Marie-Thérèse Coenen[1] (Historienne, CARHOP asbl)
En 2016, l’ASBL Amazone, Carrefour de l’Égalité de Genre[2], lançait une campagne et un label[3] : l’entreprise #EnfantsAdmis, avec un slogan optimiste Happy parents, happy employees, happy employers. Qui vise à rendre visible et à encourager les bonnes pratiques des entreprises et des organisations dans le soutien à la parentalité tant vis-à-vis de la mère que du père.
Chaque entreprise qui sollicite le label, s’engage à mieux intégrer la parentalité dans son organisation et à faciliter la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. L’entreprise labellisée #EnfantsAdmis s’engage à respecter les principes de cette charte : « Ici, les parents sont les bienvenus ! Notre organisation s’engage à mener une politique parent-friendly. Nous nous efforçons d’engager des candidat-e-s sur l’évaluation de leurs talents et compétences, sans tenir compte de leur (éventuelle) maternité ou envie d’enfants, de soutenir les femmes enceintes, de chercher des solutions avec les mères et les pères pour une combinaison harmonieuse entre vie professionnelle et familiale ».
Les entreprises candidates soumettent les règles qu’elles mettent en œuvre pour favoriser la parentalité. L’ASBL Amazone vérifie alors qu’aucune plainte n’est portée à leur encontre pour une discrimination au travail, elles reçoivent le droit d’user du logo dans toutes leurs communications et offres d’emploi et se font remettre officiellement un joli trophée.
Le changement par l’exemple
L’idée est simple. Il vaut mieux promouvoir les bonnes pratiques que de stigmatiser et dénoncer les mauvaises. Pour Marleen Teugels, directrice de l’ASBL Amazone à l’initiative de ce label et de la campagne, il s’agit d’introduire le changement par l’exemple. C’est une approche positive. Elle s’inspire de la campagne « Bob », dont l’objectif est de réduire les risques de conduites sous influence de l’alcool et ce, particulièrement durant les périodes des fêtes. Cette campagne s’est largement popularisée et est même devenue un label de responsabilité partagée : « Si je suis le Bob de la soirée, je ne bois pas ». Pour Marleen Teugels, il est évident qu’une entreprise, qui soutient la parentalité, se donne un atout tant par rapport à d’autres entreprises de son secteur que pour son image ou que vis-à-vis de son personnel qui aura tendance à apprécier cette culture d’entreprise. Valoriser les rôles de père et de mère de leurs employé-e-s et de leurs cadres peut devenir un critère de différenciation, par rapport à la concurrence, particulièrement dans les secteurs où l’attractivité des travailleurs et des travailleuses est forte.
La campagne a son site #EnfantsAdmis sur lequel les témoignages et les bonnes pratiques[4] sont mis en évidence. Les employeurs comme les travailleurs et les travailleuses peuvent constater et comparer ce qui se fait, ce qui est possible et ce qui est aisément envisageable. Les exemples sont éclairants et montrent l’innovation en matière d’organisation du travail, la souplesse dans la gestion du temps, principalement pendant des périodes de congés scolaires et les mercredis après-midi. À titre d’exemple, la société d’assurances Ethias organise, entre autres, un service de garde d’enfants malades à sa charge et fournit également de l’information aux travailleurs masculins sur les possibilités de crédit-temps et/ou congé parental. D’autres sociétés, et non des moindres, développent également un plan de soutien à la parentalité. Ainsi BNP-Paribas-Fortis déclare « permettre à chacun d’être pleinement soi-même au travail, donc aussi un parent, papa ou maman. Cette volonté d’inclusion, qui accueille avec plaisir les expériences différentes et essaie de s’adapter aux besoins différents, est aussi porteuse d’innovation et de performance. C’est notre stratégie en matière de diversité ». L’entreprise qui comptabilise bon an mal an, 400 naissances, et donc autant de pères et de mères, a sondé ces nouveaux parents sur leurs besoins et c’est principalement le besoin d’informations qui vient en premier. La banque mène des actions au niveau de l’accueil des mères quand elles reviennent de congé de maternité, organise des lieux d’échanges sur ce qu’elles vivent au niveau de leur poste de travail, sur la réappropriation de leurs fonctions, sur l’articulation entre vie professionnelle et vie privée, sur leur vision de leur carrière professionnelle. L’entreprise souligne : « Nous en profitons toujours pour leur rappeler que pour l’entreprise, leur maternité est aussi une opportunité, en développant chez elles des compétences d’organisation mais aussi de leadership »[5].
