Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)
L’héritage colonial en débat
Quelques soixante ans après la chute des empires européens, le colonialisme fait toujours débat, en Belgique comme dans d’autres pays. L’onde de choc produite par cet événement n’a pas disparu, au contraire. Longtemps réservées aux habitué.e.s des cénacles universitaires, les questions autour de l’héritage du colonialisme dans la définition des rapports sociaux actuels se sont emparés de l’espace public. Le mouvement « Black Lives Matter », la polémique sur la présence des statues de Léopold II ou les « profonds regrets pour les blessures du passé » présentés par le roi Philippe de Belgique au président de la République Démocratique du Congo, Félix Antoine Tshisekedi Tshilombo en sont autant d’exemples. Les relations entre la Belgique et la République Démocratique du Congo (RD Congo) sont d’ailleurs régulièrement interrogées sous différentes approches dans les deux pays. Car si le colonialisme a impacté profondément les pays colonisés, il continue d’être sujet de controverses et de malaises dans les pays colonisateurs.
Une partie de la population belge parle de néocolonialisme pour décrire les relations binationales actuelles, et s’insurge en parallèle contre cette période de domination passée et les nombreux crimes qui y sont liés. D’autres estiment que le passé est le passé et qu’il n’est ni nécessaire, ni souhaitable de le remuer. « Des erreurs ont été commises, mais l’époque n’était-elle pas différente ? » diront-ils. Enfin, certain.e.s ne supportent pas la critique de l’action belge au Congo. Les adeptes de la « mission civilisatrice » et nostalgiques du « Congo de papa », même lorsqu’ils ne sont pas nombreux, sont encore présents et se font entendre. Par ailleurs, des anciens coloniaux publient toujours des textes qui glorifient le passé colonial, mettant en avant ce qu’ils présentent comme des « réussites », tout en niant ou en minimisant les aspects nettement moins reluisants.[1]
Dans les débats politiques, les émissions journalistiques ou tout simplement les discussions de « monsieur et madame tout-le-monde », les positions sont encore parfois tranchées, voire fondamentalement opposées. Les mêmes arguments et polémiques semblent resurgir inlassablement de leurs cendres, parfois en allant jusqu’à mettre en balance des réalités très différentes sans profondeur de champ. « N’oublions quand-même pas que la colonisation a permis la construction d’un réseau de transports performant », est par exemple un argument assez classique que l’on peut entendre au détour d’une conversation. Or, avoir recours à cette affirmation, sans expliquer les raisons qui motivent les colonisateurs à développer ce réseau, c’est attribuer à la colonisation un bienfait tout en omettant une partie fondamentale de l’histoire. La construction d’un réseau de transports, notamment le chemin de fer, s’effectue principalement à des fins économiques, et la plupart des villes sont d’ailleurs des sites de productions et ou des réserves de main-d’œuvre. Enfin, indépendamment des buts poursuivis, le « bien-fondé » de la construction d’un réseau ferroviaire performant ne peut être soutenu si, par ailleurs, la construction de ce dernier s’est effectuée en grande partie sous un régime de travail forcé qui a engendré des déplacements massifs de population et possède un bilan catastrophique en termes de vies humaines.
