« Le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté »,
Antonio Gramsci
Luc Roussel (historien, CARHOP asbl)
Le Centre d’action sociale italien-Université ouvrière, communément appelé le CASI-UO[1], est aujourd’hui une école de devoirs et un centre culturel. Cette association est née de la rencontre d’un milieu, des migrants installés à Bruxelles et plus particulièrement à Anderlecht, et des militant.e.s, des Italiens et une Italienne venu.e.s poursuivre leurs études à Louvain (Leuven) à la fin des années 1960. Mobilisant une approche culturelle innovante, le CASI-UO marque un tournant dans la compréhension du phénomène migratoire.
Ces militants constatent que l’intégration par le travail est insuffisante et n’aboutit pas nécessairement à une participation citoyenne dans la société d’accueil. Par contre, la culture et la formation sont les outils de cette révolution : « former des gens pour qu’ils deviennent autonomes, pour qu’ils assurent par eux-mêmes un rôle actif, pour qu’ils deviennent des militants dans le milieu dans lequel ils vivent. »[2] Avec l’Université ouvrière, le CASI-UO ouvre un nouveau champ d’action particulièrement dynamique. Ce modèle va inspirer d’autres groupes socioculturels, issus des vagues migratoires successives, qui cohabitent avec plus ou moins de bonheur dans les mêmes quartiers bruxellois.
Notre rencontre avec le noyau dur des fondateurs du CASI-UO, Silvana Panciera[3], Bruno Ducoli[4] et Roberto Pozzo[5], se déroule le 30 juillet 2017 à Gargnano, au Centre européen de rencontre et de ressourcement qu’ils ont lancé[6] en 2001. Ils accueillent, de mars à octobre, des activités ainsi que des groupes qui organisent leurs propres initiatives dans cet ancien couvent des Franciscaines (Couvent Saint-Thomas) niché à mi-hauteur de la montagne qui surplombe le lac de Garde, prolongeant d’une autre manière et sous d’autres cieux, leur projet de rencontre interculturelle. De l’équipe fondatrice et stable du CASI-UO (au départ en faisaient aussi partie Italo Balestrieri, Alberto Marcati et Anne Martou-Quévit) manque à l’appel Antonio Mazziotti, juriste de formation, décédé en 2017. Ce dernier possédait, outre une licence en droit, une licence en sociologie et en théologie. Avec ce bagage, il avait choisi, en parfait « établi » (voir plus bas le sens de cet appellatif), de travailler comme conducteur de tram à la STIB pendant 10 ans et ensuite dans le syndicat italien CGIL (Confederazione Generale Italiana del Lavoro-Confédération générale italienne du travail). Il avait quitté la Belgique après une vingtaine d’années. Pendant les premières années de son « service juridique », il fut fort aidé par Loredana Marchi qui deviendra plus tard directrice du Foyer asbl à Molenbeek.
Mais pourquoi accoler les lettres UO (Université ouvrière) au CASI ?
C’est en souriant que Bruno, Roberto et Silvana nous répondent : « Nous savions que nous ne voulions pas ouvrir un service d’assistance pour les familles italiennes. Cela existait déjà. Nous voulions mettre l’accent sur les besoins implicites, les attentes de cette population, déracinée et laissée à elle-même. Nous avons opté pour les mots Centro di azione sociale italiano en abrégé le CASI, mais ils étaient déjà utilisés par une autre association et nous avons reçu une injonction nous interdisant de les utiliser. Comme nous avions un projet de formation, nous avons réfléchi et accolé les termes : université ouvrière. C’était dans l’air du temps. À cette époque, on parlait beaucoup d’ Open university, etc., mais cela correspondait aussi à notre projet global. Le CASI-UO, c’est devenu un label. »
Pourquoi s’installer à Anderlecht ?