Parmi les solutions, le télétravail est le plus souvent mis en œuvre ce qui permet aux travailleuses de garder leur poste à temps plein et donc aussi leur salaire et leurs droits. La flexibilité du temps de travail et des prises de jours de congé sans solde sont souvent évoquées pour parer aux circonstances exceptionnelles. Dans certains cas, plus rares, l’entreprise intervient dans les frais de garde d’un enfant malade, etc. Un bémol toutefois : ces dispositifs sont encore trop tournés vers les seules mères travailleuses.
Le Baromètre de l’émancipation
Ces bonnes pratiques ne doivent pas cacher la réalité, celle-là même dont l’ASBL Amazone a découvert l’ampleur lors de la réalisation de son baromètre de l’émancipation. À l’occasion de ses 20 ans, l’ASBL a commandité au Bureau d’études GfK un sondage sur l’émancipation dont les résultats on été publiés conjointement par les journaux De Standaard et Le Soir, le 9 décembre 2015.
Le bureau d’études GfK a interrogé plus de 1 092 personnes (606 en Flandre, 354 pour la Wallonie et 132 à Bruxelles) sur cinq sujets : le travail, l’identité, les tâches ménagères, le féminisme et l’émancipation.
Le volet « travail » aborde les aspirations en matière de congés de maternité et de paternité. Près de 40 % des hommes et des femmes pensent que les parents devraient pouvoir se répartir les jours de congé suite à la naissance d’un enfant. Un tiers des hommes et un quart des femmes estiment suffisantes les quinze semaines de congé de maternité ainsi que les dix jours de congé de paternité. Par contre, et c’est une découverte, un tiers des hommes et des femmes estiment que les hommes doivent avoir autant de jours de congé que les mères ! Cette opinion se retrouve majoritairement dans le groupe des moins de 29 ans (42 %). Ils estiment aussi à 84 % que les dix jours de congés de paternité sont insuffisants ainsi que les quinze semaines de congé de maternité. Du côté des jeunes pères, beaucoup expriment l’envie d’utiliser leur droit à leur congé de paternité et avoir davantage l’occasion de s’occuper de leurs enfants. Depuis 2002, les pères ont droit à dix jours de congé lors d’une naissance mais ce droit est sans obligation. Dans la recherche Congé de paternité en Belgique, l’expérience des travailleurs (2011), l’Institut pour l’égalité entre les Femmes et les Hommes montrait qu’un homme sur dix éprouvait des difficultés à prendre ces jours après la naissance et que beaucoup n’épuisaient pas la totalité des jours suite aux freins mis par les employeurs. Les cadres épuisaient à 91,3 %, leurs jours, contrairement aux travailleurs moins qualifiés (66,7 %)[6].
Les différentes enquêtes signalent de manière récurrente que la législation en matière de maternité et de paternité n’est ni connue ni maîtrisée, tant par les travailleurs que par les employeurs, qu’il y a des pratiques et des mentalités qui assimilent la venue d’un enfant à un problème, la maternité comme un frein à la carrière et la paternité comme un non-sujet. Elles mettent en avant l’aspiration des jeunes et des moins jeunes à un meilleur équilibre entre la vie professionnelle et la vie familiale, surtout au moment de l’arrivée de nouveau-nés.
Le travail, lieu d’inégalités
Le Baromètre de l’émancipation[7] intégrait aussi une question liée au genre : « Considérez-vous qu’être une femme soit un obstacle dans votre carrière ? Considérez-vous qu’être un homme vous ait aidé dans votre carrière ? ».
