La protection de la maternité sous la IIIe République (1870-1940)

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Anne Cova (Institut en Sciences Sociales de l’Université de Lisbonne)

La durée du congé de maternité (actuellement fixée à 16 semaines en France) est régulièrement débattue. Cet article analyse la genèse et le cheminement de l’idée de la protection de la maternité dans les hémicycles. Quelles en sont les grandes étapes depuis la fin du 19e siècle ? De quelle façon s’est opéré le passage de l’assistance à l’assurance ? La France se trouvait-elle en retard ou en avance par rapport à ses voisins ? Quel a été l’apport des féministes à la construction de l’État-providence ?

Lente émergence de la protection de la maternité

Le repos après et avant l’accouchement et le versement d’une indemnité sont des idées qui mûrissent lentement chez les législateurs[1]. C’est d’abord la discussion autour du repos après l’accouchement qui retient l’attention. Puis l’indemnité entre en scène, avant même que ne soit prise en considération la nécessité d’un repos avant l’accouchement. La question du repos avant et après l’accouchement est loin de rencontrer l’unanimité. En dehors des parlementaires qui s’y opposent, des clivages existent entre ceux favorables à un repos uniquement après l’accouchement, et d’autres qui réclament le repos avant et après ce dernier. Une difficulté supplémentaire est de déterminer à partir de quelle période avant l’accouchement doit commencer le repos.

Ce n’est que peu à peu que l’État devient protecteur, en témoigne le nombre d’années de débats parlementaires nécessaires entre le dépôt d’une proposition ou d’un projet de loi et la promulgation d’une loi : trois années pour la loi Engerand (loi du 27 novembre 1909, du nom du député de droite Fernand Engerand), quatorze années pour la loi Strauss (loi du 17 juin 1913, du nom du sénateur radical Paul Strauss), neuf années pour les assurances sociales qui comprennent l’assurance maternité (lois des 5 avril 1928 et 30 avril 1930) et quatre années pour les allocations familiales (loi du 11 mars 1932).

Loi du 17 juin 1913 (collection Bnf Gallica)

Avec la loi Engerand, l’employeur ne peut impunément rompre un contrat de travail d’une femme enceinte. C’est une forme de responsabilisation et surtout de garantie pour les travailleuses de retrouver leur travail après l’accouchement. La loi Strauss permet aux femmes enceintes de se reposer quatre semaines avant et quatre semaines après l’accouchement — seul le repos après l’accouchement est obligatoire — et de bénéficier d’une indemnité, si minime soit-elle.

L’assurance maternité constitue une avancée notable en permettant notamment aux femmes mariées ou salariées de toucher pendant douze semaines, six semaines avant et six semaines après l’accouchement, une indemnité journalière pour perte de salaire, égale à la moitié de la moyenne du salaire de leur branche et des primes d’allaitement.

Aucune loi n’étant votée sur la protection de la maternité en France avant le début du 20e siècle, il convient donc de poser la question du retard français.

Retard ou avance français ?

Dans le champ de la protection de la maternité, la France apparaît tour à tour en retard puis en avance. Par exemple, avec la création de l’assurance maternité (1928-1930), la France fait figure de retardataire puisque, dès la fin du 19e siècle, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, en 1883, garantissent pendant trois semaines après l’accouchement le versement d’une indemnité, mais le montant de cette dernière est peu élevé et son octroi est laissé à la merci des caisses d’assurance maladie[2]. En Grande-Bretagne, existe depuis 1911 un National Insurance Act qui comporte, pour les travailleuses assurées et pour les épouses d’assurés, une allocation maternité qui couvre les frais d’accouchement. D’autres pays ont précédé la France dans ce domaine. Les Pays-Bas instaurent, en 1913, l’assurance maladie obligatoire qui comprend des allocations maternité. Deux ans plus tard, le Danemark institue un système d’assurance volontaire comportant des indemnités de maternité. La France n’est pas la seule à accuser un retard puisque la Suède ne crée qu’en 1931 l’assurance maladie, laquelle inclut des allocations maternité.

Par contre, si l’on considère la loi française du 11 mars 1932 sur les allocations familiales, qui oblige tout employeur à s’affilier à une caisse de compensation — chargée de répartir entre les employeurs les charges de l’allocation et de verser celles-ci aux employé-e-s — la France apparaît alors comme l’un des pays précurseurs en comparaison avec d’autres qui créent plus tardivement des allocations familiales : Danemark (1952), Suède (1947), Norvège (1946), l’Angleterre (1945), Portugal (1942), Espagne (1938), Italie (1936) et Allemagne (1935).

