Thérèse Tonon (alliée[1] du Mouvement ATD Quart Monde)
Durant la période des Trente Glorieuses (1945-1973), avec la prise de conscience de la persistance d’une grande misère dans une société bénéficiant pourtant des bienfaits d’une croissance économique sans précédent dans le contexte de la reconstruction d’après-guerre, émerge un mouvement social innovant : Aide à toute détresse Quart Monde (ATD Quart Monde).
Son principal initiateur, le père Joseph Wresinski[2], d’origine polonaise, fait, dès son enfance en France, l’expérience de la grande pauvreté et des humiliations liées à la misère. Devenu prêtre, il est envoyé en 1956 par son clergé dans un camp de sans-logis à Noisy-le-Grand dans la banlieue de Paris. Il entre ce jour-là « dans le malheur », comme il l’écrira plus tard. Très vite, il rassemble les personnes qui y survivent, crée des activités culturelles et fonde avec eux une association « Aide à toute détresse » (ATD) qui prendra en 1969 le nom de mouvement international ATD Quart Monde.
L’expression Quart Monde est choisie pour donner un nom collectif positif et porteur d’espoir aux personnes vivant la grande pauvreté, considérées comme des « inadaptées », des « cas sociaux » isolés et coupables de leur misère. Wresinski est convaincu que ce qui fait le plus défaut à ce peuple de démunis présent dans tous les pays n’est pas forcément la nourriture, l’hébergement ou les vêtements, mais d’abord la dignité et la reconnaissance de leur valeur en tant qu’êtres humains respectables et capables eux aussi de « gravir les marches du Vatican, de l’Élysée ou de l’ONU ». Il est regrettable que l’expression Quart Monde ne soit pas encore aujourd’hui suffisamment comprise dans son sens positif.
Toute sa vie, Wresinski a ce souci de dénoncer la misère comme une violation des droits de l’homme et d’affirmer que la pauvreté ne serait pas vaincue aussi longtemps que les pauvres ne seraient pas associés comme partenaires à ce combat. Son appel est entendu puisque le rapport qu’il rédige sous le titre « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » pour le Conseil économique et social français est adopté en 1987 et a des répercussions importantes au plan national et international. Citons l’instauration de la Journée mondiale du refus de la misère le 17 octobre et le ralliement de nombreux individus qui choisissent d’engager leurs énergies au côté des plus pauvres et de renforcer le volontariat permanent international du mouvement ATD Quart Monde.
La philosophie à la base de la pensée de Wresinski n’est pas simplement un appel à la solidarité des plus nantis à l’égard des déshérités, mais l’établissement d’une réelle réciprocité dans ces échanges. Cela suppose que même les plus pauvres soient susceptibles de contribuer à la connaissance collective d’une société en transmettant leurs savoirs et leurs expériences, à ceux qui peuvent parfois se considérer comme les dépositaires exclusifs de la connaissance. Ayant expérimenté dans leur propre vie certains déficits et dysfonctionnements de notre société, les plus pauvres détiennent une connaissance précieuse, levier important pour lutter contre la misère.
Si les premières universités populaires nées au début du 20e siècle ont souvent rapidement disparu après avoir connu un essor fulgurant, c’est probablement en partie parce que la réciprocité des savoirs, quoique présente dans les intentions des fondateurs, n’a jamais été véritablement organisée. Les transferts ont pratiquement toujours été à sens unique, des « instruits » vers les « incultes » dont les connaissances et les savoirs n’ont pas été suffisamment reconnus comme source de valeur ajoutée pour toute la société. Telle est en tout cas l’hypothèse qui peut rendre compte de la persistance, dans le temps, des initiatives prises par les animateurs d’ATD Quart Monde pour amener les plus pauvres à sortir de leur réserve et à s’engager dans des dialogues avec les universitaires et les responsables prêts à entendre leurs messages et à réviser leurs perceptions. Il y a une véritable continuité entre les premiers échanges dans la fameuse « Cave » achetée à Paris dans le Quartier Latin où ont lieu, à partir des années 1970, les premières « conférences du Monde », conférences ouvertes à tous les citoyens désireux de s’informer de la situation du monde et de se former aux façons de lutter contre la misère et les « dialogues avec le Quart Monde » qui ont abouti à la création de l’université populaire Quart Monde. En effet, lorsque des personnes de milieux différents réfléchissent ensemble autour d’un thème, émerge pour chacune une nouvelle compréhension de leur propre expérience et du monde. Les personnes les plus démunies y apprennent à exprimer leurs pensées, à donner du sens à leur réalité et à transformer leurs souffrances en une force. Elles dépassent progressivement leurs sentiments de honte et de culpabilité en prenant conscience des luttes qu’elles mènent au quotidien pour survivre. Elles prennent confiance pour oser agir dans leur famille, leur quartier pour elles-mêmes ou pour d’autres. Les personnalités invitées en fonction du thème traité et les participants d’autres milieux y développent aussi un changement de leur compréhension et de leur regard sur la grande pauvreté. Leurs savoirs théoriques sont mis à l’épreuve du réel.
