Georges Liénard (sociologue, FOPES-CIRTES (UCL))
Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)
Introduction
Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)
Dans la première livraison de Dynamiques consacrée aux écoles de devoirs, Georges Liénard analyse l’apport spécifique du mouvement des écoles de devoirs dans la lutte contre l’échec scolaire, à la fois comme structure militante, mais aussi comme opérateur institutionnel dans le cadre général d’une politique d’égalité des chances[1]. Les écoles de devoirs viennent en soutien à des groupes minoritaires et minorisés dans la société, ne maîtrisant pas les codes socioculturels mobilisés par le système scolaire. Dans son analyse, l’auteur souligne que les écoles de devoirs ont été bien plus qu’une simple remédiation. Elles ont privilégié l’épanouissement et le développement autonome des enfants et des jeunes qui s’adressaient à elles en associant aux besoins scolaires, la maîtrise de leurs identités multiples et la construction d’une estime de soi. À ce titre, elles ont fait œuvre d’émancipation socioculturelle.
Avec son bagage de sociologue et sa longue fréquentation de la problématique des inégalités socioculturelles, Georges Liénard a lu et relu les monographies des quatre écoles de devoirs, objets de ce dossier, les trajectoires militantes des fondateurs et fondatrices ainsi que les parcours de vie de deux bénéficiaires assidues des écoles de devoirs. Partant de ces récits élaborés par les historiens et historiennes et mobilisant sa boite à outils conceptuels, il pose son regard de sociologue sur un mouvement qui plonge ses racines dans un passé finalement récent et sur ses effets perceptibles aujourd’hui, auprès des générations de jeunes adultes ayant suivi ce parcours. Il en tire une analyse des moyens culturels, sociaux et politiques mis en œuvre pour construire, par l’action militante individuelle et collective, un outil de développement culturel. Cette dernière contribution est une invitation à approfondir la démarche entreprise dans les numéros 13 et 14 de Dynamiques consacrés aux écoles de devoirs, à multiplier les études de cas, – chaque école de devoir étant singulière –, et poursuivre la recherche sociohistorique sur les effets de l’accompagnement des écoles de devoirs. À terme, il serait intéressant de pouvoir creuser l’hypothèse que les écoles de devoirs sont des opérateurs d’émancipation socioculturelle, non seulement pour des individus, mais peut-être pour des groupes familiaux voire sociaux ? La question reste ouverte.
Réflexions sociologiques « prudentes »
Georges Liénard (sociologue, FOPES-CIRTES (UCL))
Je souhaite affirmer d’abord le respect et l’admiration humaine et citoyenne que j’éprouve en m’immergeant dans ces témoignages et l’histoire de ces personnes, de ces mouvements et associations. Cet article propose des réflexions sociologiques « prudentes » au sens de la philosophie grecque « phronésis ou sagesse pratique » car les témoignages et les analyses historiques montrent le travail et l’expérience en acte des acteurs sociaux concernés. Il faut donc être à leur écoute à la fois proche et distante. Proche car il s’agit de saisir le sens que les acteurs donnent à leurs actions, distante méthodologiquement car il s’agit de relever les conditions sociales, culturelles, économiques et symboliques qui rendent possibles et efficientes ces actions et les liens d’interdépendance entre ces moyens d’action des acteurs. L’objectif de ces réflexions sociologiques « prudentes » est de tenter d’expliciter ce que les concepts sociologiques apportent en montrant des liens théoriques à visée explicative ou compréhensive entre les diverses actions décrites dans les témoignages et les récits historiques de ces projets et réalisations[2]. Cela permettra de faire apparaître les moteurs et conditions de possibilité de ce type d’initiatives et de réalisation ainsi que les effets sur les élèves et les jeunes volontaires participant au chemin qui leur est proposé.
