Introduction au dossier : Communiquer et transmettre l’histoire des femmes

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Amélie Roucloux (Historienne au CARHOP asbl) et
Julien Tondeur, (Historien au CARHOP asbl)

En tant qu’historien.ne.s, il nous arrive d’être interpelé.es par des militantes féministes qui  regrettent le manque d’informations accessibles à propos de l’histoire du mouvement des femmes, de leurs luttes, de leurs revendications. Pourtant, l’histoire des femmes existe, et elle a changé, que ce soit dans ses objets ou dans ses points de vue. Elle est partie d’une histoire des corps et des rôles privés pour aller vers une histoire des femmes dans l’espace public. Elle est partie d’une histoire des femmes passives à une histoire des femmes actives, qui réalisent le changement, qui sont forces motrices de l’action. Elle est partie d’une histoire des femmes pour aller aujourd’hui vers une histoire des genres, des rôles sociaux et de leur place dans la distribution des inégalités. L’histoire des femmes a élargi ses perspectives de recherches, enrichi ses points de vue, écrit sa propre histoire.[1]

Cette histoire n’a cependant pas toujours existé et c’est très récemment que des initiatives en faveur de l’étude de l’histoire des femmes ont émergé et ont fait bouger les lignes. Dans le monde francophone, c’est à la faveur du courant de la nouvelle histoire des années 1970 qui multiplie les centres d’intérêt innovants, tels que l’histoire des mentalités, la vie privée, la sexualité, etc., qu’apparaissent les pionnières. En France en 1973, un premier séminaire est institué par Michelle Perrot, Fabienne Bock et Pauline Schmidt. Elles y posent la question : « les femmes ont-elles une histoire ? ». Ce questionnement évolue au cours des années pour arriver en 1998 à un colloque intitulé : « L’histoire sans les femmes est-elle possible ? » (Rouen, 1998). La Belgique n’est pas en reste. Entre autres initiatives, il y a la création du Groupe de recherche et d’information féministe (GRIF) en 1973, celle du Groupe de recherche sur l’histoire des femmes (GIEF), celle du Centre d’archives et de recherche pour l’histoire des femmes (CARHIF) en 1995, etc. D’autres centres, comme le CARHOP (1977, constitué en asbl en 1980), bien que n’ayant pas pris l’histoire des femmes comme thématique principale, ne lui en donne pas moins une place de choix. Le travail de ces structures et des historiennes (principalement) qui les composent ne suivent pas les mêmes stratégies, ne répondent pas aux mêmes questionnements et évoluent au cours du temps. Toutes ont une approche originale qui apporte une pierre à l’édifice de l’histoire des femmes. Cette originalité est d’autant plus renforcée qu’à partir des années 1970, toute une série de revendications est prise en compte par l’État, sous une forme « institutionalisée », qui se charge de veiller à l’application des mesures égalitaires et de dénoncer les dérives.[2] Cette dynamique permet d’ouvrir d’autres champs de recherches.

Malgré ses avancées scientifiques, la diversité et l’abondance de ses approches, faire l’histoire des femmes reste un enjeu d’actualité. En 2019, en introduction de l’Encyclopédie d’histoire des femmes, les directrices de recherche (Éliane Gubin et Catherine Jacques) s’inquiètent d’une amnésie persistante sur le passé des femmes, « une constante qui, il faut bien le reconnaître, a toujours occulté les luttes et les étapes pour l’autonomie et l’émancipation des femmes. Même les vagues féministes qui se sont succédé ont gommé largement l’histoire des mouvements précédents. La culture générale n’a pas fait une place très large à l’histoire des femmes et beaucoup, la plupart du temps, en ignore quasi tout, ou n’en ont que des connaissances éparses, fragmentées, voire erronées. De sorte que les lacunes à leur propos demeurent bien ancrées ».  Ce constat, couplé aux interpellations des militantes et au tour d’horizon des initiatives des années 1970 et 1980 interroge, tant l’histoire des femmes en Belgique peine à s’inscrire dans la mémoire collective.

Ce 23e numéro de Dynamique propose de, modestement, pallier à cette anomalie. En partant des slogans et des préoccupations d’aujourd’hui, mais qui plongent souvent leurs racines dans le temp long, ce numéro va à la rencontre des actrices d’une partie de cette histoire. Quelles revendications ont-elles portés hier et portent-elles aujourd’hui ? Comment celles-ci ont-elles émergé ? Quel(s) écho(s) entre hier et aujourd’hui ? Surtout, dans un but avoué de transmission, ce numéro s’intèresse aux différentes stratégies développées par les actrices afin d’arriver à leurs objectifs. Les champs d’action retenus pour cette analyse sont : le syndicat, la politique, l’associatif, et le législatif, le tout dans une optique pluraliste. Le choix des thématiques et des revendications est quant à lui librement choisi par les participantes. En bref, il s’agit de faire un retour, partant des luttes actuelles, sur les étapes pour l’autonomie et l’émancipation des femmes, à travers différentes problématiques.

Pour s’immerger dans les revendications actuelles et leurs multitudes, l’équipe de rédaction se rend aux manifestations du 8 mars 2023 et 2024, enregistre et interroge les militantes d’aujourd’hui, leurs chants, leurs slogans et leurs revendications. L’occupation, l’appropriation de l’espace public à cor(ps) et à cri est la première dynamiques qui frappe. Dans le cortège du 8 mars 2024, un grand calicot surplombe la place de l’Albertine: “Invisibles mais invincibles. Soutien à la grève des travailleuses domestiques sans papier”. Interrogée sur le parcours, une manifestante revendique l’égalité salariale entre les hommes et les femme, et insiste sur l’importance de faire un travail de sensibilisation sur cette question. Droit du travail, lutte contre les violences faites aux femmes, égalité entre les hommes et les femmes, ces revendications actuelles sont aussi celles choisies par les contributrices.