Fondamentaux d’hier
Si ces questions reviennent donc dans les débats, il n’en va pourtant pas de même au sein de la communauté historienne. Même si la situation au Congo évolue entre l’État Indépendant du Congo de Léopold II et la période postérieure à 1950, pour les historien.ne.s congolais, belges, ou plus largement africains, européens ou américains, il existe des fondamentaux à propos desquels il y a consensus, et ce depuis de nombreuses années déjà.[2] Ces lignes de forces coloniales, si elles connaissent des variations dans leur application, perdurent tout au long de la domination belge. Nous reviendrons ici sur les trois principales d’entre-elles : la violence, le racisme et l’accaparement des ressources économiques. Comme il en sera question dans ce numéro de Dynamiques. Histoire sociale en revue, ils représentent autant d’éléments structurellement établis dans la démarche coloniale de la Belgique au Congo. Travailler sur la mémoire coloniale, c’est d’abord comprendre ces éléments essentiels. Dans l’état actuel des recherches, il est possible d’apporter, au grès des nouvelles découvertes, des nuances à certains aspects de ce constat, mais pas de le nier. La colonisation belge au Congo est d’une brutalité extrême dans les premières années, notamment symbolisée par le « caoutchouc rouge ». Elle évolue par la suite vers un système de domination et de répression plus « larvé », mais dans lequel la violence sera toujours présente de manière systémique. Le racisme, lui aussi, est inscrit dans l’ADN de l’entreprise coloniale. Et jusqu’au tout dernier jour de la colonisation, un apartheid de fait hiérarchise l’ensemble de la société. Dans le système colonial, système d’inégalités de droit et de fait entre colonisateurs et colonisés basé sur la différenciation raciale, être Blanc ou être Noir définit et assigne les individus à leur place dans la société avant tout autre critère. Enfin, l’accaparement des ressources dirige l’action des colonisateurs. Dès les débuts de l’entreprise coloniale, les motivations de Léopold II sont régies par cette quête insatiable du profit. Penser que celle-ci disparaitra lors de la reprise de la gestion du Congo par la Belgique serait toutefois une erreur historique. Elle se poursuivra ensuite sous des formes progressivement moins prédatrices en vies humaines, notamment à partir de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais avec toujours autant d’appétit capitaliste. Ce triple constat n’empêche pas d’affirmer dans le même temps que des relations entre colons et colonisé.e.s aient pu être respectueuses, cordiales, amicales ou même amoureuses ; que des personnes blanches travaillant au Congo aient pu réprouver la violence et ne l’aient jamais personnellement appliquée. Cela ne modifie toutefois pas le caractère systémique du racisme, de la violence et de l’accaparement des ressources, de l’entreprise coloniale.
Recherches et histoire coloniale
Poser ces préalables indispensables n’explique cependant pas comment le CARHOP en est venu à s’intéresser à l’histoire sociale et du travail en RD Congo. Un rapide regard dans le rétroviseur nous permet de remonter le fil de cette aventure. À la base de ce numéro, il y la publication en décembre 2020 par le CARHOP du livre de l’historien Pierre Tilly, Au travail ! Colonisateurs et colonisés au Congo belge : entre exploitations et résistances, dans lequel l’auteur explore les conditions de travail, les formes qu’il revêt ainsi que les résistances à l’oppression et l’exploitation coloniale. Il nous y rappelle combien la colonisation belge, loin de la mission civilisatrice qu’elle prétendait être, est avant tout une entreprise visant à l’accumulation primitive du capital, au profit de la métropole et de ses classes possédantes.[3]