Ces réflexions sociologiques sont travaillées au fil de la lecture et relecture attentive et transversale de textes du numéro 14 de Dynamiques. Histoire sociale en revue. C’est donc loin d’être exhaustif des riches apports présents dans l’ensemble des textes de ce numéro. Ces réflexions sont sélectives. Je ne distinguerai que deux plans : d’une part, le plan des individus, de leurs expériences et de leurs trajectoires suite à leur présence dans les écoles de devoirs (EDD) et associations, et, d’autre part, le plan des entrepreneurs culturels, sociaux avec une visée militante, le développement de leurs actions et leur insertion dans le tissu social. Vu la richesse des textes, d’autres entrées et réflexions sont possibles et pertinentes.
- Les chemins, les expériences, les moyens d’agir de participants fidèles aux EDD et associations
Ce qui marque d’abord dans les témoignages de Döne[3] et de Hatice[4], c’est leurs trajectoires[5] peu communes et réussies par rapport à ce que les statistiques scolaires, culturelles, sociales et professionnelles permettent de savoir sur les trajets de jeunes ayant les caractéristiques socio-économiques et culturelles du groupe d’appartenance de leurs parents, travailleurs immigrés et des trajectoires de leurs enfants[6]. Döne et Hatice[7] réussissent leurs études secondaires et supérieures (supérieur 3 ans +1 an de spécialisation ou universitaire), ont une profession reconnue, sont ou ont été conseillères communales et/ou de CPAS[8]. Tentons de comprendre – autant que faire se peut – les moyens d’action qui ont rendu ces trajectoires possibles.
Pertinent est de remarquer que la mère de Döne travaille, apprécie les gens éduqués et pousse Döne à étudier car elle-même se sentait en décalage avec son milieu rural d’appartenance avant d’arriver en Belgique. Le père de Döne tient un rôle traditionnel dans la famille. Son frère a tenté Solvay mais ne travaillait pas assez, et sa sœur suit des études à la VUB. On pourrait dire que la famille de Döne a donc des caractéristiques un peu décalées par rapport à son groupe d’appartenance.
La famille de Hatice a comme moyen central la volonté du père et surtout de la mère qui a été frustrée et privée de faire des études, de vouloir pousser aux études Hatice (troisième dans la lignée) à la condition qu’elle réussisse chaque année, car il n’est pas question de pouvoir rater une année. Globalement comme le frère et la sœur de Hatice n’ont pas fait d’études (supérieures ?), on pourrait dire que les moyens d’action de la famille de Hatice sont un peu plus faibles que ceux de la famille de Döne.
Une question sociologique difficile à expliquer est la provenance de la volonté inébranlable de Döne et de Hatice de progresser, de travailler sans arrêt (à tel point que le décours de leur vie d’enfant et de jeune se résume en grande partie au travail scolaire (activités à l’école, suivie des activités à l’école de devoirs et à telle ou telle association) et à aider à la maison et de faire face ainsi aux difficultés scolaires sur leur trajet vu leur point de départ décalé par rapport aux exigences initiales de la culture scolaire, notamment en français écrit et parlé, ainsi qu’en mathématiques.
La sociologie cherchera (sans pouvoir aboutir, me semble-t-il) les débuts d’explication de cette volonté tenace dans la tonalité du milieu familial qui doit affronter le travail et l’insertion dans la société d’accueil mais aussi dans les rencontres, les interactions positives et les pratiques entre Döne et Hatice et des instituteurs et institutrices qui les voient positivement et avec confiance et donc les incitent à progresser. Il en va de même pour leurs quelques amies et des personnes dans les associations qu’elles ont contactées et qu’elles fréquentent assidûment. Grâce à cela, elles ont pris goût au travail scolaire grâce à l’aide et à l’ambiance des écoles de devoirs, s’y sont senties bien car elles y sont reconnues comme elles sont, avec leurs qualités et leurs demandes.
