Maxime Tondeur (Militant et blogueur)
À l’occasion de l’exposition Femmes en colère, présentée à Herstal, en février 2016, Maxime Tondeur, militant de gauche, retrace dans son blog ROUGEs-FLAMMEs cette lutte ouvrière exemplaire. Il lance un appel à témoin : « qui est cette Germaine Martens dont tout le monde reconnait que c’est elle qui a lancé le mot d’ordre de grève : « Cela a assez duré, on sort » (en wallon). » Son petit-fils, Armand Borsu, prend contact et raconte les souvenirs qu’il a gardés de sa grand-mère, une femme forte et chaleureuse. Maxime Tondeur tenait un fil de l’histoire et la bobine pouvait commencer à se dérouler.
Sa rencontre avec Cécile Draps, avocate et militante du Parti communiste wallon, qu’il connaît bien pour avoir milité dans les mêmes rangs, jette un autre regard sur le premier comité de grève de la FN. Il met en avant l’amitié qui se construit entre les deux femmes ainsi que le rôle prépondérant qu’elle a joué comme soutien à la grève, avec entre-autre la réalisation, à son initiative, de l’affiche générique de la grève. Autant d’éléments nouveaux qu’il publie en feuilleton, en février-mars 2016.
Après les événements commémoratifs (manifestation à Herstal, exposition, colloque) où la figure de Germaine est régulièrement évoquée (photo, archive sonore d’un meeting à La Ruche où elle prend la parole), il reprend son travail de biographe. En juin, nous rencontrons longuement Armand Borsu et son épouse Yvette Merveille. Une nouvelle rencontre avec Cécile Draps permet d’exhumer d’autres souvenirs et surtout quelques documents car Germaine, après la grève, a milité dans le parti communiste « chinois », comme elle se plaisait à la souligner. Enfin, Maxime Tondeur complète ses souvenirs glanés par un travail systématique de recherche documentaire au CArCoB, où il consulte la collection des journaux La Voix du peuple, Combat, ce qui apporte une nouvelle profondeur à ce portrait mais surtout, donne à lire des entretiens, des discours qu’elle a tenu comme « militante » de la grève des femmes de la FN, bref à saisir sa pensée et son regard sur la grève.
Cette démarche volontariste de Maxime Tondeur, pour faire émerger, derrière un nom et un visage, l’histoire d’une militante, s’inscrit dans le droit fil, des objectifs du CARHOP, qui est de valoriser la mémoire ouvrière, avec les travailleurs, mais rejoint aussi le projet du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier de Belgique, qui est de garder les traces de ces ouvriers et ouvrières qui se sont engagés dans le mouvement social. Le travail réalisé par Maxime Tondeur se complète d’un travail dans les archives et, à ce titre, s’inscrit dans un des effets importants de la mobilisation autour du souvenir de la grève de février 1966. Maxime Tondeur apporte ainsi par sa quête, des pièces manquantes du puzzle de la grève de 1966 des ouvrières de la FN, et vient enrichir le récit que les historiens et historiennes avaient pu, avec plus ou moins de bonheur, retracer. C’est un premier effet de la mobilisation commémorative de 2016 mais il serait souhaitable que d’autres grévistes sortent de l’ombre et puissent se retrouver un instant sous les feux des projecteurs de l’histoire. C’est avec cet objectif, que nous avons sollicité Maxime Tondeur, pour apporter sa contribution, -en l’état- dans cette publication qui reprend les actes du colloque Les ouvrières de la FN écrivent l’histoire, Liège, 23 et 24 mars 2016. Appel est donc lancé pour que d’autres témoins apportent leur souvenirs et témoignages autour d’autres figures de la grève ou des grèves de la FN à Herstal ou ailleurs.
