Lionel Vanvelthem (historien, IHOES)
L’exposition « Femmes en colère » organisée par la FGTB et la CSC liégeoises pour les cinquante ans de la grève des ouvrières de la FN[1] a donné aux équipes historiques de l’IHOES et du CARHOP une belle occasion d’exhumer de nombreux documents d’archives ou objets en rapport avec cet événement emblématique : photographies, tracts, brochures, coupures de presse, éléments de la vie quotidienne, vêtements de travail, machines-outils, sources audiovisuelles et, enfin, documents audio. Le présent article ne s’intéressera qu’à ces derniers, en mettant délibérément de côté les autres types de sources. Il tentera notamment de répondre à la question suivante : qu’aurait été l’histoire de la grève des ouvrières de la FN sans les sources orales, sans les archives sonores ? Autrement dit : qu’aurait été l’histoire de cette grève sans la parole de celles qui l’ont vécue au plus près ?
Mettre en valeur la parole des travailleuses de la FN, c’est non seulement reconnaître leur rôle d’actrices historiques de premier plan, mais c’est aussi un moyen de nous imprégner de leur détermination et de leur énergie, à une époque où l’égalité hommes-femmes est loin d’être acquise et où sa mise en œuvre est remise en question par certains groupes au sein de notre société. Nous le verrons en détail plus loin : certains enregistrements de la grève de 1966 – qui donnent la parole, avec le moins d’entrave possible, aux « oubliées de l’histoire » – constituent des éléments importants pour la préservation de la mémoire populaire.
De manière schématique, les sources sonores de la grève peuvent être classées en deux grandes catégories :
le sonde la grève, correspondant aux sources contemporaines à l’événement (dites aussi sources primaires), c’est-à-dire enregistrées pendant la grève ou très peu de temps après : ce sont entre autres des prises de son in situ (dans une assemblée, dans une manifestation…) et des interviews de témoins ou d’actrices de la grève au moment de son déroulement ;
l’écho de la grève, correspondant aux sources enregistrées a posteriori, parfois plusieurs dizaines d’années plus tard et appartenant au registre de la mémoire et du souvenir : ce sont des interviews historiques, des témoignages, des récits de vie au cours desquels d’anciennes grévistes se remémorent les événements qu’elles ont vécus, en se les réappropriant et en les réinterprétant à l’aune de ce qu’elles ont vu, lu, entendu ou appris ultérieurement au cours de leur parcours personnel ou professionnel.
Il est important de bien distinguer ces deux catégories. Les sons enregistrés pendant la grève « ne mentent pas » : ils forment une trace brute, à vif, de l’événement et peuvent, comme toute autre archive d’époque (document « papier », photographie, article de presse, etc.), être passés au crible de la critique historique traditionnelle (critique externe et interne du document, critique de provenance…). Ce n’est pas le cas des sources orales enregistrées a posteriori, dont l’analyse et l’utilisation posent des problèmes particuliers, beaucoup plus délicats : quelle « valeur » historique donner à la parole d’une personne interrogée dix, vingt, voire cinquante ans après les événements auxquels elle a participé ? Comment déceler, dans un témoignage, ce qui est de l’ordre du mythe ou de la reconstruction mémorielle ? L’exploitation de ce type de sources demande une méthodologie spécifique et des précautions bien plus grandes que celles en vigueur pour une « simple » archive sonore[2].
La plupart des sources sonores qui seront présentées dans la suite de ce texte peuvent être écoutées en ligne sur la plate-forme « Mémoire orale » (www.memoire-orale.be), portail Web initié par la Fédération Wallonie-Bruxelles, mis en place et géré par l’IHOES. Deux thématiques y ont été créées pour l’occasion, reprenant la même distinction entre, d’une part, les sources primaires de la grève (le son) et, d’autre part, les sources collectées ultérieurement (l’écho)[3].
Le présent article est également repris, sous une forme légèrement différente et un peu plus longue, comme analyse d’éducation permanente sur le site Web de l’IHOES[4].