En hypothèse sociologique, cette acquisition de la volonté tenace et de la motivation qui y est inscrite peut, de façon limitée, se comprendre en utilisant le paradoxe d’un pari de Pascal[9] que je résume de la façon suivante : « agenouillez-vous et priez et vous croirez versus croyez, ayez la foi et alors vous prierez et vous vous agenouillerez ». Que faire pour sortir de cette aporie[10] et de ce pari ? Il faut poser que ce sont les interactions positives qui produisent et renforcent la volonté tenace qui est, elle-même, fortifiée ensuite par les divers signes positifs, notamment les grandes ou petites réussites successives qui adviennent et qui permettent de tenir quand soit il faut limiter et se priver de la vie sociale étudiante pour travailler sans cesse et/ou quand soit une difficulté arrive tels que examens de passage, échec d’une année et réorientation avec une spécialisation après un premier diplôme. Mais cette hypothèse n’explique pas pourquoi dans certains cas, les frères et les sœurs n’acquièrent pas nécessairement la même ténacité[11].
Dans le cadre de ces interactions positives, l’influence essentielle pour Döne et Hatice provient de personnes référentes positives qui les accueillent, les reconnaissent en ayant confiance en elles et les poussent vers l’avant, sans jamais faire à leur place, mais en leur apprenant à faire par elles-mêmes. Cela constitue un moyen d’action et un levier principal de leur développement. Dans le même temps, et cela augmente aussi une estime de confiance en soi et en ses capacités, Döne et Hatice prennent un rôle significatif dans la relation de leur mère avec l’extérieur notamment l’école car comme elles le disent : « Nous étions d’une certaine façon, des petits enfants adultes, c’est-à-dire des enfants qui devaient traduire aux parents, les problèmes personnels rencontrés et de l’autre, se débrouiller (extrait de Döne) », … « Nous sommes toujours les assistantes de nos mères. Nous devons les tirer. Nous devons être les médiateurs entre le père et la mère (extrait de Döne) ». Au travers de la relation filiale d’affection avec la mère et leur famille, l’utilité de leurs efforts est reconnue comme constitutif de leur identité personnelle et sociale.
Toutes ces pratiques construisent certainement, au sens de B. Lahire[12], une disposition durable pour faire face de façon lucide aux situations de la vie, pour forger un projet de vie de développement de soi et des autres, pour augmenter la capacité de résilience face aux épreuves de leur trajet de vie et de tenter, face aux épreuves, d’en sortir vers le « haut » de façon constructive. Cette disposition durable structure à la fois en elles une perception proactive des situations en les appréhendant sous le mode « voilà le problème et je suis capable de réagir », une estime et confiance en soi induisant une capacité de prendre des décisions pour faire face et de les appliquer concrètement dans leur vie (lire les témoignages de Döne et Hatice[13]).
L’apport des écoles de devoirs et des associations fréquentées est essentiel dans la construction de cette disposition de « tenir bon », de « faire face » et de « prendre sur soi pour soi-même et pour les autres ».
Le long du chemin de leur trajectoire de vie, Döne et Hatice sont prises dans le « comment faire » par rapport à la culture et aux pratiques du milieu social dans lequel leur famille vit, ainsi que par rapport à la culture sociale et culturelle du milieu scolaire et du milieu des associations qu’elles fréquentent assidûment et, par la suite, la culture de leur milieu et de leur vie professionnelle ainsi que pour la construction de leur propre vie de famille. Par conséquent, le « comment faire », pour relier ou non ces divers mondes culturels et sociaux qui sont objectivement distants, est central pour leur devenir socio-affectif, socio-professionnel et socio-citoyen. Cette relation entre ces mondes distants peut théoriquement prendre divers positionnements et attitudes vu la tension que la distance « objective » peut créer entre les cultures différentes des milieux et des personnes fréquentées et leur propre cheminement culturel.
Tantôt, ce sera la gestion d’une scission entre les mondes et les personnes, on ne voit plus un des mondes, on quitte tel et/ou tel d’entre eux, on rompt lentement, implicitement et parfois brutalement avec tel ou tel des mondes concernés.
Tantôt, ce sera le cloisonnement entre les divers mondes et personnes, on voit tout le monde successivement et selon des rythmes différents, mais les divers mondes ne se rencontrent pas.
