Christine Machiels (historienne, CARHOP asbl)
Autour de : Christen, C., Besse, L. (dir.), Histoire de l’éducation populaire 1815-1945. Perspectives françaises et internationales, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017 (Histoire et Civilisations).
Que savons-nous au juste de l’histoire de l’éducation populaire ? C’est surtout au travers de lectures de chercheurs et de chercheuses, d’historiens et d’historiennes mais aussi de sociologues, de juristes ou philosophes, que nous l’explorons. En Belgique, certains et certaines se sont surtout attachés à suivre l’évolution de la définition du « droit à la culture », juridiquement connotée, ou encore celle d’« éducation populaire », et de « démocratie culturelle ». D’autres ont tenté de décliner et de décrire les actions éducatives et culturelles menées par le mouvement ouvrier, du côté socialiste, libéral et catholique, depuis le milieu du 19e siècle. Ces recherches ont permis de faire connaître les initiatives d’éducation populaire portées par le mouvement ouvrier, d’identifier ses sources et ses acteurs et actrices. Le Carhop a travaillé cette approche à plusieurs reprises depuis les années 1980.[1]
Depuis une trentaine d’années, en Belgique et ailleurs, il existe bel et bien des recherches sur l’histoire de l’éducation populaire et une multitude de façons de l’aborder et de l’écrire. Écrire cette histoire n’est pas une « opération neutre » ; la démarche met en jeu des sources, des analyses critiques, des approches et des sensibilités différentes. Face aux questionnements que celle-ci suscite, particulièrement lorsque nous la lions à celle d’une co-construction des savoirs, participer à la rencontre internationale, organisée par l’Université Lille 3 – Sciences humaines et sociales, sur l’histoire de l’éducation populaire des 17, 18 et 19 juin 2015 constitue une formidable opportunité de renouveler l’approche, tant dans la recherche que dans la formation, et surtout d’entamer une réflexion sur : comment faire progresser le chantier de l’histoire de l’action socioculturelle aujourd’hui, tout en lui donnant du sens pour les animateurs et animatrices de terrain qui vivent ses évolutions et relèvent des défis, a priori vécus comme « ultracontemporains » ?
Des pratiques, plutôt que des valeurs et des discours
La rencontre n’a pas pour objectif de réaliser la synthèse des travaux sur l’histoire de l’éducation populaire, de 1815 à 1945, dans une perspective internationale. Elle vise à faire dialoguer des chercheurs et des chercheuses inspiré.e.s par des historiographies différentes (histoire de l’éducation, histoire politique, histoire des idées, sociohistoire, histoire sociale, histoire du mouvement ouvrier, etc.), qui ont écrit sur des expériences d’éducation populaire, vécues entre 1815 et 1945, ancrées dans des réalités locales ou régionales, en France, en Europe et au Québec. La lecture des actes du colloque fait entrevoir les questions transversales qui ont plus particulièrement retenu l’attention de Carole Christen et Laurent Besse, les initiateurs de la rencontre, dont par exemple : comment ces initiatives d’éducation populaire se pensent-elles par rapport à l’école ? Quelle est la place des militantes dans l’éducation populaire ? Quelles sont les dimensions politiques de l’éducation populaire ?
L’accent est mis sur des questionnements qui visent à creuser l’étude des pratiques, plutôt que celle des valeurs et des discours : quelles sont les multiples fonctions de l’éducation populaire ? Peut-on identifier ses enjeux spécifiques (sociaux, économiques idéologiques, politiques) ? Sont-ils plutôt consensuels, plutôt conflictuels, parfois contradictoires ? Qui sont les acteurs et les actrices (initiateurs et initiatrices, promoteurs et promotrices, publics visés) de l’éducation populaire ? Quels sont les méthodes, les institutions, les savoirs, les lieux et les secteurs de l’éducation populaire ?[2]
Les actions d’éducation populaire, initiées par des individus, des groupes, voire institutionnalisées, sont multiples : lecture publique, catéchismes politiques, bibliothèques populaires, écoles pour « filles du peuple », universités populaires, comités d’éducation populaire, loisirs populaires, mouvements de jeunesse, cinéma, danses populaires, etc. À des degrés divers, toutes ont pour vocation de permettre l’émancipation sociale, économique et politique des travailleurs et travailleuses, mais aussi de penser autrement les rapports sociaux nés du capitalisme industriel.[3]
Parmi ces actions, la création des universités populaires retient plus particulièrement notre attention, d’abord parce que celles-ci interrogent tout particulièrement le lien entre l’éducation populaire et le monde ouvrier. Ensuite, parce qu’au travers des expériences d’universités populaires, nées en France à la fin du 19e siècle, suite à l’affaire Dreyfus, de la volonté de rapprocher les intellectuels, les bourgeois et la classe ouvrière, on perçoit toutes les tensions qui traversent l’éducation populaire, sur le temps long : les expériences laïques vs religieuses ; l’éducation mutuelle vs le modèle scolaire ; la neutralité politique vs l’engagement ; l’éducation de tous vs la promotion d’une élite populaire ; et in fine, les liens entre l’éducation populaire et le mouvement ouvrier, en plein essor.[4] Les trois études de cas réalisées à partir de l’Université populaire de Nancy, celle de Besançon, mais également de l’Université populaire Giuseppe Garibaldi de Bologne, inspirée du modèle français, font entrevoir concrètement les ambitions (parfois contradictoires) de ces projets et les raisons qui mènent le mouvement des universités populaires progressivement à s’étioler au début du 20e siècle. Dans les trois recherches, l’approche par les pratiques permet de mieux identifier les tensions vécues.[5]