Chantal Massaer, directrice d’Info-Jeunes Laeken, revient sur la campagne Sur les pavés, l’égalité !. La référence à l’un des slogans de la révolte française de mai 1968 Sous les pavés, la plage est assumée : égalité et émancipation en sont le maître mot. À partir des animations sur l’égalité de genre réalisées dans différentes écoles bruxelloises, certaines deviennent partenaires du projet et des élèves participent activement à celui-ci : intervention lors de la conférence de presse, réalisation d’émissions radio, création du passeport pour les théâtres, mobilisation pour la parade festive. À partir d’une interview de Chantal Massaer, nous découvrons une démarche originale pour amener les thématiques de genre et d’égalité hommes-femmes dans l’espace public.

À partir des témoignages croisés de Magali Verdier, du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) de Bruxelles, et d’Eva Jimenez Lamas, de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), les deux responsables de Ligue des travailleuses domestiques de la CSC Bruxelles, le récit retrace l’historique d’une lutte menée par des femmes sans-papiers pour l’obtention de leurs droits. Il évoque dans un premier temps la manière dont la Ligue des travailleuses domestiques émerge en 2018 du comité des travailleurs sans-papiers. Il revient ensuite sur les revendications des travailleuses domestiques (des conditions de travail dignes et une protection juridique, un accès légal au marché du travail pour mettre fin à la précarité de leur situation et cotiser à la sécurité sociale, l’accès aux formations professionnelles dans les métiers en pénurie) et sur les stratégies échafaudées afin de les faire aboutir : organisation de grève, théâtre action, plaidoyer politique, tentatives d’approches de formations politiques, etc. Grâce à leur mobilisation, les travailleuses sans-papiers de la Ligue gagnent de manière progressive leur place dans le syndicat. Elles continuent aujourd’hui de lutter afin d’obtenir la reconnaissance de leur place et de leur travail dans la société.

Dominique De Vos, membre du bureau du Conseil fédéral de l’égalité des chances entre hommes et femmes revient sur les questions des inégalités concernant le temps de travail. Le Conseil fédéral est un organe consultatif fédéral créé à l’initiative de la ministre de l’Emploi et du Travail, par l’arrêté royal du 15 février 1993 et effectivement installé le 13 octobre 1993. Son rôle est, de sa propre initiative ou à la demande d’un.e ministre, de faire des enquêtes, de rendre des avis et de proposer des mesures légales sur les matières fédérales pour tout ce qui concerne le travail des femmes et la politique d’égalité des chances. Avec Dominique De Vos donc, nous découvrons l’une des démarches institutionnelles qui existe en faveur des droits des femmes. Développant une approche historique et juridique, elle retrace l’histoire du temps partiel, et analyse les inégalités qui existe encore sur le partage du temps de travail.

Andrée Delcourt-Pêtre, ancienne présidente de Vie Féminine, puis sénatrice dans les rangs du Parti social-chrétien revient sur l’une des revendications portées par le Mouvement à partir des années 1970 : la création d’un fonds de créances alimentaires pour les mères divorcées. À partir d’une note remise à l’équipe de rédaction, nous découvrons les actions possibles du monde associatif et du monde politique en faveur des droits des femmes. Au début des années 1970, des femmes divorcées, confrontées au non-paiement de la pension alimentaire pour les enfants, font la proposition suivante : ne pourrait-il pas y avoir un système de caisse de compensation pour régler le problème des pensions alimentaires non payées ? C’est le début d’un long cheminement, la revendication étant portée par Vie Féminine et le monde associatif féminin et féministe, avant d’être de plus en plus relayée dans le monde politique. Andrée Delcourt-Pêtre accompagne cette revendication tout au long des années 1970 et 1980.

Pour la dernière contribution, qui analyse deux revendications différentes et néanmoins liées, le congé de maternité et le congé de naissance, Julien Tondeur s’appuie principalement sur le témoigne de Gaëlle Demez, responsable des Femmes CSC depuis 2017. Le 03 juin 2020, la proposition de loi supprimant le rabotage du congé de maternité en cas de chômage temporaire ou d’incapacité de travail durant les six semaines qui précèdent la date prévue de l’accouchement est votée à la Chambre des représentants. Cette mesure est suivie quelques mois plus tard par une avancée pour les coparents, qui bénéficient aujourd’hui de 20 jours de congé. Revendication de longue date des acteurs sociaux, le congé de naissance bénéficierait-il également à aux mamans ? Cet article se propose d’examiner cette question en effectuant un rapide rétroactes sur deux combats actuels qui permettent au mouvement social d’engranger des résultats positifs, tout en étant exemplatifs d’avancées obtenues grâce à l’action en réseau élargi.

Notes
[1] Voir PERROT M., Mon histoire des femmes, France Culture, Seuil, 2005.
[2] JACQUES C., « Le féminisme en Belgique de la fin du 19e siècle aux années 1970 », Courrier hebdomadaire du CRISP, vol. 2012-2013, no. 7-8, 2009, pp. 5-54.

Pour citer cet article

ROUCLOUX A., et TONDEUR J., « Introduction au dossier : Communiquer et transmettre l’histoire des femmes », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 23 : De la rue au parlement : femmes en luttes pour leurs droits, juin 2024, mis en ligne le 3 juillet 2024 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/