Albert Martens (sociologue, professeur émérite de la K.U. Leuven)
Préambule
Cette analyse incorpore des réflexions glanées des conférenciers et des interventions nombreuses des participant.e.s à la journée d’étude sur l’immigration féminine marocaine et turque à Bruxelles, d’hier à aujourd’hui. Tout en faisant aussi référence à mes propres expériences vécues, je me trouvais devant un dilemme : présenter une réflexion générale qui risquait de servir une gerbe de lieux communs ou me perdre dans l’énumération de particularités dans lesquelles sombrerait l’attention des participants. Convaincu que durant la journée, force détails et précisions sur des actions passées seraient abordées, je m’étais cantonné à une approche générale. Au vu de certaines réactions, l’option que j’avais prise – une réflexion globale sur ce demi-siècle d’immigration qui pourrait nous être utile non seulement pour comprendre le passé mais aussi pour essayer de comprendre les 50 ans à venir – a suscité quelques réactions. La fresque des réflexions historiques paraissait à quelques-un.e.s très large mais a suscité l’incompréhension pour d’autres.
Ce qui me semble important à « faire passer », ce n’est pas tellement un rappel historique des joies et souffrances vécues par les participant.e.s, leurs parents et leurs enfants, mais d’essayer de nous situer dans la cascade des évènements que nous vivons maintenant. Dans quelle pièce (de théâtre) jouons-nous actuellement ? Comment comprendre les réactions des un.e.s et des autres ? Peut-on les prévoir ? Dans la « caisse à outils » de notre passé et de nos réflexions accumulées tout au long de l’ « Histoire » (avec un grand H), n’y aurait-il pas quelques « histoires » (avec un petit h) qui pourraient nous être utiles pour raviver et réactualiser des choses que nous connaissons bien telles que le « voir-juger-agir ».
En d’autres mots, d’une part, utiliser les expériences présentes pour (ré)interroger et réécrire le passé et d’autre part, voir dans quelle mesure ce passé peut nous aider à comprendre le présent et y trouver outils et recettes pour mieux vivre ensemble maintenant et dans le futur. La question posée est celle-ci : Comment percevoir et définir la présence des femmes immigrées durant ces 50 ans ? Ne se trouve-t-on pas devant l’émergence d’un (nouveau) « sujet historique » en Belgique et en Région bruxelloise en particulier ?
Je reprends ici le concept de « sujet historique » d’Alain Touraine : un « instrument d’analyse », un « acteur » construit à partir de la connaissance des représentations et des actions collectives. Son analyse se concentre sur trois moments qui se déroulent plus ou moins conjointement. Le premier est celui de l’identité, celui de sa (son) (auto)définition : Qui suis-je ? Au nom de qui je parle ? Qui je prétends représenter ? Comment suis-je défini par les autres ? Le second est celui de l’opposition : qui sont mes contradicteurs, mes adversaires ? Quelles sont les causes de mon aliénation ? Et le troisième, celui de la totalité : ce vers quoi je tends ; qu’est-ce je veux en définitive ? Quels seront le but ultime, la situation optimale que je veux voir instituer ?[2] Ces trois types de questions constituent un cadre de référence assez simple pour lire et essayer d’interpréter 50 ans d’histoire partagée.
Conjointement à ces questions, je voudrais aussi introduire la relecture de certains moments historiques où nos sociétés ont été confrontées à des débats « homériques », où des affrontements philosophiques et idéologiques ont eu lieu. Ces affrontements sont de nos jours sans doute oubliés, mais ils peuvent nous rappeler que nombre de débats actuels ne sont pas si neufs que cela.[3] L’histoire contemporaine se plait souvent à souligner le caractère nouveau et inédit de certains faits, l’originalité radicale de la situation actuelle. Ignorant la connaissance du passé, nous nous mettons, avec la meilleure volonté du monde, à réinventer l’eau chaude alors que des issues et des solutions possibles ont déjà été trouvées bien avant nous. Introduire la relativité des choses nous permet bien souvent de trouver (plus) rapidement des réponses à nos questions.
Conjuguant ces deux approches, mon exposé se fera en trois temps. Dans un premier point, sera abordée une réflexion sur le temps et la durée. Un second point énumérera quelques questions et débats qui font la une de nos discussions actuelles tandis qu’un troisième évoquera comment, dans le passé, des questions similaires sont déjà apparues et furent résolues entièrement, partiellement ou pas du tout.