« Une assistante sociale, Fabiola Fabbri, nous signale la présence importante d’une communauté italienne à Bruxelles. Elle-même est employée par l’ONARMO (Œuvre nationale d’aide religieuse et morale aux ouvriers, service social d’origine italienne fondé en 1947) et est en contact avec ces familles. » Bruno s’installe alors en 1970 dans un petit appartement, au numéro 10 de la rue Rossini, à Cureghem, près de la Gare du Midi, un quartier à la population finalement assez homogène, composée presque exclusivement d’ouvriers, avec ses lieux de sociabilité, ses bars italiens, ses commerces et ses cercles de proximité.[7] Johan Leman parle de quasi-ghetto « La Sicile sur Senne », pour un quartier voisin de Cureghem.[8]
Bruno et Silvana continuent : « Tout commence par l’observation. Nous avons regardé une carte géographique et analysé les statistiques des populations étrangères. C’était à Anderlecht que la communauté italienne était la plus importante. Nous nous sommes ainsi installé.e.s dans le quartier. Nous vivions en communauté. C’était une pratique courante à l’époque. Être militant supposait un investissement total. Le mouvement d’extrême gauche avait ses « établis », des intellectuels qui travaillaient dans les usines ou vivaient dans les quartiers populaires. À Schaerbeek, il y avait aussi de semblables communautés de vie. Nous participions à ce courant en vivant à Anderlecht, commune peu accueillante à l’époque pour les migrants. Nous avions une disponibilité quasi totale, même la nuit quand certains jeunes nous interpellaient. Pour eux, nous étions peut-être des intellectuels, mais nous assumions les mêmes conditions de vie, étions proches et vivions comme eux. Nous n’avions pas beaucoup de moyens, le salaire de Silvana, en tant qu’enseignante de langue italienne, a été le premier salaire versé pour faire vivre la maison. »
Connaître le milieu où l’on veut agir
Au printemps 1970, Bruno se lance dans un travail de contact : « C’est là que nous avons véritablement commencé. Nous avons mené une enquête auprès de 150 personnes, pour faire émerger les besoins latents, non pas les besoins primaires pour lesquels des services existaient, mais les besoins latents, non exprimés ou s’exprimant indirectement. Beaucoup nous ont aidés, entre autres les étudiants de Louvain. » Roberto, qui est l’un d’eux, se souvient : « On venait le dimanche de Louvain. On faisait des enquêtes. On contactait les familles et on prenait le temps de comprendre la situation. Ensuite, on en discutait entre nous ». Avec cette enquête, souligne Bruno, « nous avons pris conscience qu’une grande partie de la population sicilienne d’Anderlecht était analphabète (20 %) d’origine. Nous avons pris conscience que les attentes culturelles étaient fortes ».
Les familles siciliennes avaient reproduit les réseaux de relations étroites et traditionnelles du milieu rural dont elles étaient issues. Ce travail d’approche ne sera pas simple. Il faut s’introduire et se faire accepter. Le groupe essuie des échecs : « En octobre 1972, alors que nous étions installés depuis tout un temps, nous avons fait l’essai d’une approche impersonnelle, sous la forme de proposition de service du type de celles que l’immigré reçoit des ministères et des organes officiels. Nous avons imprimé deux mille tracts.… ». La distribution s’est faite à plusieurs reprises, durant trois semaines dans les bars, les magasins italiens et dans les maisons privées. Il n’y a eu aucune réponse à l’appel : « Notre communication ne s’était pas faite à travers les canaux d’information qui comptent vraiment. Les vrais canaux sont ceux qui passent par des personnes connues et à qui on fait confiance, celles qui protègent et rassurent tout à la fois. »[9] De là a émergé le concept de multiplicateurs sociaux.
Les attentes primaires relèvent des problématiques courantes en émigration : difficulté de la langue et compréhension de la société d’accueil, recherche d’un logement, un contrat de travail non légal ou mal rémunéré, des questions psychophysiques, voire des difficultés économiques vu la précarité de sa situation. L’équipe constate qu’il s’agit souvent d’un manque d’information et de connaissance des services d’accueil et d’assistance ainsi que de leurs droits. Sortir de ce cercle de l’insécurité passe « par la langue et l’information. »[10]
Maîtriser les langues pour sortir du mutisme politique et culturel[11]
Pragmatiquement, Silvana commence alors par donner des cours de langue italienne. Elle précise : « J’avais un diplôme d’institutrice acquis en Italie et j’avais besoin de payer mes études. J’ai été engagée par le Consulat et cela m’a permis d’avoir un salaire. Mes étudiants étaient des enfants qui suivaient un cursus scolaire en français et parlaient le dialecte à la maison[12], des adolescents qui voulaient apprendre l’Italien, des adultes … C’était diversifié. Ces cours d’italien organisés par le Consulat nous ont donné une porte d’entrée auprès des familles. Nous n’étions pas que des intellectuels venant vivre dans leur quartier ». Pour les animateurs du CASI-UO, l’apprentissage de la langue française, italienne, parlée et écrite, dépasse la simple maîtrise des clés du langage pour répondre à un « besoin » de l’usage de la langue, comme facteur d’insertion, de réussite et de mobilité sociale, pour sortir de la marginalisation.
