Luc Roussel (historien, CARHOP asbl)
Fais jaillir de la mort la vie et la jeunesse ;
Fais-nous un généreux printemps plein de promesse,
Pour nous et nos frères humains
Le mouvement ouvrier socialiste, comme l’ensemble des mouvements sociaux, publie et diffuse, depuis le milieu du 19e siècle, quantité de petites brochures thématiques qui forment au final une collection. Elles abordent tous les sujets et servent souvent de support aux conférences, aux cours donnés aux militants, dans les maisons du peuple, dans les universités populaires, etc. De cette façon, les militants ont l’occasion de s’approprier des thématiques utiles pour la lutte sociale.
Les plus connues parmi ces brochures sont sans conteste les « Catéchismes syndicaux » dont le plus célèbre est celui d’Alfred Dufuisseaux[2]. Le CARHOP possède diverses séries de ces publications socialistes, dont la revue L’Églantine qui fait l’objet des lignes qui suivent.
L’Églantine ?
L’églantine est la fleur de l’églantier, un arbuste épineux de 2 à 3 mètres de hauteur qui se développe au bord des pâtures et dans les taillis. Cette espèce, beaucoup plus répandue autrefois, lorsque la campagne était parsemée de haies, se distingue par une floraison de mai à juillet. Cet arbuste (en botanique : Rosa canina), de la famille des rosacées, s’appelle également « rosier sauvage », « églantine blanche » et « rosier des chiens ». Ce dernier surnom s’explique par le fait que, dans l’Antiquité, ses racines étaient utilisées pour soigner la rage des chiens ! On connait aussi le fruit de l’églantier : le cynorrhodon qui a, paraît-il, une haute teneur en vitamines.
L’églantine rouge a longtemps servi d’insigne aux socialistes et aux communistes. Elle avait déjà servi de symbole durant la Révolution française. À partir du milieu du 20e siècle, le parti socialiste utilise le symbole de la rose rouge brandie dans un poing serré. Cette fleur a également été concurrencée par le muguet, symbole du 1er mai, qui a l’avantage de fleurir à cette période de l’année… Par contre et pour en terminer avec ces évocations botaniques, les socialistes italiens ont utilisé l’œillet rouge comme emblème.
Progression du mouvement socialiste durant l’Entre-deux-guerres
Avec la fin de la Première Guerre mondiale, on assiste à un gonflement des effectifs socialistes. Du point de vue syndical par exemple, alors que le mouvement compte 100 000 affiliés en 1914, le demi-million est largement atteint en 1919. Cette importante progression accentue le rôle de la Centrale d’éducation ouvrière (CEO) en matière de formation militante. Créée en 1911 par le Parti ouvrier belge (POB), elle a « pour but d’organiser et de coordonner l’activité de toutes les œuvres d’éducation ouvrière (…) et de procurer aux travailleurs les connaissances et les qualités qui les mettent le mieux en état de mener la lutte pour leur émancipation comme classe dans tous les domaines. »[3]
Deux autres éléments expliquent le développement du travail éducatif du POB : la diminution du temps de travail, grâce en particulier à la loi sur la journée de 8 heures votée en 1921, qui ouvre des disponibilités de temps et donc de nouvelles possibilités éducatives et culturelles, et la participation du POB à divers niveaux de pouvoir, depuis les communes jusqu’au gouvernement national. Les formations syndicales se spécialisent. L’accroissement des responsabilités dans la vie économique et sociale au niveau des entreprises le justifie. La mise en place des commissions paritaires (1919) ou la création de la Conférence nationale du travail (1936) imposent un effort plus pointu de formation.
Former le public ouvrier
Afin de systématiser ces programmes de formation, un enseignement plus approfondi est mis en place au profit des militants issus des écoles locales et régionales. Il faut à cet égard une institution permanente. C’est donc dans ce contexte que s’ouvre en 1921 l’École ouvrière supérieure (EOS), sous la direction d’Henri De Man[4]. L’inscription individuelle n’est pas la règle ; pour suivre les cours, il faut militer dans une des organisations du mouvement socialiste et être présenté par elle. Un examen national, qui tient compte de la qualité de leur action sur le terrain, sélectionne les candidats.
À côté de cette formation réservée à un petit nombre, le mouvement socialiste ambitionne de former un large public ouvrier. Il organise des centaines de conférences, y compris dans de petites localités, autour de thèmes très divers allant de la politique internationale, de l’actualité sociale, jusqu’à l’éducation sanitaire.
L’action de la Centrale d’éducation ouvrière vise à rassembler ces nombreux efforts de formation en publiant des brochures. Son ambition n’est pas de s’adresser aux seuls militants, mais de toucher la masse des travailleurs.
L’Églantine : une maison d’édition et une revue qui ont du piquant
Le CARHOP possède une collection quasi complète de L’Églantine, publiée entre 1923 et 1936. En 1923, chaque exemplaire coûte 50 centimes ; l’abonnement annuel revient à 5 francs. En 1935, dernière année présente dans les collections du CARHOP, le prix au numéro est de 1,50 francs; l’abonnement est à 12,50 francs.
