Michel Loriaux (démographe, économiste et sociologue UCL)
De tous temps, la société a fait porter aux femmes la lourde responsabilité d’assurer la continuité de l’espèce et la perpétuation de la famille, du clan, de la communauté ou de la Nation.
En outre, dans la foulée de la maternité, elles ont la charge d’élever et d’éduquer les enfants. Des enfants qui furent longtemps nombreux pour compenser les pertes dues à des niveaux incroyablement élevés de mortalité infantile et juvénile. Dans l’ancien régime démographique qui a précédé la révolution industrielle et la transition démographique occidentale, il n’était pas exceptionnel de trouver des femmes ayant eu des descendances de quinze enfants ou plus. La faible efficacité des pratiques contraceptives de l’époque (abstinence, coitus interruptus, avortement…) n’était d’ailleurs pas la seule explication puisque les couples étaient dans la quasi obligation de concevoir beaucoup d’enfants pour avoir une chance d’en amener au moins deux vivants jusqu’à l’âge du mariage et de l’entrée en activité de façon à perpétuer la lignée.
La situation commence à évoluer à la fin du 18e siècle avec l’entrée dans la révolution démographique, elle-même concomitante de la révolution industrielle. La fécondité amorce alors une descente rapide au point d’alarmer les pouvoirs publics qui craignent qu’une natalité trop basse provoque une diminution de la population et une perte de vitalité de l’économie. On ne tarde pas à mettre en cause le travail des femmes qui les éloigne du foyer familial et réduit leur propension à peupler les berceaux.
Les femmes ont toujours travaillé
En réalité, les femmes ont toujours travaillé que ce soit sous l’Ancien régime ou comme plus tôt au Moyen Âge ou dans l’Antiquité. La révolution industrielle n’a donc pas changé fondamentalement le rapport des femmes au travail et à la maternité sinon que la nouvelle organisation du travail dans les manufactures et les entreprises a contribué à rendre plus visible l’éloignement de la mère par rapport à son foyer. Entre 1846 et 1880, si le taux d’activité féminine se situe autour de 36 % (tous âges mélangés), il faut toutefois rappeler que les statistiques ne prennent en compte que le travail salarié et négligent le travail à domicile et le travail bénévole. Or, le travail est souvent une nécessité de survie, pour tous hommes et femmes confondus.
Un modèle familial ?
Avec le capitalisme industriel qui se développe au 19e siècle et la montée en puissance de la bourgeoisie comme classe dorénavant dominante, la situation des femmes face au travail reste globalement inchangée : la plupart doivent toujours travailler par nécessité économique.
Car la famille n’est pas le havre de quiétude et d’ordre que l’on imagine avec un père, une mère et des enfants vivant en harmonie, souvent sous l’autorité d’un patriarche. On peut observer l’existence de familles recomposées comme aujourd’hui mais pas pour cause de divorces (quasi inexistants à l’époque) mais bien de veuvages suite à une mortalité maternelle ravageuse et des remariages rapides des époux avec des concubines devenues pour l’occasion mères de substitution. De même, « les familles monoparentales sont légion : filles mères, femmes mariées mais momentanément seules (abandonnées, séparées), épouses de prisonniers, épouses d’ouvriers, saisonniers ou migrants. C’est le temps des familles au pluriel et ces modèles disparates font horreur à une bourgeoise éprise d’ordre qui n’aura de cesse d’imposer un modèle familial unique, calqué sur le sien, postulant l’intimité du logis et le rôle central de la mère. »[1]
Femmes au travail ou femmes au foyer ?
C’est ainsi que prend corps un modèle culturel de la famille peu conforme aux réalités sociales de l’époque, mais qui s’insinue dans toutes les couches de la population, et qui entend cantonner les femmes dans leur rôle de mère, estimant que le rôle de femme active doit être réservé aux célibataires, « celles obligées de travailler en rupture de normalité » et « hors des lois de la nature »[2].
