Quelques enjeux, pour les femmes, dans les jardins collectifs

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Claudine Lienard (bénévole, CARHOP et auparavant coordinatrice de projets, Université des Femmes)

Paysagiste et pratiquante en éducation permanente, passionnée d’écoféminisme et de démocratie, je vous déroule cet article comme une promenade organisée à partir de la question : comment les femmes ont-elles été, sont-elles concernées par l’aventure humaine des jardins partagés ? L’égalité entre femmes et hommes y a-t-elle progressé ou régressé ? Les réponses indiquent que les actions des femmes y sont comme les nervures d’un végétal : invisibles mais structurantes, ténues mais essentielles, particulières mais reliées. Elles leur ont permis d’user du jardinage et du collectif pour s’émanciper et revendiquer leur part dans l’organisation de nos sociétés.

Au tournant du 20e siècle, le jardin sépare des rôles sociaux

Si l’adjectif « ouvrier » est accolé au mot jardin, c’est parce que des parcelles de terre sont mises à disposition des ouvriers dès l’ère industrielle à l’initiative de patrons et de mécènes caritatifs dans un but de santé à tout point de vue : santé des travailleurs et santé des voisinages, la première par l’exercice d’une activité saine et une meilleure alimentation, la deuxième par l’éloignement du bistrot et de la surconsommation d’alcool. Nous sommes donc bien dans une perspective paternaliste où l’on cherche à fusionner l’usine et la vie quotidienne des ouvriers et de leur famille pour les moraliser, les contrôler, réduire les effets néfastes de l’industrialisation.

Les femmes des ménages ouvriers doivent y tenir leur rôle : nourrir leur famille et trouver des légumes nourrissants car « à l’ouvrier qui fait beaucoup d’efforts musculaires, la nourriture qui convient le mieux est faite d’un peu de viande et de beaucoup de légumes »[1] note Raphaële Bernard-Bacot dans Le Jardin ouvrier de France édité en 1934 par la Ligue du coin de terre et du foyer.

« Le bonheur de tous dépend pour une très large part du dévouement de la mère,
de l’ordre,
de l’économie de la femme,
de l’habileté de la cuisinière »

Les femmes restent cantonnées à la cuisine et deviennent des virtuoses de la conservation, des recettes et de l’habileté culinaire. Citons Madeleine Maraval, directrice d’une école ménagère, qui publie Ma pratique des conserves de fruits et légumes en 1910 et conclut notamment ainsi : « Le bonheur de tous dépend pour une très large part du dévouement de la mère, de l’ordre, de l’économie de la femme, de l’habileté de la cuisinière »[2]. Les produits du potager sont destinés aux mères de famille pour qu’elles les transforment en nourriture, mais cela n’implique pas leur présence régulière dans les parcelles, mises à disposition des ouvriers, qu’elles fréquentent toutefois le dimanche. Elles sont aussi de la partie lors des fêtes et des processions organisées dans les jardins ouvriers. Il s’agit alors de les glorifier et les mettre à l’honneur. Dans ces moments propices aux discours et aux rassemblements de notables auprès de la population ouvrière, il n’était pas rare d’élire une « reine des jardiniers ».

Une à une, puis ensemble, les femmes cultivent leur émancipation

Les jardins cultivés collectivement ont joué un rôle pour « éponger » les crises économiques et alimentaires, mais aussi pour réduire les impacts du travail, contraint et pénible, sur la santé physique et psychique. Les fondateurs et fondatrices des jardins ouvriers poursuivent l’objectif de permettre une meilleure alimentation des familles, et des familles nombreuses en priorité, pour une meilleure santé des enfants et des travailleurs. Les femmes, socialisées au soin, ont pris leur place dans cette démarche sociale notamment par le biais d’actions caritatives menées par des femmes bourgeoises.

La misère vécue par la population au tournant des 19e et 20e siècles est considérée par la bourgeoisie comme un problème de moralité à résoudre par une éducation aux valeurs. Les dames de cette société sont envoyées auprès de la classe ouvrière pour apporter à la fois du secours et assurer un contrôle via des œuvres philanthropiques[3] dont des jardins feront partie. Difficile de ne pas citer ici l’action d’une dame patronnesse dont l’histoire a longtemps été occultée derrière celle de l’Abbé Jules Lemire, considéré comme l’inventeur des jardins ouvriers dans les Flandres française et belge à partir de 1896. Il s’est pourtant inspiré de l’action de Félicie Hervieu qui, en 1889 à Sedan, via son Œuvre pour la reconstitution de la famille et avec l’aide d’un petit groupe de femmes, remplace la traditionnelle aumône par la mise à disposition d’un jardin à cultiver pour la dignité et la liberté de l’ouvrier et de sa famille. Proche de la démocratie chrétienne, sage-femme et entrepreneuse, elle est reconnue pour avoir contribué à transformer l’action charitable en démarche collective d’émancipation.