Fonctionnement d’une université populaire Quart Monde Les universités populaires sont au cœur du mouvement ATD Quart Monde, dans lesquelles les participants qui luttent pour sortir de la misère apprennent à s’exprimer, à connaître leurs droits, à être acteurs. Il s’agit d’un processus réflexif et interactif. Les thèmes abordés dans les universités populaires régionales bimensuelles sont préalablement préparés dans des cellules locales mensuelles proches des lieux de vie des personnes. Les thèmes sont très variés : le travail, le logement, le handicap, le droit de vivre en famille, internet, l’art, les élections, l’Europe, etc. Les préparations sont lues lors de la rencontre régionale. Un invité, spécialiste du sujet abordé, répond aux questions et s’intègre au dialogue. Le débat dure environ deux heures. Un animateur fait progresser l’échange et veille à la distribution de la parole pour que chacun puisse s’exprimer à son rythme. Il veille à créer un climat favorisant une expression sans peur et sans jugement et suscite les occasions pour que les participants puissent être confrontés à de nouvelles perspectives de sens. L’approche des personnes afin qu’elles osent participer est parfois très longue tant est ancrée en elles la conviction de ne pas être capables de penser. Les discussions sont enregistrées, retranscrites et transmises au « Sommier » qui regroupe les archives du mouvement international dans le but de garder les traces de l’histoire des plus démunis. |
Depuis les temps historiques du mouvement et les rencontres dans la Cave, les initiatives se sont poursuivies, multipliées et structurées, au point que « le croisement des savoirs » est devenu une pratique courante et que les universités populaires d’ATD Quart Monde connaissent un réel essor. Il y en a actuellement un grand nombre qui travaillent en réseau en France (dans neuf régions), en Belgique (francophone et néerlandophone), en Suisse, aux Pays-Bas et au Canada, mais il en existe également dans d’autres pays du monde qui fonctionnent selon des modalités proches, notamment en Amérique Latine (Mexique, Pérou, Guatemala) et en Afrique (Sénégal, Burkina Faso). Aujourd’hui, on assiste, parallèlement aux universités mises en place, à l’émergence d’une nouvelle forme d’université populaire : les universités familiales qui s’adressent aux enfants et à leurs parents qui se veulent (ou souhaitent), grâce à ce processus, devenir des parents encore plus responsables.
Finalement, s’il existe un risque réel d’opposer la « culture lettrée » et la « culture du peuple », la voie adoptée par les Universités populaires Quart Monde offre une troisième voie qui vise à l’intégration des savoirs. Après avoir fait rupture avec l’université classique qui s’impose en tant que détentrice absolue du savoir, l’université populaire Quart Monde s’en est rapprochée dans une attitude émancipatrice qui restitue aux personnes vivant la grande pauvreté la capacité de générer du savoir autonome à croiser avec les savoirs « officiels ». La tâche est complexe et les obstacles à surmonter nombreux, mais toutes les expériences réalisées depuis plusieurs décennies attestent que le Quart Monde est capable de porter sur sa condition un regard novateur d’où peut émerger une société plus juste et plus équitable. Les trois refus qui ont fondé le mouvement restent plus que jamais d’actualité : « le refus de la fatalité de la misère, le refus de la culpabilité qui pèsent sur ceux qui subissent, le refus du gâchis spirituel et humain que constitue le fait qu’une société puisse se priver de leur expérience ».[3]
Pour en savoir plus :
Defragne Tardieu G., L’Université populaire Quart Monde : la construction du savoir émancipatoire, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012.
Ferrand F., Et vous que pensez-vous ? L’Université Populaire Quart Monde, Paris, Éditions Quart Monde, 1996.
Grenot M., « Naissance et sens du mot Quart Monde », Droits fondamentaux, n°4, janvier-décembre 2004, p. 127-132.
Groupe de recherche Quart Monde-Université, Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l’université pensent ensemble, Paris, Les Éditions de l’Atelier – Éditions Quart Monde, 1999.
Notes
À lire : Cuny G.-P., L’homme qui déclara la guerre à la misère. Joseph Wresinski, le fondateur d’ATD Quart Monde, Préface de Michel Rocard, Paris, Albin Michel, 2014, 278 p.
[3] Groupe de recherche Quart Monde-Université, Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l’université pensent ensemble, Paris, Les Éditions de l’Atelier – Éditions Quart Monde, 1999, p. 12.
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