Qu’il s’agisse du congé maternité ou des allocations familiales, les féministes ont tenté d’impulser le vote de lois en faveur de la protection de la maternité.

Féminismes et État-providence

Proposer un budget de la maternité, que la maternité devienne une fonction sociale, la protection sociale pour toutes les mères, sont autant de vœux émanant des congrès féministes dès la fin du 19e siècle. Nombreuses sont les féministes qui revendiquent le droit de vote non seulement comme un but en soi mais aussi afin d’obtenir une législation en faveur des mères. Les féministes ont tenté d’utiliser la maternité comme un atout, comme un pouvoir spécifique leur permettant de partir à la conquête d’autres droits. Une fois le droit de suffrage obtenu, les femmes se préoccuperont de la protection de la maternité et de toutes les questions relatives à l’enfance et au social. Afin d’obtenir gain de cause, les féministes sous la IIIe République adoptent dans leur ensemble une stratégie réformiste et tentent de s’infiltrer dans les lieux du pouvoir, en tissant des liens avec des parlementaires, architectes désignés de la législation.

N’ayant pas le droit de vote — que les Françaises n’obtiendront qu’en 1944 —, peu d’alternatives s’offrent aux femmes afin d’être écoutées. Logiques avec elles-mêmes, elles sont contraintes, à partir du moment où elles souscrivent à une stratégie réformiste, de tenter de pénétrer dans la sphère du public. Rester en marge est une attitude choisie par une minorité d’entre elles. Féministes et parlementaires constituent des élites dont les mondes ne sont pas cloisonnés, des passerelles et des interdépendances existent entre eux.

Plusieurs féministes développent des liens privilégiés avec des hommes politiques de premier plan : Louise Koppe[3]/Léon Bourgeois[4] ; Sarah Monod[5]/Henri Monod[6] ; Marguerite Pichon-Landry[7]/Adolphe Landry[8] ; Marguerite Durand[9]/René Viviani[10] ; Blanche Edwards-Pilliet[11]/Ferdinand Buisson[12] ; etc. De plus, des parlementaires, tel Paul Strauss, jouent un rôle primordial dans la législation concernant les mères durant toute la période étudiée — depuis sa proposition de loi du 14 novembre 1899 qui deviendra la loi des mères, dite loi Strauss du 17 juin 1913, jusqu’en 1924, lorsqu’il est ministre de la Prévoyance sociale dans le cabinet de Raymond Poincaré —, sont en rapport étroit avec des groupes féministes, et il se trouve également des groupes d’hommes féministes au Palais-Bourbon (groupe parlementaire féministe, fondé en 1894, avec à sa tête, le député socialiste du Doubs, Charles Beauquier ; groupe de la défense des droits des femmes, fondé en 1906 par le député du Calvados, Henri Chéron). Est-ce à dire que les féministes s’en remettent, de manière inconditionnelle, aux avis de ces derniers ? Non, elles sont sur le qui-vive, prêtes à dénoncer la moindre entorse à leurs idées. Les relations qu’elles entretiennent avec ces parlementaires sont complexes, car elles sont tributaires de leurs décisions puisque c’est à eux que revient, en dernier ressort, le pouvoir de légiférer. Tour à tour, elles les félicitent ou les désapprouvent pour leurs initiatives, se posant ainsi en juges arbitres, et, renversant, pour un bref laps de temps, la hiérarchie entre les sexes, en leur envoyant des lettres de remerciements ou en leur faisant part de leur mécontentement ; correspondance largement reproduite dans la presse féministe.

Celle-ci atteste de leur vitalité, et l’utilisation de ce moyen de propagande ainsi que le recours aux pétitions, à la radio, aux manifestations, aux congrès, aux conférences et aux réunions, leur confère à part entière le titre de groupe de pression. À cet égard, les féministes s’imposent comme une composante sociale avec laquelle on doit compter. Attentives à la législation sur la maternité, elles ne cessent de souligner, lorsqu’une loi est votée dans ce domaine, qu’elles n’en sont pas entièrement satisfaites et elles en examinent scrupuleusement les failles.