À partir des années 1970, le jardinage collectif entre dans l’éventail des actions féministes

Ayant conquis l’accès à l’éducation puis à la citoyenneté, les femmes s’appuient sur leurs savoirs et leurs expériences pour développer leur émancipation. Dans le contexte d’un mouvement social féministe qui s’affirme, elles continuent des actions de développement social telles que celles menées par les dames patronnesses, mais en organisent de nouvelles, dans des cadres de militance et dans celui de l’éducation permanente qui se structure en Belgique francophone. Il s’agit d’ouvrir des champs de développement social pensés et animés « par des femmes pour des femmes ». S’y intègrent des jardins partagés comme base de valorisation, d’apprentissages, voire d’intégration dans la vie citoyenne. Deux visites sur le terrain potager permettent de mieux comprendre.

« par des femmes
pour des femmes »

C’est au fil d’une démarche de soutien, et notamment d’alphabétisation de femmes d’origine étrangère, que le jardin porté par l’association bruxelloise Le GAFFI a permis de véritables processus d’empowerment. L’ancienneté (1978) de l’association inscrite à la fois dans l’éducation permanente et dans l’insertion professionnelle, comme le décrit l’historienne Florence Loriaux[4], ainsi que son inscription clairement féministe ont approfondi les méthodologies et les objectifs. L’activité potagère relie des femmes et ouvre leurs apprentissages sociaux. Elles viennent le plus souvent de pays d’Afrique, regrettent leur campagne et leur lien à la nature. L’asbl Le Début des haricots, partenaire du GAFFI, les a guidées pour retrouver en milieu urbain le contact avec la terre. Leurs productions maraîchères leur ouvrent partages, activités annexes de cuisine, de stands, de fêtes, de formation et d’expression, et renforcent leur autonomie, leur assurance.

D’autres exemples inscrits dans le secteur de l’éducation permanente sont documentés et montrent comment la gestion d’un jardin partagé permet ce processus d’émancipation féministe. Ainsi, le jardin de la Bobine[5], sur les hauteurs de Droixhe, offre un terrain de cultures potagères mais aussi d’échanges culturels et de savoirs à des femmes immigrées. Grâce au soutien du monde associatif et de l’insertion sociale, de la Commune et des habitant.e.s du quartier, elles disposent d’un terrain, le cultivent, et parlent des plantes de leur pays d’origine voire tentent leur culture, expérimentent les recettes des unes et des autres dans des ateliers de cuisine, s’organisent pour des excursions communes de découverte d’activités d’agriculture biologique, s’encouragent à apprendre à lire et écrire pour raconter leurs savoirs, partagennt des formations à la santé et à l’alimentation durable, etc. Le jardin, réservé aux femmes mais implanté au milieu d’une centaine de familles d’origines principalement kurdes, turques, marocaines, permet à des femmes souvent cantonnées à l’espace privé de se retrouver à l’extérieur et, à partir de leur entraide collective, d’élargir leur champ de déplacement et de s’ouvrir à d’autres populations. La pérennité des activités de jardinage entamées en 2004 les conduit, au fil des activités partagées, à mieux appréhender leur situation, les enjeux de ce type d’alimentation vis-à-vis des offres de l’agro-alimentaire, à s’intégrer dans les fêtes locales, bref à prendre leur place de citoyennes. En 2023, deux femmes, Danielle Clausse, présidente, et Cécile Hoornaert, directrice, sont au gouvernail de l’association laïque de La Bobine dont les activités d’accueil et de soutien sont nombreuses et variées, le plus souvent développées à partir de projets lancés par les participant.e.s[6].

Actualités et perspectives : femmes et jardin planétaire

Les jardins permettent le partage non seulement des productions potagères, mais aussi d’idées et de pratiques. Ces échanges débordent le cadre local et se nouent aussi à des niveaux internationaux. Les mouvements et collectifs de femmes se renforcent des initiatives éloignées et s’intègrent à des luttes communes telles que les engagements contre les modifications climatiques, pour la préservation des ressources naturelles, contre la folie extractive et la bétonisation.

