Florence Loriaux (Historienne, CARHOP asbl)
Il était une fois, 3000 femmes courageuses et téméraires qui, il y a 50 ans en s’opposant à la direction de leur entreprise et à leurs syndicats pour revendiquer l’application du principe À travail égal, salaire égal, écrivaient une page de l’histoire syndicale et de l’histoire des femmes. Le récit de cet événement constitue en quelque sorte une chanson de geste contemporaine qu’on se raconte encore dans le bassin liégeois.
Mon intervention pourrait s’arrêter là mais, la question qui nous est posée est de savoir comment au départ d’une « simple » grève s’est construit un véritable mouvement social dont la mémoire perdure depuis un demi-siècle, au point de constituer un véritable mythe profondément ancré dans la mémoire collective des populations, comme l’atteste d’ailleurs le succès de ce colloque et des deux expositions consacrés à la commémoration de cet évènement[1].
Si les mouvements sociaux sont aussi nombreux que diversifiés tant dans leur fondement que dans leur nature, ce qui est déterminant pour reconnaître l’existence d’un véritable mouvement social, c’est la présence d’une revendication, d’une volonté de remettre en cause un certain ordre social et de chercher à le transformer.
En général, les mouvements sociaux sont le fait d’une catégorie sociale ou d’une minorité porteuse d’une revendication qu’elle exprime à travers divers moyens d’action comme la grève, les manifestations ou l’occupation de bâtiments…
Dans le cas de la grève des femmes de la Fabrique nationale d’armes de Herstal (FN) de 1966, il est évident que tous les ingrédients sont présents : il s’agit bien d’un groupe particulier, des femmes d’abord et ensuite des ouvrières, se trouvant enfermées dans un rapport de forces au sein d’une entreprise qui leur impose des conditions de travail «exécrables» : lieu, durée, nature, salaire,…
Elles sont porteuses d’une revendication, au départ purement salariale, mais qui va se révéler, au fil du déroulement de la grève, beaucoup plus large et multiforme, touchant à l’égalité salariale, au rapport des sexes, à la hiérarchisation des organes de revendication et de négociation, etc.
Les revendications sont au départ locales (Herstal) et sectorielles (les fabrications métalliques), mais elles vont rapidement toucher la collectivité nationale et même internationale et avoir des répercussions dans tous les secteurs de l’économie.
On peut se demander si la grève des femmes de la FN est politique ou comporte une composante politique fondamentale. À l’origine probablement pas, même s’il existe une forte présence communiste au sein de l’entreprise, mais tout simplement parce que le mouvement démarre sur un ras-le-bol collectif face à des conditions de travail pénibles et mal rétribuées, sur des émotions causées par une condition sociale dégradée, dégradante et sur l’espoir d’une amélioration possible de celles qui sont surnommées femmes-machines, voire même « mamelles de la FN », quand ce n’est pas « putains de la FN ».
La cause première est claire et l’adversaire tout désigné, en l’occurrence l’employeur et la direction de l’entreprise.
Les moyens sont aussi bien identifiés : cesser le travail, ce qui aura pour conséquence de perturber l’activité d’autres ateliers et même d’autres entreprises liées à ce type de production, et de conduire des milliers de travailleurs masculins au chômage, manifester dans la rue pour mobiliser l’opinion publique et les médias et les rassurer sur la justesse de la cause défendue (alors que le concept de salaire d’appoint est souvent mis en exergue pour dénoncer leur action).
Mais au fur et à mesure que le phénomène prendra de l’extension dans l’espace et dans le temps, il se politisera nécessairement, mettant en cause d’autres institutions, à commencer par les syndicats et les mouvements patronaux, et plus tard les pouvoirs publics, qui, quoique absents au départ du mouvement, devront apporter des réponses à des revendications qui ne concernent plus uniquement celles de 3000 ouvrières de la FN. En témoigne le bombardement de questions parlementaires, d’interpellations et de propositions de lois relatives à l’effective mise en place de l’article 119 du Traité de Rome que subit, durant la période de la grève, le ministre du Travail, Léon Servais (PSC).
Au départ d’un affrontement limité à une catégorie de travailleurs dans l’espace d’une communauté locale et dans un face-à-face avec un employeur peu disposé à entendre leurs légitimes revendications, les femmes de la FN parviendront à faire entendre leurs voix en politisant le débat, en l’internationalisant… en créant une arène non institutionnelle.