Tantôt, cela peut être aussi le déracinement par rapport à ces divers mondes et l’entrée dans un parcours en solitude car on n’est ni accepté, ni reconnu dans aucun des mondes culturels et sociaux dans lesquels on se trouve. On se replie sur soi.
Tantôt, ce sera l’articulation de soi entre les divers mondes, soit dans une tension intérieure forte, soit dans un rapport apaisé et serein en assumant une relation complexe entre les divers mondes dans lesquels on vit.
Selon leurs entretiens, Döne et Hatice vivent dans un rapport apaisé entre les divers mondes fréquentés, et il est très probable que les voyages culturels, les activités centrées sur la culture de leurs pays proposées par Bouillon de cultureS ainsi que leur participation à la Voix des femmes a construit, par et en elles, un projet de vie et d’adhésion fière à une multiculturalité. Par ailleurs, le fait pour Döne d’habiter en périphérie, de vivre sa vie avec une personne kurde, lui permet de mieux assumer sa différence d’avec une partie de la tradition turque où ce type d’alliance n’est pas bien considéré et de mieux séparer sa vie de contacts avec le milieu communal des anciens électeurs et son lieu de vie privée. Hatice a toujours habité le même quartier (Brabant) jouxtant Saint-Josse-Ten-Noode et Schaerbeek et semble s’y trouver bien.
Dans les deux témoignages, il m’apparaît que Döne et Hatice, selon des modalités différentes, sont parvenues, au travers de leurs parcours et des apprentissages et constructions liées notamment à leurs activités en écoles de devoirs et dans les associations (Bouillon de CultureS, Voix des femmes), à construire un rapport apaisé et serein en assumant une relation complexe entre les divers mondes dans lesquels elles vivent, et, de plus, cela est affirmé dans une grande lucidité qui peut aussi recouvrir certaines douleurs sociales et affectives. Cette lucidité apaisée et compréhensive de leur position, de leur chemin, d’elles-mêmes et de celles et ceux qu’elles affectionnent et connaissent, est ce qui me frappe le plus dans ces deux témoignages[14].
Aussi remarquable est le processus par lequel Döne et Hatice parviennent à équilibrer par leurs actions, l’attribution[15] interne et l’attribution externe des causes des évènements et des obstacles rencontrés. À certains moments, l’école ne les aide pas directement, mais elles reçoivent quand même des conseils de tel ou de tel instituteur ou enseignant qui leur parlent des écoles de devoirs. Dans les faits, ce sont surtout telle ou telle amie qui les entraîne vers les EDD.
Les « causes » externes (attribution externe) ne sont jamais une excuse pour ne pas agir par elles-mêmes, et le moteur de leurs décisions et actions est une attribution interne proactive et non culpabilisante. Cette proactivité les pousse à augmenter leurs propres efforts, à avoir la force de demander de l’aide tout en sachant ou en apprenant que c’est soi-même qui doit faire, ce que d’ailleurs les formateurs en EDD exigent avec confiance : « Je t’explique mais tu es capable de faire par toi-même, en tout cas, je ne fais pas à ta place ». Le même processus est en œuvre quand Döne et Hatice doivent prendre sur elles de ne pas participer aux sorties de la vie étudiante ou de leurs amies d’école pour se consacrer au travail d’étudier.
Au travers de leurs interactions et de leurs relations avec notamment les EDD et les personnes auxquelles elles accordent leur confiance, Döne et Hatice se sont forgées un rapport ascétique au temps qui doit être consacré à travailler, un rapport positif au langage, à la culture et aux savoirs scolaires et une ténacité lucide et proactive pour agir et réagir face aux épreuves de la vie.
