expériences de création de projets, ou encore par notre travail de sensibilisation. Nous cherchons à apporter des réponses concrètes qui permettent de répondre aux grands défis identifiés par Boyer. Nous avons proposé une séance de réflexion prospective à plusieurs collègues pour nous aider à imaginer l’avenir de l’économie sociale.
La rencontre (fictive)
Voilà une histoire qui intéressera le monde entier. Le décès d’Antoinette Labor, l’avant-dernière personne survivante ayant participé à la fondation de l’Organisation Internationale pour l’Épanouissement (OIE) a déclenché un regain d’intérêt pour l’histoire de cette période complexe qui a vu la fin du capitalisme et le début d’une ère nouvelle. Derrière cette petite femme de 90 ans encore pleine d’énergie, se cachait une force de la nature qui a été à l’origine du mouvement qui a bouleversé le monde. Née en 2005 à Bruxelles de parents congolais, Antoinette a commencé sa vie comme femme de ménage, avant de trouver un poste d’ouvrière dans une entreprise sociale wallonne. C’est la découverte de l’économie sociale qui l’a amenée à défendre ses idées et à aller jusqu’à participer à la fondation de l’OIE, comme nous allons le voir dans ces lignes. SAW-B l’avait interviewée en exclusivité quelques semaines avant sa disparition.
Bonjour Antoinette, merci d’avoir accepté de à nos questions
La première que nous voulons te poser est celle-ci : Comment a commencé votre mouvement ?
C’est une période qui est bien connue des historien.ne.s. L’avoir vécue est une expérience extraordinaire. Il faut imaginer que le système capitaliste dominait toute l’économie mondiale. Presque tout était produit uniquement pour le profit d’une minorité, aussi aberrant que cela puisse paraître aujourd’hui. Et si ce système continuait à fonctionner, c’est qu’il y avait des médias et des armées pour le défendre. Cela signifie que la majorité de la population était dans le besoin. Le besoin de manger, de boire, d’avoir un logement décent, de se soigner etc. À ces besoins primaires s’ajoutent aussi ceux de s’élever, de se cultiver, de s’émanciper, de vivre ensemble. Pendant ce temps, une minorité possédait des richesses immenses. Il faut bien avoir ça en tête pour comprendre pourquoi la population avait besoin d’une autre économie.
Tout a commencé en Martinique et en Guadeloupe en 2030. Puis le mouvement s’est étendu à l’ensemble des Caraïbes, suite à la deuxième révolution haïtienne de 2031 (la première ayant donné naissance à la première république noire et à une première tentative de décolonisation en 1791). Les Caraïbes, en raison de la misère énorme et de la domination qui s’y exerçait par d’anciens pays coloniaux, était un terreau fertile à la contestation. Plusieurs mouvements y ont vu le jour au cours des siècles pour défier l’autorité venant d’ailleurs. L’un de ces mouvements, le « lyannajisme » repose sur l’idée de tisser des liens humains, comme le font les lianes ou le mycélium (ces racines souterraines des champignons), en réponse à la « pwofitasyon », c’est-à-dire l’exploitation outrancière de tout par le profit. Le mouvement lyannajiste a inspiré de nombreuses personnes se mobilisant contre l’exploitation. Son fondement était la créolisation, comme remède à la montée du repli sur soi et à ses traductions politiques extrêmes et funestes.
C’est impressionnant car les luttes qui avaient démarré dans ces petites îles se sont étendues au niveau régional, puis mondial. C’est quelque chose qu’on observe régulièrement dans l’histoire, une mobilisation à un endroit entraîne des conséquences dans le monde entier, une forme d’effet papillon.
En 2030, une série de crises ont provoqué un nouveau mouvement social. D’abord la crise écologique fait rage. Les inondations, les tempêtes et les incendies ravagent le monde. La sécheresse, la chaleur de plus en plus insupportables entraînent des famines et provoquent des morts par millions. Les Caraïbes sont particulièrement touchées. Haïti connaissait régulièrement ce genre de catastrophes. Une crise financière a frappé le monde en 2029. Elle a démarré en Chine et en Angleterre où une banque importante a fait faillite, entrainant dans son sillage d’autres établissements bancaires qui avaient, eux aussi, construit des produits financiers « abracadabrants » élaborés par une intelligence artificielle et qui se sont révélés pourris.
La crise a provoqué une augmentation du chômage et de la misère partout dans le monde. C’était gravissime, plein de gens se retrouvaient à la rue, sans rien. Des révoltes ont commencé dans de nombreux pays. Mais c’est en Haïti que la réaction a été la plus forte et innovante. Le mouvement Lyannaj avait bien mûri dans les têtes, les propositions alternatives étaient nombreuses. Pour le mouvement, si les « profiteurs et profiteuses » sont incapables de nous nourrir alors qu’ils possèdent nos champs et nos entreprises, alors nous allons reprendre nous-mêmes ces entreprises, et les faire tourner non plus pour la « pwofitasyon », mais pour répondre à nos besoins, de manière démocratique.
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