Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)
Bouillon de cultureS asbl naît au début des années 1980 à l’initiative de quelques habitant.e.s du quartier Josaphat, situé à cheval sur Schaerbeek et Saint-Josse-ten-Noode. Au départ, Vincent Kervyn, objecteur de conscience qui effectue son service civil à SOS Jeunes, son épouse Marie Antoine, Jean-Pierre Demulder, curé de la paroisse Sainte-Marie, et des travailleurs sociaux ouvrent en juin 1980 « La Cantine de l’Olivier », au numéro 63 de la rue l’Olivier. C’est un petit restaurant populaire, tenu par des bénévoles, qui offre la possibilité de prendre un repas sur le temps de midi. « Le pari consistait à espérer que des conversations autour d’un verre de thé ou d’une omelette marocaine naîtraient des projets portés par les habitants »[1]. Ouvert à tous, il permet de tisser des liens notamment entre les acteurs sociaux des quartiers avoisinants mais aussi avec les ouvriers de l’imprimerie située Impasse de l’Olivier[2]. « L’art ou le plaisir de manger ou de donner à manger est resté une composante essentielle du projet »[3]. En 1982, La Cantine devient une asbl dont l’objet social qui se résume en quelques mots, est « la promotion sociale et culturelle du quartier et des éléments qui le composent »[4]. Elle obtient des postes de travail dans le cadre des plans de résorption de chômage (ACS-TCT[5]).
La Cantine mobilise les habitant.e.s et les forces militantes associatives alternatives qui fleurissent à Schaerbeek. L’époque est à la résistance face à un pouvoir communal, placé sous le joug de Roger Nols[6], bourgmestre depuis 1970, qui mène une politique ouvertement xénophobe et raciste. Il refuse, par exemple en 1981, d’inscrire les étrangers dans les registres de population car ils sont, d’après lui, responsables de la détérioration des quartiers, de l’insécurité, de la malpropreté, de la baisse de qualité de l’enseignement public et de la croissance du chômage. Face à ces dégradations, il décide, par exemple, d’instaurer un couvre-feu pendant le Ramadan. De plus, la commune ne fait rien pour améliorer les conditions de vie des habitants de ces quartiers autour de la gare du Nord-quartier Josaphat. En réaction à cette politique communale, les habitant.e.s se mobilisent. Schaerbeek devient un vivier d’initiatives diverses et un terreau fertile de la contestation urbaine démocratique et antiraciste polarisée par la campagne d’Objectif 82 (en faveur du droit de vote aux élections communales pour les étrangers) et la création d’un rassemblement politique, « Démocratie sans frontière », pour ne citer que quelques exemples.
En 1987, La Cantine quitte la rue l’Olivier pour la rue Josaphat et prend le nom de Bouillon de cultureS, une entreprise d’insertion par le travail en restauration et un service traiteur, rebaptisé « Sésam’ » en 2000, à l’occasion de l’installation du restaurant dans sa nouvelle implantation, à côté du parc Rasquinet. Appartenant au secteur de l’économie sociale, elle est reconnue, en 2008, comme initiative locale de développement de l’emploi (ILDE) avec, pour objectif premier, l’insertion socio-professionnelle de personnes difficilement plaçables sur le marché de l’emploi.
Le premier projet culturel éducatif est proposé en 1985 par Vladimir Simić, un artiste peintre yougoslave, habitant l’impasse, la petite rue l’Olivier. Il propose d’organiser un atelier créatif pour les enfants, une « Académie des Beaux-Arts pour les enfants de la rue » comme il se plaisait à l’appeler. Il en sera la cheville ouvrière. Grâce à l’autofinancement de La Cantine, les moyens sont rassemblés pour louer deux pièces au-dessus de l’école primaire Saint-Joseph, au numéro 94 de la rue l’Olivier, et acheter le matériel. Les ateliers Aurora sont lancés. Ils sont reconnus en 1990 comme centre d’expression et de créativité. Les enfants participent également à des excursions et à des camps. Par la suite, pour répondre à une forte demande des familles, Aurora organise également un accompagnement scolaire pour les enfants de 6 à 12 ans, avec le soutien de la Zone d’éducation prioritaire (ZEP)[7].
En 1986, quelques étudiant.e.s universitaires qui habitent le quartier, démarrent le soutien scolaire aux jeunes d’abord à domicile, ensuite dans les locaux de La Cantine. En 1988, sous l’impulsion de Dominique Dal qui rejoint l’équipe des animateurs et prend la fonction de coordinateur, l’école de devoirs prend le nom de Groupe d’entraide scolaire (GES).