Réflexions sur le temps et la durée.
Le schéma suivant devrait nous inciter à quelques réflexions sur la relativité du temps et des périodes historiques.
Prenons l’année 1964, date de la signature de la convention entre la Belgique et le Maroc relative à l’occupation de travailleurs marocains en Belgique[4], comme point de départ et demandons-nous ce qui s’est passé d’important depuis pour le sujet qui nous préoccupe aujourd’hui :
♦ 50 ans de paix: pas de guerre ni d’invasions militaires. Un fait incroyable par rapport aux 50 années antérieures où deux guerres mondiales se sont abattues sur notre territoire. Du jamais vu en Europe occidentale depuis des siècles. Cette stabilité a eu des conséquences importantes, favorables pour les (im)migrants. Ceux-ci pouvaient imaginer de s’établir ‘durablement’ s’ils le souhaitaient, n’étant pas menacés par des tribulations politiques susceptibles de les contraindre à un nouvel exil.
♦ Une accélération et un raccourcissement incroyables du temps et de l’espace. Dans les années 1960-1970, le retour au pays d’origine lors des vacances n’avait bien souvent lieu que tous les deux ou trois ans (voyages souvent homériques qui ont laissé des traces dans les mémoires). Actuellement, nous nous permettons d’aller deux ou trois fois par an « au pays » et d’y rester plus ou moins longtemps. En d’autres mots, la vie « ici » et « au pays » n’a plus cette rupture, souvent vécue comme périlleuse et difficilement franchissable, qu’elle avait antérieurement. Il y a une confluence permanente, quotidienne entre « ici » et « là-bas ».
♦ L’avènement de nouvelles présences sur fond de continuité. Depuis 1964 (mais en fait depuis 1945), les immigrations étrangères ont toujours eu lieu, mais elles ont des caractéristiques fort différentes. D’abord intra-européennes (Italie, Grèce, Espagne, Portugal), elles sont devenues extra-européennes (Afrique du Nord, Turquie) puis à nouveau européennes ou autres (Pologne, Bulgarie, Roumanie, Kosovo, Bosnie, Macédoine mais aussi africaines et sud-américaines…). Certains de ces arrivants avaient subi la colonisation et d’autres, la domination d’une puissance extérieure. À cela s’ajoute encore la venue de réfugiés, de demandeurs d’asile, de personnes venant dans le cadre du regroupement familial, de mariage… Enfin, et c’est tout de même une nouveauté pour ce pays, la résidence d’adeptes d’une religion monothéiste (Islam) en plus des monothéismes déjà présents et reconnus (judaïsme, christianisme). Tous ces passés divers ont brouillé l’image que la population autochtone pouvait avoir des « immigrés », mais aussi contraint ceux-ci à des choix d’identification multiples. Qui sommes-nous ? Comment et à qui voulons-nous être ou ne pas être identifiés ? reconnus ? définis ? Des cartes complexes à jouer ![5]
Durant ces 50 dernières années, nous pouvons avoir l’impression ou l’illusion que beaucoup de choses ont changé ou au contraire n’ont pas changé du tout. Ceci apparait plus clairement lorsque nous comparons les choses et les évènements avec les 50 années antérieures à 1964, soit la période 1914-1964, une durée équivalente, mais néanmoins fort différente du point de vue politique, social, économique, culturel : acquisition du droit de vote politique (les hommes en 1919, les femmes en 1948), reconnaissance des syndicats, mise en place des organes de concertation sociale, instauration de la sécurité sociale obligatoire. Tout cet appareil institutionnel a été construit durant cette période mais n’a plus guère bougé après 1964.
Ces grandes transformations ont pour la plupart eu lieu après une guerre (1914-1918, 1940-1945). Après de telles tribulations dramatiques, il est permis ou nécessaire de « redistribuer » les cartes en sorte qu’une catastrophe semblable ne se reproduise plus. C’est le moment où de grandes transformations structurelles sont possibles et interviennent. La construction du marché européen devant prolonger le traité de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier entrée en vigueur en 1952) a par exemple mis en place la « libre circulation » des capitaux, du travail et des personnes, favorisant ainsi la migration de travailleurs.
