Hatice Özlücanbaz : un parcours de formation qui surmonte tous les obstacles

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Entretien avec Marie-Thérèse COENEN (historienne, CARHOP asbl),
6 novembre 2020

Du côté des usagères

Hatice est infirmière sociale et travaille dans un centre psycho-médico-social (PMS). Elle est conseillère communale, conseillère au Conseil de l’action sociale (CPAS-Centre public d’action sociale) à Saint-Josse-Ten-Noode. Elle a toujours habité le quartier Brabant-Botanique, à cheval entre Schaerbeek et Saint-Josse. Mariée, maman de trois filles, elle fréquente le Groupe d’entraide scolaire (GES) de 1989 à 1994, pendant la durée de ses humanités qu’elle poursuit, après une première année de médecine, par une formation d’infirmière dont elle sort diplômée en 1998. Elle complète ses études par une spécialisation en santé communautaire, en 1999.

Campagne électorale pour les élections communales, 2018 (coll. Marie-Thérèse Coenen).

Un parcours en école de devoirs

Mon père est arrivé en Belgique en 1972. Le regroupement familial s’est fait deux ans plus tard. Je suis née en 1976. J’ai un frère ainé et une sœur ainée qui sont nés en Turquie et encore une plus jeune sœur.

Mes primaires, je les ai faites à l’École de la Fraternité, rue de la Fraternité, à Schaerbeek (rue de Brabant). Ensuite, ma première secondaire, je l’ai faite dans une école du quartier, mais qui a déménagé. À partir de ma deuxième année de secondaire, je suis allée aux Dames de Marie, chaussée d’Haecht à Saint-Josse.

Ce n’est pas l’école qui m’a orienté vers l’école de devoirs, non, c’est une copine. Elle habitait le quartier et elle connaissait cette aide. Elle avait fait ses primaires aux Dames de Marie. Dans ma classe, la plupart avaient fait toute leur scolarité aux Dames de Marie. Mes parents ne connaissaient pas tout ce système. Je me débrouillais. Je savais que j’avais besoin d’aide et je cherchais le soutien dont j’avais besoin. Je faisais déjà appel pendant le temps de midi ou à la récréation, à mes professeurs pour corriger mes textes. Je n’étais pas forte en orthographe et ils acceptaient de me donner un coup de main pour corriger mes fautes. Une fois que j’ai connu l’école de devoirs, c’est là que je trouvais de l’aide.

Un jour, alors qu’avec une copine, j’essayais de faire un devoir et d’étudier à l’avance une matière, elle m’a dit qu’elle allait à l’école de devoirs, rue l’Olivier, et m’a proposé d’y aller. J’ai été voir et ensuite, comme c’était très bien, j’y allais chaque fois que j’en avais besoin. Comme j’habitais plus loin, j’y allais directement après les cours. C’est là que j’ai rencontré Dominique (Dal). Il pouvait aider dans plusieurs matières, et comme j’arrivais quasi la première, j’avais cette chance de pouvoir compter sur lui parce qu’il expliquait très bien. Moi, cela m’a beaucoup apporté. Je pense que si je n’avais pas eu ce soutien, j’aurais demandé à des amies et à d’autres personnes, mais je ne serais pas arrivée au même résultat, à la même réussite. J’allais à Bouillon de cultureS pour plusieurs branches :  français, néerlandais surtout, mais aussi math, chimie, physique, etc. Comme il n’y avait pas de professeur d’anglais, ils m’ont orientée vers La Voix des femmes, et, là, j’y suis allée plusieurs fois.

Dominique Dal lors d’une session de suivi personnalisé à l’école des devoirs de Bouillon de cultureS. Hatice y a reçu le même type d’aide, Schaerbeek, s.d. (Collection Bouillon de cultureS).

J’ai reçu du soutien dans plusieurs branches, car si je me débrouillais en général, parfois je bloquais sur un exercice, sur un point, et, là, le soutien scolaire était précieux. Cela m’aidait à surmonter les difficultés. J’ai toujours dû beaucoup étudier, beaucoup travailler pour réussir. Ma deuxième année, je l’ai réussie sans problème. À partir de la troisième année, j’ai eu en général des examens de passage. Pour les sessions de préparation aux examens de seconde session du mois d’août, je préparais déjà la matière et j’étudiais à l’avance. Fin août, je savais très bien ce que je voulais demander. J’ai fréquenté Bouillon de cultureS de 1989 à 1994, jusqu’à la fin de mes humanités.

Ces aides m’ont aidée à réussir. Je ne dis pas que je n’y serais pas arrivée, mais j’aurais sans doute perdu une année ou j’aurais galéré peut-être beaucoup plus. L’école de devoirs m’a donné une chance de réussir. Cela est clair.

  • Et après ?

Si j’ai choisi de faire les modernes, c’était dans l’idée d’étudier. Faire des humanités générales, cela ne te donne pas accès à un métier. On se prépare à continuer les études. J’ai fait une année à l’université, en médecine. C’est ma première expérience dans l’enseignement supérieur. Je n’ai pas compris que je devais m’y mettre tout de suite. Il n’y avait personne pour vous le dire. C’est une autre manière d’enseigner et je n’étais pas habituée à cette manière de faire. Je passais d’un système très cadrant à un système très libre, j’étais perdue. J’ai hésité à refaire cette année, mais j’ai réfléchi en me disant que les matières étaient complexes et importantes. Je pouvais réussir mais avec quelle énergie ? L’aide que j’avais connue pour mes humanités n’existait pas pour l’université. Comme je voulais rester dans le secteur médical, j’ai fait des études d’infirmière, à l’Institut supérieur d’enseignement infirmier (Haute école Léonard de Vinci).

  • Et ta famille ?

Mon frère et ma sœur n’ont pas fait d’études. De ma génération, je ne dis pas que je suis la seule – d’autres ont entamé un parcours de formation et l’ont réussi – mais l’idée générale dans mon entourage, – ce dont je me rappelle –, était que la fille doit apprendre à coudre, à cuisiner. Beaucoup de personnes que je côtoyais alors pensaient ainsi. Pour les filles, c’était l’école de couture. En ce qui me concerne, j’avais bien réussi l’école primaire et je n’avais jamais redoublé de classe. J’étais aussi la troisième dans la lignée. Mon père, voyant que je réussissais et que j’étudiais, disait : « Vas-y, on te soutient ». Mes parents disaient toujours : « Si vous étudiez, vous devez réussir sinon vous n’aurez pas grand-chose comme travail si ce n’est dans le nettoyage ». Il faut dire aussi que ma mère a toujours voulu étudier et que cela lui a manqué. Elle était l’aînée de la famille et devait s’occuper de ses plus jeunes frères et sœurs. Elle allait quelques semaines à l’école, et, puis, elle arrêtait quand ses parents avaient besoin d’elle à la maison pour garder les petits et faire à manger, etc. Elle raconte que le professeur du village venait voir ses parents en leur disant : « Votre fille, sa place est à l’école ». Elle y retournait une à deux semaines et puis cela recommençait. Elle-même était en décalage avec les autres enfants de sa classe, c’était difficile à gérer. Elle n’a pas eu cette chance d’avoir une scolarité normale pour une enfant de son âge.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

COENEN M.-Th., Hatice Özlücanbaz : un parcours de formation qui surmonte tous les obstacles », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14 : Les écoles de devoirs (partie II). Des expériences militantes,  mars-juin 2021, mis en ligne le 1er juin 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/