Aujourd’hui, la symbolique de la dénomination d’« université populaire » reste forte ; l’appellation est concrètement mobilisée pour désigner une série d’initiatives, née dans la deuxième moitié du 20e siècle, en Belgique. Certaines d’entre elles revendiquent une filiation avec les expériences d’éducation populaire de la fin du 19e siècle. Quelle est la portée, réelle et symbolique, de ces liens ? Le questionnement, autant que la méthode (retour sur les pratiques), a assurément inspiré la construction du premier dossier dédié aux universités populaires de la revue Dynamiques (décembre 2017). Ouvrir un chantier sur l’histoire des universités populaires en Belgique contribue à éclairer les liens entre l’histoire de l’action socioculturelle et le mouvement ouvrier. Au-delà de la recherche, le projet invite aussi, à partir des tensions vécues, dont on mesure désormais l’historicité, à ouvrir des pistes de réflexion, dans l’animation, sur les passerelles entre le monde de la culture et celui du travail, hier et aujourd’hui.
La part des militants et des militantes.
De la rencontre de juin 2015 est né un livre intitulé Histoire de l’éducation populaire (1815-1945). Perspectives françaises et internationales. En plus des contributions retranscrites, l’ouvrage contient des mises en perspectives inédites, notamment sur l’évolution des contextes de recherche et d’écriture de l’histoire de l’éducation populaire. « L’éducation populaire a un long passé mais son histoire est récente », font d’emblée observer les auteurs, Laurent Besse et Carole Christen. Elle s’est construite au travers de l’évolution des liens entre des protagonistes de la recherche – qui ont découvert le chantier de l’éducation populaire par le biais de l’histoire du mouvement ouvrier, l’histoire culturelle, l’histoire de la jeunesse, l’histoire religieuse, ou encore l’histoire de l’éducation – et de militants et militantes en quête d’un passé à investir, à légitimer, voire à reconquérir.
Des archives pour l’éducation populaire.
En 1999, le Pôle des archives des associations de jeunesse et d’éducation populaire (PAJEP) est créé. Il a pour mission de favoriser la préservation des archives des organisations. Il repose sur une collaboration des organisations de jeunesse et d’éducation populaire, de chercheur.e.s et de partenaires institutionnels, notamment des services d’archives. À propos de l’origine de cette initiative, Carole Christen et Laurent Besse écrivent : « Sa création doit beaucoup à [l’historienne] Françoise Tétard (1953-2010)[6] qui milita – le mot n’est pas trop fort – pour la prise en compte de l’histoire par les acteurs de l’éducation populaire. (…). « Pas d’histoire sans archives » avait-elle coutume de rappeler, évidence pour ses collègues historiens mais qui ne l’était pas pour les militants auxquels elle s’adressait, soucieux, pour les plus concernés d’entre eux par l’histoire, de recueillir des témoignages oraux mais ne percevant pas l’intérêt de conserver les traces écrites de leur action. Cette sensibilisation et l’investissement des services d’archives dans la collecte ont permis, en une quinzaine d’années, le versement de nombreux fonds qui concernent très majoritairement le XXe siècle, en particulier après 1945. »[7] Site Web : Le Pajep en ligne : http://archives.valdemarne.fr/content/pajep-0
L’histoire de l’éducation populaire est née de partenariats inédits, tant dans la recherche des sources [voir encadré], que dans le façonnage de procédures de recherche originales, visant à concilier l’exigence scientifique et le travail avec d’ancien.ne.s militant.e.s. Au travers de la présentation d’expériences concrètes, comme celle du Groupe de recherche sur les militantismes familiaux (GRMF) qui a permis notamment d’éclairer la part des militant.e.s de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) dans des initiatives diverses d’éducation populaire, on mesure toute la complexité du partenariat qui impose d’être claire sur les objectifs : « Sa particularité [du projet du GRMF] est d’inviter les acteurs non seulement à témoigner de leur expérience passée mais aussi à s’associer aux chercheurs dans une entreprise commune, au cours de laquelle tous les aspects du travail sont pris en charge par les chercheurs et par les acteurs, dans un partenariat au long cours. Le projet est donc de partager et de construire des connaissances, non de transformer la réalité sociale, si ce n’est les représentations de l’histoire. »[8]
Assurément, ces réflexions, qui émergent sur un partenariat essentiel entre chercheurs, chercheuses et militant.e.s, et surtout les questionnements qu’il pose, rencontrent des échos dans nos pratiques d’éducation permanente, en particulier dans des expériences de formation qui placent d’emblée les militant.e.s dans une démarche de réappropriation de cette histoire. La concrétisation de cette démarche est également au cœur du deuxième dossier de Dynamiques, consacré aux universités populaires depuis les années 1970, qui paraîtra en mars prochain.
