Bruno Liesen (historien, ULB)
Comme son nom l’indique, la bibliothèque populaire s’adresse au « peuple », c’est-à-dire, à l’origine, aux gens les plus modestes : ouvriers et ouvrières, artisan.e.s, paysan.ne.s… Son objectif avoué est de poursuivre l’œuvre d’éducation et d’instruction commencée à l’école. Cette institution de lecture se développe dans notre pays dès le début du 19e siècle et prend son essor dans les années 1860, à la faveur de plusieurs facteurs convergents : l’instruction publique se généralise, les idées démocratiques gagnent du terrain, l’industrialisation progresse à pas de géant. Le marché du livre se transforme aussi et le livre, produit de luxe autrefois réservé aux élites sociales, devient un produit de masse.
Premiers frémissements
Le monde catholique, fort de son expérience dans le domaine de l’école, est à l’origine des premières réalisations dans le domaine des bibliothèques populaires, qui fleurissent dès les années 1830-1840. Il domine l’action dans ce domaine jusqu’au milieu du siècle. Ces bibliothèques dites « choisies » ou « de bons livres » sont en principe destinées à tous les catholiques mais à y regarder de plus près, leurs lecteurs et lectrices se recrutent essentiellement au sein de la bourgeoisie. Des sections gratuites destinées aux classes dites populaires ne s’ouvrent que sur le tard et peinent parfois à trouver leur public.
Quant aux communes, elles commencent à s’intéresser aux bibliothèques populaires à la suite du choc des révolutions de 1848. Celles-ci épargnent la Belgique mais secouent ses élites dirigeantes et les amènent à envisager les moyens susceptibles de mieux contrôler les classes laborieuses – dites « dangereuses » – notamment par le biais de l’instruction et de la moralisation. En 1848, Édouard Ducpétiaux, chantre du réformisme social en Belgique, propose au Conseil communal de Bruxelles d’établir une bibliothèque populaire à laquelle seraient adjoints des cours publics pour les ouvriers et ouvrières. Le projet bruxellois, qui s’inspire des Mechanics’ Institutes britanniques, est adopté sur le principe mais, freiné par d’obscures considérations budgétaires, il ne sera réalisé que quinze ans plus tard ! Dans d’autres communes du pays, des bibliothèques populaires communales sont ouvertes, à Andenne (1848), Vracene (1849), Furnes (1849), Termonde (1850), Verviers (1851). Jusqu’en 1862 cependant, l’initiative communale amène peu de créations.
Le déclic de la circulaire Vandenpeereboom du 13 septembre 1862
Le 13 septembre 1862, Alphonse Vandenpeereboom, ministre de l’Intérieur dans le Gouvernement libéral Rogier-Frère-Orban, se fend d’une circulaire aux gouverneurs de province pour encourager les communes à créer des bibliothèques populaires, conçues comme un « complément » de l’école primaire. Là où l’action communale fait défaut, l’initiative privée est bienvenue. Cette première intervention de l’État dans le domaine de la lecture populaire « encourage » sans rien imposer. Nous sommes au temps de l’« État-gendarme » qui se borne à ses fonctions régaliennes. Cette circulaire est néanmoins à l’origine d’un important mouvement en faveur des bibliothèques populaires, largement dominé par l’initiative privée.
