Introduction au dossier. 50 ans d’immigration marocaine et turque. Et les femmes dans tout ça ? Une histoire de l’émancipation vue au travers du tissus associatif bruxellois

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Marie-Thérèse Coenen et Florence Loriaux (historiennes, CARHOP asbl)

« Et les femmes dans tout ça ? » Telle était l’interrogation posée par le CARHOP lors de la journée d’étude organisée en décembre 2014 dans le cadre du 50e anniversaire des accords belgo-turc et belgo-marocain. Depuis plusieurs années, l’intérêt pour l’histoire de l’immigration ne cesse de croître comme en témoignent le nombre d’événements et de publications produits dans le cadre des commémorations et le développement de centres de collecte de la mémoire.[1]

« Une double lacune de la recherche historique »

Cependant, il reste encore de nombreux pans méconnus de cette histoire. C’est particulièrement le cas de l’histoire des femmes migrantes. Jusqu’à présent, peu de recherches leur sont consacrées au regard du nombre de travaux produits sur l’histoire de l’immigration. La raison ne relève pas du manque d’intérêt pour la question, loin de là, mais parce que les traces laissées par les femmes migrantes sont parfois tellement infimes, apparaissant en filigrane dans les archives, que leur étude s’en avère souvent complexe.

En outre, si l’histoire des femmes immigrées est ignorée, c’est parce qu’« elle se heurte à une double lacune de la recherche historique : celle qui touche l’histoire de l’immigration et celle qui touche l’histoire des femmes. En effet, l’histoire de l’immigration s’est peu intéressée aux femmes et, de son côté, l’histoire des femmes s’est peu penchée sur la question de l’immigration. »[2]

Les prémices

C’est en décembre 1988, à l’occasion du colloque, organisé au Botanique par Mylène Laurant de la Commission française de la Culture de l’agglomération de Bruxelles, Abdel Fargaoui du Centre socio-culturel des immigrés de Bruxelles, Thérèse Mangot, alors en charge des centres culturels au sein de la Communauté française et engagée en faveur de la diversité culturelle et l’écrivain Ali Serghini de la Commission communautaire de la Région de Bruxelles, sur le thème « Territoires de la mémoire. Histoires, identités, cultures. Des Maghrébins et des Belges parlent »[3], que la question des femmes migrantes est abordée pour la première fois. Cette rencontre met en relation des analystes, des artistes, des auteur.e.s de la culture metissée. L’intervention de la sociologue Nouzha Bensalah[4] sur les « Paroles et silences au féminin » met en évidence les stratégies mobilisées par les migrantes jusqu’alors considérées comme passives et sans histoire. En démontrant leurs capacités à développer des réseaux, des initiatives et des compétences, l’auteure amène la réflexion autour de la place occupée par les femmes migrantes dans la société.

En 2004, dans le cadre du 40e anniversaire de l’immigration marocaine vers la Belgique, un ouvrage coordonné par Nouria Ouali fait le point sur les connaissances socio-historiques de cette migration. Le sociologue Hassan Bousetta, participant au projet, y constate que « les travaux rassemblés à cette occasion contribueront certainement à donner une cohérence à la connaissance éparse que nous avons de l’histoire de l’immigration marocaine en Belgique. Les données sur le sujet sont en effet encore relativement rares et toujours partielles. L’apparition tardive et le développement parcimonieux des travaux de recherches historiques sur l’immigration en Belgique en offrent une explication. (…) Ce livre nous permet donc pour la première fois de tenter une lecture historique de l’immigration marocaine en Belgique plus précise et plus globale. »[5] Si l’étude constate la féminisation de la population marocaine installée en Belgique et s’attarde principalement sur le rôle joué par les femmes migrantes dans le renouvellement de la population grâce à un taux de fécondité élevé, en revanche on n’y aborde pas véritablement la question féminine.

Mémoires et immigration : l’expérience du CARHOP

Parce que l’expertise du CARHOP en matière d’histoire de l’immigration est multiple et se traduit au travers de la réalisation de différents travaux de recherches, d’expositions, d’animations[6]…, le centre a souhaité poursuivre l’amorce du colloque de 1988 en mettant ici l’accent sur deux dimensions : l’intérêt de la conservation de la mémoire des migrations sous toutes ses formes et la dimension d’éducation permanente comme levier d’émancipation dans l’histoire particulière des femmes migrantes.