Enfin, il est pertinent de souligner l’utilisation pour aider à la trajectoire très positive de Döne et de Hatice, de capitaux culturels significatifs présents dans les écoles de devoirs, par l’intermédiaire des responsables, des formateurs et de groupes coopératifs d’apprentissage. Ce qui est remarquable, c’est que les capitaux culturels des fondateurs, formateurs et responsables des EDD et associations sont mis en œuvre dans des lieux qui n’auraient pas vu le jour, ni leur existence sans l’investissement et la volonté tenace d’entrepreneurs culturels et sociaux qui sont des militants ayant acquis et conquis un capital culturel, social et politique significatif et qui orientent leurs moyens pour les écoles de devoirs et des associations de développement et d’épanouissement en vue de la promotion de personnes qui veulent surmonter des inégalités de départ et de parcours.
- La dynamique des entrepreneurs sociaux et culturels militants des EDD et des associations.
Sur base des témoignages des fondateurs et des formateurs en EDD et dans les associations, ainsi que sur base des travaux d’historiens présents dans ce numéro 14 de Dynamiques, une sélection limitée de points d’attention sociologique est effectuée, elle est donc loin d’épuiser la richesse des témoignages et des travaux des historiens contenus de cette revue. Il est tenté de relier les données et explications y contenues en les articulant à trois concepts qui tiennent ensemble et synthétisent les composants dynamiques de ces réalisations militantes concrètes. Pour exister, il faut d’abord construire des groupes dans la durée (énergie et capital social), ensuite des moyens culturels importants sont mis en œuvre (capital culturel) dans l’action, en constituant ces deux premiers composants avec un capital politique d’action contre les inégalités culturelles, et un grand savoir-faire, ces acteurs sociaux créent un capital collectif en indivision. Explicitons cette action complexe et innovante.
En premier lieu, il faut attirer l’attention sur le travail patient, important et indispensable afin de faire exister et agir des groupes de fondateurs-initiateurs, de formateurs, de bénévoles mobilisés et engagés dans la durée, de membres participants. Ce travail est central pour créer et construire dans la durée et la qualité les EDD et les associations. La fabrication des groupes par les fondateurs et personnes engagés sans compter leur temps et leur énergie sociale est trop souvent ignorée et peu reconnue socialement. De plus, alors ce travail est permanent, jamais terminé, et il est à la base de la pérennité des EDD et des associations ainsi que de leur continuité grâce à la succession difficile et jamais garantie de générations nouvelles de militants et de responsables. Sans ce travail, les EDD et les associations meurent ou ne parviennent pas à se renouveler. En outre, le renouvellement des générations après les fondateurs et les militants initiaux est souvent compliqué par des tensions possibles engendrées notamment par les changements institutionnels (la construction de réseaux, le décret de 2004) et par des transformations sociales et culturelles des publics des enfants et des jeunes, suite aux arrivées successives d’immigrés et des enfants et jeunes des deuxième et troisième générations. Les témoignages et les travaux d’historiennes et historiens montrent nettement l’énergie sociale importante déployée par les acteurs pour assurer jusqu’ici la pérennité et l’innovation des actions des EDD et des associations militantes. Cela n’empêche pas que certaines initiatives s’éteignent, après par exemple vingt ans, car la relève n’est pas prête ou que la relève doit gérer le passage, les transformations et les tensions (constructives ou pénalisantes) entre d’une part, le militantisme associé au bénévolat et d’autre part, du personnel salarié avec professionnalisme et le maintien d’un objectif militant fidèle aux options de départ ou les modifiant. Ou encore parce que la commune et/ou le CPAS implantent tantôt leurs initiatives propres en « solo », tantôt parfois en alliance avec les associations qui ont déjà travaillé avec leurs moyens propres et identifié les besoins et les inégalités à affronter.