L’heure, cette fois, est aux libéraux. Dès sa fondation à Bruxelles en 1864, la Ligue de l’enseignement, vouée à la défense de l’école publique, obligatoire, laïque et gratuite, accorde aux bibliothèques populaires une place de choix dans les outils éducatifs destinés à prolonger la formation des classes laborieuses au-delà de l’école primaire. L’action de la Ligue, qui vise surtout la promotion de la lecture au sein des classes populaires, suscite la création de multiples bibliothèques. Elle innove à la fin du siècle en lançant un réseau de bibliothèques circulantes qui comptera jusqu’à 71 bibliothèques et sera couronné d’un « grand prix » à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1910. D’autres associations de tendance libérale, comme le Willemsfonds en Flandre ou la Société Franklin à Liège, s’inscrivent également dans ce courant en faveur de la lecture populaire. Le monde catholique ne va pas tarder à réagir en renforçant et en coordonnant mieux son action. Le Parti ouvrier belge (POB), fondé en 1885, crée à son tour des bibliothèques populaires, inspirées dans un premier temps par les réalisations libérales. En 1900, Jules Destrée – futur auteur de la loi sur les bibliothèques publiques – lance le projet de former une bibliothèque dans chaque Maison du Peuple. La création, en 1910, de la Centrale d’éducation ouvrière – future Présence et action culturelles (PAC) – contribuera à affranchir les réalisations socialistes du modèle libéral en les transformant en outils de formation des militant.e.s.
L’initiative privée ne se limite pas au monde associatif. L’instruction et la moralisation des classes laborieuses intéressent aussi, au premier chef, le monde industriel. Les dirigeants de plusieurs charbonnages notamment, prennent ou soutiennent de nombreuses initiatives d’ordre social et culturel, dans un esprit paternaliste. Il s’agit de promouvoir des valeurs morales comme la famille ou la tempérance, d’accroître la productivité en valorisant le travail, le respect de l’autorité et la discipline, de canaliser le comportement social et politique dans le sens de l’ordre établi, etc. La bibliothèque populaire trouve naturellement sa place dans la cité ouvrière, à côté de l’école primaire, des cours pour adultes, des logements ouvriers, de la boulangerie, des magasins de vêtements ou de denrées alimentaires, des bains et lavoirs publics, voire de l’église… édifiés autour du site de l’exploitation minière ou de la fabrique. En 1903, les gérants de Delhaize frères et Cie fondent un cours d’instruction primaire pour leurs ouvriers et ouvrières, complété par des excursions et une bibliothèque proposant des livres « bien choisis », des journaux et des revues illustrées, qui préfigure les futures bibliothèques d’entreprise[1]. Les initiatives prises par les ouvriers et ouvrières eux-mêmes sont beaucoup plus rares. Le seul exemple documenté est celui des Amis de l’instruction, société de lecture fondée en 1879 par vingt-cinq ouvriers des houillères de Courcelles, domiciliés à Souvret (Hainaut) et qui ouvrent une bibliothèque dans ces deux localités. Cette société est sans doute inspirée par l’association ouvrière du même nom fondée à Paris en 1861, bien que leurs liens n’aient jamais été établis avec précision[2].
Enfin, pour être complet, il faut mentionner les bibliothèques intégrées dans des institutions d’enseignement pour adultes. En 1866, Alphonse Vandenpeereboom – toujours lui – réforme les écoles pour adultes organisées par les communes, en réglementant le fonctionnement de la bibliothèque considérée comme « le complément indispensable »[3] de ces établissements. Il établit toutefois une distinction entre ces bibliothèques « spéciales », soumises à l’inspection scolaire, et les bibliothèques populaires communales. D’autres institutions d’éducation populaire, comme les extensions universitaires et les universités populaires, qui apparaissent au tournant du siècle, se dotent de bibliothèques où se donnent parfois des lectures publiques, comme dans les bibliothèques populaires. L’Extension universitaire de Bruxelles, créée en 1893, institue une bibliothèque circulante vers 1895. Les bibliothèques d’établissement d’enseignement pour adultes s’adressent au même public que les bibliothèques populaires et ont le même objectif d’élever le niveau intellectuel et moral des classes populaires par le biais du livre. La seule véritable différence est d’ordre institutionnel.
Des bibliothèques de « bons » livres
Les promoteurs des bibliothèques populaires leur assignent une double fonction d’instruire les masses populaires et de les « moraliser », autrement dit de les éduquer dans le sens d’une bonne hygiène morale et sociale.