Au final, au-delà des défis épistémologiques que celle-ci soulève, il semble bien que la préservation, la recherche, l’écriture et l’enseignement de l’histoire de l’éducation populaire ne puissent se concevoir qu’intimement liés à l’action culturelle ; le fruit de la démarche permet d’accéder à « une connaissance bien difficile à atteindre autrement »[9] dans la saisie notamment de l’action collective, d’une culture sociopolitique, et surtout dans la part des militant.e.s dans l’histoire de l’éducation populaire.
En savoir plus [pour la Belgique]
Ait Ahmed, L., « Tout ‘droit’ sur la culture », L’Esperluette, n°77, juillet-septembre 2013, p. 9-10.
Bettens, L., Quand la culture s’invite dans des conflits sociaux : une innovation des années 1970. Et aujourd’hui ?, Analyse de l’IHOES [En ligne], n° 73, 30 décembre 2010. http://www.ihoes.be/PDF/Ludo_Bettens-Annees_1970.pdf.
« Formation professionnelle et éducation permanente », Bulletin de la Fondation André Renard, 166/167, juillet-octobre 1987.
« Pour une contribution à l’histoire de l’éducation populaire socialiste », Les Cahiers de l’éducation permanente, n° 1, n° spécial, octobre-décembre 1997.
« Questions autour du nouveau décret », Les Cahiers de l’éducation permanente, n° 26, décembre 2005.
Équipe Cassandre/Horschamp (coord.) (à partir d’enquêtes réalisées par Franck Lepage), Éducation populaire : une utopie d’avenir, Les Liens qui libèrent, 2012.
Charlier, J.-M., « Les milieux populaires en question », Question de point de vue, septembre 2011, p. 1-2.
Degée, J.-L., Le mouvement d’éducation ouvrière. Évolution de l’action éducative et culturelle du mouvement ouvrier socialiste en Belgique (des origines à 1940), Bruxelles, 1986 (Histoire du mouvement ouvrier en Belgique, 9).
Degée, J.-L., L’éducation populaire interrogée par son histoire, Analyse de l’IHOES [En ligne], n°126-127, 15 juillet 2014. http://www.ihoes.be/PDF/IHOES_Analyse126.pdf
Delhaye, C., avec la collaboration de Dricot, C., L’Éducation permanente : ses enjeux actuels et à venir, Étude CESEP [En ligne], 2012. https://www.cesep.be/PDF/ETUDES/ENJEUX/Etude_Education_permanente.pdf
Dock, T., Jacques, T., « Action syndicale et éducation permanente : des enjeux croisés », La Revue Nouvelle [En ligne]. n°11, novembre 2007. http://www.revuenouvelle.be/IMG/pdf/046-054_dock-jaccques.pdf
Grootaers, D. (dir.), Histoire de l’enseignement en Belgique, Bruxelles, CRISP, 1998.
Nossent, J.-P., « L’éducation permanente, une définition qui se cherche ? », Analyse de l’IHOES [En ligne], n°27, 21 novembre 2007. http://www.ihoes.be/PDF/Nossent_education_permanente_definition.pdf.
Regards croisés sur l’éducation permanente 1921-1976, EVO, Bruxelles, 1996.
Romainville, C., « Le droit à l’épanouissement culturel : portée et enjeux », La Chronique de la Ligue des droits de l’homme [En ligne], n°156, p. 4-6. http://www.liguedh.be/images/PDF/documentation/la_chronique/chronique156_culture.pdf
Welter, F., La lutte pour la démocratie culturelle d’hier à aujourd’hui, Analyse du Carhop [En ligne], 2014. https://www.carhop.be/images/Democratie_culturelle_F.Welter_2014.pdf
Welter, F., Les enjeux de l’éducation permanente à travers les décrets de 1976 et 2003 : une approche historique du pluralisme culturel, de la démocratie culturelle et des droits culturels, Analyse du Carhop [En ligne], 2013. https://www.carhop.be/images/enjeux_education_permanente_2013.pdf
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