Trajectoires et dynamiques migratoires des pionnières de l’immigration marocaine

PDF

Hajar Oulad Ben Taib[1] (assistante chargée d’enseignement, Université Saint-Louis)

Ayant consacré son mémoire aux « Pionnières de l’immigration marocaine dans la commune de Molenbeek-Saint-Jean : parcours de femmes entre 1964 et 1974 », Hajar Oulad Ben Taib nous présente les résultats de sa recherche qui confirment combien l’histoire des femmes immigrées fait office de parent pauvre. Pour réaliser ce travail, l’historienne a donc fait appel à la mémoire orale et réalisé une série d’entretiens avec des femmes marocaines ayant immigré en Belgique au cours de cette période.

Paraphrasant les féministes françaises, qui, en 1970, déclaraient qu’« il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme  », nous avons commencé nos recherches en déclarant que plus méconnu que le travailleur immigré marocain était la femme venue le rejoindre. Absentes des champs de recherche du phénomène migratoire, les femmes le sont tout autant des sources dites « usuelles »[2]. Le manque de recherche sur l’immigration marocaine féminine s’expliquerait ainsi par la difficulté majeure qu’ont les historiens de retrouver des archives dans lesquelles les immigrées marocaines apparaîtraient distinctement.

Afin d’appréhender l’histoire du phénomène migratoire féminin, il est nécessaire de faire preuve d’originalité et de se tourner vers d’autres types de sources telles que les sources orales. Pour mener à bien cette recherche, nous avons rassemblé vingt témoignages de femmes marocaines, arrivées entre 1964 et 1974, qui se sont installées dans la commune bruxelloise de Molenbeek-Saint-Jean. En acceptant de faire part de leur récit, ces témoins apportaient des informations qu’aucun autre support écrit n’aurait pu fournir. De fait, ces pionnières allaient, au fil des années, devenir de véritables mémoires vivantes de leur commune.[3]

Toutefois, cette génération féminine, disparaissant progressivement, a laissé très peu de traces écrites. Arrivées très jeunes en Belgique, ces femmes font aujourd’hui partie du 3e âge et bon nombre d’entre elles sont soit retournées dans leur pays d’origine, soit sont pensionnées ou encore sont décédées.

Mais qui sont ces femmes ? D’où proviennent-elles ? Quel a été leur processus de départ d’arrivée et d’installation en Belgique ?

La majorité des immigrées interviewées sont originaires du nord du Maroc, essentiellement des régions rurales du Rif. Cette population féminine arrive, pour la plupart d’entre elles, dans le cadre du regroupement familial prévu dans la convention bilatérale signée avec le Maroc en 1964. En effet, il est important de préciser que la présence de la femme marocaine n’est envisagée par le gouvernement belge que dans le potentiel qu’elle a de participer au repeuplement de la Belgique.[4] C’est essentiellement pour cette raison qu’aucune autre disposition par rapport à ses droits et à la reconnaissance de ses diverses identités n’est prise en considération. L’article 13 de la convention de 1964 stipule que : « (…) les travailleurs marocains occupés et établis en Belgique ont la faculté de se faire rejoindre par leur famille dans le moment où ils auront travaillé pendant 3 mois et à la condition qu’ils disposent d’un logement convenable pour leur famille. Celle-ci comprend l’épouse et les mineurs d’âge à charge. »[5]

Bien qu’il existe d’autres profils de femmes migrantes, comme les non-mariées par exemple, ceux-ci restent extrêmement marginaux. La raison pour laquelle on observe un tel pourcentage de femmes expatriées réside dans le contexte particulier du Maroc des années 1960 : peu de temps après l’indépendance, le contexte économique, politique et social au Maroc est extrêmement difficile. Les dispositions juridiques qui régissent la condition de la femme, la « Mudawana », la maintiennent attachée à toute une série de règles rigoureuses.[6] Ainsi, les femmes qui migrent, considérées comme des éternelles mineures, le font le plus souvent suite à la décision de leur mari. Arrivées en Belgique, les immigrées marocaines découvrent les difficultés liées à leurs nouvelles conditions de vie.

De fait, elles se retrouvent confrontées à de nombreux problèmes tels que la langue non maîtrisée, une culture méconnue, des habitations étroites souvent insalubres dans lesquelles les populations immigrées sont entassées dans des conditions de vie précaires. Plus que les hommes immigrés qui vivent l’immigration dans un cadre communautaire, les femmes marocaines se retrouvent dans un profond isolement. C’est ce sentiment qu’on retrouve chez toutes les femmes interviewées : sans leur famille, sans leurs amis, ne connaissant vraiment personne et ayant une sociabilité réduite.

Afin de faire face à cette nouvelle situation, les pionnières de l’immigration marocaine apportent des réponses circonstanciées. La croyance selon laquelle les femmes immigrées n’ont pas travaillé est souvent erronée, car de nombreuses femmes marocaines travaillent dans les années 1960-1970. De fait, elles viennent en soutien à leur époux en s’insérant dans le marché de l’emploi, de manière irrégulière et pendant des périodes de courtes durées. Toutefois, elles recourent bien souvent à des emplois non déclarés, ce qui rend difficile la tâche de l’historien.ne. Néanmoins, d’après les entretiens, nous pouvons affirmer que les secteurs d’activité qu’elles occupent sont considérés comme peu qualifiés et tenus pour une extension des activités réalisées par les femmes dans la sphère privée.