La bibliothèque populaire est d’abord le complément de l’école, leitmotiv particulièrement présent dans le discours libéral. Charles Masson, avocat et conseiller provincial à Liège, le résume en ces termes en 1875 : « la bibliothèque populaire est le complément naturel de l’école primaire et de l’école d’adultes. Ces trois institutions se complètent et se fortifient (…). Il est presque impossible de les séparer sans danger, car elles constituent les trois bases de l’instruction publique »[4]. Très logiquement, l’instituteur est considéré comme le bibliothécaire idéal. Il est le mieux placé pour continuer à l’école d’adultes et à la bibliothèque populaire la « lutte contre l’ignorance » entamée à l’école primaire. C’est aussi le point de vue défendu par la Ligue de l’enseignement et il sera appliqué notamment dans le réseau des bibliothèques populaires de la Ville de Bruxelles.
Quant à la fonction « moralisatrice », elle est à l’œuvre non seulement dans le contenu des ouvrages, sélectionnés avec soin, mais aussi dans l’acte même de se rendre à la bibliothèque après sa journée de labeur pour y emprunter des livres. L’ouvrier ou l’artisan échappent ainsi à l’attraction fatale du cabaret et regagnent leur foyer où ils pourront partager avec les leurs les plaisirs de la lecture, en lisant des passages à haute voix ou en donnant des commentaires. Cette vision idyllique, chère au discours libéral, est partagée par les milieux catholiques et même par les promoteurs des bibliothèques populaires socialistes de la première génération. Il faut rappeler que la lutte contre l’alcoolisme occupe une bonne place dans les premiers combats menés par le Parti ouvrier belge.
Le monde des bibliothèques populaires n’échappe donc pas à la pilarisation qui imprègne l’ensemble de la vie socio-culturelle en Belgique. Cela se manifeste dans les discours tenus par les uns et les autres sur le « bon » et le « mauvais » livre. Le choix des ouvrages est au cœur des préoccupations des promoteurs et gestionnaires de bibliothèques populaires. L’accent est mis sur les ouvrages « instructifs ». Dans l’optique libérale en particulier, telle qu’elle est défendue par la Ligue de l’enseignement et mise en pratique dans le réseau de la Ville de Bruxelles, la bibliothèque populaire est conçue comme un « temple de la science » destiné à transmettre aux classes laborieuses la connaissance et les valeurs bourgeoises. Leurs catalogues reflètent clairement une volonté de démocratisation du savoir, mais suivant les normes de la classe dominante et dans un sens utilitariste. Il s’agit de former de bons citoyens, mais aussi de bons ouvriers, de bons techniciens, de bons agriculteurs, de bons pères ou mères de famille, etc. Quant aux livres dits « récréatifs », ils ont certes leur place, mais sont plutôt considérés comme une sorte de « produit d’appel », selon le principe du « qui a lu lira ». La littérature populaire, en revanche, est quasi unanimement bannie des bibliothèques populaires, toutes tendances confondues, car susceptible de heurter le sens moral[5].
Vers la bibliothèque publique
Au début du 20e siècle, les bibliothèques populaires sont remises en question par les tenants d’un mouvement réformiste qui s’inspire du modèle anglo-saxon de la free public library. La critique des bibliothèques populaires aboutit à une double constatation : leur nombre est insuffisant et leur organisation ne répond plus aux besoins. Paul Otlet et Henri La Fontaine, créateurs du Mundaneum, sont les figures de proue de ce mouvement de réforme, qui vise à « faire de nos bibliothèques dites “populaires”, de véritables “bibliothèques publiques” utiles à toutes les classes de la société »[6]. À la quatrième Conférence internationale de bibliographie, tenue à Bruxelles les 10 et 11 juillet 1908, ils présentent un rapport considéré de nos jours comme le premier manifeste de la bibliothèque publique moderne.