Suite à la fermeture de l’école Saint-Joseph, Bouillon de cultureS occupe tout le bâtiment mais celui-ci devient rapidement trop petit pour accueillir toutes les activités. En 1999, avec deux autres partenaires, l’association a l’opportunité d’acquérir l’ancienne école primaire Sainte-Marie, située à la rue Philomène[8]. Cette très petite association est devenue aujourd’hui, une entreprise de taille moyenne qui occupent près de 50 salarié.e.s, des dizaines de bénévoles, des centaines de participant.e.s, et elle entretient de nombreux partenariats dans le quartier, la commune de Schaerbeek et la Région de Bruxelles-Capitale.
Dans le secteur du soutien scolaire, Bouillon de cultureS développe des projets adaptés en fonction des âges. Il y a Aurora qui s’adresse aux enfants de 6 à 12 ans. En 2000, une nouvelle section, « @touts possibles », s’adresse aux adolescents de 12 à 15 ans, mais son soutien scolaire n’est qu’une des facettes des activités proposées[9] à ces jeunes qui naviguent entre
Dominique Dal est une figure marquante de l’EDD. Beaucoup d’ancien.ne.s s’en souviennent avec admiration. Licencié en physique-chimie, il s’engage d’abord comme animateur bénévole. Il accompagne les jeunes dans leurs difficultés en mathématiques et en sciences exactes, et, comme néerlandophone, il apporte une aide précieuse pour l’apprentissage de la deuxième langue nationale à ces étudiants et étudiantes qui fréquentent les écoles secondaires francophones du quartier. En 1988, il prend en charge la coordination de l’école de devoirs qui s’appelle désormais Groupe d’entraide scolaire (GES). Il se consacre entièrement à cette fonction comme responsable, membre du comité de gestion et animateur. L’école s’adresse spécifiquement aux jeunes à partir de 15 ans, fréquentant l’enseignement secondaire supérieur dans un premier temps, et, à partir de 1996, elle poursuit son action en direction des étudiants du supérieur (universitaires ou autres)[10].
Dans l’entretien qu’il nous a accordé[11], Dominique Dal précise son intention : « Avec le mot “entraide”, je voulais insister sur le principe de coopération entre les élèves. Les aînés doivent soutenir l’apprentissage scolaire des plus jeunes. C’est une de nos valeurs importantes. Ils étaient passés par les mêmes difficultés et pouvaient ainsi mieux comprendre pourquoi les plus jeunes n’y arrivaient pas. J’ai également ouvert, en 1994, l’accompagnement au niveau universitaire, et j’ai eu quelques belles réussites parmi les jeunes qui ont entamé ce parcours. Certain.e.s ont poussé.e.s très loin avec un parcours scientifique de haut niveau ».
Cette rencontre entre étudiant.e.s de différents niveaux d’études est intéressante à plus d’un titre. D’un côté, il y a le soutien que les aînés apportent aux plus jeunes, mais, de l’autre, ils constituent aussi un modèle démontrant aux plus jeunes qu’il est possible de réussir l’université ou des études supérieures. Plusieurs s’investissent dans le secteur de l’informatique, deviennent animateurs ou animatrices ou encadrent des ateliers comme l’atelier d’échec, le dimanche après-midi.
Le GES apporte aussi un soutien aux étudiant.e.s qui préparent le jury central en vue d’obtenir le diplôme de secondaire supérieur, ou des examens d’entrée dans l’enseignement supérieur. « La compréhension des enseignements, l’apprentissage d’une méthode de travail, la rédaction des mémoires et les questions d’orientation et de choix de filières sont autant de matières abordées avec ces étudiants. Ce type de travail est d’autant plus important que le fossé entre le secondaire et l’universitaire semble s’agrandir d’année en année »[12]. Régulièrement, le GES organise au mois d’août des sessions de préparation aux examens de seconde session. Très appréciées par les jeunes, ces semaines de « rattrapage » sont un véritable coup de pouce pour réussir l’année et passer dans l’année supérieure.
Le GES accompagne aussi la réalisation de projets de jeunes comme l’organisation de voyages culturels dans d’autres régions ou pays. Le premier est un voyage découverte du Maroc en 1995 avec 25 participant.e.s. Suit un voyage en Turquie en mai 1999. En 2002, sept jeunes filles fréquentant le GES proposent d’organiser un voyage culturel en Espagne. Il fait l’objet de préparation, d’activités pour rassembler les fonds, et allie tourisme culturel et participation à un chantier de jeunes pour la restauration du château San Ferran, une expérience unique pour ces jeunes. Après deux années, les ateliers de littérature turque, animés par Brigitte Dayez[13] et Nilufer Bozuk, débouchent également, en avril 2003, sur un voyage culturel en Turquie centrale[14].