Green guerillas (…)
« plus de six cents
community gardens à New York et des milliers de jardins communautaires
à travers l’Amérique du Nord »

Aux Etats-Unis et plus précisément à New York, c’est une femme, Liz Christy, artiste résidant à Manhattan, qui lance des jardins collectifs urbains au début des années 1970, les community gardens. Elle invente les Green guerillas par son exemple de lancer dans les terrains vagues des agglomérats de terre et de semences (les bombes de graines), touchée de voir ces parcelles laissées à l’abandon. En 2010, on comptait « plus de six cents community gardens à New York et des milliers de jardins communautaires à travers l’Amérique du Nord »[7]. En Angleterre, à Todmorden près de Manchester, trois femmes dont une consultante et une agente de développement territorial sont, dans les années 2010, à l’initiative d’un réseau de jardins potagers développés avec l’aide de la population locale pour offrir des espaces de « nourriture à partager » aux personnes en difficulté. Avec l’aide de la ville, elles mettent au travail maraîcher enfants, jeunes et autres volontaires pour transformer toute une série d’espaces publics en culture, des gazons de l’hôpital au jardinet du commissariat.[8] Les femmes s’impliquent dans ces processus et poussent parfois le militantisme jusqu’à des actions plus politiques. À Besançon, en avril 2022, des parcelles d’un terrain promis à la construction par les autorités sont occupées par des collectifs qui y installent clôtures, cabane à outil, pommes de terre et autres légumes. Deux maraîchères réussissent à produire chaque semaine une trentaine de paniers de légumes bio destinés aux militant.e.s et habitant.e.s du quartier.[9]

Les jardins partagés : un terrain de recherche et d’expérimentation sur l’égalité entre femmes et hommes

Le féminisme, large mouvement social pour les droits des femmes et leur reconnaissance sociale en tant qu’être humain à part entière, prend donc appui sur la formule des jardins partagés, mais se penche aussi sur ce qui s’y joue, pour les femmes et pour la lutte contre les discriminations de sexe. Les analyses de genre démontrent cette préoccupation et continuent à le faire, via des travaux universitaires, des colloques. En voici deux échos concernant des recherches menées sur la question de l’égalité dans le secteur.

Dans le cadre d’un doctorat en sociologie mené en 2012 à l’Université de Bretagne occidentale, en France, Stéphanie Laurent décrit l’aventure des jardins ouvriers du tournant du 20e siècle sous l’angle d’une perpétuation des inégalités de genre. « Les représentations symboliques liées au jardinage portent avant tout sur la dimension masculine : les efforts physiques, l’utilisation de certains outils jugés lourds et dangereux ou encore la saleté du fait d’être en contact direct avec la terre. Les stéréotypes sexués sont persistants et légitiment, d’une certaine façon la présence moins importante des femmes dans les jardins »[10] nous dit-elle, reconnaissant que cet imaginaire dominant aux origines des jardins ouvriers tend à évoluer. En mai 2023, un colloque s’est tenu à Brest, en France, sous le titre « Jardins de femmes. Que font les femmes dans les jardins ? ». La chercheuse Ana-Cristina Torres s’intéresse à la situation actuelle et évoque les processus à la fois d’invisibilisation et de mise en visibilité à l’œuvre dans les jardins collectifs à Paris où les femmes ne conquièrent principalement leur reconnaissance qu’à travers la question du « beau » (belles fleurs, espaces harmonieux, etc). Sa thèse témoigne des préoccupations féministes actuelles de protection du vivant, d’universalisation du soin, d’un lien différent à la nature. Elle y poursuit l’objectif d’élargir les motivations de conservation de la nature en s’appuyant « sur la notion de valeurs relationnelles ainsi que sur celle des transformations des expériences de nature »[11] illustrées par ses recherches dans une dizaine de jardins collectifs parisiens.

Lorsqu’il est organisé
par un groupe de femmes,
le jardin collectif
a un impact politique

Enfin en matière de pouvoir d’agir, des échos d’analyse de genre des pratiques en jardins collectifs montrent que là comme ailleurs, les femmes se retrouvent en nombre dans les tâches de base et diminuent dans les fonctions plus décisionnelles ou représentatives. Marie-Pierre Najman, auteure pour la revue Silence[12] de plusieurs reportages sur les jardins collectifs notamment en région lyonnaise en France constate que, si les femmes sont largement majoritaires dans les équipes qui cultivent, l’animation des initiatives reste masculine. Elle attribue ce fait à la difficulté de cumuler ces engagements avec un travail salarié. Pourtant, observe-t-elle, la proportion demeure quand les personnes sont retraitées.

Lorsqu’il est organisé par un groupe de femmes, le jardin collectif a un impact politique non seulement via des processus d’empowerment mais aussi via le souci de domestication d’un espace public symboliquement interdit ou hostile aux femmes. Il s’agit d’ouvrir l’espace public, mais aussi d’y inscrire les pratiques de l’espace privé : gratuité, affectivité, solidarité, etc. C’est l’hypothèse posée par l’anthropologue canadienne Manon Boulianne qui constate le rôle important des femmes au sein des jardins collectifs au Québec, tant comme intervenantes que comme productrices ou consommatrices.