En deuxième lieu, cette énergie sociale est mise en œuvre par des acteurs dotés de moyens culturels importants qui constituent un capital culturel significatif. Celui-ci est composé de diplômes universitaires, de l’exercice de professions reconnues, d’un capital linguistique étendu, d’une culture pédagogique approfondie et innovante, de la connaissance et de la compréhension de la culture des pays d’origine des élèves, à la fois de leur culture quotidienne commune ainsi que de la culture artistique dont les pays d’origine sont fiers. Toutes ces ressources sont mises au service d’un projet de politique culturelle concret et politique contre les inégalités scolaires, culturelles et sociales, non seulement par la création des EDD et des associations mais aussi par des actions de critique par rapport au système scolaire très sélectif, car marqué par le poids des inégalités sociales et culturelles de départ des enfants de milieu populaire. Inégalités de départ que l’école a tendance à (re)produire largement, y compris en la justifiant (de bonne foi) sur le plan idéologique par l’invocation du handicap culturel ou le manque de dons intellectuels de départ. Par leurs actions, ces militants permettent une acquisition de moyens culturels par un milieu social et culturel de jeunes qui, autrement, ne l’auraient pas reçu, et de plus, cet apport ne déracine pas les jeunes car ils découvrent aussi de nouveaux aspects de la culture de leurs pays d’origine. Cette action culturelle leur permet de progresser tout en gardant souvent un lien modifié mais positif avec leur groupe d’appartenance initiale. La tension et l’articulation entre l’apport concret à la réussite scolaire des enfants fréquentant les EDD, la volonté de les émanciper en partie selon leur projet politique et la critique forte du système scolaire constituent avec « des moments hauts et des moments bas » une dynamique présente dans l’orientation de leur travail, des EDD et des associations.
En troisième lieu, les fondateurs, les responsables et les formateurs acquièrent au travers de leurs expériences et de leur sens pratique politique et social de création des EDD et associations, un capital (ou ressources s’additionnant et se dynamisant mutuellement) social et politique-militant. Cumulé au capital culturel, ce capital social et politique militant constitue un « capital collectif en indivision[16] ».
- Explicitons les composantes et comment se constitue ce capital collectif en indivision.
En intégrant et en mettant en œuvre ensemble leurs moyens et capitaux culturels (diplômes de niveau supérieur, capital linguistique, voir supra), leur sens pratique de connaissance de plusieurs milieux socio-culturels et leurs capitaux de relations et de réseaux militants, sociaux, religieux et pluralistes, liés à des trajectoires composées d’expériences diversifiées ainsi que leur savoir-faire institutionnel, administratif et gestionnaire, le tout, augmenté de l’effet multiplicateur que procure un projet collectif mobilisateur de promotion individuelle et collective, se constitue progressivement[17] ce capital collectif en indivision. Celui-ci produit alors une croissance de la capacité d’action, d’innovation et de résistance de ces moyens et capitaux et des personnes qui les utilisent.
En conséquence et de ce fait, les fondateurs, responsables et formateurs mettent en œuvre un capital collectif indivis en faveur de l’action pour et avec la participation active des enfants, des élèves, des étudiants, des adultes et des groupes sociaux concernés parce que marqués par diverses inégalités. Ce capital collectif indivis est essentiel pour la réussite et les fruits de cet entrepreneuriat culturel, social et politique au sens de gestion de la cité pour de la justice sociale, culturelle et politique. Cela donne des atouts effectifs pour le travail de coordination et de création d’ateliers et d’associations afin de couvrir plusieurs domaines et plusieurs tranches d’âge (voir le développement des EDD du CASI-UO, de Rasquinet, du Béguinage, de Bouillon de cultureS, de la création d’associations pour parvenir à des coordinations en réseaux comme le Comité de liaison des écoles alternatives en milieu populaire et des revues publiées par exemple). Seules les divisions et les tensions, liées entre autres à un passage de générations, peuvent compromettre ce capital collectif indivis. Cependant les changements dans l’environnement social et politique ainsi que les changements dans les comportements du public peuvent également poser aux EDD et associations des problèmes d’adaptation qui ne sont pas faciles à gérer.
Une des principales actions de ce capital collectif indivis est donc le développement des EDD et des associations ainsi que la création d’un réseau. En effet, ces responsables, ces formateurs connaissent les législations, les parcours administratifs, et créent une capacité d’alliances avec d’autres associations qui partagent de mêmes objectifs au travers d’analyses idéologiques et politiques qui sont partiellement différentes sans pour autant empêcher entre elles des alliances et des compromis qui sont assez souvent « gagnant-gagnant ». De plus actuellement, la distance entre les EDD et les associations et le public des parents qui, pour une partie, fait du « shopping social » entre les EDD, crée un nouveau problème que les EDD et associations doivent gérer. Ce processus peut aussi créer des tensions même si un soutien à la parentalité est mis en œuvre d’autant que le nombre de familles monoparentales a fortement augmenté.