Dans le cas des femmes de la FN, leur force a été de parvenir à créer un mouvement de sympathie en leur faveur qui leur a ouvert les voies d’autres arènes plus institutionnelles (notamment les syndicats), qui leur ont permis d’obtenir une satisfaction partielle de leurs revendications salariales (2,75 francs au lieu des 3,90 francs réclamés initialement).
Et si cela a été possible, c’est sans doute dû en partie au fait qu’elles ont pris conscience que l’enjeu qu’elles représentaient dépassait de loin leur cas individuel et que la lutte qu’elles menaient était avant tout une lutte collective dont toutes les femmes pouvaient bénéficier. Si l’historiographie de la grève évoque le nom de quelques personnalités comme Jenny Magnée, Charlotte Hauglustaine, Germaine Martens ou Rita Jeusette reconnues en tant que « meneuses », les grévistes forment avant tout un groupe compact auquel elles s’identifient aujourd’hui avec fierté : « J’étais une femme-machine » peuvent-elle enfin clamer après avoir longtemps eu honte, pour une majorité d’entre-elles, de cette étiquette.
Leur détermination et leur solidarité ont permis à d’autres femmes, pas nécessairement ouvrières comme elles, de prendre fait et cause pour leur combat et d’en élargir le périmètre en débordant du cadre un peu étriqué des revendications salariales pour atteindre des questions plus fondamentales d’égalité des salaires, et donc indirectement d’égalité des sexes.
Il faut en effet rappeler que les conventions internationales prises dans le cadre du Traité de Rome sont en avance sur les législations nationales en matière d’égalité des rémunérations mais que les pays membres rechignent à les mettre en application pratique par crainte d’être handicapés par rapport à leurs concurrents commerciaux immédiats.
Il y avait donc là matière à s’opposer à ce blocage institutionnel et à faire d’un simple mouvement social motivé par la perception d’un état d’injustice et d’inégalité un véritable groupe de pression visant à faire évoluer une situation sociale apparemment bloquée. De ce point de vue, on peut dire que le succès a été au rendez-vous.
On a dit de ce mouvement qu’il s’agissait d’une grève spontanée, sauvage, ce qui ne signifie pas que le déclenchement du mouvement était totalement imprévisible (bien au contraire) mais qu’on avait laissé la situation tellement se dégrader en refusant toute forme de négociation que la seule issue était devenue la grève. Rappelons que le non-respect de la garantie syndicale conclue entre les représentants syndicaux et la direction afin de maintenir la paix sociale au sein de l’entreprise entraîne une réduction de la prime octroyée aux ouvriers syndiqués et que lors du premier débrayage du 9 février, il était impératif pour les syndicats que les femmes rentrent dans les rangs et ne mettent pas en péril cet accord.
L’hypothèse est parfois évoquée d’une influence décisive de mouvements d’extrême gauche dans le déclenchement du conflit mais il semble que le terrain était déjà préparé à recevoir ces influences et que les organisations syndicales y avaient contribué presque à leur insu en matière d’inégalités salariales.
On a aussi évoqué que les syndicats avaient été débordé par le mouvement, ce qui semble avoir été le cas dans un premier temps, mais il est indéniable que les deux organisations ont fait preuve dans cette occasion d’un front commun sans faille, sans doute pour ne pas se laisser déborder par l’action des groupes extra-syndicaux très actifs.
Les syndicats ont également joué un rôle décisif dans la circonscription de l’ampleur du mouvement à la seule région de Liège, estimant que l’action menée à Herstal était suffisante pour relancer les discussions autour du principe À travail égal, salaire égal sans provoquer un élargissement du conflit à d’autres régions ou d’autres secteurs qui auraient pu entraîner des conséquences financières désastreuses. Ainsi, les quelques grévistes de la FN parties distribuer des tracts devant les ACEC de Charleroi afin de mobiliser les travailleuses sont violemment rappelées à l’ordre par les instances syndicales qui ne veulent pas voir le conflit s’étendre à d’autres entreprises du secteur des fabrications métalliques.