Cette incursion dans le domaine de l’histoire coloniale sert de détonateur et donne envie au CARHOP de poursuivre cette dynamique de recherche.[4] L’idée d’organiser un colloque sur la question du travail en RD Congo s’impose progressivement comme la meilleure manière d’y parvenir. Pour l’aider dans cette tâche et enrichir son approche, le CARHOP propose à deux partenaires de le rejoindre dans cette aventure. Ce seront la Commission Justice et Paix (CJP) et la Haute École Louvain en Hainaut (HELHa). CJP est une association d’éducation permanente et une ONG qui effectue un travail de sensibilisation sur les questions de conflits, de démocratie et d’environnement. Son expertise et son réseau, particulièrement sur la question de l’extraction minière, thème incontournable lorsqu’on évoque la question du travail en RD Congo, ont été indispensables. L’historien Pierre Tilly étant directeur de département à la HELHa, c’est tout naturellement que cette dernière s’est jointe au projet, nous faisant bénéficier de la connaissance de Pierre sur la question du travail au Congo colonial. Ce partenariat aboutit le 05 mai 2021 à l’organisation d’un colloque international et pluridisciplinaire, sur le thème « Travail et conditions de travail en RD Congo hier et aujourd’hui ». International et pluridisciplinaire donc, car pour offrir un regard sur l’histoire comme clé de compréhension des enjeux du présent, tout en utilisant les questions actuelles pour revisiter le passé, il apparait indispensable de croiser les approches. Les intervenant.e.s congolais.e.s et belges, historien.ne.s, économistes, syndicalistes, témoins, spécialistes des questions des ressources naturelles et du développement y interrogent le sens du travail dans une société mondialisée, particulièrement dans sa relation nord-sud. Ils questionnent la permanence du travail forcé et les formes d’exploitation qui persistent, ainsi que les résistances qui en émanent. Le colloque se veut à la fois une approche historique d’enjeux contemporains, tout en offrant des regards actuels sur des questions qui traversent l’histoire de la RD Congo pendant et après la colonisation, telles que celles des droits des travailleurs et travailleuses ou l’exploitation des ressources. La publication des actes de ce colloque dans ce numéro de Dynamiques, améliorée de nouveaux éléments développés par les auteur.e.s et d’une contribution supplémentaire, représente la suite logique de cette aventure de recherche. Cette publication affine encore notre démarche d’éducation permanente, en ce sens qu’elle permet aux contributeurs et contributrices, enrichi.e.s des débats consécutifs à leur intervention le jour du colloque, d’apporter des précisions sur certains éléments qui avaient suscités des questionnements de la part du public.
Enfin, il nous faut mentionner ici un élément sans doute essentiel de ce processus de travail : la crise sanitaire et sociale mondiale liée à la Covid-19. Si la démarche relevait plutôt de la contrainte, l’organisation d’un colloque en ligne a permis un formidable moment de rencontre avec nos confrères Congolais.e.s et le public de la RD Congo. Organisé en Belgique, cet événement n’aurait pu, par définition, permettre la participation active d’interlocuteurs et interlocutrices distants de plus de 6 000 kilomètres. Si nous devions, en tant qu’association d’éducation permanente, trouver des aspects positifs à cette crise sociale et sanitaire, celui-ci en ferait surement partie et occuperait une place de choix.
Alors, qu’est-ce que l’histoire du Congo colonial nous apprend sur les réalités du travail d’hier et d’aujourd’hui ? Voici l’un des fils rouges que les auteur.e.s tissent au travers de leurs contributions respectives à l’occasion de ce numéro. Le chantier relatif au travail colonial et post-colonial reste largement ouvert pour les historien.ne.s et pour celles et ceux qui se penchent sur l’histoire et la mémoire coloniale. Le sujet est loin d’être épuisé, il est même d’une extraordinaire actualité, nous l’avons vu précédemment. Les questions et les constats soulevés dans ce numéro interrogent notamment le rapport au travail, les formes d’exploitations liées au système capitaliste, les moyens de l’action syndicale dans un pays sans état de droit, et les possibilités pour ces organisations de défenses des travailleurs et travailleuses à collaborer internationalement. En corolaire, pour le CARHOP, il s’agit de se réapproprier le passé, il s’agit de le revisiter et de le redessiner à l’aune d’enjeux contemporains.