Leur projet est fondé sur le principe du réseau unique intégrant, au sein d’une ville ou d’une agglomération de communes, les bibliothèques de diverses natures : bibliothèques avec salles de lecture, bibliothèques de prêt à domicile, bibliothèques circulantes, bibliothèques scolaires. Leurs services doivent être connectés à l’école, aux institutions postscolaires et aux bibliothèques scientifiques. Les bibliothèques publiques sont appelées à collaborer les unes avec les autres : prêt entre bibliothèques, acquisitions en commun, publication de catalogues collectifs, préparation et diffusion de guides de lectures.
Devenue « publique », la bibliothèque s’inscrit dans une vision nouvelle, où elle est conçue comme institution d’éducation intégrale et permanente, instrument de démocratisation d’une culture universaliste ouverte à toutes et tous sans distinction. Les attitudes philanthropiques ou paternalistes sont évacuées, la fonction récréative est reconnue à sa juste valeur. Avant 1914, ce vaste projet de réforme reste lettre morte, malgré quelques réalisations isolées s’inspirant de ces principes[7].
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, qui voit exploser la demande de lecture, la nécessité d’une réforme des bibliothèques populaires se fait de plus en plus sentir. L’esprit de reconstruction nationale, l’instauration de l’instruction obligatoire jusqu’à l’âge de quatorze ans (loi du 19 mai 1914) et de la journée de huit heures (loi du 14 juin 1921) sont autant de circonstances favorables à la naissance de la première loi belge sur les bibliothèques publiques.
La loi Destrée
La loi du 17 octobre 1921 est adoptée sur proposition de Jules Destrée, ministre des Sciences et des Arts. Comme d’autres textes législatifs marquants, le nom de son promoteur lui restera attaché, ce qui souligne son importance. Il est vrai que Destrée est une personnalité hors normes. Socialiste de la première heure – il est l’un des premiers députés du POB. –, il s’est fait le chantre de la cause ouvrière, d’une législation sociale, du suffrage universel et de l’enseignement obligatoire et gratuit. Il est aussi un fer de lance du mouvement wallon. Après avoir servi comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg puis à Pékin pendant la Première Guerre mondiale, Destrée entre en 1919 dans le premier Gouvernement belge à participation socialiste et se voit attribuer le portefeuille des Sciences et des Arts, qui inclut l’Instruction publique.
L’ambition de sa proposition de loi est de « transformer le faisceau hétéroclite des bibliothèques, dites populaires, en un véritable service public »[8], sur le modèle anglo-saxon, ce qui implique une obligation de neutralité et donc une rupture par rapport aux divisions du passé. Comme le souligne Hugues Dumont dans sa thèse magistrale sur le pluralisme dans le droit public belge, « en soi, la logique du service public aurait dû conduire Destrée à imposer à chaque commune la création d’une bibliothèque publique ou au moins l’adoption d’une bibliothèque privée disposée à respecter la neutralité inhérente à tout service public, fût-il fonctionnel »[9]. Lors des travaux de la commission mise en place en 1920 pour préparer la loi, Destrée a été saisi d’un avant-projet qui allait dans ce sens, mais il y renonce en février 1921, pour ne pas heurter de front à la fois les défenseurs de l’initiative privée et plus encore ceux de la sacro-sainte autonomie communale. Selon la loi, les communes ont donc le choix entre plusieurs options : créer une bibliothèque publique, en adopter une, se satisfaire de l’existence d’au moins une bibliothèque libre dans leur ressort ou, en l’absence de toute bibliothèque reconnue, se contenter… de ne rien faire. Dans ce dernier cas de figure, la loi stipule que l’administration communale est tenue d’établir un des trois types de bibliothèques publiques « dès qu’elle sera sollicitée par des électeurs représentant le cinquième du corps électoral » (art. 2, § 2). Ce compromis à la Belge est le prix payé par Destrée pour obtenir une très large adhésion à son projet, voté à l’unanimité à la Chambre et par 65 oui, 20 non et 5 abstentions au Sénat.