Cet état d’esprit perdure pendant tout le 19e siècle et même pendant les premières décennies du 20e siècle, notamment lors de la crise des années 1930. En 1889, une première loi sur le travail des femmes est votée, bien que très restrictive car limitée aux ouvrières des charbonnages, des usines et des manufactures, qui instaure un simple congé post-natal de quatre semaines, sans indemnité ni garantie de pouvoir reprendre le travail après ce congé. Beaucoup de catégories de femmes sont d’ailleurs maintenues hors de l’application de la loi, comme, par exemple, les travailleuses à domicile sous prétexte qu’elles œuvrent au foyer et ne menacent pas sa cohésion ni la protection des relations mère-enfant, ce qui se relève souvent inexact. Même les bourgeoises n’échappent pas à la critique et à la suspicion dans la mesure où elles sont souvent accusées par des médecins et des moralistes de renoncer à exercer leurs devoirs maternels, en refusant d’allaiter ou en confiant l’élevage de leurs enfants à des nourrices ou à des domestiques et plus tard leur éducation à des percepteurs.
Finalement, la Belgique met longtemps à organiser la protection maternelle et infantile, du moins par rapport à des pays voisins (France, Angleterre) et elle abandonne, jusqu’à l’aube du 20e siècle, à la philanthropie et aux œuvres de bienfaisance le soin de prendre en charge cette problématique.
En somme, à défaut de pouvoir l’interdire totalement, le travail des femmes a longtemps été considéré comme un mal nécessaire dont il convient de limiter les dommages sur la famille par tous les moyens législatifs. Ainsi, dans les années 1930, traversées par une crise économique de grande amplitude, les intentions des législateurs ou des réformateurs sont assez claires : il s’agit de maintenir les femmes mariées au foyer en les éloignant des entreprises, surtout les épouses exerçant des activités polluantes, insalubres, pénibles ou présentant « un danger réel d’ordre hygiénique ou moral » mais avec une réserve assez contraignante, à savoir « sans compromettre pour autant l’existence même d’une de nos industries nationales »[3]. Il est difficile de ne pas voir une certaine ambiguïté (sinon une certaine hypocrisie) dans les objectifs des moralistes de l’époque.
Des politiques contemporaines pensées pour le maintien de la femme au foyer
Plutôt que de réglementer le travail des femmes, une autre approche pour les maintenir au foyer est envisagée via l’instauration d’une forme de salaire accordé à la mère de famille. Cette mesure n’a cependant jamais pris corps en Belgique pour des raisons de réalisme économique mais aussi d’idéologie politique et d’opposition de la part de mouvements féministes[4].
Aujourd’hui, les femmes au foyer qui sont des « travailleuses cachées » exerçant pour la plupart de nombreuses activités, sont considérées dans les statistiques officielles comme « inactives » et ne bénéficient d’aucun statut spécifique ni droits particuliers. On estime aujourd’hui qu’elles sont plus d’un million en Belgique dont 350 000 en Wallonie. Si leurs prestations en tout genre étaient prises en considération par la comptabilité nationale aux salaires desquelles elles seraient rémunérées si elles étaient effectuées sur le marché du travail conventionnel, elles bouleverseraient l’estimation du produit national en le faisant évoluer à la hausse. Des estimations réalisées par des bureaux d’études américains évoquent des chiffres de plus de 130 000 euros par an comme valorisation du salaire annuel hypothétique auquel elles pourraient prétendre si les femmes au foyer exerçaient les mêmes activités à l’extérieur du foyer[5].
Les pays européens ont des politiques différentes en matière de maintien des femmes au foyer, certaines à connotation nataliste comme la France, ayant tendance à inciter les mères à rester chez elles ou à rentrer au foyer (si elles en étaient sorties précédemment pour travailler à l’extérieur) en leur allouant des allocations pour s’occuper de leurs enfants pendant une durée limitée (notamment via l’allocation parentale d’éducation). Par contre, en Allemagne, la politique familiale a plutôt été de décourager les mères qui veulent travailler en investissant peu dans les structures d’accueil pour les enfants en bas âge, de sorte qu’aujourd’hui le taux de natalité allemand est un des plus faibles d’Europe et que les autorités commencent à s’inquiéter sérieusement d’une tendance du pays au dépeuplement et au vieillissement démographique. Plus réaliste et dans un souci de concilier vie familiale et vie professionnelle, le Luxembourg a permis aux femmes de choisir entre rentrer au foyer pour se consacrer à l’éducation d’une enfant ou poursuivre leur activité extérieure en octroyant une allocation qui constitue un revenu supplémentaire (de l’ordre de 500 euros) pour les ménages qui en ont besoin pendant une période de deux à huit ans selon la taille de la famille.
