Préserver l’histoire d’initiatives inspirantes: conserver les archives de la Fédération des Maisons médicales

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Marie-Laurence Dubois, consultante en gouvernance de l’information et archiviste (Valorescence)
Annette Hendrick, archiviste et historienne indépendante (ORAM)

Du témoignage à l’histoire en passant par les archives

Il est fascinant, pour qui se penche sur l’histoire de la Fédération des maisons médicales (FMM)[1], de voir avec quelle vigilance les témoignages de ses acteurs et actrices sont très tôt précieusement recueillis. Il n’est pas un congrès, pas un colloque ou un anniversaire où l’on n’évoque les moments forts du mouvement. On y fait parler les « ancien.ne.s ». Démarche didactique : il s’agit de mobiliser les plus jeunes, de les enraciner dans une histoire très riche et de les encourager à s’approprier des valeurs sans cesse réactualisées.

Depuis longtemps, différentes initiatives sont prises aussi pour tenter d’écrire l’histoire de la Fédération. Cependant, pour qui veut passer du simple témoignage à l’histoire, il y a un saut qualitatif à franchir. L’histoire repose sur une analyse critique de sources primaires (les archives) et la mise en œuvre de ces sources dans le cadre d’une synthèse qui inscrirait le mouvement des maisons médicales dans un contexte politique, social, économique et médical.

Conditionnement des archives dans les locaux de la FMM en 2021 (©DuboisML).

Pas d’histoire, donc, sans archives. Conscient.e.s de ce fait, Corinne Nicaise, responsable communication de la Fédération, et Mourad Benmerzouk, documentaliste, ont progressivement rassemblé les archives confiées par des collègues, fondateurs et fondatrices et ancien.ne.s travailleurs et travailleuses. Ils prennent néanmoins conscience qu’à moyen ou long terme, ces documents peuvent disparaître, que ce soit à l’occasion de travaux, déménagement, changement de direction, etc. Certain.e.s au sein de la Fédération, prônant une politique « zéro papier », sont enclins à faire place nette, quitte à numériser quelques séries. Or, généralement, la numérisation porte non tant sur les archives proprement dites que sur les séries de publications, alors que celles-ci sont plus faciles à trouver en bibliothèque.

Ceci fait ressortir l’importance de la démarche entreprise en 2018 à l’initiative essentiellement de Corinne Nicaise. À l’automne 2018, celle-ci prend contact avec Marie-Laurence Dubois (Valorescence, spécialisée en gouvernance de l’information et archivage) et lui fait part du souhait de la Fédération de s’occuper enfin des nombreux classeurs et documents accumulés au fil des années dans ses bureaux, sis boulevard du Midi à Bruxelles. L’objectif est de trier et d’organiser ces archives pour en assurer une préservation à long terme et, surtout, leur redonner vie.

Cette démarche répond à deux motivations distinctes. La première est d’ordre pédagogique : il faut transmettre l’histoire de la Fédération à ses nouveaux travailleurs et travailleuses, dont le nombre augmente. Beaucoup, né.e.s dans les années 1990, comprennent mal le fonctionnement des maisons médicales car ils et elles ignorent par exemple à quel point le bagage génétique des maisons médicales est marqué par les évènements de mai 68, par le rejet de l’hospitalocentrisme et par l’idéal de type communautaire qui s’exprime par la médecine de groupe. Ils et elles ignorent aussi à quel point la mise en place du paiement au forfait en 1982 représente une rupture par rapport au système du paiement à l’acte. Conserver et organiser les archives permet de préserver la mémoire collective, d’expliquer les valeurs et les choix historiques qui ont façonné la structure actuelle des maisons médicales.

D’un autre côté, plusieurs membres fondateurs désirent que le 40e anniversaire de la Fédération, en 2021, soit l’occasion d’une rétrospective plus globale sur son histoire. Un groupe de travail est d’ailleurs mis en place pour l’écrire. Ce projet est aujourd’hui partiellement atteint. Le 40e anniversaire est donc une nouvelle occasion de faire parler un grand nombre d’acteurs et d’actrices du mouvement. Pas moins de 20 podcasts et un numéro spécial de Santé conjuguée sont consacrés à ce travail de mémoire. En outre, une brochure historique et didactique est rédigée par deux historien.ne.s, Annette Hendrick et Jean-Louis Moreau, et publiée en janvier 2022. Ce sont là des matériaux intéressants pour celles et ceux qui veulent accéder à l’histoire de la Fédération.