Une intuition : les jeunes issus des migrations sont d’ici
Dans les années 1970, le statut des migrants n’est pas réglé. Ce sont des travailleurs, sans doute, mais pour le reste, personne ne s’occupe d’eux. Les Italiens, comme les autres groupes migratoires, ont peu de droits. « À travers cette enquête, nous avons compris qu’ils aspiraient à comprendre, à décoder la société dans laquelle ils vivaient. Comme sociologues, nous avons compris que la seconde génération n’allait plus rentrer dans le pays de leurs parents. Ils étaient ici et avaient le besoin de décoder la société dans laquelle ils vivaient ». Ce sera le détonateur.
Silvana précise : « Si tu te dis que tu pars pour un temps donné et que tu évolues dans ton milieu, les Siciliens de Cureghem, tu ne cherches pas à t’inclure dans le pays d’accueil. Tu penses au retour. Si tu te dis que ta vie est désormais ici, tu vois les choses autrement. C’est là que nous avons compris qu’il fallait nous occuper des jeunes dans la société d’accueil. Nous avons été les premiers à parler de la seconde génération durable, c’est-à-dire ceux et celles dont l’avenir et le destin se trouvent désormais dans le pays où leurs parents ont émigré. »[13]
Les sources d’inspiration
La pensée et la pédagogie de Paulo Freire[14] sur l’émancipation des opprimés par eux-mêmes sont une des références mobilisées, mais pas seulement. « Nous étions aussi très marqués » ajoute Silvana, « par un texte paru en 1967, Lettre à une maîtresse d’école par les enfants de Barbiana. À partir de là, nous avons développé un projet de formation. »
Lettre à une maîtresse d’école par les enfants de Barbiana, 1967, Paris, Mercure de France, [1967] (traduction française). En 1967, en Italie, huit jeunes d’une quinzaine d’années, qui apprennent et enseignent dans un village de montagne, à Barbiana, sous la direction du prêtre humaniste Don Lorenzo Milani, prennent la plume et écrivent une longue lettre adressée à une maîtresse d’école. S’appuyant sur les histoires de quelques élèves, Sandro, le « crétin », Gianni, le « voyou », Pierino, le fils du docteur, ils racontent leur chemin d’apprentissage et de partage ; ils démontrent les injustices du système. « Une école qui sélectionne, écrivent-ils, détruit la culture. Aux pauvres elle enlève les moyens d’expression. Aux riches elle enlève la connaissance des choses. » Ils évoquent leurs recherches d’une pédagogie. « À Barbiana, il ne se passait pas de jours sans qu’on aborde des problèmes de pédagogie. Seulement, nous ne les appelions pas comme ça. Pour nous, ils portaient toujours le nom précis d’un gars. Cas par cas, heure par heure. Je ne crois pas qu’il puisse exister un traité écrit par un monsieur qui dit sur Gianni autre chose que ce que nous savons déjà. » Au-delà de son contexte qui est celui d’une expérience pédagogique engagée dans l’Italie rurale des années 1950-1960, la lettre garde une grande actualité. Les questions qui agitent politiques, parents et enseignants et que nous appelons actuellement rythmes scolaires, absentéisme, décrochage, discrimination, mixité sociale, sélection, élitisme, etc., sont ici abordées loin de tous les dogmes qui encore aujourd’hui sont les nôtres. http://www.imagespensees.org/societe/article/lettre-a-une-maitresse-d-ecole |
L’offre de formation au CASI-UO se veut globale et émancipatrice. Il ne s’agit pas de reproduire les rapports de domination existant dans le domaine socio-économique, dans le domaine culturel. Cela suppose donc une vigilance permanente dans l’accompagnement : « Former des gens pour qu’ils deviennent autonomes pour qu’ils assurent par eux-mêmes un rôle actif, pour qu’ils deviennent des militants dans le milieu où ils vivent. »[15]
