Florence Loriaux (historienne, CARHOP asbl)
Dans un contexte sociétal en pleine ébullition et où de nouvelles mouvances prennent leur essor comme le pacifisme, l’écologie, le féminisme, Vatican II ou Mai 68, nombreuses sont les associations inspirées par ces courants qui vont se développer au cours des années 1970. Elles sont à cette époque portées par l’engagement militant et bénévole de citoyens et de citoyennes. Au cours de cette période, la question de l’immigration va particulièrement susciter l’intérêt des milieux associatifs qui, en l’absence de gestion politique cohérente et dans l’émergence de certaines politiques communales xénophobes, vont prendre le problème à bras-le-corps. Partant des besoins du public en matière de logement, de santé, d’éducation, d’alphabétisation, des projets ne tardent pas à se développer. Toutefois, peu d’associations répondent à l’époque aux problèmes spécifiques rencontrés par les femmes migrantes.
Quelle mémoire conservons-nous des projets menés par les milieux associatifs en faveur de ces femmes ? Les femmes migrantes sont difficilement repérables dans les archives quand elles n’en sont pas tout simplement absentes, il est donc plus que jamais impératif de sauvegarder les archives des associations qui leur sont dédiées. L’intérêt en est encore renforcé du fait que les femmes migrantes y sont considérées comme des individus à part entière et pas uniquement dans leurs fonctions de mères de famille et de gardiennes du foyer.
Si les associations ont été nombreuses, un bon nombre d’entre-elles n’ont cependant pas survécu pour différentes raisons (idéologiques, financières, structurelles…). La connaissance de leur histoire trop souvent méconnue[1] et leur transmission s’avèrent urgentes à faire émerger et à protéger, ouvrant un champ novateur de recherche pour les historiens et historiennes. Le croisement de ces histoires associatives à la fois semblables et pourtant si différentes permettra de développer une nouvelle approche de l’immigration féminine.
L’une de ces associations, désormais inscrite dans le milieu institutionnel bruxellois, a ainsi décidé de pérenniser et de transmettre sa mémoire. Pour ce faire, le GAFFI, au terme de 36 années d’existence a sollicité le CARHOP, Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire, pour en retracer l’histoire en se basant sur les archives et en s’appuyant sur un certain nombre de témoignages oraux.[2]
Naissance du GAFFI
Le Groupe d’Animation et de Formation Femmes Immigrées, mieux connu sous le sigle GAFFI, est né en 1978 de l’engagement militant de citoyens appartenant à la mouvance de la gauche chrétienne émergeant de l’association « Culture et Développement ». Il s’est construit autour de la pédagogie novatrice du brésilien, Paulo Freire, dont la méthode intuitive d’alphabétisation crée une interaction entre l’enseignant et l’enseigné en partant du vécu de ce dernier. Il partage au sein de réseaux nationaux et internationaux les valeurs de solidarité et d’émancipation.
L’engagement d’une jeune assistante sociale, possédant déjà une solide expérience de terrain, Agnès Derynck, va permettre de développer l’action immigrée souhaitée par « Culture et Développement » pour sa section bruxelloise.
Partant du constat qu’il existe en fait peu d’actions en faveur des femmes migrantes (beaucoup d’entre elles ne font partie ni de la sphère économique ni de la sphère sociale et le fait de rester à la maison contribue un peu plus à les rendre transparentes), les objectifs poursuivis par la jeune association sont de permettre aux femmes d’acquérir des compétences en français et de les mettre en pratique afin d’accéder à une plus grande autonomie, de valoriser leurs savoirs et leur savoir-faire, de retrouver confiance en elles et de s’épanouir dans la vie sociale, économique, culturelle et politique, tout comme dans leur vie personnelle et familiale. Il s’agit de permettre aux femmes de prendre conscience que les problèmes rencontrés au niveau individuel peuvent trouver une réponse dans la solidarité et dans l’action collective.