Marie-Thérèse Coenen
Sur les pas de Germaine Martens
Le but est de rédiger et publier une biographie de cette militante ouvrière communiste, un peu oubliée, afin de sceller dans le marbre son apport au mouvement ouvrier et syndical. Je les avais déjà rencontré le 16 février 2016, avec mon ami, collègue blogueur, Hubert Hedebouw, à l’occasion du défilé commémoratif des enfants des écoles pour le cinquantenaire de la grève (février 2016). Et j’écrivais alors dans ROUGEs-FLAMMEs, sous le contrôle d’Armand : « Lui, Armand Borsu, est le petit-fils de Germaine Martens, la ˝petite Germaine˝, une des dirigeantes de cette célèbre grève des femmes qui portait le slogan À travail égal, salaire égal.
Comme c’est sa grand-mère qui l’a élevé, on peut dire qu’il l’a bien connue. Elle, Yvette Merveille, son épouse, issue d’une famille de résistants de Bressoux, a bien connu aussi la grand-mère de son mari. Merveille de facebook dans ce cas-ci, puisque c’était suite à la lecture de mon blog ROUGEs-FLAMMEs, que ces contacts ont pu se nouer. Mon unique but ici est de mettre en lumière et de faire connaître cette figure incontournable de la grève de 1966, qu’a été Germaine, un peu évoquée dans l’exposition Femmes en colère au moyen d’une photo de groupe et d’une petite séquence vidéo d’archive dans laquelle elle chante et harangue la foule.»[1]
J’ai, depuis, dépouillé quelques journaux Combat et aussi La Voix du Peuple de janvier à juin 1966, hebdomadaire du Parti communiste pro-chinois, dit aussi « grippiste ». Il avait publié un reportage sur chaque assemblée des femmes en grève à La Ruche, ce qui apporte quelques détails intéressants sur « Germaine pendant la grève » et permet de découvrir aussi quelques photos inédites. J’ai donc retravaillé – complété mon blog. Nous dirons que c’en est la 2e édition, revue et corrigée.
Germaine racontée par son petit fils[2]
Germaine est née en 1907 à Seraing, fille de Jean Martens et Marie Thiry. La famille Martens était originaire de Hasselt dans le Limbourg. Jean Martens a travaillé pendant 40 ans comme mineur de fond dans les charbonnages du Many et des Six-Bonniers à Seraing. Armand se souvient des taches bleues sur la peau des mains et du visage de son bisaïeul que lui avaient laissé des blessures mélangées à la poussière de charbon. Marie Thiry était ménagère, militante du Parti communiste à Seraing, et aussi comédienne de théâtre wallon, et plus tard présidente d’un club de pensionnés.
Jeune fille, Germaine habitait à Seraing, avec ses parents et ses deux frères aînés. Après l’école primaire, et le 4e degré primaire jusqu’à ses 14 ans, il lui fallut travailler. Elle aurait commencé à la FN semble-t-il, en 1925. « C’est l’exemple de sa mère, avec son charisme de comédienne, son univers du théâtre wallon, qui a dû rendre la jeune Germaine sensible à la condition féminine, et peut être sans doute aussi sa place de fille cadette avec deux grands frères », pense Yvette.
Mariée, elle s’installa avec son mari et leur petite fille Denise, qu’elle eut à 18 ans, à Saint Nicolas lez Liège, rue de Montegnée, dans une petite maison de deux pièces plus cave, en location sociale, dans une cour en « U » de huit maisons de mineur, contiguës, avec les toilettes à l’extérieur. Le mari de Germaine, Armand Rutten était un homme gentil et charmant.
Il était auteur compositeur et accordéoniste enregistré d’ailleurs à la SABAM. Les soirs du vendredi au dimanche, il jouait de l’accordéon chez Carpay, rue Souverain-Pont à Liège mais aussi sur la Batte à Liège dans la salle de danse à « L’Aurore » qui servait de local du Parti communiste. En semaine, il travaillait comme magasinier au grand magasin Waxelaire (devenu Grand Bazar, place Saint-Lambert) puis il fut engagé comme réviseur de pièces à la FN, jusqu’ à son décès à 65 ans, à la veille de sa pension. C’était Germaine qui faisait tourner la boutique, qui s’occupait des finances du ménage et prenait toutes les décisions.