On voit également émerger un peu partout dans le monde des associations pour « rendre possible le libre choix de la mère entre vie professionnelle et présence au foyer ». Ainsi, dès 1947, le Mouvement mondial des mères (MMM) est créé sous forme d’une ONG (organisation non gouvernementale), internationale fédérant soixante-quatre associations de quarante pays. En Belgique, c’est en 1976 que se constitue l’« Association des femmes au foyer » qui porte diverses revendications comme l’intégration du temps de travail familial dans le calcul de la pension, l’amélioration des conditions de travail à temps partiel choisi pour raison familiale et la suppression de toute discrimination lors du retour sur le marché du travail. Cependant, malgré tout le respect qu’on peut avoir pour ces mouvements et leurs objectifs de valorisation de l’activité féminine au foyer, il est clair que depuis la fin du 20e siècle, le vent a tourné et que la question du travail des femmes a évolué dans le sens d’une volonté d’une plus grande participation des femmes au marché. En 2000, le Sommet européen de Lisbonne a fixé un objectif de taux d’emploi des femmes de 60 % dans le cadre de la stratégie déterminée lors de cette rencontre et qui sera réaffirmée en 2007[6].
Quand les femmes au travail contribuent à la croissance : l’intérêt des économistes à la question
Une des raisons en est que les économistes ont entretemps apporté leur pierre à l’édifice en réalisant des études qui tentent à prouver que l’activité des femmes contribue à la croissance économique à la fois d’un point de vue micro et macro-économique. C’est un américain, Gary Becker[7], fondateur de l’École de Chicago et Prix Nobel d’économie, qui est le premier économiste à vouloir théoriser la fécondité et la décision d’avoir des enfants en considérant cette dernière comme la résultante d’un processus de négociation au sein du couple. Son raisonnement est de considérer que, pour une femme active, avoir des enfants représente un coût d’opportunité d’autant plus grand que le salaire auquel elle doit renoncer pour les élever est lui-même important et qu’il en résulte une liaison négative entre fécondité et activité.
Après Becker, nombreux sont les économistes à s’intéresser à cette relation. Sans entrer ici dans les détails techniques, ils pensent que « l’activité des femmes augmente le revenu du ménage et donc son épargne, ce qui stimule la croissance économique ». Le salaire féminin serait aussi « un facteur important de réduction de la pauvreté des familles et donc des enfants, en particulier dans les familles monoparentales. (…) Au total, la hausse de l’activité féminine n’améliorerait pas seulement la situation des femmes, mais celle de la société dans son ensemble en stimulant la croissance économique, en équilibrant le système de retraite et en réduisant le risque de pauvreté des familles »[8]. Chacun appréciera librement la pertinence de ces arguments qui s’inscrivent dans une conception libérale du fonctionnement sociétal, avec prééminence de l’économie.
Nombre d’enfants et activité féminine : des liens ?
Alors que, dans un passé plus ou moins lointain, la question principale était de savoir comment maintenir les femmes mariées au foyer en donnant priorité à la reproduction sociale, actuellement, le problème central est d’identifier les obstacles à une participation accrue des femmes au marché du travail. Il apparaît que l’obstacle principal est la présence d’un ou de plusieurs enfants. En effet, l’observation a été maintes fois répétée dans la plupart des pays que lorsque le nombre d’enfants augmente, le taux d’activité des mères tend à diminuer.