Par goût, envie, nécessité, les femmes ont peu à peu intégré les jardins partagés, mais les tâches sont restées longtemps dissociées selon le sexe : aux hommes, les travaux lourds de bêchage, tuteurage, plantations … aux femmes, l’éclaircissage des pousses, l’arrachage des herbes malvenues, la culture des fleurs et des herbes condimentaires. La brouette, la bêche pour les uns, la serfouette, l’arrosoir pour les unes. Une division genrée se marque toujours dans les activités de jardinage urbain : aux hommes les maraîchages lucratifs, aux femmes l’autoproduction alimentaire non commercialisée à destination des ménages mais aussi des réseaux d’entraide importants socialement mais non rémunérés. L’enjeu est de permettre les activités et les profits, sociaux autant qu’économiques, sans distinction de sexe et il nécessite toujours des luttes, des actions, mais aussi la compréhension des mécanismes et des organisations. Les chercheuses féministes nous y aident en montrant que les femmes fournissent dans les jardins partagés un travail social gratuit et invisibilisé alors qu’elles sont les premières et principales victimes de la précarité et qu’elles poursuivent des buts alimentaires. Elles s’engagent aussi, à travers les activités jardinières et alimentaires, pour des objectifs sociaux et environnementaux. Elles sont, les premières et les plus nombreuses, soucieuses d’une alimentation de meilleure qualité et de protection des ressources naturelles. En transformant ces productions alimentaires collectives et hors système marchand en véritables alternatives citoyennes, fondement d’un autre type de société, les femmes, actives dans les jardins collectifs, prennent leur place dans l’espace public citoyen dominé par les hommes[13] et induisent des changements nécessaires à la survie de tous et toutes.

Soyons optimistes.
Des jardins communautaires actuels
intègrent davantage d’égalité
entre les hommes
et les femmes

Soyons optimistes. Des jardins communautaires actuels intègrent davantage d’égalité entre les hommes et les femmes tant dans le support de l’organisation que dans la répartition des tâches. Cette évolution ne semble pas le fait du hasard, mais bien d’une volonté d’attention à l’équilibre des sexes et c’est tant mieux. Ainsi, à Marcinelle, dans la région de Charleroi, Jardinelle est un jardin communautaire dont les statuts d’asbl ont été déposés en janvier 2022 par quatre hommes et quatre femmes, dont la présentation sur le net utilise l’écriture inclusive et dont les photos illustrent des implications partagées. Un exemple, un de plus, à diffuser et imiter.

Notes

[1] BERNARD-BACOT R., Jardins ouvriers Jardins de demain, Épaux-Bézu (Fr), Ed CoursToujours, 2023, p. 11.
[2] MARAVAL M., Ma pratique des conserves de fruits et légumes, Paris, Librairie agricole de la Maison rustique, 1910.
[3] Lire le premier chapitre de ROUCLOUX A., COENEN M.-T., DELVAUX A-L, Vie féminine. 100 ans de mobilisation féminine, Bruxelles, CARHOP, 2021.
[4] LORIAUX F., Le GAFFI : un projet de société pour les femmes migrantes (1978-2014), Bruxelles, CARHOP, 2015 (Les Carnets du CARHOP).
[5] Ce passage s’inspire de l’analyse de l’expérience de La Bobine présentée par HUART F. dans son article pour la revue Chronique féministe, n° 107, janvier/juin 2011.
[6] Pour en savoir plus, « La Bobine », Les associations fédérées,  www.calliege.be, page consultée le 11 septembre 2023.
[7] Les sources vers cette initiative sont disponibles sur la notice wikipedia « Jardin communautaire ».
[8] MONGAILLARD V., « A Todmorden, on se sert gratuitement dans les potagers », Le Parisien, 2 mai 2012.
[9] KERARON L., « Jardins pirates : cultiver la terre pour la défendre », Silence, n° 519, mars 2023, p. 13.
[10] LAURENT S., Le jardinage et le salariat : historique des jardins ouvriers et perpétuation des inégalités de genre, www.laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com, 2012, page consultée le 11 septembre 2023.
[11] TORRES A.-C., Initiatives citoyennes de conservation de la nature en milieu urbain : rôle des jardins partagés, Paris, Université Paris Saclay, 2017, p. 40. https://theses.hal.science/, page consultée le 11 septembre 2023.
[12] Voir les archives de Silence sur www.revuesilence.net.
[13] BOULIANNE M., « L’agriculture urbaine au sein des jardins collectifs québécois. Empowerment ou ‘domestication de l’espace public’ », Anthropologie et Sociétés, vol. 25, n° 1, 2001, pp. 63-80.

Pour citer cet article

LIENARD C., « Quelques enjeux, pour les femmes, dans les jardins collectifs », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 21 : Les jardins collectifs, septembre 2023, mis en ligne le 3 octobre 2023, www.carhop.be/revuescarhop