La période de paix a néanmoins un prix. Hors de grandes tribulations, il devient fort difficile d’opérer « à froid » des transformations structurelles nécessaires. C’est ce qui se passe maintenant. Les nouvelles générations, qui ont pris le pouvoir au lendemain des guerres et ont imposé de gré ou de force ces transformations, doivent opérer maintenant dans la ‘continuité’ ou plutôt dans l’illusion de la continuité de ce demi-siècle. Les choses ont bien changé depuis 50 ans mais il est difficile de s’en rendre compte et donc d’opérer des ruptures et des transformations profondes. C’est le drame dans lequel nous jouons actuellement.
Les « grandes questions » de la vie quotidienne et les « grands débats » sociétaux
Pour aborder un peu plus en détail la façon dont ce « sujet historique » a émergé et fait irruption dans notre histoire nationale, je distinguerai deux approches. L’une se concentre sur les problèmes de la vie quotidienne auxquels les nouveaux migrants sont et ont été confrontés. L’autre est celle des débats qui ont émergé dans la société, en vagues successives et avec de plus en plus d’ampleur, reflétant les troubles qui agitent une société qui se croit vivre en parfaite sérénité.
Le tableau suivant présente de façon quelque peu théorique ou abstraite (« idéal-typique », diraient les sociologues) les différentes questions ou thèmes qui se sont présentés chronologiquement au cours de ces 50 ans.
Tableau 1. Chronologie des « grandes questions » auxquelles les migrants sont ou ont été confrontés quotidiennement
Temps
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Les grandes questions
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1
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L’arrivée
♦ Le travail et le logement
♦ La gestion administrative et juridique du travail, du logement et du séjour
♦ L’argent à envoyer à la famille et la gestion de la famille ‘à distance’
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2
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Le premier établissement
♦ L’insertion dans l’occupation et le travail
♦ La construction des liens de solidarités syndicales et communautaires
♦ La pratique religieuse
♦ Le choix de la vie de famille. « Ici » et/ou « là-bas »
♦ Décider si oui ou non, quand, comment et où l’épouse et les enfants viendront s’établir « ici »
♦ Maintien et soutien du lien familial au pays d’origine
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3
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L’établissement familial et le regroupement
♦ L’arrivée « ici » de l’épouse et des enfants
♦ Le travail, les restructurations, les fermetures d’entreprises, le chômage
♦ La recherche d’un logement adapté et les déménagements successifs
♦ La gestion administrative et juridique des séjours, résidences, établissements
♦ La santé et les institutions médicales, hospitalières
♦ L’école et les institutions scolaires
♦ L’insertion dans la communauté, les groupes, le culte et les pratiques religieuses
♦ Maintien et soutien du lien familial du pays d’origine
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4
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L’établissement de longue durée, voire définitive et irréversible et ses répercussions sur le travail, le logement, les écoles, la santé
♦ La gestion administrative et juridique des séjours, résidences, établissements
♦ Quelle nationalité ? (devenir belge, naturalisation…)
♦ L’accès ou non à la propriété « ici » et « là-bas »
♦ Les changements de statut professionnel (indépendants, commerçants, professions libérales, fonction publique,…) et les possibilités de promotion sociale au travers de l’école, l’enseignement, les clubs sportifs, la culture et les médias…
♦ La sécurité sociale (chômage, invalidité, accident de travail, pensions, bourses d’étude…)
♦ Le développement des groupes d’appartenance, des solidarités culturelles, religieuses, syndicales, politiques, linguistiques, scolaires, sportives…
♦ La gestion de ce qui est appelé ‘déviance’ (racisme, ségrégation, appareils répressifs, détention, prisons…)
♦ Maintien et soutien du lien familial du pays d’origine
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5
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L’émergence et la gestion des nouvelles générations 2-3-4….
♦ Vieillir aux pays… mais lesquels ?
♦ Mourir aux pays… mais lesquels ?
♦ Maintien et soutien du lien familial du pays d’origine
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Cette énumération « idéal-typique » doit être perçue en fonction du temps historique tel qu’il s’est déroulé de 1964 à nos jours. Ces déroulements se passent différemment dans les années 1960, 1970, 1980 ou actuellement. De plus, ces temps ont aussi des temporalités, des durées et des accélérations différentes : l’emploi dans les années 1960 pouvait se maintenir plusieurs années, voire jusqu’à la retraite. Actuellement, il est « précaire ». Nous avons ici un bel exemple ce que le sociologue Georges Gurvitch appelait à l’époque « la multiplicité des temps sociaux »[6]. Ces « grands moments » de la vie quotidienne sont bien représentés dans quantité d’expositions, de pièces de théâtre, de biographies et autres publications qui commémorent ces 50 ans d’immigration marocaine et turque.[7]
Enfin, cette approche « idéal-typique » comprend des moments historiques bien précis qu’il est bon de rappeler, les « grands débats » qui ont traversé à un moment donné notre histoire.