Les hommes et les femmes ont conscience que l’appartenance à un sexe a une influence positive ou négative sur leur vie professionnelle : « une femme sur quatre (28 % au total) déclare qu’être une femme est un obstacle à la carrière. 21 % des hommes pensent également que c’est le cas. Un pourcentage presque égal de femmes et d’hommes (respectivement 37 % et 35 %) est d’ailleurs d’avis que les femmes subissent de la discrimination à l’embauche. Un tiers des hommes (33 %) pensent qu’être un homme les a aidés à construire leur carrière. Plus d’un quart des femmes (28 %) pensent au contraire qu’être une femme a eu une influence négative sur la sienne. »[8]
Un tiers des femmes constatent que cela a eu une influence négative pour elles tandis qu’un tiers des hommes constatent une influence positive. Alors que les femmes ressentent ce fait en début de leur carrière (30 %), après avoir des enfants (30 %) et après quelques années (30 %), les hommes en prennent conscience au début (35 %) mais surtout après quelques années (39 %) de leur parcours professionnel. Pour eux, le fait d’avoir ou non des enfants n’a quasi aucun impact positif (8 %). Ce sont surtout les jeunes femmes en début de vie professionnelle (59 %) qui ressentent comme un handicap le fait d’être de sexe féminin, tandis que les jeunes hommes perçoivent leur « avantage » lié à leur sexe, au cours de leur carrière[9].
Concernant le travail à temps partiel, régime souvent associé aux femmes, le baromètre révèle que 41 % des femmes travaillant à mi-temps le font pour pouvoir s’occuper de personnes tierces (comme les enfants ou leurs parents par exemple) contre seulement 23 % des hommes. Pour les hommes, la raison la plus importante d’un travail à mi-temps est de n’avoir pas trouvé de contrat à temps plein.
Un appel à témoignage
« À partir de ces constats », explique Marleen Teugels[10], « nous avons lancé, sur nos réseaux, un appel à témoignages autour d’une question : ˝Avez-vous vécu une expérience de discrimination comme mère, père ou plus largement comme parent, dans votre entreprise ?˝ »
Les témoignages affluent, montrant l’ampleur et la diversité des situations. Les discriminations sont multiples et de tout ordre. S’en suivra l’organisation de « focus groupes » rassemblant des personnes venant de différents horizons : responsables des ressources humaines, syndicalistes, employées, expertes, qui confrontent leurs expertises avec les témoignages. Ces rencontres permettent de dresser un état de la situation et, après vérifications, de valider le projet de campagne #EnfantsAdmis avec la création de ce logo pour entreprise « bien traitante », la mise en œuvre du site et la publication d’une brochure présentant les situations de discriminations vécues et ressenties, les bonnes pratiques pour contrer au quotidien ces dernières ainsi qu’une actualisation du cadre législatif.
La maternité : une réalité discriminante !
Le Baromètre de l’émancipation avait pointé qu’une femme sur quatre se sentait discriminée. Dans le cadre de la campagne Friendly, ce qui apparaît clairement, ce sont les discriminations lors des entretiens d’embauche avec la question insidieuse : « Vous avez des enfants ? ». Un deuxième moment délicat est l’annonce d’une grossesse. Les travailleuses sont confrontées parfois à des remarques désobligeantes. Un troisième temps est la reprise du travail après le repos de maternité qui peut s’avérer problématique.
