Marie-Thérèse Coenen[1] (Historienne, CARHOP asbl)
Au 19e siècle, face à la question ouvrière, le monde catholique ne reste pas sans réagir. L’encadrement et l’éducation morale de la classe ouvrière les préoccupent également. Paul Gérin, dans l’article[2] qu’il consacre aux organisations d’éducation populaire nées dans le giron catholique du 19e et début du 20e siècles, présente une typologie qui permet de catégoriser les initiatives prises. Celles-ci peuvent prendre des noms divers et il est parfois difficile de comprendre dans quelle filière elles se situent. Certaines sont moralisatrices, d’autres conservatrices, seul un petit nombre d’entre elles vise l’émancipation des travailleurs et leur formation sociale. Toutes ciblent le monde populaire, voire la classe ouvrière. Mais derrière les dénominations, pour comprendre la portée de leur action, il faut regarder qui sont les fondateurs et fondatrices, comparer les finalités et rechercher si des ouvriers et des ouvrières sont présents parmi eux et/ou dans les instances dirigeantes. Paul Gérin souligne la frontière entre les œuvres catholiques de type paternaliste, où la religion est une fin en soi, et les cercles ou organisations ouvrières qui inscrivent le principe de l’égalité et de la justice sociale comme une priorité et légitime ainsi la revendication ouvrière et l’intervention de l’État.[3]
La première vague, observée à partir de 1851, est constituée des patronages, des œuvres de Saint-Vincent de Paul, qui allient charité et enseignement moral et visent essentiellement l’éducation des jeunes ouvriers. Pour les travailleurs adultes, les sociétés ouvrières dites de Saint-Joseph prennent le relais et fleurissent un peu partout dans le pays wallon. Elles constituent un réseau avec la création d’une Fédération des sociétés ouvrières catholiques qui deviendra la Fédération belge des œuvres ouvrières catholiques en 1880. Après les Congrès des œuvres sociales de Liège de 1886, 1887 et 1890, ces sociétés Saint-Joseph fondent des Maisons des ouvriers, alternatives aux « Maisons du peuple » socialistes. Après la Première Guerre mondiale, elles seront plus ou moins absorbées par le mouvement démocrate-chrétien.
La deuxième tendance s’affiche après les Congrès sociaux de Liège. Encore sous le choc de la révolte sociale de mars 1886 et s’appuyant sur l’Encyclique Rerum Novarum que vient de publier le pape Léon XIII en 1891, des catholiques lancent des cercles d’études sociales pour approfondir la doctrine sociale de l’Église et réfléchir à la vision d’un État social-chrétien cher à la démocratie chrétienne. La majorité des initiateurs sont issus du monde politique, du clergé et de la bourgeoisie intellectuelle, mais on retrouve aussi quelques travailleurs chrétiens parmi ceux-ci.
Le Cercle d’études sociales du Centre
Ce cercle, lancé au début de 1893 à La Louvière, est un bel exemple d’implication des travailleurs, avec en particulier Florimond Senel, annotateur aux chemins de fer à La Louvière. Le cercle sera à l’origine de la création du Parti démocratique du Centre, d’institutions sociales, de syndicats, de coopératives et de mutualités mais surtout il vise à « initier les ouvriers et les jeunes gens de la région à l’étude des questions sociales en soumettant à un sérieux examen les questions qui, directement ou indirectement, intéressent la classe ouvrière, de former des défenseurs intelligents des intérêts ouvriers. »[4] La méthode est participative. Les sujets, choisis par les membres, les introduisent aux questions politiques, économiques, sociales et religieuses du moment : le repos dominical, le contrat de travail, la durée du travail, les initiatives politiques, etc. Paul Gérin constate que, dans la fréquentation du cercle, il y a 34 ouvriers, 18 employés, 34 ecclésiastiques, 70 indépendants qui comprennent des artisans et 166 indéterminés dont il suppose que ce sont surtout des ouvriers, car « s’ils appartenaient à une autre catégorie socio-professionnelle, elle aurait été mentionnée »[5]. Ces cercles d’études ont joué un rôle non négligeable dans la formation de ces membres d’abord et vont influencer, voire infléchir, les politiques sociales menées par les catholiques au pouvoir en Belgique depuis 1884.
Les semaines syndicales wallonnes
L’autre initiative de formation s’adressant aux travailleurs militants chrétiens regroupe les semaines syndicales wallonnes et les semaines sociales flamandes. Organisées à partir de 1908, elles sont le résultat d’une décision conjointe de la Ligue démocratique belge (LDB), organe qui fédère les organisations sociales chrétiennes et du Secrétariat général des unions professionnelles chrétiennes, créé à Gand par le père Georges C. Rutten en 1904.