En 1945, naissait son petit-fils, Armand. C’est elle qui allait l’élever ; elle avait 38 ans. En 1952, elle décida d’acheter une maison, et ils déménagèrent rue des Bons Buveurs (une adresse qu’on n’oublie pas !), dans une maison plus grande, tout en hauteur (3 pièces + grenier) avec cuisine-cave, une serre et un petit jardin.
« Très fière de son émancipation financière, avec deux traitements d’ouvriers, et désireuse de s’affirmer socialement, elle fut une des premières dans le quartier à acheter un poste de télévision, que les voisins venaient regarder par la fenêtre à rue .Elle ne manquait jamais de profiter des billets gratuits ou à tarif réduit à la SNCB, pour nous offrir une journée à la mer. Plus tard, une fois la maison remboursée, c’est elle qui réservait une semaine de vacances à la mer dans une petite pension de famille. À nous deux, précise Armand, « ma grand-mère et moi, mon grand-père, que nous appelions ˝papa Rutten˝ ne nous accompagnait jamais et en profitait pour multiplier les prestations musicales ». En 1957, suite au décès de sa maman, Marie Thiry, la famille accueillit pendant quelques années Jean Martens, le papa de Germaine.
« En 1961, toujours dans cet élan d’émancipation et de conquête sociale, Germaine poussa mon grand-père à acheter une petite voiture, une DAF automatique, de 600 cc pour se rendre ensemble au travail évitant ainsi les trajets en bus qui prenaient une heure à l’aller, une heure au retour. Et aussi pour se ménager quelques heures de sortie au vert dans les Ardennes. Armand Rutten ne le regretta pas, car il adorait piloter sa petite auto(matique) pour nous mener manger une truite ou une entrecôte à Hotton ou Remouchamps car Germaine était aussi une bonne vivante !» En 1966, l’année de la grève, le mari de Germaine, né en 1900, mourut, sans avoir encore touché sa première mensualité de pension de retraite et sans voir le mariage de son petit-fils, Armand avec Yvette.
Germaine menait la dure vie des ouvrières d’usine à la FN. Elle faisait la pause 8-17h. Au temps des trajets en tram, elle quittait la maison à 7h du matin et rentrait à 6h du soir. Peu de temps pour s’occuper du petit fils qui, après ses devoirs, dressait la table et pelait les pommes de terre pour le souper, avant que ses grands-parents n’arrivent. Mais assez de temps et d’énergie pour s’occuper en maîtresse femme de l’essentiel : faire en sorte qu’Armand comprenne l’importance de l’école. Pour lui, être un bon élève, si possible le meilleur, cela allait de soi, il le devait bien à sa grand-mère, qui travaillait dur pour lui. Son instituteur, un éveilleur et émancipateur le suivait particulièrement comme un fils qu’il n’avait pas eu. Germaine remua ciel et terre afin qu’Armand obtienne les bourses d’études nécessaires pour réussir à l’école moyenne puis à l’école normale d’instituteurs. Il faut dire qu’à l’époque des « Golden sixties », la FN accordait des bourses aux enfants du personnel, permettant ainsi aux enfants méritants de la classe ouvrière de s’émanciper par les études et de trouver du travail. Germaine était une grand-mère sévère, pas une grand-mère gâteau-câlin. Ce n’est qu’avec ses arrière-petits-enfants, une fois pensionnée, qu’elle se laissa aller.
Germaine était « femme-machine » et travaillait dans les dures conditions imposées par les patrons aux ouvrières considérées comme une main-d’œuvre à bon marché taillable et corvéable à merci : les rythmes infernaux, le bruit, l’huile et la crasse. Armand se souvient qu’une fois rentrée à la maison, elle devait extraire avec une pince à épiler les limailles de fer piquées dans ses doigts. Un jour, elle a été ramenée en ambulance avec deux doigts sectionnés par la machine ! Malgré cet accident elle a vite repris le travail. Ce qui lui a valu toute sa vie une petite pension d’invalidité… et deux doigts en moins.