En définitive, l’exigence de neutralité va se plier au principe de la liberté subventionnée, nettement avantagé par son enracinement historique et sociologique. La neutralité sera interprétée non pas dans le sens d’un réseau de bibliothèques publiques ouvertes à toutes les tendances, mais dans le sens d’un réseau constitué de bibliothèques reflétant chacune l’une ou l’autre de ces tendances en fonction des personnes qui les fréquentent et formant ensemble un réseau représentatif des différents courants idéologiques.
Quoi qu’il en soit, la loi Destrée représente une étape majeure dans l’émergence d’un service de lecture publique en Belgique. Avant la guerre, le pays comptait moins de 1 500 bibliothèques populaires dont l’organisation était laissée à l’initiative de promoteurs institutionnels ou privés et sans aucune coordination les unes avec les autres. Ces structures aux horaires très divers et aux collections hétéroclites étaient gérées par des personnes sans statut véritable et sans formation spécifique. L’État n’intervenait qu’avec parcimonie, surtout par des dons de livres. Sous le régime de la nouvelle loi, il devient un acteur de premier plan, tout en laissant une marge de liberté assez large à l’initiative communale ou privée. L’intervention financière de l’État constitue un élément déterminant du développement des bibliothèques. Celles-ci se multiplient, du moins jusqu’à la crise des années 1930. En contrepartie de leur reconnaissance, elles se soumettent à des règles de fonctionnement communes, destinées à garantir l’accès le plus large à la population. Les bibliothécaires bénévoles restent en place, mais le métier va se professionnaliser progressivement, grâce à l’instauration de filières de formation et de concours. À cet égard, la création d’un Conseil supérieur des bibliothèques publiques, dans la foulée de la loi Destrée, donnera des impulsions décisives.
Le nouveau régime des bibliothèques publiques conserve toutefois au moins deux axes de continuité avec le passé : le lien avec l’école et la pilarisation. Tout d’abord, la bibliothèque est toujours présentée comme complément de l’école. Dans son exposé des motifs de la loi du 17 octobre 1921, Destrée proclame : « J’ai toujours considéré la bibliothèque publique comme le complément indispensable de l’école ». C’est un lointain écho à la circulaire de son prédécesseur Jules Vandenpeereboom, qui désignait la bibliothèque populaire comme « le véritable complément » de l’école. Le principe de la liberté subventionnée, adopté pour les bibliothèques publiques comme pour l’ensemble des institutions d’éducation populaire, est d’ailleurs celui qui gouverne la politique scolaire. Ce principe convient parfaitement aux catholiques et aux libéraux. Le monde socialiste est plus divisé. Certains s’en accommodent, les autres préfèreraient l’instauration d’un véritable service public neutre, impliquant que l’État prenne lui-même en charge les bibliothèques plutôt que de se contenter d’un rôle d’encouragement. Ils comprennent toutefois qu’un tel bouleversement se heurterait à des obstacles insurmontables et se rangent donc à une solution plus réaliste, moyennant la mise en place d’un certain contrôle. En entérinant le principe de liberté subventionnée – seul consensus possible entre les trois grands mondes socio-politiques – la loi Destrée maintient intacte la pilarisation du système. Elle institutionnalise en un sens le régime ancien des bibliothèques populaires en permettant à celles-ci de bénéficier des aides publiques sans pour autant changer de nature, sans compter celles qui subsistent en dehors du cadre légal, qui reste facultatif.