Tableau 2. Les « grands débats » au sein de la société belge
Temps |
Période |
Les grands débats |
1 |
1945 – 1975 |
La place des travailleurs immigrés au sein du système de production et de la classe ouvrière. Les formes d’organisation et de mobilisation. La place au sein des syndicats et les types de services et d’encadrement qui leur sont accordés. L’obtention de la participation aux élections sociales. |
2 |
1965 – 1990 |
Les luttes contre le racisme et la xénophobie. Les « semaines de l’immigré ». Les luttes pour la réforme des lois et règlements de la « police des étrangers », la réglementation de l’entrée, le séjour et l’établissement des étrangers, le statut des étrangers, etc. |
3 |
1970 … |
La participation ‘citoyenne’ à la politique. Le droit de vote au niveau communal, les conseils consultatifs communaux. |
4 |
1974 … |
Les régularisations des travailleurs clandestins et les luttes pour les permis de travail, permis de séjour, etc. Les grèves de la faim (1974, 2000, 2009…). La mobilisation des réfugiés, demandeurs d’asile, « sans papiers » |
5 |
1980- … |
Les luttes contre le racisme, les discriminations. L’islamophobie. Les actions du Commissariat royal à la politique des immigrés et du Centre pour l’égalité des chances de la lutte contre le racisme (CECLR). |
Sans entrer plus en détail dans chacun de ces chapitres, nous devons constater que l’irruption des descendants de l’immigration dans la sphère politique, les manifestations et les mobilisations sociales ont pris, depuis les années 1960, de plus en plus d’ampleur et de plus en plus de diversité. Si, au début, elles étaient cantonnées dans la sphère du travail, de l’usine et des lieux de travail, les actions sociales ont rapidement débordé vers d’autres lieux de la décision politique. Actuellement, c’est toute la société, non seulement l’emploi et le travail, mais aussi le logement, la vie de quartier, l’école, l’hôpital, la prison, le droit, la justice, la santé, etc., qui sont « colorés » tout comme ils sont et deviennent aussi « féminisés ». Cette présence irradie ainsi l’ensemble de ce que nous pouvons appeler « la société ».
Repenser les choses dans une longue perspective de temps. Comment une nouvelle présence réactive de très vieilles histoires. Comment revoir son (ses) histoire(s) :
Quelques exemples
Dans cette troisième lecture de ces 50 ans d’histoire, il ne s’agit plus de faire ressortir le vécu des intéressés, des acteurs et leur subjectivité multiple, ni de décrire les contextes historiques différents. Il s’agit ici de se demander comment cette histoire de ce demi-siècle a (et pourrait) réactiver une histoire « bien à nous » pour en faire une histoire commune.
C’est à cet exercice que je vous convie maintenant. Je prendrai trois exemples. Le premier se rapporte aux signes religieux et à l’intervention de la puissance publique. Le second concerne l’éclosion sociale d’un « nouveau » monothéisme au sein d’une société sécularisée mais reconnaissant les libertés religieuses. Le troisième concerne des nouvelles lectures synoptiques de nos anciens documents appelés souvent les « classiques ».
« L’éducation publique doit se borner à l’instruction » (Condorcet, 1791-1792) »
Au plus fort des débats que nous avons sur le port des signes religieux, je ne puis que conseiller la lecture des Cinq mémoires sur l’instruction publique du marquis de Condorcet (1791). Cette lecture nous rappelle qu’il y a plus de deux siècles, au moment de l’instauration de la République en France, des débats similaires avaient lieu à l’Assemblée nationale. Comment fallait-il instituer politiquement et administrativement le premier droit social, c’est-à-dire le droit de savoir lire et écrire ? Comment l’État devait-il gérer ce droit ? Dès les origines, deux thèses s’affrontaient. Robespierre le voulait par l’« éducation nationale», Condorcet par contre par « l’instruction publique ». Des plus intéressants pour nous, encore aujourd’hui, sont les arguments avancés par Condorcet :
« L’éducation publique doit se borner à l’instruction
1° parce que la différence nécessaire des travaux et des fortunes empêche de lui donner plus d’étendue.