À souligner qu’elle a toujours donné personnellement l’exemple de la solidarité ainsi, quand elle avait fini son quota de pièces, elle allait souvent aider les femmes enceintes à terminer leur production et combien de fois n’a-t-elle pas fourni des pièces à sa vieille collègue et amie Juliette quand celle-ci était souffrante. Elle embrigadait les autres pour aider des gens en difficulté ; elle aida aussi des femmes (certaines battues par leur mari) à entrer à la FN. Elle fut ainsi de plus en plus respectée et avait l’estime de tous et toutes, même si parmi les femmes des jalousies et des mesquineries naissaient de temps à autre. Respectée aussi par ses chefs pour son autorité, son caractère et son sérieux au travail, elle était ainsi devenue en quelque sorte, la porte-parole, une déléguée officieuse qui intervenait auprès des contremaîtres, aussi bien lorsqu’une compagne n’était pas bien qu’en cas d’approches malveillantes. Elle a ainsi tissé autour d’elle un réseau collectif de solidarité qui n’a rien à voir avec la recherche d’avancement ou de promotion et bien loin du « chacun pour soi » égoïste.
Germaine était aussi active dans son quartier : elle réunissait des copines ménagères de Saint Nicolas, pour les aider à prendre leur sort en main. Elle était très sensible à la condition des femmes, et était par exemple favorable à la liberté de l’avortement. Pour Yvette, c’est aussi par choix délibéré de femme, qu’elle a gardé toute sa vie son nom « de jeune fille » MARTENS.
Germaine était communiste, abonnée au Drapeau Rouge qu’on ne trouvait pas en kiosque. Armand se souvient avoir lu le « DR » à la maison, d’abord pour ses bandes dessinées et puis pour ses articles. Elle participait chaque fois au 1er mai en se définissant comme « combattante des tranchées ». [photo septembre 1966 Voix du peuple]
Elle était bien sûr syndiquée à la FGTB- elle recevait le journal Syndicats et était affiliée à la Fédération des mutualités socialistes. Elle était athée : pas de baptême, de communion, de mariage à l’église, ni de sacrements lors de son dernier voyage à 89 ans. Cela ne l’empêchait pas de lire « la Bible », parce qu’elle voulait savoir ce qu’on y disait « Jésus a été le premier communiste sur Terre, c’est d’ailleurs pour cela qu’il a été crucifié !» disait-elle
« C’était une rassembleuse et une meneuse, et quand la grève a éclaté, cela a été une activité intense quotidienne », raconte Armand. Une rassembleuse qui sensibilisait ses camarades d’atelier, les réunissaient à la cantine, dans sa maison de la rue des Bons Buveurs ou dans quelques salles réservées par l’avocate communiste Cécile Draps qui animait ces réunions. Une meneuse qui mobilisait ses militantes et qui était en tête des manifestations. Germaine, la femme de terrain, était très fière de cette relation militante avec Cécile considérée comme l’intellectuelle.
Le résultat final fut modeste (avec une augmentation de deux francs cinquante de l’heure). S’il n’améliora guère les trois années de fin de carrière de Germaine, il eut son importance pour les plus jeunes. Ce fut surtout une victoire symbolique pour toutes les femmes. Par la suite, en famille, à table, elle entonnait volontiers leur chanson adaptée : « Le travail, c’est la santé ». Elle était fière d’avoir été à la FN.
Et dans sa famille, elle deviendra pour certains et certaines le symbole de l’émancipation féminine. Elle s’est toujours considérée comme communiste : « Communiste… chinoise » disait-elle. Très vite, après sa pension en 1968, elle a eu des problèmes respiratoires et a dû être soignée en sanatorium mais elle a vécu jusqu’à 89 ans, fidèle à ses convictions, fière de l’action des femmes de 1966. Elle a été enterrée au cimetière de Saint Nicolas, aux côtés de son mari. Armand, son petit-fils insiste : « Ce qu’elle a fait là, déclencher et mener cette grande grève des femmes, ce n’était pas pour elle (elle était à 2 ans de la pension, elle avait peu à y gagner), mais bien pour les autres, pour les jeunes, qu’elles aient davantage de justice et de considération ».