Dans le cadre de la collecte et de la sauvegarde de la mémoire du travail, le CARHOP a l’occasion de rencontrer de nombreuses femmes, militantes, déléguées, engagées dans l’action syndicale et d’origines variées : Italiennes, Espagnoles, Portugaises, Polonaises, Marocaines ou Turques… Ces femmes ont parfois occupé des usines et/ou se sont lancées dans des projets autogestionnaires. Si ces combats ne sont simples à mener pour personne, il est encore plus difficile pour ces travailleuses de faire comprendre à leur entourage les enjeux et les intérêts des actions menées. Mais pour elles, l’intégration dans la société par le travail est une réalité. D’autres, minoritaires, ont pris seules cette décision de migrer pour échapper à un mari ou pour rejoindre un frère, un parent, mais aussi pour aider financièrement la famille restée au pays.

Mais au-delà des travailleuses dont il est déjà difficile de retracer l’histoire, celle des épouses des travailleurs de la première génération migratoire, identifiées dans leur rôle traditionnel de femme au foyer et souvent peu visibles dans l’espace public, est encore moins connue car « la migration féminine ne visait pas leur intégration dans le monde du travail et leur émancipation du joug familial, mais renforçait au contraire leur fonction de reproduction (enfanter et assurer le confort du travailleur au foyer) et les rôles sexués au sein du modèle familial patriarcal partagé par la société belge. »[7]

Leur statut de femmes au foyer ne les empêche toutefois pas de sortir de l’ombre dans certaines circonstances comme par exemple dans les années 1960 au cours desquelles, protestant contre leurs conditions de ménagères, elles revendiquent et obtiennent que les charbonnages lavent les « bleus de travail » de leur mari ouvrier mineur. Si nous pouvons évoquer aujourd’hui cet épisode, c’est parce que les femmes qui ont mené cette action l’ont rendue publique et qu’il en est resté des traces. D’où l’intérêt de conserver la mémoire, de la collecter pour raconter cette expérience du déracinement mais aussi les mille et une stratégies pour s’en sortir.

Afin d’aller à leur rencontre, le CARHOP souhaite étudier dans ce nouveau numéro de Dynamiques. Histoire sociale en revue, la place des femmes issues de l’immigration marocaine et turque par le prisme des milieux associatifs bruxellois. Cette approche originale nous livre une nouvelle vision de l’histoire de l’immigration féminine marocaine et turque en montrant comment se sont mis en place des dispositifs favorisant l’intégration et l’émancipation des femmes.

À la recherche de la mémoire des femmes migrantes

Le CARHOP a invité quatre chercheurs et chercheuses aux compétences multiples et diversifiées à apporter leurs expertises pour explorer ce champ d’investigation plutôt méconnu. L’historienne Catherine Jacques qui retrace dans ce dossier le développement des missions d’associations tournées vers les femmes migrantes évoque entre autres le projet caressé par l’asbl CARHIMA (Centre d’animation et de recherche en histoire des migrations) de la collecte d’archives associatives. Quant à l’historienne Hajar Oulad Ben Taib, elle nous présente sa démarche de collecte de la mémoire orale de ces trajectoires migrantes particulières et donne la parole à ces femmes que l’on entend rarement.

À Bruxelles, les écoles sont les premières à être confrontées à la multiculturalité des classes. En 1980, le CARHOP participe avec l’asbl Le Grain à une réflexion sur ce que représente cette « culture mosaïque ». Noëlle Desmet, modératrice des débats de la journée d’étude, y exposait, avec Bruno Ducoli et Christine Kulakowski[8] du Centre bruxellois d’action interculturelle (CBAI), ses réflexions pédagogiques pour aider ses jeunes élèves de toutes origines à découvrir leurs racines, à en être fiers et à se construire une identité « migrante », c’est-à-dire « nouvelle, autre, multiple ».[9] C’est dans doute aussi par l’école et par le souci de suivre la scolarité des enfants que les mères se sont retrouvées à fréquenter les associations des femmes de quartiers. Florence Loriaux, historienne au CARHOP et auteure de plusieurs analyses sur l’histoire de l’immigration en Belgique, retrace l’histoire et les péripéties d’une de ces associations, le GAFFI, qui a répondu à cette question en mettant en place des écoles de devoirs, des garderies, une crèche, l’organisation de loisirs pour les enfants… pour que les mères puissent venir en formation.