Dans l’étude sur les premières années de fonctionnement de l’Université ouvrière, les options sont schématisées de la manière suivante : 1. Un groupe d’animation culturelle s’insère dans un quartier (donné) ; 2. Ce groupe commence à étudier le type de réalité sociale sur laquelle il veut exercer une action. Il circonscrit les relations qui comptent, repère les porteurs de ces relations et les lieux où de telles relations s’alimentent ; 3. Il se met à fréquenter ces lieux et se lie d’amitié avec l’un ou l’autre porteur des relations (normalement il s’agit de jeunes) ; 4. Avec ces personnes, il met sur pied une activité-école visant à mobiliser l’expression et à éveiller la conscience politique ; 5. Après un certain temps de fréquentation de l’école, ces personnes retournent dans leur quartier, munies d’une proposition, médiatisées par leur propre expérience ce qui permet [au groupe d’animation culturelle] d’échapper à l’obstacle de la méfiance. Ces personnes sont très exactement l’instrument conscient qui amorce un changement d’un autre type que l’assimilation ou la conservation stérile gratifiée par la consommation. Ce sont les multiplicateurs sociaux naturels.[16]
L’Université ouvrière : une formation globale
L’UO, témoignent plusieurs étudiants, « ne nous a été donnée par personne, on l’a construite avec nos mains. La Commune (Anderlecht) nous a loué une vieille maison, destinée à la démolition et vide depuis 5 ans. Dans sa dernière affectation, elle était un bar, et cela ne nous déplait pas : un lieu de moins pour l’aliénation et un local de plus pour la conscience. Les travaux d’aménagement terminés, on a organisé en 1971 la première année de vie ».[17]
L’UO a pour objectif de former des agents issus des milieux populaires, de les mettre en capacité d’analyse et de critique de leur situation, d’approfondir leurs savoirs en vue d’agir sur le plan politique et transformer ainsi les rapports de soumission vécus ou subis, en rapports de force pour un changement social collectif. La formation se déroule sur 3 ans : la première année porte sur la maîtrise de la langue italienne, orale (capacité de s’exprimer) et écrite (compréhension de textes). Le slogan de l’école de Barbiana « le patron connaît 1 000 mots, l’ouvrier, 100, c’est pour cela que c’est lui le patron ! » est devenu un des leitmotivs de l’UO. « Posséder la parole, c’est la capacité de communiquer, de se défendre, de critiquer, de recueillir certaines informations et de s’en servir. Avoir en main les instruments d’expression est pouvoir donner une forme rationnelle à la rage accumulée. »[18] Les deuxième et troisième années consacrent du temps à l’appropriation de son identité, à la capacité d’abstraction et à la création socioculturelle et politique. Les jeunes deviennent ensuite porteurs de projets et soutiens des nouvelles cohortes.
Bruno précise : « Notre projet de formation avait une certaine radicalité : 4 séances par semaine le lundi, mercredi, vendredi et le samedi après-midi. Nous étions très exigeants et les jeunes suivaient. Ils venaient au CASI, après les cours, des écoles techniques et professionnelles des environs, ou après le travail. L’époque était différente aussi. Il y avait très peu de chômage et les gens changeaient, avec beaucoup de facilité, d’emploi. Il y a toujours dans tous les projets naissants une période héroïque ».