C’est une grande émotion partagée que de retranscrire ce témoignage qui m’a permis de mieux connaître la « meneuse de 1966 », que j’avais entraperçue un dimanche de mars 1966 à Bruxelles et qui pour moi était un nom enfoui dans ma mémoire. Femme du peuple, d’une famille ouvrière, elle a placé au-dessus de tout, les valeurs collectives de solidarité, d’entraide et de justice. Elle n’a jamais cherché les honneurs, ni à devenir une star dont la « photo » serait arborée partout[3]. Elle n’a pas été nommée « officier de ci ou de ça », n’a pas été lauréate de tel ou tel prix; elle n’a pas cherché à trouver bénéfice de son action dans telle ou telle promotion, elle n’a pas de rue ou de place à son nom. Rebelle, elle n’a jamais été du côté du manche. Ouvrière communiste, dirigeante naturelle de la grève, elle avait quasi été oubliée. Pourtant, quel bel exemple de vie et de combat que celui de la camarade Germaine !
Dans le sillage de la gréviste
L’image de Germaine écrite, -car il n’y a pas de photo de ce moment- la plus symbolique, c’est la description du débrayage du 9 février 1966 : « C’est une ouvrière du grand hall, la vieille Germaine qui donne le ton. Elle fait un drapeau d’un balai et d’un chiffon rouge et entraîne ses compagnes derrière elles ; « Tap dju, tap dja, on z’a assez rigolé d’nos autes. [4]».
Elle racontera 10 ans plus tard cet épisode : quand nous avons reçu notre feuille de paie du mois de janvier 1966, et qu’on a vu que l’augmentation n’y était toujours pas, nous avons compris qu’il fallait arrêter nos machines. Nous sommes allées dans tous les ateliers et nous avons poussé sur les boutons pour arrêter la production.[5] Nous avons appelé à une réunion générale. Quand toutes les femmes ont été dans la salle, les délégués sont venus et nous leur avons dit qu’il fallait obtenir satisfaction pour nos salaires. Ils nous ont répondu : « Attendez, on va discuter avec les patrons. » Nous avons répondu : « Non, nous avons attendu assez longtemps ! Nous vous donnons 8 jours ; si dans 8 jours, nous n’avons pas eu satisfaction, nous partons en grève. » Et nous sommes retournées à nos machines, bien décidées à faire ainsi. Et 8 jours après, nous sommes retournées en assemblée; et comme il n’y avait toujours rien, nous sommes parties en grève. »[6]
Il y a aussi quelques images d’archives de la RTB, reprise dans le magnifique film Femmes-machines de Marie-Anne Thunissen[7]. Il y a aussi ses interventions dans les assemblées de grévistes à La Ruche que l’IHOES a mis en ligne sur la plate-forme « Mémoire orale »[8].
Assemblée générale à la Ruche, intervention de la “petite Germaine”.
En tête des manifestantes qui se dirigent de l’usine à La Ruche le 17 février, on ne peut se tromper, c’est bien elle « la meneuse », qui a lancé l’action avec ses camarades les plus proches, la militante derrière laquelle toutes se rassemblent. En assemblée, le 17 février, elle déclare : « Je travaille depuis 1925. Un délégué m’a dit : ˝Tu vas être pensionnée, ne te mêle pas de ça˝. Et bien, jusqu’à mon dernier souffle, je me battrai ! Sans les femmes, les hommes seront vite au chômage. Continuons, car le patron est plus près de ses millions que nous. On nous a assez trompées, nous sommes en grève, continuons. »[9]
Mais Germaine n’est pas seule : « Nous étions quelques femmes à nous voir souvent à l’usine dans les groupes (les unités de production) et aux toilettes. On parlait politique comme les hommes. Une femme qui a travaillé des années à l’usine fait aussi bien de la politique qu’un homme. Elle connaît mieux la politique, car c’est elle qui a le porte-monnaie pour vivre, et l’homme ne l’a pas ! On nous parlait de l’égalité des salaires depuis des mois et des mois. Comme on ne voyait rien qui changeait, nous parlions beaucoup de grève entre nous, et avec les ouvrières. Nous étions connues des ouvrières depuis des années ; je parlais dans toutes les assemblées syndicales et je poussais les autres à parler. C’est nous qui avons arrêté les machines et appelé toutes les ouvrières à la réunion. J’en ai même battu une qui ne voulait pas arrêter. On ne s’appelait pas Comité d’Action à l’époque, mais nous étions vraiment un groupe d’ouvrières qui agissions ensemble. Quand la grève a été déclenchée, nous avons pris le nom de Comité d’Action.[10] ».
