Une université ouverte en Belgique francophone ? Les débats des années 1970

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Christine Machiels (historienne, CARHOP asbl)

En Belgique, la signature du Pacte scolaire en 1958 marque l’émergence d’un débat politique sur la démocratisation de l’enseignement et de la culture. D’une part, la réflexion sur le mouvement d’expansion universitaire, caractérisé notamment par l’accroissement du nombre d’étudiants dans les universités, amène une réforme de l’enseignement supérieur dès le milieu des années 1960. Celle-ci prévoit la multiplication des institutions universitaires (loi Henri Janne de 1965), ainsi que l’uniformisation du financement de ces universités (loi du 27 juillet 1971)[1]. D’autre part, du côté de la culture, une politique de promotion culturelle et professionnelle des adultes, des travailleurs en particulier, est menée au début des années 1970. Elle aboutit au vote des crédits d’heures en 1973, dispositif qui permet de suivre des cours dans la journée de travail, sans perte de salaire[2], ainsi qu’à l’adoption du décret instaurant l’éducation permanente des adultes en 1976[3].

C’est dans ce contexte, et à l’intersection des deux compétences enseignement/culture, que naît la volonté politique de créer une université ouverte. Celle-ci est exprimée dans trois déclarations gouvernementales entre 1972 et 1975. Elle est notamment inspirée par des expériences étrangères, comme l’Open university, une université publique, créée au Royaume-Uni en 1969 par le gouvernement travailliste au pouvoir, qui propose un enseignement à distance et dont l’objectif est d’être accessible à tous. L’Open university a pour principales caractéristiques de défendre l’autonomie sur le plan éducatif et de proposer un système d’enseignement qui utilise des moyens éducatifs modernes, notamment grâce à des partenariats avec des éditeurs, des libraires, la BBC (British Broadcasting Corporation – radio-télévision nationale), la poste, des universités et des autorités locales[4]. L’idée d’université ouverte est régulièrement débattue dans les cercles universitaires, notamment à la commission des recteurs qui se préoccupe de l’accès des universités existantes à des adultes qui travaillent, mais aussi au sein des organisations sociales, impliquées dans le combat pour la démocratisation de la culture et sensibles à la création d’institutions « ouvertes » et nouvelles.

Une université ouverte à Charleroi ?

Rapidement, un scénario concret se dessine autour de l’implantation d’une université ouverte à Charleroi. Initialement, plusieurs raisons motivent ce choix : l’absence d’infrastructure universitaire dans cette grande ville wallonne en dépit du mouvement d’expansion universitaire, mais aussi la présence d’un nouveau centre de production de la RTB (Radio-télévision belge), dont certains acteurs de l’éducation permanente rêvent qu’il contribue à un projet d’enseignement à distance, impliquant les médias, à l’instar de l’expérience anglo-saxonne de l’Open university. Les organisations sociales régionales ne s’accordent toutefois pas sur les orientations du projet. Alors que le MOC (Mouvement ouvrier chrétien) conçoit l’installation d’un siège administratif à Charleroi mais plaide pour une organisation décentralisée de la formation, à l’image de son projet de faculté ouverte à l’UCL (Université catholique de Louvain)[5], la FGTB (Fédération générale du travail de Belgique) juge que l’université ouverte doit constituer une « structure intellectuelle » qui tient compte de manière spécifique[6] des réalités régionales de Charleroi.

En février 1974, le Centre universitaire de Charleroi (CUNIC), récemment créé pour « promouvoir, coordonner ou organiser des enseignements de niveau universitaire et supérieur, ainsi que la recherche scientifique et technologique » confie à la Fondation européenne de la culture (FEC) la réalisation d’une étude préparatoire à l’implantation d’une « université ouverte à vocation wallonne » dans la région de Charleroi. Les conclusions de l’étude, couplées au dépôt d’une proposition de loi du député Michel Hansenne (PSC – Parti social-chrétien) pour la création d’une université ouverte de Charleroi en décembre 1974, relancent le débat. Le ministre de l’Éducation nationale, Antoine Humblet (PSC), crée en septembre 1975 un groupe de travail, « promoteur de l’université ouverte de Charleroi ». Celui-ci est composé de délégués du CUNIC, du chargé de recherches à la FEC, Paul Demunter, de représentants des milieux d’éducation populaire (dont Émile Creutz pour l’ISCO, René De Schutter pour la FGTB de Hal-Vilvorde, Hubert Dewez pour la CSC, Jacques Losson de la Maison de la culture de Charleroi, et Georges Vandersmissen de la Fondation André Renard), des représentants de l’enseignement et des universités, des délégués du ministre de la Culture française et de l’Éducation nationale.