Unité dialectique Travail/étude
Former des adultes suppose une pédagogie différente de la simple transmission des savoirs par disciplines. « Une école de formation pour ouvriers doit pouvoir créer une articulation entre les deux sphères : la formation est enrichie par l’expérience du travail, elle colle à la réalité de tous les jours et se renouvelle chaque jour par la vérification et l’examen de la réalité historique ; le travail et la vie, de leur côté mettent le moment de la réflexion à profit en vue d’une compréhension approfondie du vécu, des processus historiques réels qui les engendrent eux-mêmes et en vue de la mise en œuvre d’actions adéquates. De cette façon, l’enseignement est une réalité en rapport organique avec la vie du travailleur et est perçu comme tel, moins en raison des liens qu’il entretient avec la réalité qu’en raison du dynamisme qu’il suscite au niveau de la participation à la vie civile et politique. »[19]
Les sujets traités concernent les questions de l’actualité tant économiques que politiques ou sociales. Ils varient de semaine en semaine et sont examinés selon des approches complémentaires : économique, psychologique, juridique, historique. L’unité didactique n’est pas l’heure de cours mais la séquence. Bruno précise : « Nous commencions par la lecture de deux articles issus de journaux d’opinion différente portant sur un même sujet. Dans les années 1970, c’était facile, car il y avait une presse libérale, communiste, catholique conservatrice, etc. Le journal est aussi quelque chose de quotidien qui est lu au moins pour les pages sportives. Le journal permet de rapidement comprendre son temps. L’analyse d’une même réalité sous des approches différentes ouvre à la critique et à un discours sur ces situations données. La semaine se déroulait selon un rythme régulier. La première étape était la lecture des textes, comprendre les mots, la construction des phrases, appréhender le texte, le tout en italien. La séance suivante, le mercredi, nous consacrions encore 3 heures pour expliquer le contexte évoqué dans les articles, les concepts d’économie, de politique, etc. Cette étape était nécessaire pour comprendre la portée de l’article et le sens de la critique. La troisième soirée, on terminait ce chantier et le samedi, venait le temps de la synthèse. Ces jeunes recevaient beaucoup d’informations en même temps et il fallait les aider à systématiser ces connaissances pour éviter la confusion et structurer un savoir. In fine, nous abordions la question suivante : que peut-on faire avec ces connaissances acquises pour l’action ? Ce n’est que progressivement que les animateurs abordent les questions sur l’émigration, le quartier, le travail, etc. »
La deuxième et la troisième année
Les deuxième et troisième années se basent sur deux principes : libérer plusieurs heures par semaine pour une intervention de groupe dans le quartier, rentabiliser une série de lectures autour d’un thème choisi de commun accord et travailler collectivement avec l’apport de personnes-ressources. L’expression, verbale ou écrite, prend tout son sens comme outil d’expression culturelle.
La question de l’émigration devient centrale. L’étude du CASI-UO de 1974 précise la méthode mobilisée : « Nous sommes partis de la situation spécifique de chacun, décrite sur une fiche type. Nous sommes passés à une étude détaillée des institutions qui orientent la main-d’œuvre (analyse des formulaires d’embauche, ONEm, agences offrant du travail et des formes de racket des bras qui existent dans le quartier…). Enfin, nous avons fait l’analyse des conditions de travail et cherché les raisons des changements fréquents de travail. »[20] Émerge de ce questionnement, le rôle de l’école, de la famille, de la sélection qui s’opère quand on est fils ou fille de migrants. Des directeurs d’entreprise, experts en management, un directeur de gestion de ressources humaines, etc., participent aux soirées.
Bruno insiste aussi sur l’écriture : « Dans un article de journal, on supprimait les mots inutiles et ambigus. Il restait peu de mots, mais un schéma se dessinait. À partir de cette base, les jeunes développaient leurs idées et écrivaient des nouveaux textes de « migrants ». Les trois heures passaient très vite. Les textes étaient beaux. On parlait en italien et l’on écrivait bien. La presse s’est intéressée à nous, non sans nous donner quelques soucis relationnels avec les partis politiques que nous critiquions, car nous jugions leur présence inutile et intéressée électoralement. On ne nous aimait pas beaucoup ni au Consulat d’ailleurs. »
Paolino et Giuseppe témoignent Pour nous, l’UO signifie : ouvrir les yeux sur un monde nouveau. Pour comprendre bien cette phrase, peut-être vaudrait-il mieux parler de nous, fils de l’émigration, avant que nous soyons entrés à l’UO. En fait, on menait une vie privée de couleurs jusqu’à ce qu’un beau jour, nous débarquions à l’UO. Dire que l’UO n’est pas qu’une école ne suffit pas. Ces deux mots expriment beaucoup plus, c’est-à-dire un savoir qui a toujours été refusé aux fils d’ouvriers. Ici à l’UO, il ne reste pas la moindre trace de l’école traditionnelle qui exclut les « idiots ». L’homme, quand il naît, part de zéro et, étant un être intelligent, il acquiert les possibilités (savoir lire et écrire) qui lui permettent de faire partie du monde. Cette règle n’est pas égale pour tous. En fait, pour certains jeunes, le droit d’aller à l’école n’existe pas. Ainsi, nous sommes « ignorants » et non « idiots ». Ici, nous voulons progresser avec notre intelligence. Ici, il n’y a pas de professeurs et des élèves, mais nous sommes un groupe de jeunes avec les mêmes problèmes et une grande envie d’apprendre. »
La seconde étape du voyage. Réalités et perspectives de la deuxième génération italienne en Belgique, Bruxelles, CASI-UO, 1982, p. 169-170.