Avec l’émergence des premiers syndicats chrétiens, les dirigeants vont très rapidement prendre conscience de la nécessité de former des militants capables de défendre les affiliés. La Fédération des francs-mineurs à La Louvière initie en 1906 des cours pour ses membres tandis qu’à Charleroi, des cours syndicaux de sociologie et de législation se donnent dans les locaux de la coopérative Les Ouvriers réunis. Suite à ces expériences, des sessions de formation pour les militants syndicalistes sont envisagées au Comité central de la LDB, le 22 mars 1908. L’idée est de remplacer le Congrès annuel de la Ligue par une semaine d’études sociales.[6] Finalement, Il est décidé de précéder le Congrès de la LDB qui se tiendra les dimanche 27 et lundi 28 septembre 1908, par une semaine sociale consacrée à l’étude approfondie des conditions de travail pour les militants flamands à Louvain et une « conférence syndicale de quatre jours, du 22 au 26 septembre, à Fayt-Lez-Manage pour tous ceux qui s’intéressent en Wallonie à l’organisation pratique des syndicats. »[7]
Avant 1914, le monde catholique étant fortement segmenté, les premières militantes des syndicats féminins vont bénéficier d’une filière de formation spécifique qui se déroule en parallèle.
À partir de 1912, le Secrétariat général des unions professionnelles féminines chrétiennes, qui joue le même rôle que le Secrétariat du père Rutten dans le développement des syndicats féminins, des cercles d’études et d’apprentissage, etc., pilote également les congrès et les semaines d’études pour les dirigeantes des œuvres sociales féminines chrétiennes.[8]
L’expérience pionnière
Organisée en même temps, la première Semaine sociale flamande rassemble à Louvain quelque 200 participants tandis que la Semaine syndicale wallonne compte une centaine dont la moitié sont des syndicalistes et les autres, des prêtres et des laïcs chrétiens. L’esprit et la finalité sont identiques mais les questions traitées et les conférenciers ne seront pas les mêmes même si certains interviennent dans les deux sessions. En préparation à ces rencontres, un syllabus reprenant les résumés des cours est publié, diffusé et vendu par le Secrétariat du Père Rutten.
Le but poursuivi par ces semaines est précisé par Joseph Arendt S.J., ingénieur et adjoint au père Rutten, dans un opuscule consacré au syndicalisme ouvrier chrétien[9]. Les semaines sociales ou syndicales sont, pour lui, un moyen de créer un socle commun sur les principes qui guident le mouvement ouvrier chrétien dans les questions qui font l’actualité. C’est l’occasion de créer un groupe social : « donner aux dirigeants et propagandistes des différentes régions et localités l’occasion de se voir, de se connaître, de s’aimer, de s’encourager et de s’aider mutuellement. »[10] Un troisième objectif est de rappeler aux dirigeants les points principaux de la doctrine sociale catholique et, enfin, de permettre à ces derniers d’échanger et d’évaluer « en toute intimité », les méthodes de propagande et les résultats obtenus.
La méthode
La forme est celle d’une succession de cours donnés par des « hommes voués à la politique syndicale par leurs fonctions et ayant fait leur preuve comme professeurs d’auditoires ouvriers. »[11] Les orateurs sont majoritairement des responsables ecclésiastiques qui abordent les différents aspects d’une question sous l’angle juridique, politique, social et moral. Les organisateurs s’inspirent de l’expérience des semaines sociales qui existent en France depuis 1902 et celles de München-Gladbach[12], en Allemagne depuis 1892. Paul Gérin observe qu’« on y sent une présence discrète mais solide de l’autorité ecclésiastique à travers les nombreux prêtres qui y donnent des conférences ou les animent. »[13]
L’approche est méthodique. Dans la brochure distribuée aux semainiers, le chanoine Douterlungne, directeur des Œuvres sociales à Tournai et président des semaines syndicales, donne les consignes à suivre aux semainiers : « Les cours s’adressent principalement aux ouvriers, membres des comités syndicaux, qui feront la majorité de l’auditoire. […] Les cours ne sont pas des conférences, encore moins des discours mais des classes où le professeur parle à ses élèves. Nous demandons aux auditeurs de bien vouloir se conduire en bons élèves. Avant le cours, il est utile de lire son résumé : c’est dans ce dessein que la présente brochure est publiée. Pendant le cours, il vaut mieux s’appliquer uniquement à suivre l’exposé du professeur, à bien saisir sa pensée, sans laisser l’imagination se préoccuper des questions connexes ou des objections soulevées. On doit se contenter de noter d’un mot ou d’un trait ces détails ainsi que les points demeurés obscurs. Dans l’interrogatoire, − nous ne disons pas : la discussion − qui suivra les cours, ces difficultés seront soumises au professeur et élucidées par lui avec le concours de tous. Que nos auditeurs se persuadent que leurs professeurs sont des amis, des compagnons de lutte et de travaux auxquels ils sont invités à soumettre en toute liberté leurs doutes ou leurs idées personnelles. »[14]
Les sujets abordés lors de la première Semaine syndicale portent sur l’organisation syndicale qui se décline en sous-chapitre avec la théorie et la pratique syndicale, la propagande, la comptabilité ; un deuxième ensemble de leçons aborde la législation du travail avec les pensions ouvrières, le chômage involontaire, les accidents de travail. Enfin, une série de cours porte sur les conférences de propagande, les enquêtes industrielles et les cercles d’études. Joseph Arendt fait plusieurs exposés tandis que l’abbé Misonne décline son cours sur la théorie syndicale, en 3 séances, une par jour. Les cours durent une heure et demie, commencent à 9 heures précises pour se terminer à 17 heures avec une pause de midi de deux heures. Les soirées sont consacrées à des temps de rencontre et d’échange de vue entre les semainiers.[15]
L’expérience est concluante et se renouvelle désormais chaque année avec des variantes. En 1909, la première journée du dimanche 5 septembre est consacrée à une assemblée générale des fédérations nationales syndicales avec l’objectif de mettre sur pied la Fédération générale des syndicats chrétiens et libres des provinces wallonnes. Le secrétaire est Joseph Arendt et la présidence est attribuée à Gustave Eylenbosch, déjà président de l’Algemeen Verbond der christene beroepsverenigingen, la fédération flamande fondée en août 1909. Lors de cette semaine syndicale, du temps est réservé, après 19 heures 30, aux réunions des comités (comité des accidents de travail, comité du chômage involontaire et comité de la propagande) ou à des assemblées générales portant sur des thématiques transversales : l’organisation des cercles d’études (1909), l’examen des nouvelles lois en préparation ou adoptées par le Parlement ou à l’organisation syndicale en Pays wallon (1910, 1911, 1912). Ces temps plus informels sont l’occasion de véritables échanges sur la mobilisation nécessaire pour développer le syndicalisme chrétien.