L’immigration féminine et le terrain associatif : à la conquête de l’empowerment

Au-delà du projet très concret d’apprendre la langue, il y a aussi chez les femmes migrantes l’envie de sortir de chez elles, de se retrouver entre elles. Les associations de femmes des quartiers populaires les ont accueillies mais ont fait aussi avec elles un cheminement sur le sens de leur action. Les initiatives se sont multipliées, développées, adaptées en s’inscrivant dans une démarche d’éducation permanente. Ce foisonnement, souvent méconnu, a été et reste une étape essentielle dans la mise sur pied d’associations en faveur des femmes migrantes. Le CARHOP a souhaité mettre en lumière cette vie associative, riche des personnes qui y participent et de celles qui les animent en leur donnant la parole. Ainsi, Gertraud Langwiesner, responsable adjointe et militante féministe au sein de Vie Féminine, relate son expérience de terrain et revient sur l’importance de permettre aux femmes de se poser dans un espace pour se réunir et élaborer des projets dans leurs quartiers.[10] Rachida El Idrissi, militante à l’Association des femmes marocaines, retrace l’histoire de son engagement au sein des mouvements féministes bruxellois.[11] Agnès Derynck et Naïma Ragala, respectivement directrice et formatrice au GAFFI, présentent les enjeux et les objectifs de l’association tant dans le domaine de l’éducation permanente que de l’alphabétisation et de l’insertion socio-professionnelle.[12] Quant à Séverine Micheroux, animatrice en éducation permanente, elle évoque le parcours de l’association La Voix des Femmes.[13]

L’immigration : un « sujet historique »

Pour clôre ce numéro, la parole est donnée au sociologue Albert Martens dont l’ouvrage pionnier[14], Les immigrés. Flux et reflux d’une main d’œuvre d’appoint. La politique belge de l’immigration de 1945 à 1970, démonte les logiques économiques à l’œuvre et l’absence de toute politique sociale et culturelle : « On a cherché des bras, il est venu des hommes et des femmes, et des enfants… » Repartant du concept de « sujet historique » d’Alain Touraine, Albert Martens fait l’excercice de relire certains moments historiques de ces 50 dernières années au cours desquelles nos sociétés ont été confrontées à des débats, à des affrontements philosophiques et idéologiques parmi lesquels figure la question de l’immigration.

Les femmes migrantes ont été longtemps ignorées et réduites à la partie invisible du phénomène migratoire. Pour beaucoup, l’image de l’immigration reste avant tout masculine alors que la part des femmes dans les courants migratoires ne cesse d’augmenter et qu’elles sont de plus en plus nombreuses à circuler seules ou avec leurs enfants en ayant leur propre projet migratoire. Il est aussi urgent de rappeler que les femmes sont généralement un levier important de l’intégration des immigrés dans la société. Le milieu associatif a largement contribué à lever le voile sur leurs contributions mais aussi sur leurs difficultés domestiques et professionnelles et leurs problèmes d’intégration. C’est précisément le but de ce numéro de Dynamiques qui fait le point sur ce combat encore loin d’être abouti même si des avancées significatives ont été réalisées. La sauvegarde de la mémoire des milieux associatifs reste donc une étape essentielle de la mise en lumière de ces femmes qui, amenées sur le chemin de l’exil pour des raisons économiques, politiques, religieuses ou familiales, ont été trop longtemps reléguées et marginalisées par l’histoire.