Un public qui évolue
Qui sont ces femmes à qui s’adresse le GAFFI ? Le public est constitué de femmes immigrées vivant à Schaerbeek dans le quartier de la gare du Nord ou venant des communes avoisinantes de Saint-Josse et de Bruxelles-Ville. Elles ont entre 14 et 70 ans et, dans beaucoup de cas, elles sont analphabètes ou peu scolarisées et sans qualification professionnelle.
Elles viennent majoritairement de Turquie et du Maroc mais également d’Italie, de Grèce, de Pologne… Au début du projet, elles appartiennent soit à la première génération des migrantes venues en Belgique, via le regroupement familial, rejoindre leur mari, soit à la seconde génération venue rejoindre leurs parents ou qui sont nées en Belgique.
Que ce soit hier ou aujourd’hui, les femmes qui fréquentent les activités du GAFFI sont souvent caractérisées par un manque d’autonomie au niveau économique, social et culturel. Elles sont dépendantes financièrement de leur mari ou de leur famille ou vivent seules avec leurs enfants. Leurs lacunes linguistiques les maintiennent dans un isolement social. Si les hommes ont la possibilité de s’adapter à la société via le travail en entreprise, les femmes en revanche doivent composer souvent seules avec les difficultés du quotidien.
Le public a cependant évolué en 36 ans, passant du statut de femme au foyer ou de travailleuse sans emploi à celui de minimexée ou de clandestine et le GAFFI, en observateur privilégié, ne peut que constater le renforcement des inégalités et des exclusions. Les flux migratoires ont également changé. Aujourd’hui, plus de trente nationalités se côtoient au quotidien. Elles représentent une véritable mosaïque de cultures, de langues, de modes de vie avec pourtant un point commun : leur condition de femmes à la recherche de changement(s).
Des débuts enthousiastes
Les débuts sont enthousiastes malgré la faiblesse des moyens et un contexte politique communal difficile. Rappelons que le GAFFI se développe à Schaerbeek à l’époque du bourgmestre libéral Roger Nols[3].
Des femmes ont toutefois répondu présentes à l’initiative, s’offrant ainsi les moyens de vivre dans cette nouvelle Cité dont elles ne maîtrisent ni les codes ni la langue. Le GAFFI, qui les a approchées par l’intermédiaire d’un cours de couture, véritable outil de conscientisation et d’éducation permanente, va répondre à leur demande de mieux maîtriser les petites et grandes difficultés de la vie quotidienne en Belgique en organisant des cours d’alphabétisation, d’apprentissage du français-langue étrangère, (FLE) de calcul mais aussi de vie sociale, d’informations juridiques et de santé en passant par le cours préparatoire au permis de conduire.
Le projet permet aussi de rompre avec une situation d’isolement que beaucoup de femmes subissent. Lors d’une réunion, les participantes s’interrogent sur le nom à donner à leur groupe, l’idée s’impose d’elle-même : le Groupe d’Animation et de Formation Femmes Immigrées (GAFFI) était né.
La question des enfants
Ces femmes, lorsqu’elles viennent en formation, sont souvent accompagnées par leurs jeunes enfants qu’il faut, dans un premier temps, occuper. Très vite, cette solution de dépannage et de simple garderie ne suffit plus et la question de la scolarité est vite abordée par les mères qui se sentent complètement démunies et impuissantes face à une institution scolaire souvent inaccessible. La réponse proposée par le GAFFI prendra la forme d’une école de devoirs et de l’organisation de loisirs pour les jeunes de 6 à 12 ans.
Cela ne suffit cependant pas car nombreuses sont les femmes n’ayant pas accès aux crèches, seuls les parents qui travaillent ayant droit d’y mettre leurs enfants. Pour celles qui sont en formation pour accéder à l’emploi, il s’agit d’un véritable dilemme.