Le son de la grève : analyse de trois bandes sonores analogiques datant de 1966
Les archives sonores dont il sera question dans cette partie appartiennent au fonds Jacqueline Saroléa, syndicaliste, militante féministe et journaliste qui, en 1966, a couvert la grève à l’aide d’un magnétophone portable à bande magnétique. Conservé à l’IHOES, ce fonds d’archives est entre autres composé de 174 bandes sonores analogiques ou cassettes audio consacrées à divers sujets de société comme, en vrac, le travail des femmes, le combat en faveur de l’avortement, le problème des femmes battues, la féminité, l’éducation des enfants, les grèves, la formation syndicale, les réformes de structure, la Wallonie, le fédéralisme, la ruralité, le théâtre, le folklore…[5] Les bandes sonores consacrées à la grève des travailleuses de la FN, particulièrement bien conservées et numérisées en 2015, sont au nombre de trois et portent les numéros d’inventaire 260, 261 et 262.
Jacqueline Saroléa (1924-2004) : courte biographie[6]
Jacqueline Saroléa a seulement 16 ans lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate. Elle participe à la Résistance et se lie avec les milieux de gauche. Cinéphile, elle fréquente après la guerre le Club de l’Écran, où elle rencontre son futur mari, Georges Vandersmissen (syndicaliste belge, proche d’André Renard).
Elle s’investit au niveau syndical à partir de la grève de l’hiver 1960-1961, notamment en tenant le piquet de la Grand Poste de Liège en compagnie d’une délégation de militantes. Après cette grève emblématique, elle participe à la mise en place du Mouvement populaire wallon (MPW) et, à partir de 1962, elle est une des animatrices de la Commission du travail des femmes de la FGTB Liège-Huy-Waremme.
En 1964, elle se voit confier les rubriques « Radio-Vérité » et « Consommateurs » pour le magazine « F », une émission radiophonique de la RTB Liège destinée prioritairement aux femmes. Dans « Radio-Vérité », elle parle de la condition féminine sous un angle progressiste, engagé et novateur, abordant des thèmes peu traités à l’époque sur la radio publique, comme le travail des femmes dans la métallurgie, la question de l’égalité des droits parentaux, l’absentéisme féminin, la liberté sexuelle, l’adolescence… Elle donne fréquemment la parole aux principales intéressées via des tables rondes, des débats ou des interviews. Très méticuleuse, elle utilise un questionnaire pour baliser ses interviews, mais laisse également à ses interlocutrices la possibilité de s’exprimer librement, sans interruption intempestive et en permettant le hors-sujet.
Ces deux premières rubriques radiophoniques ne constituent que le début d’une longue carrière journalistique. Par la suite, Jacqueline Saroléa tiendra deux autres rubriques pour le magazine « F » (« Séquences socio-économiques » et « Athalie »), sera journaliste au journal parlé régional « Liège-Matin », entamera pendant environ cinq ans une carrière à la télévision avant de revenir, vers le milieu des années 1970, à son terrain d’origine : la radio, avec entre autres une nouvelle émission, « Radio Porte Ouverte », durant laquelle une association a carte blanche pour expliquer son projet et ses objectifs.
En 1966, Jacqueline Saroléa couvre personnellement, en tant que syndicaliste et féministe, la grève des travailleuses de la FN à Herstal. Elle se déplace avec un magnétophone portable dans les assemblées, dans les manifestations, interroge des grévistes sur leur ressenti et les conséquences de leur action…
Témoignages de femmes grévistes en 1966
La bande 260 contenant ces témoignages n’est pas datée, mais compte tenu de ce qui y est dit – une des interlocutrices parle de ce qui se passera lorsque la lutte sera terminée –, il est presque sûr qu’elle ait été enregistrée en plein cœur de la grève et, vu la tournure de certaines phrases – la reprise prochaine du travail semble être une évidence –, plus certainement vers la fin de la grève, c’est-à-dire vers la fin du mois d’avril ou au début du mois de mai 1966. On y entend notamment plusieurs membres du comité de grève de la FN, dont Charlotte Hauglustaine (présidente, FGTB), Rita Jeusette (secrétaire, CSC) et peut-être aussi Jenny Magnée (CSC).