Ainsi, dans leurs journaux, elles informent leurs lectrices des débats parlementaires, des lois et de leur application, à travers des rubriques spécialisées : « Échos parlementaires », « Les Lois », « Le Féminisme au Parlement », « Les Lois d’intérêt féminin au Parlement », « Au Parlement », à l’hebdomadaire La Française, fondé en 1906 ; « Lois et décrets » et « Activité parlementaire » dans Le Droit des femmes, organe de la Ligue française pour le Droit des femmes, créée en 1882. Tenir au courant les femmes de leurs droits est une priorité chez les féministes, montrant leur souci d’être proches du vécu quotidien des femmes, et des mères en particulier, et de venir en aide aux plus défavorisées.

Les avis des féministes sont parfois sollicités par les commissions extra-parlementaires et par différentes instances ad hoc. Elles y jouent alors un rôle consultatif. Néanmoins, la lecture des débats parlementaires sur la maternité montre que les argumentaires des féministes sont en partie repris, mais que les vraies auteures sont très rarement citées. Bien sûr, c’est une lapalissade que de dire que les législateurs sont sensibles aux pressions de leur électorat, et comme les femmes ne sont pas électrices, leur pouvoir s’en trouve amoindri. Mieux vaut avoir recours aux experts patentés des questions sociales. Parmi ceux-ci, démographes et statisticiens apportent la preuve, jugée irréfutable, des chiffres ; puériculteurs et obstétriciens, et d’une manière générale le corps médical, offrent la légitimité scientifique. Ainsi, il est de bon ton de faire appel à ces experts soi-disant neutres. Leur place se fait également grandissante dans les instances officielles : dans les diverses commissions, au Conseil supérieur de la natalité, fondé en 1920, et au Haut comité de la population, créé en 1939.

Si les propos des féministes arrivent bien atténués dans les hémicycles, et si rares sont les parlementaires qui osent mettre en avant leurs revendications, sachant l’échec qu’ils encourent, certains, et non des moindres, entretiennent, en coulisses, des relations avec elles, et effectuent tout un labeur souterrain. Ce travail apparaît au grand jour lors des congrès organisés par les féministes, dans les prises de paroles publiques des hommes politiques et de diverses personnalités nombreux à figurer dans les comités d’honneur.

La genèse d’une politique sociale de la maternité s’est effectuée lentement. Les féministes y ont activement participé en tentant d’influencer les parlementaires. À la fin de la IIIe République, succède la période des années noires du gouvernement de Vichy, lequel met en œuvre une politique de protection de la maternité qui lui est propre, tout en puisant ses racines dans le Code de la famille de 1939. Puis l’après-guerre inaugure une nouvelle ère, avec la création de la Sécurité sociale, en 1945, même si celle-ci s’inspire fortement de la législation sociale de l’Entre-deux-guerres.