Notes
[1] En Belgique, différents projets de récolter globalement cette mémoire sont mis sur pied sans toutefois aboutir sur le long terme. L’asbl Espace mémorial de l’immigration marocaine (EMIM) est fondée le 16 février 2004 dans le cadre du 40e anniversaire de la signature de la convention belgo-marocaine. EMIM avait pour objet « l’étude et la sauvegarde de la mémoire des Marocain.e.s immigré.e.s ayant vécu ou vivant en Belgique avec la mise sur pied d’un centre de documentation et de recherche, la conservation des archives, la transmission du patrimoine en héritage aux générations présentes et futures, la création et développement des relations entre les différentes communautés tout en luttant contre toutes formes d’exclusion, de racisme et de xénophobie. » La création de l’asbl CARHIMA en 2008 se fait dans l’objectif du 50e anniversaire de l’immigration marocaine. Ce centre mène de nombreux projets de recherche et de valorisation de la mémoire migrante : http://www.carhima.all2all.org.
En France est mise en place en 1987 l’association Génériques dont l’objectif est de préserver, de sauvegarder et de valoriser l’histoire de l’immigration en France et en Europe : voir site web : http://www.generiques.org/ Sa naissance coincide avec la préparation, pour 1989, de la première grande exposition consacrée à l’histoire de l’immigration en France, inaugurée dans le cadre du bicentenaire de la Révolution française.
[2] Guerry, L., « Femmes et genre dans l’histoire de l’immigration. Naissance et cheminement d’un sujet de recherche », Genre & Histoire, n° 5, automne 2009. [En ligne], mis en ligne le 18 janvier 2010,. http://genrehistoire.revues.org/808
[3] Territoires de la mémoire. Histoires, identités, cultures des Maghrébins et des Belges parlent. Actes du colloque, Bruxelles, Communauté française de Belgique et Commission communautaire française de la Région de Bruxelles-Capitale, 1989.
[4]Bensalah, N., « Paroles et silences au féminin », dans Territoires de la mémoire. Histoires, identités, cultures des Maghrébins et des Belges parlent. Actes du colloque, , Bruxelles, Communauté française de Belgique et Commission communautaire française de la Région de Bruxelles-Capitale, 1989, p. 47-54.
[5] Bousetta, H., « Perspectives sur l’histoire et la mémoire de l’immigration marocaine en Belgique », dans Ouali, N. (éd.), Trajectoires et dynamiques migratoires de l’immigration marocaine de Belgique, Louvain-la Neuve, Bruylant Academia, 2004, p. 351.
[6] Parmi les productions du CARHOP consacrées à l’histoire de l’immigration, citons : Équipe Mémoire ouvrière de Seraing, Travailleur, d’où viens-tu ?, Seraing, CARHOP, 1993 ; Bruxelles, 150 ans d’immigration, CARHOP, Bruxelles, 1992 ; Mines et mineurs de Wallonie, d’Italie et d’ailleurs, Namur, Centre socio-culturel des immigrés de Namur, 1989 ; Coenen, M.-Th. (dir.), Les syndicats et les immigrés. Du rejet à l’intégration, Bruxelles, EVO-CARHOP-FEC, 1999 ; Loriaux, F., « Mémoires ouvrières et immigration : l’expérience du CARHOP », Migrance, numéro hors série : Le patrimoine de l’immigration en France et en Europe : enjeu social et culturel, 2012.
[7] Ouali, N., « Mise à l’honneur des femmes marocaines. Cinquante ans de l’immigration marocaine en Belgique », Chronique féministe, n° 113, janvier-juin 2014, p. 6.
[8] Lire à ce propos : « Rencontre avec Christine Kulakowski », Bruxelles en mouvements, n° 283, juillet-août 2016. http://www.ieb.be
[9] De Smet, N., Ducoli, B., Kulakowski, C., « Jeunes immigrés : la quête d’identité », dans Grootaers, D. (dir.), Culture mosaïque. Approches sociologiques des cultures populaires, Lyon-Bruxelles, Chronique sociale-Vie Ouvrière, 1980, p. 135-148.

[14] Martens, A., Les immigrés. Flux et reflux d’une main-d’œuvre d’appoint. La politique belge de l’immigration de 1945 à 1970, Bruxelles-Louvain, EVO-Presses universitaire de Louvain, 1976.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

COENEN, M.-T. et LORIAUX, F. « 50 ans d’immigration marocaine et turque. Et les femmes dans tout ça ? Une histoire de l’émancipation vue au travers du tissu associatif bruxellois », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 3, septembre 2017 [En ligne], mis en ligne le 04 octobre 2017. URL : http:// www.carhop.be/revuescarhop/