Soit un bref exemple de cet entrepreneuriat culturel, social et politique militant et enraciné dans les quartiers. Un de ces entrepreneuriats utilise ainsi (par exemple) pour son projet et ses réalisations : diversification grâce à l’utilisation du plan résorption chômage ACS-TCT[18] ; engagement d’objecteurs de conscience ; création d’une Cantine asbl qui, grâce à ses bénéfices, devient une entreprise d’insertion par le travail avec service traiteur; devient également une initiative locale de développement de l’emploi (IDLE) ; création du centre d’expression et de créativité Aurora ; obtient l’aide de la Zone d’éducation prioritaire (ZEP) ; crée le Groupe d’entraide scolaire (GES) pour structurer l’action; crée également le CODIRE, service de défense juridique, et un site web droitscolaire.be (http://droitscolaire.be/). La structure de faîte est Bouillon de cultureS avec cinquante salariés et de nombreux bénévoles, elle connaît une expansion géographique dans la Région de Bruxelles-Capitale, assure une couverture large du public des élèves (petite enfance, école primaire, adolescents de 12 à 15 ans ; de 15 ans et plus, et ensuite le supérieur (le GES)) et contribue à la création d’un réseau large de lutte contre les inégalités culturelles et scolaires.
- Conclusion et envoi
Par ces quelques « prudentes » réflexions sociologiques, on a tenté de montrer comment la construction lente et tenace par des personnes fabriquant un collectif, dotés de moyens culturels et sociaux grâce à leurs apports initiaux, permet d’édifier un « capital collectif indivis » qui, mis en œuvre de façon coopérative mais aussi individualisée, procure aux jeunes concernés et volontaires d’acquérir des moyens qui, couplés à leur volonté tenace, leur permettent de surpasser les inégalités de départ et de gravir leur projet de vie de façon positive pour eux-mêmes et leurs entourages et ce, malgré les épreuves et les tensions. On souhaite que ces actions et relations constructives et exigeantes servent d’inspiration-créatrice à l’école, aux enseignants, aux responsables et aux jeunes eux-mêmes.
Notes
[1] Voir Liénard G., « Les écoles de devoirs : actions et défis », dans Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 13 : Les écoles de devoirs : regard de l’histoire sur des mobilisations actuelles, décembre 2020, p. 8, mis en ligne le 18 décembre 2020. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2020/12/16/les-ecoles-de-devoirs-regard-dun-sociologue/
[2] En travaillant sur ces travaux historiques et ces témoignages, me revient cette pensée de Pierre Bourdieu lors de ses échanges avec les historiens : « toute sociologie doit être historique et toute histoire sociologique », dans P. Bourdieu P., avec Wacquant L., Invitation à la sociologie réflexive, Paris, Seuil, 2014, p. 134.
[3] Voir COENEN M.-Th., « Le Groupe d’entraide scolaire (GES) : une initiative de Bouillon de cultureS asbl », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14 : titre du numéro, mars 2021, p. , mis en ligne le mars 2021. URL :
[4] Voir COENEN M.-Th., « Le Groupe d’entraide scolaire (GES) : une initiative de Bouillon de cultureS asbl » …, p.