Cette réalité est connue et dénoncée en tant que telle depuis des années, par des associations de femmes et les syndicalistes mais qu’elle se manifeste ainsi sans fard, lors d’un simple appel à témoignages, montre l’ampleur du phénomène. En 2008, interpellé par le nombre de demandes d’information portant sur la protection de la maternité sur le lieu de travail, l’Institut pour l’égalité entre les femmes et les hommes, suite au grand nombre de plaintes à ce propos, lance une recherche sur la discrimination liée à la grossesse au travail[11]. L’objectif était d’avoir une meilleure idée de la situation des travailleuses enceintes et des mécanismes qui causent des discriminations liées à la grossesse, en vue de diminuer et d’éliminer les discriminations potentielles ou de l’inégalité de traitement et d’un meilleur traitement interne des plaintes. Les résultats de cette étude montrent que « plus de trois quarts de toutes les femmes indiquent avoir été confrontées à l’une ou l’autre forme de discrimination liée à la grossesse. 5 % ont été licenciées ou ont démissionné parce qu’elles ne pouvaient pas accepter la façon dont elles ont été traitées durant leur grossesse. Près de 18 % ont été discriminées sur le plan de leur salaire et de leur carrière, quand, par exemple, une travailleuse constate ne pas avoir obtenu une promotion ».[12]
Mais la situation n’évolue guère. Le Rapport d’activité de l’Institut (2015)[13] recense une centaine de demandes d’information et quatorze plaintes pour discriminations liées à la grossesse sur les lieux de travail ! Les cas pointés semblent appartenir à une autre époque. Ainsi une candidate se voit notifier un refus d’embauche vu que : « votre rôle de mère doit primer sur votre carrière et nous recherchons une personne libre d’obligations familiales et pouvant travailler selon un horaire flexible ». D’autres portent sur la non-reconduction d’un contrat au lendemain de l’annonce de la grossesse. Certaines, lors d’entretiens d’embauche, sont sondées sur leur désir d’enfants, sur leur flexibilité, sur la manière dont elles gèrent les charges familiales, autant de mises en situation délicate qui n’ont pas lieu d’être. L’Institut pointe aussi les difficultés pour les travailleuses allaitantes. On peut également mentionner le cas de cette travailleuse qui suit un traitement de fécondation in vitro, malgré les attestations médicales et la prestation des heures perdues à un autre moment, est critiquée par son employeur, devant ses collègues et les clients, ne lui laissant d’autre choix que la démission.
L’Institut continue de mettre le focus sur cette problématique et a relancé une étude sur le sujet dont les résultats sont attendus pour la fin de l’année 2017.
Au regard de l’histoire du droit du travail et de l’égalité entre les femmes et les hommes, la maternité et les droits des travailleuses semblent acquis tant au niveau du repos de maternité, de la protection de la travailleuse enceinte que pour les revenus de remplacement. Nous sommes loin de 1889, où la loi impose le repos de quatre semaines sans indemnité. Aux femmes de se débrouiller pendant cette période difficile. À partir des années 1960, l’accent est mis sur la maternité comme fonction sociale, tandis que le mouvement féministe met l’accent sur le partage des tâches entre le père et la mère comme condition à une réelle égalité entre les hommes et les femmes. Le congé de paternité s’inscrit dans cette logique.
Aujourd’hui, ce qui ressort de l’observation de l’Institut et de la campagne #EnfantsAdmis, c’est le manque d’information sur les droits et les obligations des travailleurs-travailleuses et employeurs autour de la question de la maternité et de la paternité. C’est étonnant. La maternité, la conciliation vie professionnelle et vie familiale sont un cheval de bataille pour les organisations syndicales qui investissent des moyens importants pour diffuser documentation, informations à leurs membres mais cela ne semble pas percoler. Ce hiatus mériterait une étude.
Un deuxième constat, c’est la difficulté de changer les mentalités rétrogrades concernant la conciliation entre les exigences professionnelles et la nécessaire disponibilité qu’exige la parentalité. Le label #EnfantsAdmis est donc volontairement positif et optimiste même si la réalité reste sombre. L’espoir du changement est à chercher peut-être du côté des jeunes et des moins jeunes parents, qui souhaitent une meilleure articulation entre la vie professionnelle et la vie familiale. Ils ne sont plus prêts à tout sacrifier pour le boulot, même si les employeurs tardent à prendre la mesure du changement à l’œuvre dans la société.