Au GES, les ateliers de littérature turque connaissent un franc succès. D’autres ateliers de langue et de civilisation arabe, destinés l’un aux femmes adultes, l’autre aux enfants et adolescents, viennent compléter l’offre. Pour l’association, « il est essentiel de poursuivre ce travail de connaissance et de valorisation des cultures étrangères au bénéfice des jeunes issus de ces communautés. La méconnaissance de leurs propres racines peut engendrer chez certains, un manque de confiance en soi qui à son tour favorise l’intolérance ou le fanatisme »[15].
Dans la foulée, le GES développe le soutien juridique aux élèves avec la création du Collectif contre les injustices et le racisme à l’école (CODIRE)[16]. Lancé en 2003, ce collectif vise concrètement à lutter contre les refus d’inscription par certaines écoles, à aider les jeunes à introduire les recours en fin d’année en cas d’échec injustifié. Dominique Dal précise : « Nous examinions le dossier avec l’étudiant, et s’il y avait une injustice flagrante et une possibilité d’aller en recours, nous l’accompagnions, lui ou ses parents, dans les démarches. Si cela n’était pas possible, nous en expliquions les raisons. Certains jeunes nous sollicitaient dans leur changement d’école, leur changement d’orientation, et, en cas de tension avec l’école ou de sanctions disciplinaires injustifiées, nous intervenions parfois comme médiateur entre l’école et le jeune »[17]. Ce « service » de défense implique les étudiants et étudiantes dans le respect de leurs propres droits. Il constitue un levier dans l’action menée par le GES dans le domaine de l’éducation à la citoyenneté et à l’autonomie. Avec les années, il s’étoffe en intégrant de nouvelles problématiques. Outre ce soutien pour introduire des recours « justifiés » portant sur les résultats scolaires, il prend en charge les questions de harcèlement moral ou de nature raciste ou autre injustice, l’orientation et le changement d’établissement scolaire, etc. La complexité grandissante des processus à l’œuvre dans le système scolaire et l’envie d’informer le plus grand nombre de jeunes sur le droit scolaire en Fédération Wallonie-Bruxelles se traduisent par la réalisation d’un site www.droitsscolaire.be[18] accessible à tous et toutes.
En ce qui concerne les bénévoles, « les professeurs », comme les appellent les anciens jeunes qui ont fréquenté l’école de devoirs, Dominique Dal précise que, comme coordinateur, il partait du principe de faire confiance. Chacun.e est libre de pratiquer l’accompagnement comme il le sent. Si cela ne va pas, il y a très vite des retours des étudiants. Il prend alors le temps de les rencontrer et de travailler ensemble l’approche pédagogique. « Le gros problème avec les étudiants », précise-t-il, « c’est que beaucoup viennent à l’école de devoirs avec l’espoir que l’accompagnateur fasse le travail à leur place. Ma première consigne était alors aux nouveaux bénévoles : “surtout faites travailler les jeunes”, expliquez-leur la méthode et les consignes, mais ne faites pas à leur place »[19]. Pour l’organisation pratique de l’école de devoirs, il y a des réunions entre animateurs, mais c’est surtout pour la programmation. « Par contre, c’est vrai, j’ai organisé des weekends de formation avec le groupe des animateurs (salariés et bénévoles), mais c’était surtout pour “former un esprit d’équipe”, pour apprendre à se connaître et à réfléchir ensemble au projet commun. C’était cela qui était important pour moi. »
Dominique Dal quitte son poste de coordinateur en 2013 et prolonge son investissement comme bénévole pendant quelques années. Miguel Villarroel devient le nouveau coordinateur du GES.
Notes
[1] Bouillon de cultureS asbl, Rapport d’activités 2005, Schaerbeek, s.d., p. 7.
[2] CARHOP, Hommage à Luc Roussel, témoignage de Vincent Kervyn, juin 2019.
[3] Van Keirsbilck F., « De quelques cloisons bruxelloises et du temps qu’il faut pour y ouvrir des fenêtres. Bouillon de cultureS, une expérience vingtenaire de travail socio-culturel », dans Bouillon de cultureS asbl, Rapport d’activités 2009-2010, Schaerbeek, s.d., p. 4.
[4] CARHOP, Papiers Luc Roussel, dossier La Cantine, numéro d’entreprise 1359, article 2 des statuts, dans Annexe du Moniteur belge, 19 février 1983, p. 693-694. Les membres fondateurs de La Cantine sont Vincent Kervyn, instituteur, Marie Antoine, assistante sociale, Jean-François Magis, assistant social, Jean-Pierre Demulder, prêtre, et Luc Roussel, prêtre.
[5] ACS = agent contractuel subventionné ; TCT = troisième circuit de travail.