[5] Pour plusieurs notions utilisées dans cet article, on consultera Liénard G., « Les écoles de devoirs : actions et défis », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 13 : Les écoles de devoirs : regard de l’histoire sur des mobilisations actuelles, décembre 2020, mis en ligne le 18 décembre 2020. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2020/12/16/les-ecoles-de-devoirs-regard-dun-sociologue/
[6] Pour avoir un aperçu des trajectoires pour ce groupe social, consulter Girès J., (9 novembre 2020), « Dis-moi qui sont tes parents, je te dirai qui tu es », dans Observatoire belge des inégalités.be, mis en ligne le 9 novembre 2020 URL : https://inegalites.be/Dis-moi-qui-sont-tes-parents-je-te, page consultée le 27 janvier 2021. Dans cet article, on voit que « 79,6 % des personnes dont la mère est diplômée du supérieur long ou court sont eux/elles-mêmes diplômés du supérieur long, alors que c’est le cas de seulement 15,3% des personnes dont la mère n’a aucun diplôme, soit 5 fois moins ! »
[7] Je n’insère pas comme tel des extraits des entretiens. Je suggère aux lecteurs de relire avant et après la lecture de cet article, les entretiens et les données historiques du numéro 14 de Dynamiques.
[8] Centre public d’action sociale.
[9] Pascal B., « Fin du pari », Pensées, B 249. L. 265, cité dans « La foi peut-elle se passer d’un rituel ? Pascal et Isaac Bashvis-Singer » dans PhiloLog. Cours de philosophie, mis en ligne par Simone Manon le 27 octobre 2010. URL : https://www.philolog.fr/la-foi-peut-elle-se-passer-dun-rituel-pascal-et-isaac-bashevis-singer/
[10] Aporie ou contradiction insoluble dans un raisonnement.
[11] D’autres disciplines, notamment la psychologie sociale et la sociologie clinique, peuvent apporter des éléments complémentaires de compréhension et d’explication de la construction de cette volonté tenace et du fait que d’autres membres de la famille connaissent des parcours parfois très différents.
[12] Définition du concept de disposition repris à B. Lahire, cfr. Liénard G., « Les écoles de devoirs : actions et défis », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 13 : Les écoles de devoirs : regard de l’histoire sur des mobilisations actuelles, décembre 2020, mis en ligne le 18 décembre 2020. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2020/12/16/les-ecoles-de-devoirs-regard-dun-sociologue/
[13] Voir COENEN M.-Th., « Le Groupe d’entraide scolaire (GES) : une initiative de Bouillon de cultureS asbl », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14 : Les écoles de devoirs (Part II) : Des expériences militantes, mars-juin 2021, mis en ligne le mai 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2021/05/04/le-groupe-dentraide-scolaire-ges-une-initiative-de-bouillon-de-cultures-asbl/
[14] Une recherche plus complète pourrait travailler également sur des personnes ayant participé que pendant un an et deux ans à une EDD et voir quels en sont les effets en divers domaines ainsi que le suivi de la trajectoire scolaire et sociale. Et les comparer aux personnes ayant adopté pendant longtemps une participation longue et régulière aux EDD et associations comme cela a été le cas pour Döne et Hatice.
[15] Pour la définition des concepts d’attribution interne et externe, consulter Liénard G., « Les écoles de devoirs : actions et défis » …
[16] Je fais l’hypothèse en construisant le concept de capital (social et culturel) et militant collectif en indivision que celui-ci serait dans l’action sociale et militante l’équivalent du capital économique collectif en indivision qu’est la sécurité sociale et notamment le système des pensions par répartition de génération en génération, ce que R. Castel et C. Haroche définissent comme « propriété sociale » collective avec droits individuels. Mais le capital social et culturel et militant en indivision se transmet plus difficilement que la propriété sociale qui peut aussi s’effriter. Voir CASTEL R.et HAROCHE C., Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Paris, Fayard ; 2001.
[17] Progressivement et avec des hauts et des bas comme les témoignages et les récits historiques le montrent clairement. Comme on dit, ce n’est pas toujours « un long fleuve tranquille », étant donné l’environnement socio-politique à certains moments.
[18] ACS = agent contractuel subventionné ; TCT = troisième circuit de travail.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Liénard, G., « Témoignages et actions des écoles de devoirs et associations. Réflexions sociologiques « prudentes » », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14 : Les écoles de devoirs (partie II). Des expériences militantes, mars-juin 2021, mis en ligne le 1er juin 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/