Arthur Wauters fonde la maison d’édition, L’Églantine, en 1922 et dirige la publication du même nom, dès sa création. Au cours de sa vie, il sera professeur à l’Université libre de Bruxelles et journaliste au Peuple, dont il assume la direction entre 1929 et 1937, après la mort de son frère, Joseph, auquel il succède. Entré dans la vie politique, comme député et sénateur, il sera ministre juste avant et juste après la guerre 1939-1945.
L’objectif déclaré de la revue est de faire œuvre d’émancipation et d’éducation des travailleurs. Après un an de fonctionnement, L’Églantine compte, selon ses dirigeants, 7 000 abonnés et en espère 20 000 pour arriver à l’équilibre financier.
De présentation austère et de petit format, chaque numéro contient une contribution unique axée sur un des thèmes de préoccupation du mouvement ou sur des aspects plus généraux de formation incluant les arts et les lettres.
Parmi les nombreux domaines abordés dans le revue, je ne résiste pas à reprendre un numéro de 1929 : Ce qu’il faut lire pour devenir un militant socialiste, présenté par A. Jaumin[5]. Le numéro se présente de la manière suivante : l’auteur décrit le noyau d’une bibliothèque socialiste axé sur divers manuels socialistes, sur le Manifeste communiste ou encore, par exemple, sur La révolution prolétarienne de K. Kautsky… Ensuite, l’auteur développe ce qu’il appelle « Les idées essentielles du marxisme », « Le socialisme et l’État », « Le socialisme et la religion », « Le socialisme et la famille ». Il termine par une question : « Le marxisme a-t-il fait faillite ? ».
Preuve que le mouvement socialiste accorde à ce moyen de diffusion une grande importance : les grands leaders du POB et des autres organisations socialistes, ainsi que des professeurs d’université, publient dans la revue. Plusieurs auteurs sont étrangers. On y trouve, entre autres, des cours de l’EOS, des transcriptions de conférences, des articles et exposés, des résumés de congrès.
Isabelle Blume[6] consacre un numéro à Dix femmes illustres[7] parmi lesquelles, on trouve bien évidemment Olympe de Gouges, Louise Michel, Joséphine Butler ou Rosa Luxembourg. Léon Delsinne[8], directeur de l’EOS, y publie un texte sur la Révolution belge qu’il situe comme une révolution nationale et non pas sociale ce qui explique que le sort des ouvriers n’a pas changé entre le régime hollandais et le régime belge[9].
Plus étonnant, on trouve un texte de Lamennais, prêtre français, brouillé avec l’Église, d’abord ultramontain, puis initiateur du catholicisme social et de la démocratie chrétienne. Ce texte intitulé De l’esclavage moderne est présenté dans la revue par Arthur Wauters qui entend souligner les origines « lointaines confuses et tumultueuses » du mouvement socialiste, insister sur l’importance accordée au suffrage universel par le penseur français et rappeler que la liberté est conquise et non concédée volontairement.[10]
Par contre, l’étonnement est moindre d’y trouver une présentation par Émile Vandervelde, de la loi sur l’alcool et ses résultats[11] ou un exposé sur La crise mondiale et ses perspectives par Lucien Laurat, de son vrai nom Othon Maschi, économiste, fondateur du Parti communiste autrichien, qui vécut à Moscou puis à Bruxelles et à Paris au moment où il s’est opposé à Staline.[12]
Relevons encore un numéro écrit par Paul Levy, journaliste radio, pionnier de l’Institut national belge de la radiodiffusion (INR), plus tard résistant et député de l’Union démocratique belge (UDB), sur le thème Psychologie sociale et propagande politique[13]. Le dernier numéro en possession du CARHOP date de juin 1935 et est consacré à la Grandeur et décadence du livre populaire par Marc Eemans[14].
Les rédacteurs de la revue apparaissent convaincus que le socialisme faillirait à sa mission d’émancipation des masses populaires s’il borne son action au domaine matériel. D’où l’intérêt constant, tout au long de l’existence de L’Églantine, pour des thèmes moraux contribuant à rendre les militant.e.s plus fraternel.le.s, avec un idéal élevé, mais aussi pour des présentations de personnalités qui ont illustré le monde ou pour des introductions aux arts et à la littérature. Les responsables de L’Églantine ont eu ainsi la volonté de constituer ainsi une véritable encyclopédie traitant des principaux problèmes du moment.
Notes
[14] Eemans, M., Grandeur et décadence du livre populaire, Bruxelles, 1935 (Abonnement L’Églantine, n° 6).
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Roussel, Luc, « Quand le mouvement socialiste développe des outils de formation : l’exemple de L’Églantine », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 4, décembre 2017 [En ligne], mis en ligne le 17 décembre 2017. URL : http:// www.carhop.be/revuescarhop/