Fondamentaux d’aujourd’hui
S’il est nécessaire de poser le constat de quelques fondamentaux sur l’histoire coloniale, il est utile d’en faire de même sur l’histoire plus récente. La RD Congo est « un scandale géologique », dit-on souvent.[5] C’est en tous cas un pays qui recèle un potentiel de richesses impressionnant : minerais, pétrole, essences de bois rares, potentiel hydraulique ou agricole. C’est pourtant aussi un pays où les habitant.e.s sont parmi les plus pauvres de la planète. Si certains ont progressé depuis les années 1990, la plupart des indicateurs de développement humains, tout relatifs qu’ils soient, sont néanmoins au plus bas.[6] Malgré leurs combats quotidiens, la majorité des Congolais.e.s ne voient pas leur situation économique et sociale s’améliorer, en dépit des moyens investis par les coopérations bilatérales ou multilatérales et la présence massive d’ONG. L’État ne parvient pas à proposer une vision et une stratégie qui permette de sortir de l’ornière. Pire, après la « Trinité » coloniale, Administration – Église – Entreprises, dont on a évoqué les conséquences, l’État congolais repose aujourd’hui sur un triptyque particulièrement corrosif, réunissant corruption – prédation – répression.[7] Les recherches récentes montrent que la corruption existe déjà sous la colonisation belge et impacte durablement la période post-coloniale, atteignant son paroxysme sous le régime de Mobutu Sesse-Seko à partir de 1965.[8] Elle ne s’interrompt cependant pas avec la chute de ce dernier et continue jusque sous la présidence de Joseph Kabila.[9] Le bilan humain, social et économique de cette gestion du pouvoir s’avère en tous points catastrophique.
Présentation des articles
Or, comprendre en profondeur les causes essentielles des réalités présentes est indispensable. Celles-ci sont bien entendu multiples et complexes. Le présent et l’avenir ne sont pas déterminés ni totalement ni mécaniquement par le passé. Pourtant, celui-ci pèse, et souvent d’autant plus s’il est ignoré ou occulté. Ce numéro de Dynamiques. Histoire sociale en revue a donc pour ambition d’explorer la question du travail et des conditions de travail en RD Congo, pendant la période coloniale jusqu’à aujourd’hui. Afin d’en faciliter la lecture, il est découpé en trois volets principaux. Le premier est le volet historique, regroupant quatre contributions qui permettent de planter le décor et de faire le point sur la recherche historiographique. Le deuxième se penche sur les moyens de l’action syndicale, à travers deux contributions qui dirigent la focale sur l’expérience de terrain et les possibilités de la collaboration internationale. Le troisième et dernier volet s’intéresse plus particulièrement à la question de l’extraction minière à travers quatre contributions. Certains articles de ce numéro s’appuient essentiellement sur des témoignages de terrain, d’autres sont le résultat d’une recherche minutieuse dans les archives. Toutes les analyses regroupées ici permettent néanmoins de saisir des aspects importants de la réalité du travail et des conditions de son application, en RD Congo hier et aujourd’hui. À ce titre, et pour leur implication tout au long du processus d’élaboration de cette revue, nous en profitons pour remercier chaleureusement l’ensemble des auteur.e.s qui ont collaboré à ce numéro.
La première contribution de ce numéro est celle de l’historien de l’HELHa, Pierre Tilly. Contrairement à d’autres continents où les recherches sont plus abouties, l’auteur met en lumière le fait que la question du travail dans le monde colonial africain occupe encore aujourd’hui une place marginale dans l’historiographie. C’est un renouveau dans la lutte contre les discriminations qui conduit, à partir des années 1990, à s’interroger de plus en plus sur les liens possibles entre des situations de domination passées et actuelles. Aujourd’hui, comment faire parler et donner à entendre la parole des « sans-voix » qui constituent la majorité des personnes concernées par cette question du travail colonial ? L’auteur tente d’y répondre de deux manières, d’une part en abordant l’histoire du travail dans une perspective « empirique », d’autre part en établissant des liens entre des réalités du monde du travail anciennes et toujours actuelles, autour de permanences, de basculements et de ruptures qui sont essentielles pour comprendre les évolutions sur le temps long.
