Laurent Vogel (Juriste, Institut syndical européen, ETUI)
L’évolution de la réglementation en santé au travail est marquée par un paradoxe. Au 19e siècle, les premières initiatives de législation ont toutes été justifiées par la protection de l’espèce humaine. Il s’agissait de permettre une reproduction de la classe ouvrière sans courir le risque d’une perte de valeur productive pour la génération suivante. Les hygiénistes s’inquiétaient souvent de la « dégénérescence de la race » qui aurait résulté autant des conditions matérielles de travail des femmes et des enfants que des conditions morales (promiscuité, affaiblissement des liens « naturels » entre les mères et leurs enfants, attitudes d’insoumission des ouvrières jugées incompatibles avec la décence et l’humilité « propres à leur sexe »). Si les règles actuelles ont évolué de manière considérable, elles restent marquées par cette origine du droit de la santé au travail et n’ont pas perdu leur caractère patriarcal.
La mise en tutelle des travailleuses
Dans le célèbre rapport d’Édouard Ducpétiaux[1] sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants publié en 1846, une double inquiétude s’exprime constamment. Le travail des ouvrières dans des usines les rendrait amorales et contribuerait à la mortalité infantile. On peut citer ces quelques chiffres de la Société de médecine de Gand : sur 369 ouvrières interrogées par les médecins, 294 n’étaient pas mariées mais 18 d’entre elles avaient eu ou étaient sur le point d’avoir un enfant, 12 étaient mariées mais n’avaient pas d’enfant, 57 étaient mariées et avaient donné naissance à 237 enfants dont 114 étaient morts, 8 étaient veuves[2]. Si les données citées sont nombreuses, les médecins qui interviennent dans l’enquête sont très peu conscients des risques reproductifs spécifiquement liés au travail. Ils signalent de nombreux cas d’aménorrhées parmi les ouvrières, mais ils ne s’interrogent pas sur la toxicité reproductive des substances chimiques. En ce qui concerne le plomb, on constate un écart considérable entre les pratiques populaires (l’usage du plomb comme abortif est attesté par des sources judiciaires dès la moitié du 19e siècle[3]) et la médecine savante qui ne s’intéresse à la toxicité reproductive du plomb que vers la fin de ce siècle.
En Belgique, contrairement aux autres pays industrialisés, toutes les propositions de réglementation du travail se sont heurtées à une hostilité acharnée de la bourgeoisie. Il a fallu attendre les émeutes insurrectionnelles de 1886 pour qu’une législation commence à être élaborée. Une idée centrale y est sous-jacente : pour les travailleurs masculins adultes, la législation n’intervient que de manière exceptionnelle ; pour les femmes et les enfants, l’État doit assurer une sorte de tutelle sur leurs conditions de travail.
L’enjeu de ces débats est de faire supporter par les travailleuses le fardeau d’une caractéristique du mode de production capitaliste : le travail de reproduction ne permet pas de produire de la plus-value (du moins, pas à grande échelle) mais sa valeur d’usage est évidemment indéniable. Plutôt que d’aménager le travail de production de manière à le rendre compatible avec le travail de reproduction, les normes juridiques poussent les femmes à prendre en charge la reproduction en renonçant à l’égalité, notamment sur le terrain du travail salarié.
Des normes juridiques régulatrices ?
Les normes juridiques élaborées depuis plus d’un siècle pour réguler les rapports entre les conditions de travail et la santé reproductive sont évidemment très variées. On peut cependant proposer une grille d’analyse qui mette en avant trois caractéristiques essentielles[7].
Première caractéristique, les premières normes sont formulées principalement sous la forme d’exclusion. Les femmes étaient expulsées d’un ensemble d’activités industrielles consolidant ainsi la discrimination sexuelle dans l’emploi salarié. C’est le cas, par exemple, avec la loi de 1889, interdisant aux femmes de travailler dans les mines.
Deuxième caractéristique, d’autres normes apparaissent comme des règles paternalistes qui considèrent les femmes comme une catégorie d’exception, méritant une protection spéciale (plus pour leur progéniture que pour elles-mêmes en règle générale). Dans le langage juridique moderne, on va trouver des définitions qui associent les femmes à un groupe à risque, à une susceptibilité accrue à l’égard de certaines atteintes à la santé. Plus récemment, le langage des « ressources humaines » tend à noyer la question des rapports sociaux de sexe dans le fourre-tout ambigu de la « gestion de la diversité ». Si le lexique a varié considérablement, il demeure une idée centrale : celle que l’humanité se définit autour de la référence implicite au masculin et que les femmes s’inscrivent comme une anomalie par rapport à l’humain. Des normes différentes pour les filles et les garçons apparaissent ainsi dans la législation sur le temps de travail des enfants et des adolescents dès le 19e siècle. La norme sociale actuelle qui associe le travail à temps partiel aux femmes n’est pas fondamentalement différente.