Quant au projet « archives », il aboutit par le versement au Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire (CARHOP). Dans ce centre d’archives privées reconnu par la Fédération Wallonie-Bruxelles, les archives sont conservées dans de bonnes conditions et accessibles à tou.te.s.

Signature de la convention officialisant le dépôt des archives au CARHOP en septembre 2022 : de gauche à droite : Sandra Mordant (FMM, directrice administrative et financière), Monique Van Dieren (CARHOP, présidente), François Welter (CARHOP, directeur), Fanny Dubois (FMM, secrétaire générale), Marie-Laurence Dubois (Valorescence), Camille Vanbersy (CARHOP, directrice-adjointe), Corinne Nicaise (FMM, chargée de communication) (©NicaiseC).

Le chantier « archives »

Après plusieurs rencontres et visites pour évaluer l’ampleur du travail à réaliser, il est convenu, à l’automne 2019, que la Fédération confie le traitement de ses archives à un duo d’archivistes professionnelles : Marie-Laurence Dubois et Annette Hendrick. Les travaux se déroulent durant les années 2020 et 2021, malgré les conditions exceptionnelles imposées par la pandémie de Coronavirus. Les archivistes travaillent directement dans les locaux de la Fédération à Bruxelles pendant près de deux ans, permettant ainsi à l’équipe de suivre l’évolution du travail, de compléter des séries à l’occasion et d’apporter des éclaircissements sur le contexte de certains dossiers.

À cette époque, les dossiers sont conservés en armoires. Bien que regroupés en fonction des services producteurs, les dossiers se présentent dans un grand désordre et il faut un travail minutieux pour ordonner les archives. Le travail est d’autant plus complexe qu’aux archives des instances et services de la Fédération se mêlent celles de certains de ses membres, récoltées par les soins de Corinne Nicaise. Mentionnons spécialement les papiers de Pierre Drielsma, qui comblent de nombreuses lacunes des archives de la Fédération, spécialement pour les années 1990. Certains dossiers de ces sous-fonds font partiellement double emploi avec des dossiers existants à l’extérieur, à l’INAMI par exemple. Et puis surtout, de nombreux documents sont isolés, sans contexte, et demandent à être rassemblés dans des dossiers, suivant une thématique, une action, etc.

Que reste-t-il des archives de la Fédération ? Cela dépend des périodes. Il en reste très peu pour les années 1980, période pourtant cruciale dans l’histoire du mouvement. Il y a trois raisons à cela. La première est logistique : à cette époque, la Fédération occupe des locaux exigus, prêtés par la maison médicale de Forest. La deuxième est d’ordre légal : la Fédération ne recevant que peu de subsides officiels, elle n’a pas alors à se justifier auprès des autorités et produit moins de documents engageants, de dossiers qui appuient son action. La troisième raison est d’ordre budgétaire et humain : jusque 1989, l’action de la Fédération repose pour l’essentiel sur du travail bénévole, il n’y a pas d’argent pour défrayer des permanent.e.s et pas de secrétariat organisé (ce qui explique un manque de continuité dans la gestion, le rythme chaotique dans la parution des publications, l’abandon de certains projets,…). Pour ces temps « héroïques », la ou le chercheur doit donc se référer aux témoignages des acteurs et actrices que nous avons évoqués plus haut.

Au fil des ans, la Fédération s’est professionnalisée grâce à l’engagement de permanent.e.s et de chargé.e.s de projets, ce qui a permis de constituer une importante documentation interne. Progressivement, les archives s’accumulent dans les différents locaux de l’association, reflet de ses activités et de son évolution. Par contre, à partir de 2010 environ, de nombreux documents ne sont plus imprimés et n’existent que sous forme numérique.

Un témoignage précieux sur l’histoire de la santé en Belgique francophone

Au total, au terme des travaux, le fonds comprend 23 mètres linéaires et 1 224 entrées. On y retrouve aussi bien des dossiers, des collections de publications, des affiches, quelques photos, des cassettes vidéo, etc. On y distingue trois sous-fonds constitués de documents traditionnels « papier » (archives du Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM) : 43 articles ; archive de la Fédération proprement dite : 1 144 articles ; archives de l’association Cultures et Santé : 7 articles), une collection de CD et DVD (27 articles) et un objet.