Dans sa contribution, Donatien Dibwe dia Mwembu, historien et professeur à l’Université de Lubumbashi, analyse ce que devient le travail dans la mémoire des travailleurs et travailleuses après une longue période de crise politique, économique et sociale au RD Congo. Il s’intéresse plus particulièrement au cas de l’Union minière du Haut-Katanga (UMHK) à Lubumbashi. Son analyse prend pour point de départ le dialogue entre deux représentants de générations et de mondes de travail différents, à savoir un père, ancien retraité de l’UMHK, et son fils, ingénieur et travailleur actif au sein de la même entreprise, aujourd’hui appelée Gécamines. La question principale autour de laquelle se focalise sa communication est celle de comprendre ce qu’est le travail et comment il évolue au cours des trois périodes classiques de l’histoire de la RD Congo, à savoir, les périodes précoloniale, coloniale et la postcoloniale.
Appréhender le travail et ses évolutions en RD Congo ne peut se faire sans s’intéresser aux résistances qu’oppose la population congolaise à la domination coloniale. C’est précisément la démarche entreprise par Asclépiade Mufungizi Mutagoyora, professeur et chercheur à l’Université catholique de Bukavu, qui nous présente ici des résultats de recherches inédits, issus de sa thèse de doctorat. Dans son article, il commence par interroger le contexte dans lequel le colonat agricole s’impose au Kivu après la Première Guerre mondiale. Il examine ensuite les stratégies utilisées par l’administration coloniale et les colons pour astreindre les populations du Bushi, région du Kivu, au travail forcé. Il décortique ensuite la manière dont les paysan.ne.s et l’autorité traditionnelle se comportent face à la domination européenne. En complément à sa conclusion, il trace ensuite quelques pistes d’actions en faveur du travail décent.
Dans une analyse qui fait la part belle aux sources orales et iconographiques, François Ryckmans, qui a suivi l’Afrique Centrale comme journaliste, s’intéresse au sort des salarié.e.s congolaise.s de 1940 à 1960. Il montre comment, avec l’essor des villes coloniales et du salariat, on assiste à la naissance d’une nouvelle classe sociale. Mais cette dernière, tout en disposant des instruments pour s’élever socialement, est dans le même temps mise à distance et humiliée par le monde colonial. En toile de fonds du portrait des travailleurs congolais, et grâce à leurs témoignages recueillis en 2000, l’auteur dépeint l’apartheid de fait et le racisme essentialiste du système colonial. En s’appuyant sur des témoignages oraux, il démontre toute l’importance d’une mémoire qui, si elle est souvent négligée dans la recherche historique classique, a pourtant valeur d’histoire.
La contribution suivante fait elle aussi place à la source orale. Fidèle Kiyangi, président de l’Intersyndicale nationale de l’administration publique de la RD Congo, livre ici un témoignage de terrain qui dépeint au vitriol l’exercice de l’action des syndicats dans le pays. Après avoir abordé le cadre légal, l’auteur retrace brièvement les grandes périodes de la vie syndicale du pays. Il décrit ensuite, exemples à l’appui, la difficulté à laquelle sont confronté.e.s les travailleurs et travailleuses du pays ainsi que les organisations qui doivent les défendre. L’inexistence d’un véritable dialogue social, le non-respect des engagements pris, les retards multiples dans le paiement des salaires et les absences d’un État de droit dans nombre de situations de la vie quotidienne forment la réalité quotidienne des organisations de défense des travailleurs et des travailleuses. Ce témoignage, s’il contient quelques limites inhérentes à cet exercice, au niveau du recul et des éléments d’analyse, est surtout riche d’un ancrage profond et d’observations qualitatives de la situation. Il permet de prendre toute la mesure de l’écart sidérant entre la législation et la réalité de terrain.
Avec son article qui peut être vu comme un parfait complément au précédent, Agathe Smyth, Responsable du programme Afrique au service International de la CSC, clôt ce diptyque syndical en s’interrogeant sur le rôle des organisations syndicales et celui de la coopération internationale dans l’imposition du travail décent. L’auteure nous rappelle que ce dernier est encore loin d’être une réalité pour tout le monde, y compris pour de nombreux Congolais et Congolaises, dans un pays où le taux d’emploi structuré ou salarié est très faible. Le chômage et le travail informel y prédominent largement et une immense majorité de la population ne bénéficie d’aucune couverture en matière de protection sociale. L’auteure estime que, à l’heure d’une économie mondiale globale, les intérêts des travailleurs et travailleuses belges ne peuvent être dissociés de ceux des autres pays. Elle défend l’idée d’un union syndicale internationale indispensable à la réalisation d’objectifs sociaux ambitieux.