Plus tard, en 1993, grâce aux programmes PIC (programme d’intégration et de cohabitation), des moyens financiers permettent de soutenir une première structure d’accueil pour les enfants des femmes en formation : la maison d’enfants « Les amis d’Aladdin », créée en partenariat avec d’autres associations. Depuis, cet dernière est devenue une asbl autonome, et une deuxième structure d’accueil d’enfants est créée au sein du bâtiment du GAFFI (la crèche « Atout Couleur »). Une grande partie des travailleuses dans ces deux structures sont des personnes qui ont fait une formation ISP (Insertion socio-professionnelle) « auxiliaire de la petite enfance ».
Former à l’emploi
Dans un contexte économique de plus en plus difficile, les femmes du GAFFI s’interrogent sur les possibilités d’entrée sur le marché du travail qui s’offrent à elles alors qu’elles multiplient les handicaps : être femmes, d’origine étrangère, peu ou pas scolarisées.
Le GAFFI va répondre à cette demande en mettant sur pied un projet de coopérative fonctionnant sur le modèle autogestionnaire. Un atelier de couture servant de lieu de formation et un magasin de vêtements seront la traduction de ce que certains qualifieront d’utopie. Les femmes pourront y apprendre un métier et s’initier à la gestion d’un commerce.
C’est à ce moment, en 1992, que le GAFFI crée avec l’asbl Nadi (Saint-Gilles), l’asbl le Cactus (Anderlecht) et l’asbl la Maison de quartier d’Helmet, la COBEFF (Coordination bruxelloise pour l’emploi et la formation des femmes). Cette institution a pour objectif d’organiser des formations qualifiantes pour des femmes peu scolarisées en partant des expériences de terrain en couture, cuisine, vente… Le GAFFI s’est ensuite orienté vers des formations de base, de remise à niveau pour permettre au public d’accéder aux formations qualifiantes organisées par la COBEFF et d’autres centres, tout en gardant des activités d’éducation permanente pour le public qui n’a pas encore un projet professionnel ou le bagage en français nécessaire pour rentrer en formation ISP.
Institutionnalisation des secteurs
L’action associative s’inscrit progressivement dans un processus subventionné par les pouvoirs publics et trois secteurs structurés se mettent en place : l’éducation permanente qui accueille des femmes engagées dans un processus d’alphabétisation, l’insertion socio-professionnelle qui développe des formations de base conduisant à l’emploi ou à la préparation d’une qualification professionnelle et l’accueil extrascolaire pour les enfants de 3 à 12 ans pour qui sont organisés une école de devoirs, des ateliers créatifs et des stages lors des congés scolaires. Loin de fonctionner de manière isolée et indépendante, malgré une scission artificielle imposée par les organismes subsidiants, ces trois pôles, qui au départ se confondaient dans leurs interactions, se nourrissent de la philosophie et des valeurs portées par le GAFFI.
Toujours à l’écoute des besoins des femmes et face aux problématiques vécues par les participantes dans les questions de logement, de santé, de droits, d’emploi, de citoyenneté, de précarit, le GAFFI analyse les situations, cherche des solutions mais aussi élabore des stratégies de changement et les inscrit à travers le développement de ses infrastructures et l’évolution des activités proposées.
Malgré les difficultés et les contraintes rencontrées au cours de son existence (financières, logistiques, administratives, orientations politiques,…) le GAFFI a toujours su faire front grâce à sa capacité de mobilisation, son équipe dynamique, ses administrateurs-trices et les nombreux militant-e-s qui participent à l’aventure. La mise en place de réseaux collectifs de collaboration et/ou de partenariats avec d’autres associations et structures permet également à l’asbl de se situer au cœur des débats et de se positionner en tant qu’acteur de changements face à l’évolution politique.
Notes
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Loriaux, F. « Au cœur du Gaffi. La mémoire d’un projet de société pour les femmes migrantes », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 3, septembre 2017 [En ligne], mis en ligne le 04 octobre 2017. URL : http:// www.carhop.be/revuescarhop/