[1] Cova, A., Maternité et droits des femmes en France, XIXe-XXe siècles, Paris, Anthropos-Économica, 1997.
[2] Bock, G., «Pauvreté féminine, droits des mères et États-providence», dans Duby, G., Perrot, M. (dir.), Histoire des femmes en Occident, tome 5 de Thébaud, F. (dir.), Le XXe siècle, Paris, Plon, 1992, p. 381-409. 
[3] Louise Koppe (1846-1900) : fondatrice en 1879 du journal La Femme de France qui devient, en 1880, La Femme dans la famille et dans la société avant d’être remplacé en 1882 par La Femme et l’enfant, elle est à l’origine de la société des « petites mères adoptives » afin d’aider financièrement les mères pauvres. Se prononçant en faveur des lois sur la protection du travail des femmes, son nom est attaché à l’œuvre laïque de la première Maison maternelle fondée à Paris en 1891. Cova, A., « Koppe Louise », dans Bard, C. (dir.) Dictionnaire des féministes. France XVIIIe-XXIe siècles, Paris, PUF, 2017, p. 814-815.
[4] Léon Bourgeois (1851-1925) : avocat et homme d’État, président du premier Conseil de la Société des Nations en 1920, il est le lauréat du prix Nobel de la Paix en 1920. Il développe le solidarisme, un programme social et économique se différenciant à la fois du libéralisme individualiste et du socialisme collectiviste. Niess, A., « Léon Bourgeois (1851-1925), juriste et ange de la Paix », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 1/2009 (n° 11), p. 135-148.
[5] Sarah Monod (1836-1912) : féministe, réformatrice sociale, elle devient, en 1869, directrice laïque des Diaconesses. En 1875, elle participe à la création à Genève de l’Union internationale des amies de la jeune fille puis de sa branche française qu’elle préside (1884). En 1900, se constitue le Conseil national des femmes françaises qu’elle préside jusqu’à sa mort. Cadier-Rey, G., « Monod Sarah », dans Bard, C. (dir.) Dictionnaire des féministes. France XVIIIe-XXIe siècles, Paris, PUF, 2017, p. 1017-1019.
[6] Henri Monod (1843-1911) : cousin germain de Sarah Monod, préfet de l’Ariège en 1879, il est directeur de l’Assistance publique de 1887 à 1905, commissaire du Gouvernement pour la loi du 17 juillet 1893 sur l’assistance médicale gratuite et directeur général de l’Hygiène publique au Ministère de l’Intérieur en 1905. de Luca, V., Aux origines de l’État-providence. Les inspecteurs de l’Assistance publique et l’Aide sociale à l’enfance (1820-1930), Paris, INED-PUF, 2002 (Études et enquêtes historiques).
[7] Marguerite Pichon-Landry (1877-1972) : engagée dès 1905 dans le Conseil national des femmes françaises (CNFF) en entrant dans la section de législation, elle y apporte la question du travail des femmes et se bat en faveur de l’embauche des femmes dans les administrations. Secrétaire générale en 1929 puis présidente du CNFF, elle mène un combat en faveur du suffrage féminin. Pomart, J., « Pichon-Landry, Marguerite », dans Bard, C. (dir.) Dictionnaire des féministes. France XVIIIe-XXIe siècles, Paris, PUF, 2017, p. 1129-1131.
[8] Adolphe Landry (1874-1956): frère de Marguerite Pichon-Landry, démographe considéré comme le père de la politique familiale française, il est ministre à plusieurs reprises sous la IIIe République. Il généralise les allocations familiales en 1931 et inspire le Code de la famille de 1939. Girard, A., « Adolphe Landry et la démographie », Revue française de sociologie, 1982, 23-1. p. 111-126.
[9] Marguerite Durand (1864-1936) : née dans une famille bourgeoise, elle entre au Conservatoire, après des études au Couvent des Dames Trinitaires, puis à la Comédie-Française. En 1888, elle abandonne le théâtre et épouse le député et avocat Georges Laguerre, partisan du général Boulanger. Elle entre comme journaliste dans le quotidien La Presse que dirige son mari. En 1891, après son divorce, elle entre au Figaro, où elle dirige la rubrique Le Courrier du Figaro. Envoyée par son journal afin de couvrir le Congrès Féministe International de 1896, elle prend conscience des revendications féministes et décide de créer un quotidien féminin La Fronde, qui, de 1897 à 1905, est entièrement animé par des femmes. Lorsque Georges Clémenceau devient président du Conseil en 1906 et crée le Ministère du Travail qu’il confie à René Viviani, avocat socialiste et ami de Marguerite Durand, cette dernière espère obtenir la création d’un Office du travail féminin directement relié au Ministère du Travail. Elle le fonde elle-même en 1907 en espérant son rattachement au Ministère.
Metz, A., « Durand, Marguerite », dans Bard, C. (dir.) Dictionnaire des féministes. France XVIIIe-XXIe siècles, Paris, PUF, 2017, p. 476-483.
[10] René Viviani (1863-1925) : député socialiste (1893-1902) puis socialiste indépendant (1906-1922), il participe, avec Jean Jaurès, à la fondation de L’Humanité (1904) et est le premier ministre du Travail (1906-1910). Ministre de l’Instruction publique (1913-1914), il devient président du Conseil (1914-1915) et ordonne la mobilisation générale le 1er août 1914.
[11] Blanche Edwards-Pilliet (1858-1941) : faisant partie des premières femmes médecins, elle se consacre aux soins des femmes et des enfants. En 1901, elle créée la Ligue des mères de famille qu’elle représente au Conseil national des femmes françaises. Considérant la maternité comme une fonction sociale, elle se bat contre la mise en nourrice, pour l’allaitement maternel et le développement des crèches. Edelman, N., « Edwards-Pilliet, Blanche », dans Bard, C. (dir.) Dictionnaire des féministes. France XVIIIe-XXIe siècles, Paris, PUF, 2017, p. 501-503.
[12] Ferdinand Buisson (1841-1932) : philosophe, éducateur et homme politique français, cofondateur et président de la Ligue des droits de l’Homme, et président de la Ligue de l’enseignement (1902-1906), il reçoit, en 1927, le prix Nobel de la Paix.