Le 21 février, avec ses camarades, Germaine crée le Comité d’Action des ouvrières de la FN. Elle explique : « Dès le début, nous nous sommes rendus compte que les dirigeants syndicaux ne voulaient pas de cette grève… Dès la première assemblée, alors qu’ils […] venaient de se faire traiter de ˝VENDUS˝ par toutes les ouvrières, ils annonçaient que seules les grévistes syndiquées pourraient y assister. C’est sur ce fait précis que la formation d’un Comité d’Action a été décidée. Nous nous sommes réunies à plusieurs ouvrières après l’assemblée. Nous avons stencilé un premier tract. La grève avait démarré grâce à l’unité active de TOUTES les ouvrières, syndiquées ou non syndiquées. On n’avait pas demandé aux ouvrières si elles étaient syndiquées ou non pour faire grève. On n’avait pas à le leur demander pour participer aux assemblées. Dans ce tract, nous avons demandé à nos camarades de se réunir avant l’assemblée et d’y entrer toutes ensemble, syndiquées et non syndiquées. Ce fut notre première action et notre premier succès[11]».
La suite est connue : les organisations syndicales constituent le 3 mars 1966 un comité de grève de 29 ouvrières, qui inclut des membres du Comité d’action, dont bien sûr Germaine Martens. En assemblée, Germaine salue l’unité ouvrière : « Camarades, je suis en contact depuis 9h moins quart avec plusieurs camarades des deux sections syndicales. D’après leur parler, nous sommes toutes ensemble. Donc, camarades, nous voulons ce nous avons demandé. Avant de partir en grève, nous avons réfléchi dans le temps, ce n’est pas un coup de tête… Donc, camarade, si vous êtes d’accord avec moi, on continue. »[12]
Son engagement politique
Le lundi 8 février 2016, je rencontre Cécile Draps. Toute jeune avocate, fin des années 1950, elle faisait partie de ces courageux et courageuses avocat-e-s qui avaient constitué, pendant la guerre d’Algérie, les collectifs de défense des militants algériens du Front de Libération Nationale, en France et en Belgique. Rare femme à être avocate à la Cour de Cassation, elle a aujourd’hui 83 ans et est restée fidèle à ses convictions de toujours.
En février 1966, au moment de la grève des femmes, Cécile Draps est avocate à Liège et est militante du Parti communiste wallon. Elle est aussi un relais à Liège de l’Union des femmes, mouvement féminin créé par des personnalités de grand renom (Germaine Hannevart, Yvonne Jospa, Elena Hazard), à l’initiative de communistes « pro-chinois »[13]. Elle se souvient parfaitement de ce qui a été un des moments des plus marquants dans sa vie militante. Elle insiste : « La grève des femmes est vraiment venue de l’intérieur de l’usine, de la révolte des 3 000 ouvrières, avec ce noyau combatif déterminé et militant, autour de Germaine. Il faut relativiser le rôle du Parti communiste wallon. Nous n’étions qu’une poignée. Nous avons été aux portes de l’usine tout au début de la grève et nous avons rencontré alors Germaine et ses camarades. Et par la suite, nous nous sommes vues pour ainsi dire tous les jours. Notre rôle a été essentiellement un rôle de soutien logistique à leur mouvement, et bien sûr aussi de soutien moral et politique, parce que au début, les pressions de la structure syndicale étaient très fortes pour qu’elles reprennent le travail. Nous nous rencontrions chez Germaine à Saint-Nicolas avec ses camarades et c’est elles qui parlaient pour rédiger le texte des tracts du Comité d’Action, que nous imprimions. Nous les accompagnions – comme chauffeur notamment – aux autres usines pour les diffuser au nom du Comité d’Action. C’était vraiment ce noyau du Comité d’Action (une petite dizaine d’ouvrières) qui était l’âme militante de cette grève, même si elles n’étaient jamais invitées à parler à la tribune des grandes assemblées, mais Germaine prenait souvent la parole.