Le choc de la transplantation culturelle sera plus intensément vécu par les femmes que par les hommes. De fait, les femmes marocaines sont porteuses d’une culture marquée qui induit dans leur quotidien une série de changements. Par exemple, afin de passer inaperçues, elles décident de modifier leurs habitudes vestimentaires vis-à-vis du voile et de la djellaba. À la recherche d’une plus grande mobilité sociale, ces femmes adoptent également de nouvelles pratiques contraceptives. Toutefois, elles essayent de suivre les prescriptions religieuses en matière alimentaire en limitant leur consommation généralement au « halal  » et en restant attachées à leurs traditions culinaires. Elles développent ainsi une culture hybride en participant à l’enrichissement interculturel en Belgique, mais aussi au Maroc à travers leurs visites durant leurs vacances annuelles. Lorsqu’elles repartent vers le Maroc, elles induisent aussi de nouveaux comportements, en apportant avec elles de nouveaux objets de consommation domestique par exemple. Elles sont alors le vecteur de changements aussi bien dans leur pays d’origine que dans leur pays d’accueil.

Des femmes immigrées prennent la parole. Dossier élaboré par des militantes de l’action immigrée de Vie féminine, s.l., s.d.

Pourtant, les possibilités d’interaction avec la société belge seront restreintes seulement à trois secteurs : le lieu de travail, la maternité et les visites de consultation des nourrissons. Ces dernières, lieux de socialisation importants communément appelés «  mizen  », sont, pour ces femmes, une réelle occasion de rentrer en contact avec d’autres femmes immigrées d’origine italienne, espagnole, grecque et marocaine.

Malgré un racisme relatif et une ségrégation dans le monde du travail, les entretiens réalisés et la littérature montrent que les femmes marocaines entretiennent de bons rapports avec le reste de la population. Lorsqu’elles arrivent, la population belge leur réserve généralement un accueil chaleureux. Pourtant, une trop grande différence culturelle couplée à une volonté de préserver leur identité pendant leur séjour fait qu’elles vont se retrouver regroupées dans certains quartiers, ce qui va leur permettre de constituer un réseau social qu’elles détiennent aujourd’hui encore.

Ainsi, alors que l’année 1964 marque le début d’une arrivée importante et continue de travailleurs immigrés, en 1974, le gouvernement belge décide de mettre un terme à l’immigration économique. Cette décision est motivée par la crise économique, due en partie au choc pétrolier de 1973, qui touche durement l’économie belge, la contraignant à fermer ses frontières. Les Marocains, qui figurent parmi les derniers arrivés, se voient de plus en plus rejetés par la population en proie, à ce moment-là, au chômage alors que la naissance de leurs enfants et le manque d’attrait pour leur société d’origine poussent les immigrés marocains à abandonner leur projet initial de retour vers le Maroc. On parle alors du phénomène du « mythe de retour ». Le rejet qui frappe les populations étrangères lors de conjonctures économiques défavorables se fera principalement sur base de leur identité culturelle. Parallèlement, la répercussion de la révolution iranienne dans la représentation des immigrés marocains donnera également une dimension religieuse à ce rejet. À cela s’ajoutent un retour au code vestimentaire du pays d’origine, la construction des mosquées et aussi le développement d’un discours religieux qui donne une visibilité plus grande aux immigrés marocains dont le culte est officiellement reconnu en 1974.

Notes
[1] Hajar Oulad Ben Taib est titulaire d’un Master en Histoire et d’un Master en socio-anthropologie. Elle est l’auteure de plusieurs articles sur le sujet de l’histoire de l’immigration marocaine tels que : OULAD BEN TAIB, H., « Des Molenbeekoises racontent leur quartier », Agenda interculturel, n°320, février 2014 ; OULAD BEN TAIB, H., « Pionnières de l’immigration marocaine : une histoire oubliée », Chroniques féministes, n° 113, janvier-juin 2014.
[2] MORELLI, A., GUBIN, E. (ed.), « Femmes migrantes », Sextant, n°21-22, 2004.
[3] OULAD BEN TAIB, H., « Des Molenbeekoises racontent leur quartier », Agenda interculturel, n° 320, février 2014.
[4] OUALI, N., « Les femmes immigrées sur le marché du travail: un état des savoirs », dans MARTINIELLO, M., REA, A., DASSETTO, F. (eds.), Immigration et intégration en Belgique francophone: État des savoirs, Louvain-la-Neuve, Bruylant Academia, 2007, p. 282.
[5] OUALI, N. (éd.), Trajectoires et dynamiques migratoires de l’immigration marocaine de Belgique, Louvain-la Neuve, Bruylant Academia, 2004, p. 377.
[6] FOBLETS, M.-C., « Réalité du droit marocain dans l’ordre juridique belge : l’anthropologie juridique au service du praticien du droit », dans GAUDIER, J.-P., HERMANS, P. (dir.), Des Belges marocains : parler à l’immigré/parler de l’immigré, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1991, p. 171-199.
POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Oulad Ben Taib, H., « Trajectoires et dynamiques migratoires des pionnières de l’immigration marocaine », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 3, septembre 2017 [En ligne], mis en ligne le 04 octobre 2017. URL : http:// www.carhop.be/revuescarhop/