Pour introduire le volet consacré à l’extraction minière, Henri Muhiya, Secrétaire exécutif de la Commission épiscopale pour les ressources naturelles du Congo, réalise une analyse comparée des conditions de travail dans l’industrie extractive et dans les exploitations artisanales, au niveau du secteur minier. Il démontre que ces conditions dépendent de nombreux facteurs. L’accès aux ressources, l’exploration, la construction d’une usine, l’exploitation, la transformation, le transport ou le commerce sont autant d’étapes pour lesquelles les conditions de travail peuvent évoluer. Néanmoins, si ces conditions sont fluctuantes, les résultats de la recherche prouvent qu’indépendamment du fait qu’il s’agisse du secteur formel ou informel, de l’exploitation industrielle ou artisanale, d’une entreprise d’État ou privée, des similitudes sont facilement observables, et que les conditions de travail méritent d’être améliorées à tous les niveaux.
La professeure de l’Université d’Anvers et de l’Université catholique de Bukavu, Sara Geenen, partage les résultats d’un projet de recherche qui s’intéresse au processus d’informalisation comme réponse systémique aux crises d’accumulation dans l’économie capitaliste. Elle analyse plus particulièrement la question du travail dans les sous-traitances qui œuvrent dans l’exploitation minière à grande échelle. S’appuyant sur des recherches empiriques dans plusieurs concessions minières situées à l’Est de la RD Congo, elle pose un regard critique sur ce phénomène, en interrogeant la nature et la qualité des emplois créés par cette industrie. Après avoir situé son étude dans la littérature académique et expliqué les méthodes utilisées pour mener la recherche, l’auteure présente brièvement quelques résultats de celle-ci.
Les deux contributions suivantes peuvent être lues en miroir, tant elles se complètent efficacement. Marie-Rose Bashwira, professeure associée à l’Université catholique de Bukavu, développe son analyse en l’articulant autour d’une double problématique, la contraction de dettes et le travail des femmes dans l’artisanat minier de l’or. Elle démontre comment les femmes, alors qu’elles constituent une part non négligeable des acteurs du secteur, représentent un public particulièrement à risque de cette industrie. Marginalisées et victimes de violences basées sur le genre, telles que les violences sexuelles ou les maltraitances physiques et morales, leur travail reste non reconnu et souvent mal rémunéré. L’auteure met en exergue le caractère foncièrement différent des dettes contractées par les hommes et les femmes dans l’industrie minière artisanale aurifère, tout en démontrant la duplicité de ces formes de contrats liant exploiteurs de puits miniers et travailleuses. À l’instar des ce que connaissent les ouvriers et ouvrières en Belgique avant l’émergence de la question sociale, en cas de litige, le monde patronal a toujours raison.
Dernier contributeur à se pencher sur le cas de l’extraction minière, Patrick Balemba, responsable de recherche et d’animation à la Commission Justice et Paix, s’intéresse lui au travail forcé des enfants dans la filière de l’extraction minière à l’Est de la RD Congo. Il met en évidence le lien entre les conflits armés qui sévissent dans la région et la permanence du travail forcé des jeunes. Après avoir posé les jalons juridiques qui sont censés protéger les enfants, il détaille en quoi il existe un décalage entre cette protection légale et les réalités de terrain. Il propose ensuite des pistes de solutions tout en s’interrogeant sur le rôle que peuvent jouer les différents acteurs nationaux et internationaux afin d’en finir avec ce fléau.