2° parce qu’alors elle porterait atteinte aux droits des parents…
3° parce qu’une éducation publique deviendrait contraire à l’indépendance des opinions. Il faut donc que la puissance publique se borne à régler l’instruction en abandonnant aux familles le reste de l’éducation.
♦ La puissance publique n’a pas le droit de lier l’enseignement de la morale à celui de la religion.
♦ Elle n’a pas le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités.
♦ En conséquence, elle ne doit pas confier l’enseignement à des corps perpétuels.
♦ La puissance publique ne peut pas établir de corps de doctrine qui doive être enseigné exclusivement.
♦ La puissance publique doit d’autant moins donner ses opinions pour base de l’instruction, qu’on ne peut la regarder comme au niveau des lumières du siècle où elle s’exerce.
♦ Le devoir, comme le droit de puissance publique, se borne donc à fixer l’objet de l’instruction et à s’assurer qu’il sera bien rempli.
♦ La constitution de chaque nation ne doit faire partie de l’instruction que comme un fait.
♦ Ces réflexions doivent s’étendre à l’instruction destinée aux hommes.
♦ L’instruction doit être la même pour les femmes et pour les hommes.
♦ Elles ne doivent pas être exclues de celle qui est relative aux sciences, parce qu’elles peuvent se rendre utiles à leurs progrès, soit en faisant des observations, soit en composant des livres élémentaires. »
Condorcet, N. (de), Premier mémoire sur l’instruction publique, Paris, 1791, p. 82-106.
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Pour Condorcet, l’éducation par la puissance publique ne peut que mener, comme à Sparte dans l’Antiquité, à instaurer la tyrannie : « Ce moyen peut former, sans doute, un ordre de guerriers ou une société de tyrans ; mais il ne fera jamais une nation d’hommes, un peuple de frères. »[8] Une instruction publique par contre devrait suffire à faire des citoyens libres et raisonnables comme à Athènes.
Les débats actuels qui surgissent chez nous sont ainsi de « très vieux débats ». Les fondateurs de la République et de l’État moderne devaient déjà, il y a plus de deux siècles, assumer ces affrontements et imaginer des solutions. Il est bon de se le rappeler et, du même coup, relativiser leur ampleur et leur radicalité en faisant de l’histoire contemporaine à l’aide du matériel « recyclé » de nos origines.
Une autre (nouvelle ?) religion monothéiste dans l’ « empire » du nord de l’Europe ?
Depuis les batailles de Poitiers (Charles Martel, 732) et de Vienne (16e siècle), les habitants du Nord de l’Europe occidentale n’ont connu que deux monothéismes : le judaïsme et le christianisme. Il existait bien sûr quelques adeptes de l’islam dans certains lieux, mais cette religion n’était guère reconnue. Or, il s’est passé chez nous et dans le nord de l’Europe une arrivée par recrutement et mise au travail de populations « immigrées ». Celles-ci ne parlaient pas seulement d’autres langues mais pratiquaient d’autres us et coutumes et étaient aussi adeptes de l’islam. Ils sont arrivés plus pacifiquement dans des États où existaient à des degrés divers, non seulement la liberté de pensée, d’opinion et de religion mais aussi une séparation (plus ou moins) rigoureuse entre l’État et la religion. Certains de ces États reconnaissaient néanmoins officiellement certaines religions et les pourvoyaient d’avantages divers tout en se récusant d’être une théocratie responsable du salut de l’âme de ses citoyens.
C’est dans cette situation complexe, variable, lourde d’un passé historique comportant des guerres de religion violentes et implacables, que ces travailleurs s’établissent et tentent de pratiquer leurs croyances, de les manifester publiquement, à l’instar des autres religions déjà reconnues.