Depuis l’après Seconde Guerre mondiale, les chercheurs, autant économistes que sociologues ou démographes, ont déployé beaucoup d’énergie à clarifier la nature du lien entre nombre d’enfants et activité des femmes. Le problème peut paraître a priori relativement simple à éclairer dans la mesure où la plupart des pays européens disposent de statistiques précises à la fois sur la mesure de la fécondité et sur les taux d’activité distingués par sexes de même que sur les taux de féminisation de l’emploi.
Or, il se trouve que depuis les années 1970, l’indicateur conjoncturel de fécondité (pratiquement le nombre moyen d’enfants par femme) a subi en Europe une rapide chute, passant en quelques décennies de valeurs proches de 2,5 enfants à des valeurs très inférieures du seuil de remplacement des générations de l’ordre de 1,5 enfant. Dans le même temps, les taux d’activité des femmes ont progressé dans des proportions importantes (+/- 20 points). Parallèlement, les taux de féminisation de l’emploi ont également augmenté de façon assez spectaculaire.
A priori, la conclusion suivante s’impose donc : comme la plupart des coefficients de corrélation calculés entre des séries statistiques, qu’elles soient chronologiques par pays ou géographiques, affichent des valeurs négatives statistiquement significatives, on devrait pouvoir conclure que la présence d’enfants nuit à l’activité des femmes et qu’inversement, leur absence ou leur moindre nombre est un facteur d’intensification de la participation des femmes au marché du travail.
Les choses ne sont cependant pas aussi simples. D’abord, il se trouve que vers 1995, plusieurs pays européens ont vu leur fécondité reprendre vigueur et revenir vers des valeurs proches du remplacement des générations (c’est le cas de la France et de la Belgique), de sorte que fécondité et activité féminine ont commencé à connaître une même tendance à la hausse, et les coefficients de corrélation à afficher des valeurs positives ou en tout cas peu significatives. Une situation difficile à interpréter, surtout qu’elle repose sur un nombre limité d’observations : comment expliquer en effet qu’un nombre plus élevé d’enfants favoriserait l’entrée ou le retour sur le marché du travail des mères, surtout quand les niveaux de salaires ne sont pas particulièrement attractifs ? En outre, les méthodologues des sciences sociales ont appris à se méfier des corrélations simples, en particulier quand elles reposent sur des données agrégées qui peuvent dissimuler des liaisons fallacieuses. Mais on sait aussi depuis longtemps que corrélation ne signifie pas causalité et que la reconnaissance d’une corrélation ne permet pas de décider, sans autre information, dans quels sens les effets s’exercent, de l’activité vers la fécondité ou de la fécondité vers l’activité. Autrement dit, les femmes quitteraient-elles leur emploi pour s’occuper de leur enfant ou renonceraient-elles à exercer leur rôle de reproductrice pour se porter offreuse de leur travail ou pour rester en emploi ? Les données sur les naissances de plus en plus tardives pourraient éclairer cette question.
Seules des enquêtes détaillées auprès des femmes concernées sont de nature à apporter des éléments de réponse à ces questions complexes qui dépendent de multiples facteurs et des contextes familiaux, sociaux, économiques ou contextuels dans lesquels vivent les familles.
Par ailleurs, ces enquêtes nous apprennent souvent que la réponse à un événement familial comme une naissance n’est pas forcément binaire, du genre entrée ou sortie du marché du travail (entrée par exemple pour faire face à un accroissement des charges financières ou sortie pour disposer de plus de temps à consacrer aux enfants ou leur donner un meilleur cadre de vie[9]), mais qu’il peut y avoir diverses formes d’adaptation (changement des horaires, passage d’un temps plein à un temps partiel, changement de secteur d’activités…).
En guise de conclusion, par rapport à la question posée en titre de cette analyse, il est évident que la participation des femmes à l’activité économique est devenue une tendance lourde de nos sociétés contemporaines mais qu’elle n’est pas pour autant incompatible avec les tâches de reproduction de la famille incombant prioritairement aux femmes, à condition que les politiques familiales soient suffisamment souples pour permettre aux couples d’optimiser leurs choix en fonction de leur situation spécifique et des aspirations individuelles respectives des conjoints.