Et cette intense activité militante quotidienne conduira Germaine Martens à s’engager aux côtés de ses nouvelles et nouveaux camarades. Le 13 mars, elle est à la tribune, à Bruxelles, du rassemblement de l’Union des femmes à l’occasion de la Journée Internationale du 8 mars pour le droit des femmes, aux côtés de Germaine Hannevart, de Mme Ley, présidente, et de Cécile Draps. Elle y explique la grève sous les applaudissements du public. Après avoir été membre du Parti communiste pendant vingt ans, et cela me sera confirmé par un dirigeant communiste qui a vécu cette époque, elle rejoint, au plus fort de la grève des femmes, le 25 mars 1966, la Fédération liégeoise du Parti communiste wallon « prochinois »[14].
Le 15 avril, à la 8e assemblée des ouvrières, un secrétaire de la Centrale FGTB se permet de faire des remarques désobligeantes sur les groupes extérieurs : « Prenez conscience qu’il y a un handicap énorme, des farfelus intellectuels, qui n’ont jamais sué auprès de vous dans le travail et dont le cœur n’a jamais vibré à l’unisson avec le vôtre. Vous devez dire qu’ils sont des salauds ». La salle réclame la camarade Germaine, qui, vivement acclamée lorsqu’elle vint au micro, déclare : « Notre grève n’est pas, comme certains voudraient le faire croire une grève politique. Quant à moi, je suis membre de l’Union des femmes, et de plus, je suis fière d’être communiste. » [15]
Histoire d’une affiche
C’est Cécile Draps qui a eu l’idée de faire une affiche et c’est un de ses amis, graphiste professionnel, Julien Dawlat qui, en solidarité, l’a dessinée. La veuve de Julien Dawlat confirme, 50 ans plus tard, la démarche de son mari : « Il voulait soutenir ce mouvement des femmes de la FN ».
Cécile continue : « Nous les avions collées sur des dizaines de panneaux et les avons amenées pour les manifestations Et 3 000 femmes dans la rue avec plein de panneaux avec la même affiche accrocheuse, ça impressionne ! En fait, nous les avons aidées à prendre possession de la rue (manifs répétées de l’usine, à La Ruche pour les assemblées), qui était le lieu de rassemblement et de mobilisation, puisqu’il n’y avait pas de piquets ». Il se fait que cette affiche – simple, belle, accrocheuse, – correspondait parfaitement à la revendication des femmes, qui s’en sont emparées. Présente sur des dizaines de photos et de films, elle a fait le tour du monde et est restée dans l’histoire, comme symbole de la grève et une rare trace historique de l’Union des femmes.
Élargir la grève : le 24 mars à Charleroi
Le 24 mars, Germaine est, avec un groupe de Herstal, grévistes des ACEC et de la FN aux portes des ACEC à Charleroi pour appeler à la solidarité. Dans La Voix du Peuple, le journaliste Arnold Hauwaert raconte si bien cette scène que je ne peux résister à l’envie de vous la faire partager : « Une arrivée inattendue fait sensation : un groupe de femmes de la FN descend d’un car, déroule deux calicots et distribue un tract. Immédiatement, un énorme courant de sympathie se manifeste. Les ouvrières s’arrêtent, forment des groupes, remercient les femmes de la FN leur offrant café et tartines. La température monte rapidement. Les travailleuses des ACEC entendent pour la première fois le chant de combat : Le travail, c’est la santé.