Troisième caractéristique, la tendance la plus récente consiste à définir des normes qui ne se réfèrent nullement au sexe. On parlera alors de normes « neutres du point de vue du genre ». Mais une analyse plus détaillée permet de constater, dans la plupart des cas, que ces normes de santé au travail ont été établies prioritairement en ce qui concerne les problèmes de la population masculine et qu’elles sous-estiment l’impact différencié des conditions de travail sur les femmes et sur les hommes. Cet impact différencié s’explique par deux facteurs principaux : les effets de la division sexuelle du travail et des différences biologiques qui font que certains facteurs de risque peuvent avoir des conséquences différentes selon le sexe.
Un exemple de cas : quand les substances toxiques portent atteinte à la reproduction
Cet article n’abordera que la régulation des risques chimiques qui portent atteinte à la santé reproductive. Les substances toxiques pour la reproduction concernent de très nombreuses activités professionnelles tant masculines que féminines[8]. On les retrouve dans un nombre considérable de secteurs industriels, la construction, l’agriculture (notamment en raison de l’emploi des pesticides) et les services (nettoyage, santé, coiffure et soins esthétiques notamment). Ces substances ont pour conséquence de réduire la fertilité, de provoquer des fausses couches, de causer des malformations congénitales ou d’être à l’origine de graves problèmes de santé parmi les enfants (cancers infantiles, troubles du développement, retards intellectuels, etc.). En Belgique, il n’existe aucune obligation pour l’employeur de tenir un registre des expositions aux toxiques pour la reproduction (contrairement à ce qui se passe en matière de cancérogènes). Il n’existe pas de données fiables sur le pourcentage de personnes exposées. Les registres des malformations congénitales ne fournissent aucune indication sur la profession de la mère ou du père, ce qui contribue à la construction sociale et politique de l’invisibilité du problème.
Actuellement, en Belgique, la régulation de ces risques dépend de deux ensembles de règles. La mise sur le marché de produits chimiques (qu’ils soient destinés à un usage professionnel ou domestique) provient de réglementations européennes. La Belgique n’a pas de grandes marges de manœuvre par rapport à celles-ci. Dans ce domaine, on parle d’une harmonisation totale. Sur les lieux de travail, la législation européenne se limite à des prescriptions minimales. Cela signifie que la Belgique conserve la possibilité d’adopter des règles assurant un niveau de protection de la santé au travail plus élevé que dans la législation européenne. En matière de risques reprotoxiques, cette faculté n’a pratiquement jamais été exercée. La Belgique se limite, pour l’essentiel, à reproduire telles quelles les directives de l’Union européenne.
La réglementation européenne concernant la mise sur le marché des produits chimiques reconnaît que les substances reprotoxiques sont hautement préoccupantes au même titre que les cancérogènes et les mutagènes (on les désignera dans un ensemble sous l’acronyme CMR). Les producteurs ont l’obligation de classifier les substances produites, de fournir des informations sur leur toxicité et les moyens de s’en protéger. Pour plusieurs milliers de substances, il existe une « classification harmonisée ». Dans ce cas, la classification ne dépend pas de l’appréciation du producteur, elle est déterminée par la législation. Depuis l’adoption du règlement REACH[9], des tests doivent être réalisés pour les substances produites (ou importées) à partir d’un volume d’une tonne par an par producteur. Ces tests deviennent plus importants au fur et à mesure que le volume de production augmente. Leur sensibilité en matière de risques reproductifs est cependant limitée. Seule une partie des substances reprotoxiques sont effectivement repérées grâce à ces tests. La classification juridique, telle qu’elle est opérée actuellement pour les besoins du marché, est insuffisante. Ainsi, certains perturbateurs endocriniens sont classés à juste titre comme des reprotoxiques mais d’autres ne le sont pas.
Les substances CMR peuvent être placées sur une liste de substances candidates à l’autorisation. Une partie seulement de ces substances candidates sont ensuite sélectionnées pour être effectivement soumises à une procédure d’autorisation. Il appartient alors aux producteurs d’introduire un dossier justifiant l’autorisation sur la base de critères définis par la législation. Le système est très lent (seule une trentaine de substances ont été soumises à cette obligation d’autorisation entre 2007 et 2017) et la décision finale de la Commission européenne est généralement influencée par le lobbying de l’industrie. Aucune demande d’autorisation n’a été refusée jusqu’à présent. En septembre 2016, la Commission européenne a ainsi accordé à une entreprise canadienne l’autorisation de continuer à mettre sur le marché européen des pigments contenant du chromate de plomb (une substance toxique pour la reproduction) alors qu’il existe depuis trente ans des alternatives moins dangereuses. La Suède a décidé de demander l’annulation de cette décision devant la Cour de justice de l’Union européenne en considérant – à juste titre – que la Commission n’appliquait pas les règles légales.