La question est de savoir où trouver quelques éléments pouvant nous aider à comprendre et à interpréter ces nouveaux phénomènes. Il y a bien sûr les passés de certains pays (France, Royaume-Uni, Pays-Bas, Espagne, Portugal…) où les rencontres avec des adeptes de l’islam avaient déjà eu lieu, ne fut-ce que pendant les guerres (anti)coloniales. Mais ce n’est pas le cas pour l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg, les pays scandinaves…
Tout comme l’écologie prospective analyse les données archéologiques pour détecter des traces d’inondations, de sécheresses, de désertification et en déduire la confirmation on l’infirmation des hypothèses sur le réchauffement climatique, il peut être utile de se rappeler le moment où il y a vingt siècles un nouveau monothéisme – le christianisme – fit irruption et s’implanta dans l’Empire romain. En Occident, cela prit plus de trois siècles. Au premier siècle de notre ère, la percée du christianisme ne fut pas des plus commodes ! Le contenu de cette nouvelle religion était encore fort instable et objet de controverses innombrables, de schismes, apostasies, hérésies, entraînant force confrontations entre églises que l’on pourrait comparer maintenant à une collection de sectes. En outre, les attaques extérieures ne manquaient pas : exclusions, condamnations, persécutions. Quoiqu’il en soit, « Dans l’Empire romain après 212, l’identité religieuse devient une composante de l’identité politique commune à tous les habitants de l’Empire auxquels la Constitution antonine a accordé la citoyenneté romaine : Les autres éléments identitaires ayant été écartés, la religion devint en 212 le seul fondement officiel de l’identité romaine civique. »[9]
Les affirmations et confrontations de type religieux ne sont pas simples et peuvent souvent mener à quelques excès. Pour les conjurer, le Siècle des Lumières (le 18e siècle) imagina un système de reconnaissance de libertés (opinion, religion, etc.) tout en instaurant un État laïque qui, à bien des égards, garde encore de sérieuses traces et composantes issues du christianisme[10]. Dès lors, il semble assez évident que l’implantation d’un autre monothéisme, différent des deux autres (judaïsme, christianisme) suscite et suscitera encore tensions et tribulations pendant quelque temps. Il est bon de s’en souvenir.
Lectures comparées et synoptiques
Ces deux personnages écrivent, chacun de leur côté, un traité sur l’art de gouverner et donnent tous deux de sages conseils à ceux qui règnent et veulent se maintenir au pouvoir, en d’autres mots, sauvegarder leur vie et leur empire. En lisant Le Prince[12] et conjointement le Traité de gouvernement, nous pouvons observer comment ces politologues de l’époque conseillent leur souverain par une série de recettes de cuisine du pouvoir. Ces bons conseils qui doivent constituer l’art du gouvernement, que ce soient pour des Florentins du 16e siècle ou des Perses du 11e siècle, restent utiles.
À travers les siècles, que ce soit en Orient ou en Occident, nous pouvons déceler une histoire dont il est bon de rappeler les similitudes au moment où certains évoquent les « clash des civilisations ». Les vieux sages peuvent nous y aider. À nous de raviver leurs écrits…
Conclusion
« On écrit l’histoire, mais on l’a toujours écrite du point de vue des sédentaires, et au nom d’un appareil unitaire d’État au moins possible même quand on parla de nomades. Ce qui manque c’est une Nomadologie, le contraire d’une histoire. »)[13]
50 ans de vie, le temps de voir trois générations éclore et se demander comment vivre ensemble avec toutes « nos » histoires pourtant tellement similaires.
Durant ces 50 ans, il y a (eu) des continuités mais aussi des ruptures. Le fait que nous n’avons pas connu de grandes tribulations comme quatre ans de guerre et d’occupation (heureusement d’ailleurs) – qui demandaient ensuite une reconstruction – masque sans doute notre perception de ce que nous pouvons classer comme continuité ou comme rupture. Nous devons imaginer une autre manière d’écrire notre histoire commune sans référence, comme pour nos aïeux, à « l’avant et l’après-guerre », mais avec d’autres repères.
Gilles Deleuze et Felix Guattari ont inventé ou utilisent le terme « rhizome » par opposition à la racine (unique) d’une plante.[14] Ce concept a été repris par Edouard Glissant pour exprimer une « identité plurielle qui s’oppose à l’identité racine unique. (…) Par opposition au modèle de cultures ataviques, la figure du rhizome place l’identité en capacité d’élaboration de cultures composites, par la mise en réseau des apports extérieurs, là où la racine unique annihile. »[15] Les bouleversements de ces 50 ans d’histoire commune ne font, à mon avis, que commencer. Enfouie pendant des décades, elle commence enfin à émerger…
Notes
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Martens, A., « L’immigration à Bruxelles, d’hier à aujourd’hui. L’enracinement d’un nouveau « Sujet historique »», Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 3, septembre 2017 [En ligne], mis en ligne le 04 octobre 2017. URL : http:// www.carhop.be/revuescarhop/