Dans l’entre-deux-guerres, la loi Destrée aboutit à créer des centaines de bibliothèques de tailles très variables, relevant le plus souvent d’un statut privé et affichant presque toujours une couleur idéologique ou philosophique bien déterminée. Les critiques sont unanimes pour constater le manque de cohésion de l’ensemble des bibliothèques publiques de diverses catégories et la dispersion de subventions dont les montants sont jugés dérisoires. En 1966, à l’occasion du 45e anniversaire de la loi Destrée, des voix s’élèvent pour dénoncer « la misère des bibliothèques publiques » et appeler à une réforme axée sur les besoins du public, qui mette fin à la « pulvérisation de l’effort financier », à la « concurrence des réseaux » et au fait que « le respect de la liberté locale telle qu’elle a été comprise par la loi Destrée a conduit à la folle injustice qui fait que certains citoyens ont une bibliothèque publique et d’autres pas »[10]. Selon ses détracteurs, la loi Destrée contribue à pérenniser les bibliothèques populaires et sa longévité inattendue a des effets néfastes sur l’élaboration d’un réseau de lecture publique digne de ce nom. Marcel Hicter, directeur général de la Jeunesse et des Loisirs au ministère de l’Éducation nationale et de la Culture, ne mâche pas ses mots : « j’ai (…) bon espoir que nous n’aurons pas à célébrer le cinquantième anniversaire de la Loi Destrée. Ce serait un signe grave, si nous étions amenés à le faire. Notre pays risquerait de tomber progressivement, par rapport à ses voisins, dans un état de sous-développement et de sous-équipement culturel »[11]. Les projets de réforme de la loi développés en 1956 et 1966 restent sans lendemain.
Il faut attendre la révision constitutionnelle de 1971, qui transforme la Belgique en État fédéral, pour voir s’engager enfin le processus qui aboutira à une réorganisation en profondeur de la lecture publique, compétence désormais transférée aux entités fédérées. Les décrets votés respectivement par la Communauté française, le 21 février 1978, et le Cultuurraad voor de Nederlandse Cultuurgemeenschap, le 6 juillet 1978, mettent fin au régime de la loi Destrée, qui aura donc vécu un bon demi-siècle.
Appel à chercheuses et chercheurs
Si la loi Destrée a fait l’objet de plusieurs études, l’histoire des bibliothèques populaires et des bibliothèques publiques dans nos régions reste encore assez peu exploitée par les historien.nes. Certes, beaucoup de travaux consacrés à des associations actives dans le domaine de l’éducation populaire/permanente, par exemple, abordent la question, mais sans toujours exploiter à fond les sources consacrées à cet aspect de leurs activités. Les bibliothèques créées à l’initiative des communes et des provinces mériteraient aussi des recherches plus systématiques[12].
En ce qui concerne les bibliothèques populaires avant la loi Destrée, il y a encore un important travail à mener pour dresser un inventaire, une cartographie de ces institutions. Les quelques statistiques publiées à l’époque posent de nombreux problèmes critiques et sont probablement très incomplètes ou erronées. Il reste aussi beaucoup à faire pour affiner notre connaissance de la sociologie des lecteurs, des lectrices, et des pratiques de lecture. L’étude du contenu des catalogues est une autre piste intéressante pour étayer ce que nous savons de l’offre de lecture proposée aux « classes laborieuses ».
Enfin, toute la période du régime de la loi de 1921 de même que celle du décret de 1978 sont des champs largement ouverts aux chercheurs et chercheuses. En 1999, dans un numéro de la revue Lectures consacré au 20e anniversaire du décret sur la lecture publique de 1978, j’avais publié un article intitulé « Y-a-t-il un historien dans la salle ? » qui lançait de multiples pistes à explorer pour un travail de mémoire, suggérant notamment d’interviewer les acteurs de la lecture publique pour constituer des archives sonores, de recueillir des témoignages photographiques, audio-visuels des locaux, des installations et des diverses pratiques de lecture et de culture initiées par nos bibliothèques, etc. Vingt ans et des poussières plus tard, cet appel reste toujours d’actualité. Formons le vœu que l’anniversaire célébré en 2021 lui donnera un nouvel écho !
Bibliographie
Depasse C., Historique et organisation des bibliothèques publiques en Belgique, Bruxelles, Ligue de l’enseignement, 1931.
Liesen B., Bibliothèques populaires et bibliothèques publiques en Belgique (1860-1914). L’action de la Ligue de l’enseignement et le réseau de la Ville de Bruxelles, Liège, Centre de Lecture publique de la Communauté française (C.L.P.C.F.), 1990.