Sur cette bande, Jacqueline Saroléa donne la parole à des personnes qui n’ont presque jamais l’occasion de s’exprimer publiquement et aussi librement : les ouvrières de la FN, « femmes-machines » dont les revendications, les opinions et les états d’âme sont entendus pour une des toutes premières fois. On y entend notamment Charlotte Hauglustaine, présidente du comité de grève des ouvrières de la FN, réclamer une formation professionnelle en bonne et due forme pour les travailleuses, alors que la question n’allait pas du tout de soi à cette époque où le travail des femmes dans la métallurgie était considéré comme un simple travail d’appoint, ne nécessitant pas d’apprentissage spécialisé. Extrait :
Charlotte Hauglustaine. — Eh ben pour ma part, la raison de la grève de la FN n’est pas uniquement une question de gros sous – cette égalité de salaire, À travail égal, salaire égal. C’est en plus la promotion pour la femme. Je juge que les filles ont le droit à accéder aux mêmes professions que les garçons. Je pense que nous manquons d’enseignement pour les filles. On doit leur donner leur chance dans la vie. Je voudrais que cesse cette – enfin, je vais peut-être employer de gros mots – cette ségrégation, ce racisme qui a trait aux femmes. Car depuis autant d’années, pour moi, je considère ça comme le fameux problème américain de blancs et de noirs. Je juge qu’il faut donner à chacun dans la vie sa possibilité d’arriver à une promotion quelconque.
Jacqueline Saroléa. — Donner les mêmes chances au départ…
Charlotte Hauglustaine. — Oui, sûrement, donner les mêmes chances au départ. Il faudrait des écoles professionnelles pour les filles qui leur permettent d’accéder aux mêmes professions que les garçons. […]
Rita Jeusette. — Je voudrais continuer sur l’idée de notre camarade Charlotte : c’est que les femmes se mettent dans l’idée que lorsque le conflit sera fini, quand on aura repris le travail, qu’elles ne perdent pas de vue pourquoi nous nous sommes battues et qu’elles ne pensent pas qu’on l’ait fait pour rien. Mais qu’elles continuent, tout en travaillant, dans les mêmes idées, à vouloir la même progression sociale… Et qu’elles y arrivent dans toutes les branches.
Jacqueline Saroléa. — Qu’est-ce qui va se passer quand vous serez rentrées ? Qu’est-ce qu’il y aura de changé à l’usine ?
Rita Jeusette. — Beaucoup. [Rires] Beaucoup… Parce que les femmes voudront avoir exactement les mêmes positions que les hommes, elles voudront se défendre comme les hommes et elles ont raison, parce que nous sommes défendues actuellement par des délégués hommes qui ne voient pas les problèmes de femmes comme nous les voyons, pour la bonne raison que nous sommes les seules à faire les travaux les plus durs, les plus sales et qu’ils ne sont pas dans de bonnes dispositions pour nous défendre sur certains plans que nous voyons plus facilement, nous, et dont nous trouverions plus facilement les solutions.[7]
Captation d’ambiance
Sur une partie de la bande 261, Jacqueline Saroléa s’est essayée à un tout autre exercice : la captation d’ambiance sonore en extérieur (plus connue, en anglais, sous le terme de field recording). Elle s’est déplacée, magnétophone allumé, dans les rues de Herstal pendant que les grévistes y défilaient : avant et après une assemblée à La Ruche, devant les grilles de la FN, le long d’une route… La méthode consiste à prendre des échantillons sonores, en coupant et en rallumant le magnétophone à de nombreuses reprises (la bande magnétique utilisée ne permet d’enregistrer qu’une vingtaine de minutes de son tout au plus ; il n’était donc pas possible d’enregistrer toute la manifestation en continu).
Parmi les éléments d’ambiance enregistrés par Jacqueline Saroléa ce jour-là, il y a : des cris et des sifflements dans la rue, des chants (dont « Le travail, c’est la santé » et « L’Internationale »), des slogans (« Travail égal, salaire égal ! », « Nous voulons cinq francs ! »), des groupes de femmes qui discutent, des passants qui s’interrogent sur les raisons du raffut, des bruits de voitures et de motos (moteurs, klaxons…), etc.