La participation est de 120 semainiers en 1908 et de 266 en 1913. Du côté flamand, elle passe de 214 (1908) à 545 participants en 1913.[16] Le public invité reste les militants, présidents, secrétaires ou simples délégués des syndicats locaux ou de fédérations. Ils sont employés, ouvriers, mineurs, métallurgistes, etc. Les prêtres actifs dans les centres industriels, quelques hommes d’œuvres et « quelques séminaristes envoyés par le Cardinal Mercier avec mission de se former aux œuvres sociales »[17] participent régulièrement aux semaines. Quelques hommes politiques viennent saluer les semainiers : Maurice Pirmez (Charleroi), Léon Mabille (Soignies), Michel Levie (Charleroi) et le docteur Victor Delporte (Mons). Michel Levie en 1911 et le ministre de la Justice, Henry Carton de Wiart, en 1912, prononcent le discours de clôture.
Les leçons restent centrées sur les problèmes rencontrés par les syndicats chrétiens : les principes de l’action syndicale, le contrat de travail, la position de l’Église catholique, l’organisation des syndicats socialistes, etc. Quelques cours portent également sur la mutualité et sur la méthode d’action : les cercles d’études, la propagande et des questions plus ponctuelles comme la lutte contre l’alcoolisme. Il y a également un cours sur l’économie industrielle, donné par Joseph Arendt.
En 1910, les conflits de travail sont au cœur des leçons avec un débat qui se prolonge en 1912 par une réflexion sur la légitimité de l’action syndicale : la liberté du travail, l’article 310 du Code pénal et le droit de grève. Les lois sur les accidents de travail, les pensions ouvrières, les conseils de prud’hommes, la durée du travail sont régulièrement discutées sous l’angle du « comment les mettre en œuvre ou les faire respecter ».
La Semaine syndicale de 1912 aborde la problématique de la jeunesse ouvrière avec une approche économique, physique et artistique. Pour ce dernier aspect, les organisateurs programment en soirée une conférence avec projections lumineuses sur le peintre et sculpteur, Constantin Meunier.
La Semaine de 1913 se déroule à Liège, au collège Saint-Servais, avec, en invité, l’abbé Rigaux de l’Action populaire de Reims. Il y présente une leçon sur « Syndicalisme et religion ». Si les clercs restent majoritaires parmi les orateurs, au fur et à mesure des années, le nombre d’experts laïcs et des professeurs des universités de Liège ou de Louvain, augmentent. Certains dirigeants syndicaux occupent aussi la tribune en 1913, quand ils font rapport sur la propagande syndicale : Antoine Delacolette pour Liège, Gilet pour le pays de Huy, De Marneffe pour les ouvriers du zinc, Victor Pary et Alexandre Lampe pour le Hainaut, Henri Pauwels pour le Brabant wallon, l’abbé Léon Fontaine pour la région de Virton. Programmée pour le 24 septembre 1914, la semaine sera annulée en raison de l’entrée en guerre de la Belgique.
C’est en 1926 que les Semaines syndicales wallonnes deviennent les désormais Semaines sociales wallonnes. Elles se tiennent régulièrement pendant toute l’Entre-deux-guerres jusqu’en 1939. Le Mouvement ouvrier chrétien reprend leur organisation en 1946 sans discontinuer jusqu’à aujourd’hui. Elles sont, au fil des ans, devenues davantage un lieu de réflexion et font état d’analyses critiques sur notre société contemporaine confrontée aux mutations du monde.[19]
Notes
[19] Les rapports des Semaines sociales wallonnes sont publiés. Aujourd’hui, le MOC a opté pour une édition : Politique Hors-série, revue de débats.
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