Après plusieurs rencontres, le ministre Antoine Humblet décide d’interrompre les réflexions du groupe de travail, en invoquant l’argument de la compétence : pour lui, le dossier d’université ouverte, tel qu’il s’oriente, relève exclusivement du ressort de la Culture. Cette décision revient à enterrer le projet, sachant que l’enveloppe budgétaire de ce ministère ne suffira pas à couvrir les coûts d’une telle innovation. Du reste, l’argument contrarie les ambitions des organisations sociales qui revendiquent symboliquement l’inscription de la formation des travailleurs dans le giron de l’université. Au-delà de la question de la compétence, d’autres enjeux font également obstacle à une opérationnalisation du projet d’université ouverte à Charleroi. Des appuis du ministre Humblet, situé plutôt dans l’aile droite du PSC, expriment une certaine méfiance à l’égard du projet : le lobby universitaire craint que la création d’une nouvelle institution n’impacte l’enveloppe budgétaire, déjà fermée, dédiée au fonctionnement des universités, tandis que l’Union wallonne des entreprises est globalement réticente à la création d’une université ouverte qui constituerait un outil de conscientisation des travailleurs[7].

Des expériences pédagogiques nouvelles

Le blocage politique ne marque toutefois pas un coup d’arrêt dans la réflexion sur le projet d’université ouverte. Concrètement, au début de l’année 1977, les organisations sociales régionales de la FGTB et du MOC, qui ont participé aux premières discussions, décident la création d’un nouveau groupe de travail. Celui-ci se donne pour mission de soutenir des expériences pédagogiques nouvelles ; son siège est établi à Charleroi. Ce sont les débuts de la Formation pour l’université ouverte de Charleroi (FUNOC). Dans le contexte de la crise économique, celle-ci naît de la volonté de répondre aux besoins d’un public peu qualifié et peu scolarisé ; très vite, elle devient un acteur-clé dans l’accompagnement des demandeurs d’emploi dans leurs projets de formation, et dans la construction du secteur associatif de l’insertion[8].

Par ailleurs, le paysage des initiatives en matière de formation des adultes, qui lie à la fois l’apprentissage universitaire à l’éducation permanente ou à la formation continue, s’est considérablement diversifié entre 1960 et 1975. On peut citer plusieurs expériences, en Wallonie et à Bruxelles : l’Institut supérieur de culture ouvrière (ISCO, 1962), né de l’initiative du MOC, en coopération avec les Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur, qui propose aux adultes une formation générale de 4 ans, à horaire décalé, sans condition de diplôme à l’entrée ; la Fondation André Renard, qui propose depuis 1965 une formation à l’attention des militants syndicaux de la FGTB de Liège-Huy-Waremme ; ou encore l’Université syndicale, lancée en octobre 1973 par la centrale culturelle de la régionale FGTB de Bruxelles-Hal-Vilvorde, en partenariat avec l’ULB[9] ; et la Faculté ouverte de politique économique et sociale (FOPES), créée en 1974 d’un partenariat entre le MOC et l’UCL.

 La FOPES. Une expérience inédite de formation des adultes

Le projet de la FOPES s’inscrit dans le contexte spécifique des années 1970, marqué par les idées post-1968, les expériences européennes d’université ouverte, le projet d’une université à Louvain-la-Neuve, mais aussi le combat du mouvement ouvrier pour la promotion culturelle des travailleurs. Si les premiers inspirateurs du projet portent l’idée d’un projet pluraliste d’université ouverte, la FOPES se concrétise en 1974 dans un partenariat entre le MOC et l’UCL. Elle propose une formation de politique économique et sociale équivalente à la licence (deuxième cycle universitaire)[10]. Dans le débat carolorégien sur l’université ouverte et dans le paysage des initiatives de formation des adultes en Wallonie, les représentants du MOC positionnent la FOPES dans la case « université de la première chance », qu’ils définissent comme : « une formation qui s’adresse à des groupes d’adultes qui n’ont pas pu acquérir une formation de base indispensable pendant leur jeunesse pour de multiples raisons et qui ne trouvent pas, aujourd’hui, dans l’enseignement traditionnel, une structure qui réponde à leurs besoins de formation ; une formation qui réponde aux problèmes nouveaux concernant la collectivité et la masse des travailleuses et des travailleurs ; une formation pluridisciplinaire qui intègre les dimensions technique, sociale et politique du thème étudié, dans une démarche collective »[11].

Des postures d’action différentes, un horizon commun

Les discussions font apparaître une diversité de « postures d’action » en matière d’université ouverte. Au nom du droit à la formation, des initiatives se déploient avec des objectifs différents : formation générale, formation professionnelle, démocratisation de la culture, démocratie culturelle, « première » ou « deuxième » chance, initiative dans/hors/en collaboration avec quelques académiques et scientifiques, membres de l’université, etc. Dès lors, quelle place spécifique réserver à une université ouverte dans cet environnement ?

