Lahcen Ait Ahmed (Permanent, CIEP communautaire)
Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant tunisien, en s’immolant par le feu devient le symbole du déclenchement du « Printemps Arabe » (Tunisie, Maroc, Egypte, Syrie, Yémen, etc.) ; un mouvement invoqué ensuite par certains acteurs d’actions collectives en Amérique du Nord – le «printemps d’érable» canadien, « occupy Wall-Street » – et en Europe – les «Indignés» espagnols et français, les manifestations grecques contre l’austérité ou tout récemment les « Nuit Debout » françaises. Les formes et les désirs d’investissement de l’espace public se propagent et cette propagation n’est pas le fruit d’un calcul savant ou d’une stratégie concertée entre les acteurs-contestataires du monde entier. Ceux-ci s’emparent d’un symbole, d’un geste, reformulent une revendication. Ils s’autorisent d’une action collective proche ou lointaine (dans l’espace ou le temps) et font ainsi monter en généralité leurs propres revendications.
Selon la philosophe étasunienne Judith Butler[1] , il existe bel et bien une politique de la rue. Elle est un espace de visibilité et de rassemblement pour des corps maltraités ; l’espace d’autoconstitution d’un acteur ; le lieu d’une affirmation, d’une parole.
En Belgique, les actions collectives de l’automne 2015 rappellent à tous et toutes que la rue, la place, l’espace public sont encore et toujours des espaces politiques. L’espace public est l’espace des publics, un lieu privilégié de la représentation des conflits entre les groupes sociaux.
INTRODUCTION
Les formes d’investissement de l’espace public sont diverses (de la manifestation à la pétition en passant par le blocage d’autoroutes). Dans ce texte, nous concentrerons notre regard sur une forme spécifique de protestation: l’occupation des places. Nous contextualiserons ce mode d’action et proposerons quelques éléments d’analyse. Nous dégagerons ensuite de cette forme spécifique des éléments généraux concernant l’action collective dans l’espace public.
RÉPERTOIRES D’ACTIONS
Selon l’historien Charles Tilly, les acteurs qui souhaitent « mettre en scène » une protestation, puisent très souvent à l’intérieur d’une série « limitée de routines qui sont apprises, partagées et exécutées à travers un processus de choix relativement délibéré. »[2] Il existerait donc à chaque époque, dans chaque lieu, « un stock limité de moyens d’action à la disposition des groupes contestataires. » L’auteur qualifie de «performances» ces actions dans l’espace public.
Cet auteur distingue deux périodes ayant chacune contribué à la constitution d‘un répertoire distinct de performances. Aux 17e et 18e siècles, le mode de revendication se déploie dans un espace local où l’adversaire et les éventuels intercesseurs sont le plus souvent connus. À cette forme «chaude» succède progressivement au 19e siècle un second répertoire d’actions, qui marque l’affaiblissement des modalités précédentes : la revendication se libère des élites locales ; elle est prise en charge par des groupements ad hoc (associations, syndicats) et des actions originales apparaissent (grèves, manifestations). Tilly explique cette transformation en partie par la centralisation-nationalisation de la vie politique et par la participation progressive du peuple aux affaires publiques (via des représentant-es).
Les modes d’actions sont ainsi dépendants des configurations politiques (relations aux pouvoirs), des enjeux (économiques, culturels, etc.), des ressources du groupe et de sa culture du conflit.
L’OCCUPATION : UNE ENTRÉE DANS L’ESPACE PUBLIC (PAR EFFRACTION)
Une occupation est « l’investissement momentané par plusieurs personnes d’un bâtiment ou d’une propriété, privés ou publics et qui comporte directement ou indirectement l’expression d’opinions politiques. »[3]
On associera bien entendu ce mode d’action à un acteur historique : le mouvement ouvrier. Mais il faut d’emblée le noter : l’occupation d’usines, d’ateliers, de locaux ou de bâtiments est bien plus qu’un complément ou qu’une conséquence « naturelle » de la grève. L’occupation, dont la spécificité réside dans l’utilisation d’un lieu comme forme de protestation, trouble une « routine », elle questionne une « évidence » : lorsque les ouvriers occupent l’usine, ils brisent le code de la propriété privée. L’usine, qui appartient au patron, est désormais occupée par les ouvriers et ceux-ci y développent des activités détachées du contrat de travail, détachées de la tutelle et du regard du maître. On ne se rend pas à l’atelier pour y travailler mais pour revendiquer ; on s’y assemble pour parler, s’exprimer ; on y crée des solidarités ; parfois on chante, on danse, on cuisine, on établit un règlement de l’occupation, etc. On va parfois encore plus loin et on gère l’usine (façon LIP).
Les acteurs changent, le mode d’action s’adapte…
Dans les années 1960-1970, l’occupation ouvrière est réinterprétée à l’intérieur des luttes estudiantines (occupations de campus en France, Italie, États Unis, etc.). Les étudiant-es de la Sorbonne afficheront une banderole : « 1936, les ouvriers occupent leurs usines, 1968, les étudiants occupent leurs facultés ». Au milieu des années 1990, l’occupation de l’Église Saint-Bernard (Paris) constitue un nouveau tournant dans l’histoire longue des revendications avec, dans un même mouvement, la réapparition de ce mode d’action et l’entrée en scène d’un acteur et d’une cause : le sans-papier.