Assemblées de grévistes à La Ruche
Sur une partie de la bande 261 et sur l’entièreté de la bande 262, se trouve un troisième type d’enregistrement : celui d’assemblées de femmes à La Ruche, à Herstal, pendant la grève. Il est possible de dater l’enregistrement de la bande 262 grâce à une phrase prononcée à la tribune : il a été réalisé le 3 mars 1966, lors d’une importante réunion durant laquelle Eugène Ruth, permanent syndical de la Fédération des métallurgistes de la FGTB Liège-Huy-Waremme, explique la proposition du conciliateur, qui est ensuite refusée presque à l’unanimité par l’assemblée[8]. Quant à la bande 261, elle a sans doute été enregistrée lors d’une assemblée antérieure (celle du 17 février, du 21 février ou du 28 février 1966), sans qu’on puisse déterminer laquelle avec précision. Quoi qu’il en soit, ces enregistrements comprennent une grande diversité de sons et de prises de parole, dont voici un descriptif :
Eugène Ruth (permanent FGTB) prenant la parole à la tribune : il explique pendant de nombreuses minutes la proposition du conciliateur ; il tente de calmer l’assemblée et de contenir l’émotion (très palpable à certains moments) des travailleuses, qui se lèvent, crient, chahutent, chantent ; il rappelle à l’ordre une gréviste (Germaine Martens) ; il fait voter les grévistes ; il répond aux questions du public ; il sert de médiateur entre les différentes intervenantes ; etc. Ces enregistrements sont d’une grande valeur pour la compréhension du fonctionnement interne d’une assemblée syndicale. Voici, par exemple, la retranscription écrite d’un de ses discours :
Eugène Ruth (à la tribune). — […] Mais je crois qu’il faut donner la parole à l’assemblée. Je désire que les femmes s’expriment, librement, car il s’agit aujourd’hui de démontrer que les militants syndicaux qui dirigent le conflit ne sont pas déphasés. Il s’agit de démontrer à l’extérieur, et plus particulièrement à la direction de la FN, que les femmes de la FN ne sont pas parties en conflit sur un coup de tête, que le problème a été mûrement réfléchi et, avant de partir en grève, que vous saviez à quoi réellement vous vous engagiez. [Cris d’approbation dans la salle.] Ce qui veut dire que ce conflit, camarades, vers lequel des milliers, des milliers de femmes et même d’hommes sont tournés actuellement n’est pas un conflit qu’on peut prendre à la légère ; que nous étions conscients en quoi nous nous engagions exactement. Et c’est la raison pour laquelle je veux m’arrêter à cette phrase, en vous demandant, camarades : donnez-nous votre sentiment et donnez la réponse vous-mêmes à la proposition du conciliateur. [Cris et applaudissements.][9]
Annie Massay (employée au SETCa) prenant la parole à la tribune: Annie Massay (alors au syndicat des employés de la FGTB liégeoise) a joué un rôle particulier dans la grève des ouvrières de la FN : elle a servi d’intermédiaire féminine ? entre les permanents syndicaux FGTB et CSC (uniquement des hommes) et le public des assemblées syndicales (principalement des femmes). La bande 261 contient un discours d’environ deux minutes qu’elle a prononcé à La Ruche pour marquer le soutien des employées, et plus particulièrement des vendeuses de grands magasins, aux grévistes.
Germaine Martens s’exprimant dans le public: Germaine Martens, alias la « Petite Germaine », était une ouvrière de la FN, militante communiste, très active du début à la fin du conflit, prenant la parole dans les assemblées ou distribuant des tracts dans les manifestations… La bande 261 contient un enregistrement de cette dame répondant avec humour à une ouvrière qui lui demande si elle est syndiquée. Sa prise de parole, effectuée depuis le public, n’est hélas pas entièrement audible. Sur la bande 262, on l’entend s’exprimer à nouveau, apparemment au nom du comité de grève nouvellement constitué, pour demander avec énergie que les grévistes continuent leur combat.