La place de l’université ouverte dans la formation permanente des adultes. Un schéma d’E.C. [Émile Creutz], MOC, 25 novembre 1979.

La place de l’université ouverte dans la formation permanente des adultes. Un schéma d’E.C. [Émile Creutz], MOC, 25 novembre 1979. CARHOP, Fonds Jeanine Wynants, 109.

Au final, selon Pierre Georis, au-delà du frein politique, c’est aussi cette diversité des « postures d’action » qui rend la création d’une seule université ouverte impossible[12]. Au bout du compte, le projet né du débat carolorégien ne se concrétise en tant que tel que 40 ans plus tard, sous la forme d’une université ouverte de la Fédération Wallonie-Bruxelles, résultant de la fusion de la CUNIC avec le Centre interuniversitaire de formation permanente (CIFoP). La difficulté de faire émerger une université ouverte en Wallonie ne doit toutefois pas masquer le foisonnement d’initiatives de terrain qui ont pour vocation de concrétiser, à différents niveaux, les objectifs poursuivis par ce projet. Depuis l’ouverture du débat au début des années 1960, les acteurs et les actrices de l’éducation permanente, des associations socioculturelles, de l’insertion socio-professionnelle et des mouvements ouvriers, ont, par la réalisation d’expériences concrètes visant à l’insertion ou à l’émancipation de leurs publics, investi durablement l’horizon commun de la démocratisation de l’enseignement supérieur et de la culture.

Notes
[1] Larock V., La démocratisation de l’enseignement. Bilan et programme, Bruxelles, Institut Émile Vandervelde, 1963 ; « Le problème de l’expansion universitaire en Belgique », Courrier hebdomadaire, CRISP, n°266-267, 24 décembre 1964 ; Bragard-Desoroux É., « Le financement du système universitaire belge », Courrier hebdomadaire, CRISP, n°1261-1262, 1989, p. 3 ; Bayenet B., « Le financement de l’enseignement universitaire en Communauté française », Courrier hebdomadaire, CRISP, n°1668-1669, 2000, p. 10-24.
[2] Sur l’histoire de la lutte pour les crédits d’heures, lire : Stuyckens S., Lutter pour un droit culturel. La JOC-JOCF et les crédits d’heure, 2015, analyse en ligne du CARHOP,  https://www.carhop.be/images/credits_heures_2015.pdf  ; Machiels C., « Des droits culturels ancrés dans le mouvement », Au sujet des droits culturels. Actes de la Journée d’étude du CIEP, Ottignies-Louvain-la-Neuve, 21 novembre 2014, Les Cahiers du CIEP, n°18, août 2015, p.6-15.
[3] ACCS & MOC, Regards croisés sur l’éducation permanente (1921 et 1976), Bruxelles, EVO, 1996.
[4] MacKenzie N., Postgate R., Scupham J., Études ouvertes. Systèmes d’instruction postsecondaire à distance, Paris, UNESCO, 1977, p.405-407.
[5] CARHOP, Fonds Victor Michel, 367, Creutz, E., L’Université de Wallonie, note inédite, s.d., [1973].
[6] Ramaekers Y., « La FGTB abat ses cartes. Pour une université ouverte européenne à Charleroi », Journal de Charleroi, 9 juillet 1973.
[7] Demunter P., 20 ans d’éducation des adultes. La FUNOC, Paris-Bruxelles, L’Harmattan-Contradictions, 1997, p. 13 et ss.
[8] Georis P., « De l’université ouverte comme « notion baladeuse » », dans Cabiaux D.,  Eeklaer F.,  Georis P., Pestieau V., Van Gasse J., Le droit à la formation pour tous : 40 ans de passions et de combats, Charleroi, Éditions de l’Université ouverte, 2017, p. 13-25.
[9] Faire un lien vers l’article de MTC dans le numéro de Dynamiques.
[10] Pour en savoir plus : Machiels C. (coord.), Former des adultes à l’université : la Faculté ouverte de politique économique et sociale (FOPES-UCL), 1974-2016, Louvain-la-Neuve, PUL, 2017.
[11] CARHOP, Fonds Jeanine Wynants, 109, Rapport du groupe de travail promoteur de l’université ouverte, 19 janvier 1976.

[12] Georis P., « L’université ouverte, passée et présente. L’idée d’université ouverte, et son implantation en Belgique », Notes d’éducation permanente de l’ASBL Fondation Travail-Université (FTU), n° 2007-17, août 2007.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Machiels, Christine « Une université ouverte en Belgique francophone ? Les débats des années 1970 », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°5-6, mars-juin 2018 [En ligne], mis en ligne le 3 avril 2018. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/