[6] Nols Roger (1922-2004) : homme politique, membre du Front démocratique des francophones (FDF), du Parti réformateur libéral (PRL), du Front national (FN) à partir de 1995, du Front nouveau de Belgique (FNB). R. Nols est conseiller communal puis bourgmestre de Schaerbeek de 1970 à 1989, et député de l’arrondissement de Bruxelles de 1971 à 1987. Pour plus d’informations, voir DELFORGE P., « Roger Nols », dans Site Web : wallonie-en-ligne.net. URL : http://www.wallonie-en-ligne.net/Encyclopedie/Biographies/Nols_Roger, page consultée le 1er février 2021.
[7] Bouillon de cultureS asbl, Rapport d’activités 2005, s.l., s.d., p. 7-8. Une Zone d’éducation prioritaire (ZEP) est un dispositif de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles, initié en 1989, selon un modèle à l’œuvre en France. Les établissements sont sélectionnés en fonction d’un territoire et sur base de critères scolaires (filière, orientation, taux de redoublement), socioéconomiques et culturels (faible niveau d’études des parents, taux de chômage, pauvreté, etc.). Ce dispositif accorde des moyens supplémentaires aux établissements et acteurs associatifs situés dans le périmètre de la ZEP pour soutenir une politique d’égalité des chances. Il est remplacé en 1998 par une politique de discriminations positives. Des moyens supplémentaires sont dévolus à des écoles dites « prioritaires » selon des critères objectifs. Voir Friart N., Demeuse M., Aubert-Lotarski A., Nicaise I., « Les politiques d’éducation prioritaire en Belgique, deux modes de régulation des effets d’une logique de marché », dans Demeuse M., Frandji D., Gregor D., Rochex J.-Y.(dir.), Les politiques d’éducation prioritaire en Europe, tome 1 : Conception, mises en œuvre, débats, Lyon, Institut national de recherche pédagogique, 2008, p. 87-132. Ce document est consultable en ligne sous l’URL : https://books.openedition.org/enseditions/1927?lang=fr.
[8] Bouillon de cultureS asbl, un peu plus de 20 ans d’action de quartier, note dactylographiée, (2003) (document transmis par Charlotte Bertin, directrice).
[9] Entraide scolaire, ateliers d’expression sportive, corporelle (danse), artistique (Bédé-illustrations), céramique ainsi que des stages pendant les vacances scolaires, des journées d’excusions, des actions solidaires, etc. voir Bouillon de cultureS Espace 66 asbl, Rapport d’activités 2001-2002 présenté à l’assemblée générale du 30 avril 2002, Schaerbeek, 2002, p. 35-37.
[10] Bref historique de Bouillon de cultureS, note dactylographiée, (2003) (document transmis par Charlotte Bertin).
[11] Entretien téléphonique avec Dominique Dal, 4 novembre 2020. Monsieur Dal réside en maison de repos et cette période de confinement ne permet pas de rencontre. Je le remercie pour les précisions qu’il a apportées sur le GES.
[12] Bouillon de cultureS, Rapport d’activités 2001-2002 présenté à l’assemblée générale du 30 avril 2002, Schaerbeek, 2002, p. 41.
[13] Voir « Les écoles de devoirs et les volontaires, regard de Brigitte Dayez-Despret », p. 2, dans Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14 : Les écoles de devoirs (partie II) : Des expériences militantes, mars-juin 2021, mis en ligne le 1er juin 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2021/05/04/les-ecoles-de-devoirs-et-les-volontairesregard-de-brigitte-dayez-despret/.
[14] Bouillon de cultureS asbl, un peu plus de 20 ans d’action de quartier, note dactylographiée, (2003).
[15] Bouillon de cultureS asbl, « Introduction », dans Rapport d’activités 2005, Schaerbeek, s.d.
[16] Bouillon de cultureS asbl, Rapport d’activités 2019-2020 présenté à l’assemblée générale du 4 septembre 2020, Schaerbeek, 2020, p. 88-90. Ce document est consultable en ligne avec l’URL : http://www.bouillondecultures.be/IMG/pdf/rapport_d_activites_2019_-_2020_-_def.pdf.
[17] Entretien avec Dominique Dal, 4 novembre 2020.
[18] Bouillon de cultureS asbl, Rapport d’activités 2019-2020 …, p. 90.
[19] Entretien avec Dominique Dal, 4 novembre 2020.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
COENEN M.-Th., « Le Groupe d’entraide scolaire (GES) : une initiative de Bouillon de cultureS asbl », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14 : Les écoles de devoirs (partie II). Des expériences militantes, mars-juin 2021, mis en ligne le 1er juin 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/