L’occupation prend l’air…
Plus récemment, on occupait la place Tahrir au Caire, le parc Zuccotti à New-York, le parc Taksim Gezi à Istanbul, la place Puerta Del Sol à Madrid, la place de la République à Paris, etc. L’occupation des places constitue alors ce lieu où des citoyen-nes se réunissent durablement pour interagir, délibérer et discuter de leurs idées, pour proposer des solutions possibles à différentes problématiques : « La place est remplie, les rues aux alentours sont remplies, les gens écoutent la réunion qui est retransmise sur les différentes radios pirates de la ville depuis leur petit poste et là on se dit : les choses ne seront plus jamais comme avant. Cela représente une telle rupture avec la normalité que ce qui est en train de se passer là, personne ne l’oubliera jamais. »[4]
Comme les ouvriers occupant l’usine, les occupant-es d’un espace public (un parc, une rue, une place publique) disqualifient l’usage de cet espace. Ce lieu de la circulation des individus et des marchandises, lieu de la « flânerie » et de la consommation, est reconfiguré: ce qui se donnait à voir, à entendre dans cet espace devient subitement tout autre chose : « Ce qui se passe sur la place de la République (…), c’est que soudain il est devenu plus désirable pour des milliers de gens d’aller converger ensemble sous cette bannière fourre-tout de la « Nuit Debout » et d’un ras-le-bol instinctif, plus désirable de se retrouver que de passer sa soirée chez soi, en terrasse ou partout ailleurs. »[5]
LE MOYEN JUSTIFIE SA FIN
Les occupant-es, exposé-es à la vue de tous et toutes, montrent que la politique n’est pas confinée à un espace fermé et réservé à certain-es (les locaux d’un parti, un parlement, les studios de télévision, les colonnes des journaux, etc.). La politique se fait aussi dans la rue (le parc, le champ, etc.), lieu auquel chacun-e est libre d’accéder. Dès lors, l’occupation qui était surtout un « simple » moyen pour les ouvriers (faire plier le patron en bloquant la production) devient aussi une fin en soi dans le cadre des occupations de places. Il ne s’agit pas seulement de réclamer mais tout autant de montrer qu’ici et maintenant, une autre façon de faire de la politique est possible : « ce qui compte est d’apparaître, de s’imposer dans l’espace public concret : d’y palabrer, de discuter de tout, sans autre but précis que de tenir la place. »[6]
Notons ici que les ZAD[7] (Notre Dame des Landes, Haren, etc.) parviennent à regrouper les objectifs de l’occupation ouvrière (en usine, ateliers, etc.) et les fins de l’occupation des places : on empêche par l’occupation d’un espace ad hoc, la réalisation d’un projet (aéroport, barrage, prison, etc.) et on montre in situ une autre façon d’investir et vivre cet espace, une autre façon de vivre tout court… L’occupation des places donne donc à voir un acteur social, sa revendication et une proposition d’être au monde. L’occupation des places est une praxis : à la fois un moyen et une fin en soi. Nous sommes là au croisement de la contestation et de la création.
« NOUS, LE PEUPLE… »
Les démocraties représentatives fondent leur légitimité sur une option : un peuple souverain confie à des représentant-es le soin de délibérer des questions portant sur le bien commun. On est donc en droit de se demander : que font celles et ceux qui campent sur les places, qui s’y attardent, y débattent et s’organisent pour durer (manger, se doucher, dormir, se divertir, etc.) ? Qui représentent-ils/elles, citoyen-nes déjà représenté-es ? Ne défendent-ils/elles pas des intérêts corporatistes, valent-ils/elles finalement mieux que ces corporations ou lobbyistes qu’ils/elles dénoncent parfois ? Cette dernière question contient sa réponse : là où les groupes de pression (lobbys) agissent dans l’ombre, manigancent et complotent secrètement, les occupant-es des places affirment publiquement un point de vue, un état de la situation, un besoin et une demande. Tout ceci concerne d’ailleurs le plus souvent un bien pour tous et toutes, un bien commun (une justice fiscale, justice économique, droit de se mouvoir à travers le monde, etc.).
Mais bien avant de revendiquer quoi que ce soit, ces rassemblements sont la concrétisation d’un principe qui est nié presque partout ailleurs dans la société : la situation d’égalité qui est à l’œuvre parmi les manifestant-es de la place. Ces rassemblements sont dans le même temps la manifestation d’un droit de tous et toutes : le droit à l’espace public, espace de la libre expression, de la critique du pouvoir et des autorités, de la demande de changement.
Certes, ces groupes qui se réunissent sur les places et qui se présentent parfois comme « Le Peuple »[8] ne sont composés que d’une portion infinitésimale de la population totale d’un lieu (un pays, une région, ville ou même une commune). Mais les principes de la politique ne sont heureusement pas ceux de l’arithmétique (ou de la statistique). Comme on le sait, les comportements ou décisions majoritaires ne recouvrent que très rarement des processus émancipateurs. On doit donc rappeler avec Alain Badiou[9] que cette affirmation « Nous sommes le Peuple » est différente d’un « nous représentons le Peuple » parlementaire. L’énonciation du mot « peuple » – et ses multiples variantes poétiques (« les Indignés », « nous sommes les 99 % », etc.) – sur une place par des corps réunis, produit de facto la distance entre deux figures du peuple : la première est celle de ce peuple majoritaire, déjà là (statique), « masse silencieuse », uniforme et abstraite dont se prévaut l’État[10] (peuple-population); la seconde, celle d’un peuple en constitution (corps fragiles), actif et minoritaire, un peuple qui émerge, se détache du corps étatique pour questionner autant la légitimité des appareils (économiques, culturels, sociaux) qui garantissent que l’état de la situation. En fait, la politique des rues réunit celles et ceux qui refusent le « circulez, y a rien à voir…»
Notes
POUR CITER CET ARTICLE
Lahcen Ait Ahmed, « Occupez l’espace public », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 2, juin 2017 [En ligne], mis en ligne le 28 juin 2017. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/