Les femmes chantant ou s’exprimant dans la foule: plusieurs passages donnent un aperçu du comportement des grévistes au cours des assemblées : les femmes n’étaient pas passives ; elles débordaient d’énergie, poussant des cris d’approbation ou de désapprobation, posant des questions ou encore arrêtant le discours des personnes présentes à la tribune en se mettant à chanter. Sur la bande 262, on les entend notamment couper le permanent syndical Eugène Ruth en entonnant spontanément « Le travail, c’est la santé ».
La foule chante “Le travail, c’est la santé” (mémoire-orale.be)
Les séances de traduction : les femmes d’origine étrangère, et plus particulièrement les Italiennes, étaient très nombreuses parmi les travailleuses grévistes de la FN. Pour leur permettre de comprendre les grandes décisions prises dans les assemblées, des femmes assuraient bénévolement la traduction des discours les plus importants. La bande 262 fait état de cette situation, puisqu’elle contient les paroles d’une traductrice résumant en italien la proposition du conciliateur. Il s’agit d’un important élément de démocratie syndicale. En effet, pour organiser et développer un mouvement de contestation sociale, il est primordial que les informations soient comprises par le plus grand nombre de personnes, que chacun soit « outillé » pour comprendre les enjeux du combat, et aussi que tous les avis puissent être pris en compte, en outrepassant au besoin la barrière de la langue.
L’écho de la grève : la parole aux témoins et aux actrices du conflit
Les recherches effectuées dans le cadre du cinquantième anniversaire de la grève des ouvrières de la FN ont également donné l’occasion à l’IHOES de lancer une nouvelle campagne de collecte de témoignages oraux. Pour mener à bien cette dernière, l’IHOES a collaboré principalement avec trois institutions : le Musée de la Ville de Herstal (qui garde un contact privilégié avec la population locale), les Femmes prévoyantes socialistes (FPS) de Liège et de Vottem (qui ont au sein de leur réseau militant d’anciennes travailleuses de la FN) ainsi que l’École supérieure d’acteurs du Conservatoire royal de Liège (ESACT), et plus particulièrement Patrick Bebi et ses étudiants qui ont dû, dans le cadre d’un cours d’interprétation théâtrale, se replonger dans l’atmosphère de la grève et se mettre dans la peau de divers acteurs de celle-ci. Enfin, l’IHOES a également emprunté et numérisé deux anciennes interviews de Charlotte Hauglustaine, réalisées par la compagnie de théâtre-action « Espèce de… ». Mis ensemble, ces témoignages, enregistrés bien après les événements de 1966, forment un nouveau corpus assez riche en information, qui met en relief des éléments apparaissant souvent de manière moins flagrante, voire pas du tout, dans les sources écrites. Quelques exemples…
Le travail sur les machines et les conditions de travail pénibles en atelier :
Claudine Meisters (2015). — Je travaillais à trois machines : foreuse, fraiseuse, tour. Je n’arrivais pas à faire ma journée. […] Vous étiez payées après ce que vous faisiez comme pièce. J’en ai eu marre. J’ai demandé pour changer : je suis allée à l’aviation, comme graveuse, au Pré-Madame, où j’ai terminé ma carrière. […] Le grand hall, c’était vraiment des sales groupes, surtout à ce moment-là, avec les courroies et tout ça. Et combien de fois il ne fallait pas appeler l’homme avec la grande perche, pour venir remettre la courroie. Avec l’huile, elle retombait tout le temps.[10]
La question des travailleuses étrangères et du racisme dans l’usine :
Yolanda Mancinone (2015). — […] J’ai eu quand même un débat parce qu’une fois, on m’a dit que j’avais rouspété. Je suis quelqu’un qui crie quand je parle, et si je suis fâchée, c’est encore plus. Alors, j’ai eu une discussion avec un régleur et il m’avait dit que si je voulais crier, je devais retourner dans mon pays. Et j’ai été trouver le syndicat à ce moment-là, hein, et j’ai dit : « Lui il n’a pas le droit de dire ça ! » Et alors au syndicat, je lui ai dit qu’il devait aller trouver mon contremaître, avec moi, parce que moi je devais expliquer au contremaître que lui, il m’avait dit que je devais retourner dans mon pays. […] Je suis devenue un citoyen belge, un citoyen qui paie les taxes, un citoyen qui travaille… Je paie le loyer, je paie comme tout le monde, et j’ai le droit de me défendre comme tout le monde. […][11]
Les tout premiers moments de la grève et l’explosion de la colère des femmes, après avoir constaté l’échec de la délégation syndicale de l’usine à mener à bien des négociations avec la direction.