Enfin, Pierre Tilly et Julien Tondeur, respectivement historiens à la HELHa et au CARHOP, effectuent la synthèse des actes du colloque international « Travail et conditions de travail en RD Congo hier et aujourd’hui », tout en replaçant les diverses contributions dans le spectre plus large du chantier relatif au travail colonial et post-colonial. Ils mettent en évidence le fait que les sociétés colonisées, comme les colonisatrices, partagent une histoire commune qui nous amène à nous interroger collectivement et individuellement sur cet héritage du passé et son impact sur le présent. Car la relation au passé colonial nous renvoie inévitablement à des questions d’identité collective, que la colonisation par sa nature dominatrice et prédatrice, a malmenée et déstructurée.
Notes
[1] Voir par exemple : MAERE D’AERTRYCKE (de) A., « Congo : honteux ou fiers d’être Belges ? », Le Vif, opinion, mis en ligne le 29 aout 2017, https://www.levif.be/actualite/belgique/congo-honteux-ou-fiers-d-etre-belges/article-opinion-713337.html, page consultée le 15 octobre 2021.
[2] Voir à ce sujet et à propos des trois points développés ci-après : GODDEERIS I., LAURO A., VANTHEMSCHE G (dir)., Le Congo colonial. Une histoire en questions, Waterloo, Renaissance du Livre, 2020, p. 24-27.
[3] TILLY P., Au travail ! Colonisateurs et colonisés au Congo belge : entre exploitations et résistances, Bruxelles, CARHOP, 2020.
[4] Le CARHOP a cependant déjà travaillé sur l’histoire coloniale, Voir notamment FAFCHAMPS J., L’action syndicale et l’indépendance du Congo belge. Sources personnelles pour l’histoire collective d’une période, Bruxelles, CARHOP, mis en ligne en 2010, https://www.carhop.be/images/congo_belge_j.fafchamps_2010.pdf ; ou encore trois fiches pédagogiques réalisées dans le cadre de la construction d’un outil pédagogique à l’occasion d’un partenariat avec l’asbl Lire-et-Écrire, Une ligne du temps pour découvrir l’histoire, comprendre le présent et construire l’avenir. Ligne de base, l’histoire sociale de Belgique. Livret de l’animateur, Lire-et-Écrire et CARHOP, décembre 2019, https://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/l_histoire_sociale_de_la_belgique_-_livret.pdf .
[5] LE STER M., « L’Est de la République Démocratique du Congo : du « scandale géologique » au scandale politique, économique, humanitaire… », Cahiers d’Outre-Mer, n°255, juillet-septembre 2011, p. 435-438, mis en ligne le 23 janvier 2012, https://journals.openedition.org/com/6341, page consultée le 14 octobre 2021.
[6] PROGRAMME DES NATIONS-UNIES POUR LE DÉVELOPPEMENT (PNUD), Rapport sur le développement humain 2020, La prochaine frontière : le développement humain et l’Anthropocène, Congo (République démocratique du), p. 1-8, http://hdr.undp.org/sites/all/themes/hdr_theme/country-notes/fr/COD.pdf, page consultée le 13 octobre 2021.
[7] Voir à ce propos : JACQUEMOT P., « La résistance à la bonne gouvernance dans un État africain. Réflexion autour du cas Congolais (RDC) », Revue Tiers Monde, 2010/4, n°204, p. 129-146, https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2010-4-page-129.htm, page consultée le 13 octobre 2021.
[8] Voir à ce propos : KODILA TEKIDA O., Anatomie de la Corruption en République Démocratique du Congo, Université de Kinshasa, Institute of African Economics, janvier 2013.
[9] Voir à ce propos : JACQUEMOT P., « La résistance…
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
TONDEUR J., « Introduction au dossier. Ce que l’histoire du Congo colonial nous apprend sur les réalités du travail hier et aujourd’hui », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°15-16 : Travail et conditions de travail en RD Congo hier et aujourd’hui, octobre 2021, mis en ligne le 18 octobre 2021. URL : www.carhop.be/revuescarhop