Pour ce qui regarde le GERM, mouvement fondé en 1964 et dont la Fédération est l’héritière spirituelle, les archives se résument surtout à plusieurs séries de publications comme La lettre d’information, Les Cahiers du GERM, Actualité, et Actualité-Santé. Ce sont des documents rares et essentiels pour comprendre l’histoire de cet organisme et son influence dans le domaine de la santé.

Les archives de la Fédération sont riches et diverses, illustrant l’activité des organes statutaires, des intergroupes (groupements régionaux de maisons médicales), des groupes de travail de la Fédération, etc. Le fonds contient des informations couvrant l’ensemble de ses activités : évolutions statutaires, financement, gestion administrative, relations avec les médias, interactions avec les pouvoirs subsidiants, et collaborations avec d’autres associations dans le domaine de la santé, tant au niveau belge qu’européen. Comme le rappelle Rudy Pirard, la Fédération joue deux rôles principaux : « d’une part, permettre les échanges entres soignants pour les aider à améliorer leurs pratiques et promouvoir la conceptualisation de ces pratiques. D’autre part, dimension plus politique, faire reconnaitre le modèle « maison médicale » et en faire la promotion dans le paysage des soins de santé »[2].

Au total, le fonds est une source précieuse pour apprécier l’essor des maisons médicales en Belgique comme modèle alternatif à la médecine hospilalo-centriste. On y découvre les luttes menées par ces acteurs et actrices de première ligne dans le domaine de la santé, leurs pratiques de médecine communautaire et leurs contacts avec d’autres associations du même type en Flandre et à l’étranger. On y découvre aussi le rôle de la Fédération dans la création de plusieurs associations cherchant à améliorer la politique de santé, telles le Secrétariat européen des pratiques de santé communautaires (SEPSAC) fondé en 1986. La Fédération joue un rôle catalyseur dans la création de ce mouvement. La permanence du SEPSAC est d’ailleurs un temps hébergée par la Fédération, ce qui explique la présence de quelques pièces d’archives du Secrétariat dans les collections de la Fédération.

Déménagement des archives vers le CARHOP en septembre 2022 (©NicaiseC).

Ce qu’il reste à faire…

Comme mentionné, à partir de la décennie 2010, la production des documents est essentiellement numérique et les échanges par courriels et autres messageries d’entreprise dispersent et multiplient les informations à préserver. La Fédération des maisons médicales est consciente qu’il faut aussi assurer l’archivage à long terme de ces données et documents nativement numériques, tant pour assurer le suivi quotidien des missions et des projets portés par la Fédération que pour disposer des sources indispensables à l’histoire du mouvement. En effet, les dossiers numériques, qu’ils soient stockés sur des serveurs, des disques durs ou d’autres supports doivent aussi être triés et organisés afin de faciliter les recherches tant pour les collègues de la Fédération que pour les personnes qui souhaitent réaliser des travaux sur l’évolution des maisons médicales. La collaboration avec Marie-Laurence Dubois de Valorescence se poursuit donc en 2025 afin de définir les bonnes pratiques à mettre en place pour optimaliser la gouvernance de l’information au sein de l’équipe de la Fédération et réaliser l’archivage des dossiers numériques.

Merci à Fanny Dubois et Sandra Mordant ainsi qu’à toute l’équipe de la Fédération pour le travail de mobilisation qu’elles mènent au quotidien et d’avoir permis aux deux archivistes de se plonger dans cette fabuleuse histoire !

Assurément, la Fédération des maisons médicales montre l’exemple qu’assurer la préservation des traces de son histoire permet non seulement de comprendre les enjeux d’un secteur mais aussi l’évolution de la société démocratique dans son ensemble.

Notes

[1]  Le nom complet de cette asbl est « Fédération des maisons médicales et collectifs de santé francophones ».
[2] PIRARD R., « Introduction », Santé conjuguée, n° 98, mars 2022, p. 2. https://www.maisonmedicale.org/sante-conjuguee/, page consultée le 27 novembre 2024.

Pour citer cet article

Dubois M.-L. et Hendrick A., « Préserver l’histoire d’initiatives inspirantes: conserver les archives de la Fédération des Maisons médicales », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 25 : Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes !, décembre 2024, mis en ligne le 18 décembre 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/