Des éléments plus généraux de stratégie syndicale et féministe, visant l’émancipation des femmes en dehors même de l’usine, à l’aide de mesures très concrètes, comme par exemple des formations sur les techniques d’avortement :
Annie Massay (2015). – Quand une grève éclate, que ce soit pour les syndicalistes ou pour les patrons, l’objectif, c’est pas qu’elle dure, hein ; l’objectif c’est qu’on ramasse rapidement ce qu’on peut ramasser et que tout redevienne normal. Les gens non plus n’ont pas envie que ça dure éternellement. Donc, moi, on m’a appelée à ce moment-là pour… Comment… J’avais un peu le sentiment qu’on nous prenait pour montrer qu’on n’était pas trop « raciste » par rapport aux femmes, quoi… Mais je me suis dit que c’était quand même l’occasion de faire avancer un certain nombre d’idées. C’est comme ça qu’on a fait venir le docteur Delvigne qui pratiquait les avortements pour nous à la Clinique « Relève-toi »[12] et il est venu faire des formations sur la contraception, sur les techniques d’avortement par aspiration… On est allées en délégation avec les meneuses trouver les édiles de la commune de Herstal pour demander la création de crèches – ils ont fait du reste deux crèches à Herstal[13] – et… Enfin tout ça a mis du temps après pour se réaliser, mais on l’a fait, quoi. Et ça a donné aussi un gros élan à la cause des femmes, parce que c’était vraiment une démonstration éclatante du problème, des solutions possibles et du fait que c’était pas des idées d’intellectuelles seulement, quoi ; que c’était un vœu profond des travailleuses.[14]
Conclusion
À coup sûr, sans ces « sons et échos » de la grève, nous aurions perdu, comme nous venons de le voir, un certain nombre d’informations qui se transmettent mieux par le mode oral. Comment les femmes travaillaient-elles à la FN ? Comment étaient-elles considérées, à l’extérieur comme à l’intérieur de la fabrique ? Comment ont-elles mené leur action au jour le jour ? Quel était leur quotidien ? Pour répondre à ces questions, le recours à l’interview historique et aux sources sonores est d’un apport important – et tant qu’il y aura des témoins de la grève en vie, cet apport n’est peut-être pas terminé.
Sans son ni écho de la grève, nous aurions perdu de nombreuses informations donc. Certes, mais nous aurions perdu beaucoup plus encore !
En effet, à l’exception de quelques documents réalisés et distribués par les grévistes elles-mêmes (comme certains tracs, affiches, périodiques, calicots et pancartes qui ne nous sont parfois parvenus que via une photo), la plupart des sources de la grève de 1966 sont des sources qui échappent, en quelque sorte, au contrôle des premières intéressées : ce sont les articles de la presse syndicale (tant socialiste que chrétienne) ou de la presse dite mainstream (Le Soir, La Libre Belgique…), qui traitent ce conflit social à travers leur propre prisme et leurs propres intérêts ; ce sont les photographies effectuées par des agences professionnelles ; c’est la correspondance entre leaders syndicaux (des hommes pour l’écrasante majorité)… Dès lors, si nous voulons savoir ce que les travailleuses pensaient vraiment de cette grève, si nous voulons savoir quels étaient les motifs, les raisons, les motivations qui les ont poussées à débrayer pendant presque trois mois, il faut leur donner la parole directement, et ce même en dehors de toute volonté de recherche d’informations factuelles.
Jacqueline Saroléa l’avait sans aucun doute très bien compris : d’une part, on ne construit pas l’histoire d’un mouvement social sans en interroger le cœur ; d’autre part, on ne peut atteindre la démocratie réelle sans donner la possibilité aux individus qui composent la société de comprendre non seulement leur propre trajectoire, mais également le contexte social, politique, économique dans lequel ils évoluent. C’était vrai en 1966, ça l’est toujours aujourd’hui.