On a souligné la solidarité et l’attitude exemplaire que les ouvriers ont manifestées tout au long du conflit même si les conditions objectives auraient pu les inciter à se désolidariser du mouvement. Il faut rappeler que les indemnités de grève perçues par les femmes étaient supérieures aux allocations de chômage des hommes et qu’il y eut des tentatives de la direction de l’entreprise de briser le mouvement de grève en remettant au travail des chômeurs masculins pour remplacer les femmes grévistes. On oublie pourtant le soutien financier apporté par les syndicats pour verser des compléments aux chômeurs alors que le fonds de chômage de l’entreprise, bloqué par la direction de la FN, ne fut pas activé. On oublie l’extraordinaire travail du comité de grève transformé en service social gérant des centaines de cas sociaux, distribuant des milliers de colis alimentaires afin que la faim ne s’installe pas dans les foyers.
On occulte les nombreuses tensions éclatant dans les familles dans lesquelles mari, père, oncle, ou fils sont au chômage parce que les femmes sont en grève !
Ecoutez-moi : Témoignage de Josly Piette, ancien secrétaire fédérale CSC Liège et travailleur à la FN en 1966 ainsi que Louis Smal, ancien secrétaire des Métallos CSC Liégeois, travailleur et délégué CSC à la FN en 1966.
En tout cas, si la grève fut un succès en dépit des conditions particulières de son déclenchement et des risques réels de blocage auxquelles elle fut confrontée, ce fut en grande partie en raison de la détermination et du sérieux de celles que la presse décrivait comme des « femmes en colère ».
Même si les manifestations eurent lieu au son d’un refrain à la mode « le travail, c’est la santé » mixé avec l’Internationale, le mouvement ne dérive jamais vers la kermesse et il est symptomatique que, malgré quelques violences inévitables qui eurent lieu au départ pour empêcher des salariées de se désolidariser des grévistes, il n’y eut jamais de piquets de grève et les manifestations furent toujours menées dans un ordre parfait sans échauffourée ni fausse note. C’est sans doute aussi pour cette raison que les grévistes bénéficièrent rapidement d’un soutien international qui se traduit par des télégrammes d’encouragement mais aussi par des versements de souscriptions venant aussi bien de mouvements féministes que de centrales syndicales ou de sommités intellectuelles. Cela permet d’occulter le fait que les représentants syndicaux, accompagnés de grévistes, ont dû circuler dans des assemblées terriblement houleuses voire même violentes de femmes (majoritairement des femmes au foyer) afin de déconstruire le mythe du salaire d’appoint et d’expliquer les raisons de la grève. Cela fait oublier les cris de certains manifestants devant La Ruche invectivant les grévistes, les traitant de salopes et en les enjoignant à retourner s’occuper de la soupe et de leur ménage.
Au terme de cette remise en contexte de la grève des femmes de la FN, une question paraît importante à soulever du point de vue historique : pourquoi cette grève continue-t-elle un demi-siècle plus tard à être célébrée dans les médias alors même que la plupart des protagonistes sont décédées ou terminent leur vie dans des maisons de repos en ayant même parfois perdu le souvenir de cet événement qui marqua leur vie professionnelle ?
Pourquoi celles qu’on a appelées les femmes machines et que célèbre le film éponyme de Marie-Anne Thunissen, sont-elles entrées dans la légende et ont engendré le mythe d’un combat illustratif du mouvement social prolétarien alors qu’on pourrait légitimement penser que les conditions de travail de l’époque ont fini par disparaître ou du moins s’atténuer fortement dans leur caractère de pénibilité et que les discriminations salariales ont régressé sous l’effet de politiques sociales plus attentives aux inégalités de toutes natures, y compris celles du genre.
Les raisons de la persistance du mythe de la grève des femmes cinquante ans après les événements sont que les circonstances qui avaient déclenché ce mouvement de protestation n’ont pas disparus et que le problème de l’inégalité salariale persiste même si le contexte économique, social, politique ou culturel a quant à lui profondément changé. La question de l’égalité salariale reste posée. Elle ne se règlera pas sans une approche globale de l’organisation de la société dans laquelle le travail n’est qu’une des dimensions principales qui doit être intégrée aux autres dimensions majeures dans le respect des aspirations citoyennes et de l’égalité entre toutes les catégories sociales, sans distinction de sexe, de classe ou de groupes ethniques et culturels.
Le combat des femmes de la FN reste à jamais un exemple.
[1] Femmes en colère, exposition CSC-FGTB, Pré-Madame, Herstal accessible du 16 février-1er avril 2016 ; À travail égal, salaire égal. 1966-2016 : Quand les femmes partent à l’assaut de leurs droits, exposition itinérante CSC Liège -Huy-Waremme.