À 7h, l’entrée des salariés est terminée. Les travailleuses de la FN sont attablées dans un café voisin devant un café fumant. C’est qu’il fait glacial à Marcinelle ! Et tout à coup, la porte s’ouvre, cinq à six jeunes filles entrent en trombe et, s’adressant aux ouvrières liégeoises : « C’est vous qui venez de Herstal ? Ne partez pas, nous débrayons aussi ! » Et elles repartent. Tout le monde est rapidement dans la rue. La camarade Germaine s’adresse aux femmes des ACEC. Derrière les grilles, dans la cour, on assiste à un remue-ménage extraordinaire. Puis, les ouvrières arrivent en courant et crient aux liégeoises « Restez ici, nous arrivons ».
Et c’est bien vrai qu’elles arrivent, de tous les coins de l’usine, elles accourent, entourant leurs camarades de Liège. Elles empoignent les deux calicots et s’en vont en cortège vers une autre division de l’usine : le département électronique. Là les délégués refusent l’entrée des locaux ; mais quelques centaines de femmes en grève, cela s’entend ! Après une heure de discussions et de cris, les ouvrières de l’électronique sortent à leur tour sous les acclamations de leurs camarades. Et elles sont 800 environ à prendre le chemin de Charleroi. Tout au long du cortège, on chante Le travail, c’est la santé. Et c’est le défilé à travers les rues les plus animées du centre[16] ». Ces détails nous enseignent, avec le talent du journaliste en plus, comment naissent des solidarités et de là, des petits ou grands combats pour la justice sociale.
Mais la grève à Herstal se termine. Le 25 avril, Germaine est évidemment avec ses camarades du Comité d’Action et du comité de grève, à la tête des travailleuses, dans la grande manifestation de Liège.
Le 5 mai, c’est l’assemblée qui vote la reprise du travail à bulletin secret par 1 320 OUI contre 205 NON. Beaucoup de femmes sont absentes : près de la moitié. Quelle a été à cette dernière assemblée la position de Germaine ? A-t-elle demandé le report du vote ou s’est-elle prononcée contre ? Pas de trace tant qu’à présent, et La Voix du Peuple, dont elle avait rejoint le parti, restera silencieuse à ce sujet.
Germaine Martens a en quelque sorte été, avec ses camarades, une lanceuse d’alerte sur les discriminations des femmes au travail. Elles ont allumé l’étincelle. Sans doute n’a-t-elle pas été « LA » dirigeante de la grève, ce serait oublier toutes celles et tous ceux qui se sont battus, au comité de grève, dans les organisations syndicales. Mais elle en a été incontestablement le leader charismatique. Dans un monde syndical presque exclusivement masculin, elles ont osé chanter « Nous les femmes, on va marcher ». Elles ne voulaient ni chasser leurs délégués, ni les écarter ou se substituer à eux ce qui eût été suicidaire, même si quasi aucune femme n’était déléguée mais elles voulaient les « faire trotter », comme le disait leur chanson. Noyau radical de la grève, elles s’inscrivaient dans l’action revendicative syndicale comme élément moteur. N’ont-elles pas été la conscience des syndicats ? N’ont-elles pas insufflé un vent nouveau, un vent féminin qui allait pour les années futures faire progresser aussi leurs propres structures ?
Étape par étape, j’ai voulu mettre en lumière les multiples aspects de la personnalité d’une militante ouvrière de notre pays : son engagement dans le combat social des ouvrières pour l’égalité des salaires, bien sûr, mais aussi sa vie quotidienne, la famille, les joies et les peines de tous les jours. Et aussi ses choix politiques radicaux, à la gauche de la gauche, comme on dit aujourd’hui, qui correspondaient bien à sa philosophie de vie, le bien commun pour tous, le dévouement au collectif, le refus des passe-droits et des privilèges. Précieux portrait que celui de cette femme du peuple, que j’ai découvert par les photos rassemblées peu à peu, par sa présence (par la voix et l’image) à l’exposition Femmes en colère, par la redécouverte d’interviews oubliées au fond d’un tiroir et par la consultation d’archives de presse. Mais surtout par des rencontres pleines d’émotions : merci à Armand Borsu et Yvette Merveille, merci à ma camarade Cécile Draps, d’avoir ouvert leur mémoire et leur cœur et d’avoir fait revivre en cette année de commémoration des 50 ans de la grève de la FN, la petite Germaine.