Un des éléments les plus faibles du dispositif réglementaire concerne les perturbateurs endocriniens. Sous la pression de l’industrie, des critères d’identification des perturbateurs endocriniens n’ont toujours pas été adoptés malgré les demandes de parlementaires, de scientifiques et d’organisations non gouvernementales.
En matière de protection au travail, les règles sont peu systématiques. Alors que les substances cancérogènes et mutagènes font l’objet d’obligations de prévention plus strictes de la part des employeurs, les substances reprotoxiques « bénéficient » d’un régime plus laxiste. Ainsi, la valeur limite d’exposition au plomb a été définie dans le cadre général des risques chimiques : elle est beaucoup trop élevée pour assurer une protection efficace contre la toxicité reproductive. L’enjeu est considérable : sur 235 substances identifiées comme des reprotoxiques avérés ou suspects, plus de 160 échappent à la réglementation la plus stricte parce qu’elles ne sont pas classifiées également comme cancérogènes ou mutagènes. Si l’on s’en tient aux volumes de production, les risques insuffisamment maîtrisés sont considérables. Ils concernent notamment le bisphénol A (un perturbateur endocrinien produit massivement) et plusieurs phtalates.
Une réforme en gestation prolongée
La législation a l’horreur du vide. Comme les mesures de prévention à l’égard des risques reprotoxiques sont manifestement insuffisantes sur les lieux de travail, d’autres règles ont été définies. Elles concernent la protection des travailleuses enceintes ou allaitantes. On remarquera qu’il se produit un double glissement. Les troubles reprotoxiques concernent autant les hommes que les femmes. Mais le champ d’application des mesures spécifiques se limite aux femmes. Cela peut déboucher sur des formes diverses de discrimination. D’autre part, ces mesures sont largement inefficaces. Une partie des substances reprotoxiques agissent sur les cellules sexuelles (ovules et spermatozoïdes) ou sur leur production avant même le stade de la conception. Des règles concernant les travailleuses enceintes ou allaitantes ne permettent évidemment pas de prévenir les risques à ce stade (en particulier, les problèmes de fertilité). Par ailleurs, la législation européenne – dont la législation belge constitue une simple copie sur ce point – ne déclenche une action préventive spécifique qu’à partir du moment où une travailleuse a informé son employeur qu’elle est enceinte. Pour de nombreuses raisons, cette information est rarement communiquée avant la dixième semaine de la grossesse. Or, c’est au cours des trois premiers mois que les risques des substances chimiques sont les plus importants pour le développement fœtal. Le dispositif législatif est donc très peu efficace en ce qui concerne les risques chimiques et il est susceptible d’avoir des effets stigmatisants sur les femmes enceintes. Dans de nombreux cas, les travailleuses témoignent que leur grossesse a été assimilée à une trahison de la part de l’entreprise et qu’elles ont dû faire face à des mesures discriminatoires liées à la maternité.
L’inclusion des substances reprotoxiques dans le champ d’application des règles de prévention concernant les cancérogènes apporterait un élément de réponse à ces problèmes. Elle obligerait les entreprises à mettre en place des mesures de prévention du même niveau pour toutes les substances les plus préoccupantes. Cette réforme a déjà été mise en œuvre en France, en Allemagne, en République tchèque, en Autriche et en Finlande. Elle contribue à une meilleure prévention et à plus d’égalité. Au niveau européen, une telle mesure est soutenue par une large majorité parlementaire (de l’ordre de 85 % lors d’un vote récent – le 28 février 2017 – à la commission des Affaires sociales du Parlement européen). Par contre, elle se heurte à l’hostilité de la Commission européenne. C’est ce qui ressort d’une déclaration de la commissaire aux Affaires sociales (la Belge Marianne Thyssen) selon laquelle l’évaluation de l’impact de cette proposition « ne clarifiait pas de façon suffisante les coûts et les bénéfices potentiels »[10]. Bref, tant que la Commission n’aura pas chiffré en euros le drame que constituent les fausses couches, les malformations congénitales et les autres impacts des reprotoxiques, elle entend bien ne pas bouger.
En Belgique, un projet d’arrêté royal existe et son adoption a été présentée comme imminente en février 2016 par le ministre CD&V de l’Emploi, de l’Économie et des Consommateurs, chargé du Commerce extérieur, Kris Peeters[11]. Le Conseil des ministres n’a toujours pas eu le temps de l’examiner et la situation restait bloquée au moment de la rédaction de cet article (mars 2017). C’est l’organisation patronale de l’industrie chimique belge Essenscia qui mène un lobbying très actif contre le projet et qui bénéficie de relais importants tant au sein du MR (le parti du Premier ministre) que du VLD (le parti de la ministre de la Santé).