Liesen B., « Y a-t-il un historien dans la salle ? », dans Le décret sur la lecture publique de février 1978. Déjà 20 ans ! Itinéraires et promesses (Lectures, hors-série), Bruxelles, CLPCF, 1999, p. 38-40.
Liesen B., « Des bibliothèques populaires aux bibliothèques publiques en Belgique : L’émergence d’un service public de lecture dans une société pilarisée », dans SANDRAS A. (éd.), Des bibliothèques populaires à la lecture publique, Lyon, Presses de l’Enssib, p. 327-372.
Valgaeren L., Plaats en taak van de openbare bibliotheek in Vlaanderen. Schets van de evolutie van volksbibliotheek naar openbare bibliotheek. Toekomstperspectieven, Anvers, Vlaamse Vereniging van Bibliotheek-, Archief- en Documentatiepersoneel, 1976 (Bibliotheekkunde. Verhandelingen aansluitend bij Bibliotheekgids, n° 33).
Van Aelbrouck A., Éducation populaire et bibliothèques publiques. Les conditions historiques, sociales et psychologiques de leur évolution, Bruxelles, Éd. de la Librairie encyclopédique, 1956.
Notes
[1] Bulletin de la Ligue de l’enseignement, 1909, p. 44-46.
[2] La première bibliothèque des Amis de l’instruction, fondée en 1861 dans le IIIe arrondissement de Paris, a été miraculeusement conservée dans son état d’origine jusqu’à nos jours. Ce lieu de mémoire a été le cadre en 1984 d’un important colloque international sur l’histoire de la lecture. L’association, toujours très active, a organisé un second colloque sur ce thème à la bibliothèque de l’Arsenal en 2014. Nombreuses ressources documentaires sur leur site Internet : https://bai.asso.fr
[3] Rapport au Roi annexé à l’arrêté royal du 1er septembre 1866 (Pasinomie, 4e série, t. I, Bruxelles, 1865-1866, p. 250-251).
[4] Masson C., « Les bibliothèques populaires », dans Revue de Belgique, XXI, 1875, p. 5-18 (cit. p. 8).
[5] À ce sujet, voir LIESEN B., « Le livre et ses lecteurs dans les bibliothèques populaires au XIXe siècle », dans Archives et bibliothèques de Belgique, LX/1-2, 1989, p. 121-136.
[6] La bibliothèque publique, I/1-2, 1908, p. 3.
[7] Sur l’intervention d’Otlet et La Fontaine dans la question des bibliothèques publiques, voir notre article LIESEN B., « De la bibliothèque populaire à la bibliothèque publique : le courant réformateur de la lecture publique en Belgique à l’aube du XXe siècle », dans Archives et bibliothèques de Belgique, LXVIII/1-4, 1996, p. 175-187.
[8] Charlier J., « Les bibliothèques », dans La Wallonie, le pays et les hommes, lettres-arts-culture, IV, [Bruxelles], La Renaissance du livre, 1981, p. 339-348 (citation, p. 341).
[9] Dumont H., Le pluralisme idéologique et l’autonomie culturelle en droit public belge, I, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis-Émile Bruylant, 1996, p. 220.
[10] Deprez M., « Quelques réflexions à propos des bibliothèques et de leur passé », dans La loi Destrée a 45 ans, 1966 (Cahiers J.E.B., n° 4), p. 247-256.
[11] Marcel Hicter, « Avant-propos », dans La loi Destrée a 45 ans, 1966 (Cahiers J.E.B., n° 4), p. 243.
[12] Pour la province de Liège, voir l’ouvrage récent de Missiaen J.-J., Lectures pour tous. Une histoire des initiatives de la province de Liège en matière de lecture publique, Liège, Éd. de la Province de Liège, 2021.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
LIESEN B., « Il y a 100 ans… la loi Destrée : La bibliothèque populaire devenait publique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.