|
Le CASI-UO en théâtre et en chansons
Ce travail avec le groupe, ce réservoir d’idées va aboutir à des formes multiples de réalisations, le théâtre par exemple. À partir des discussions, Bruno rédige un projet de scénario qui est discuté ensemble : « S’inspirant de la tradition sicilienne de la représentation de la Passion pendant la semaine avant Pâques, nous avons monté un spectacle par an, directement inspiré par les analyses issues de l’UO. Nous avons eu beaucoup de succès et avons joué ces pièces théâtrales un peu partout. Les textes étaient en italien sauf le dernier qui était en français. Comme je traduisais les textes de la comédie de Dario Fo, Mistero Buffo (1969), j’ai commencé aussi à écrire des chansons. »
De l’écriture de textes de théâtre, aux chansons, il n’y a qu’un pas. La chorale Bella Ciao les chante et les met en musique : « L’enregistrement du premier disque a été une aventure.
C’était dans un studio, dans une cave, à Heist-op-den-Berg. Le studio était facturé à l’heure. Il n’était pas question de perdre son temps. Il fallait enregistrer rapidement. Et ce fut un succès. » Roberto renchérit : « Le CASI avait la chance de pouvoir compter sur quelqu’un qui écrivait bien, Bruno, et sur un directeur musical formidable, Virginio Baio. Les chansons étaient aussi de beaux textes. Les musiques étaient reprises au folklore et aux chants de la Résistance. »
Des diplômes comme reconnaissance du parcours intellectuel réalisé ?
« L’Université ouvrière produisait des journaux, des analyses, des enquêtes, des chansons et des textes pour le théâtre. C’étaient des beaux textes, mais au bout de cette formation, il n’y avait aucun diplôme. Nous nous disions au départ », précise Bruno, « que la culture n’a pas besoin de diplôme, mais les jeunes nous ont interpellés. Certains ont pris le parcours de l’ISCO, Institut supérieur de culture ouvrière, qui délivrait un graduat en sciences du travail cosigné par les Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur. Ce graduat donnait accès à la FOPES, Faculté ouverte de politique économique et sociale, et à la FOPA, Faculté ouverte en sciences de l’éducation. Quelques jeunes ont suivi ce parcours : Angelo, Daniela, Dino, Michele… Les jeunes qui sont passés par l’Université ouvrière ont continué leur investissement dans le CASI, avec d’autres groupes de jeunes. Dans le quartier, ils sont devenus des agents de changement. »
Un bilan
Au cours des trois années d’activité, une soixantaine de personnes sont touchées par les activités proposées par le CASI-UO : 21, la première année, 17, la seconde et 20, la troisième. Ce sont des jeunes de 17 à 32 ans. La plupart sont célibataires, ouvriers ou issus de familles ouvrières, qui n’ont pas dépassé la formation au-delà de l’enseignement obligatoire. La majeure partie n’a pas de qualification professionnelle. 25% sont des jeunes femmes qui ont acquis des diplômes n’ouvrant sur aucun débouché.
L’encadrement est assuré par des animateurs formant le noyau central d’environ 5 personnes, de formation universitaire (historien, philosophe, juriste, sociologue, psychologue ou méthodologue). L’accompagnement est bénévole et se fait en fonction du temps disponible de chacun et de chacune. Les tâches à couvrir sont multiples pour que la formation puisse se dérouler : disposer de locaux en ordre, de supports didactiques préparés, gérer l’administration des subsides à partir de 1976. L’équipe est aussi parfois mobilisée par des études commanditées, bienvenues, car elles amènent toujours un certain financement dont le CASI-UO a besoin. Autour de ce premier cercle, viennent se greffer des collaborateurs qui prennent en charge les autres branches d’activités du CASI : l’école de devoirs, les cours d’italien ou de français, l’animation socioculturelle avec les habitants du quartier et un large réseau de sympathisants.
Une expérience exportable ?
Dès la seconde année, des Italiens d’autres communes bruxelloises, Molenbeek et Ixelles, sollicitent l’équipe d’animateurs du CASI-UO.[21] Plus tard, s’ouvre dans le Namurois une Université ouvrière animée par Sergio Bruschi. Javier Leunda[22] interpelle aussi l’équipe du CASI-UO pour développer un projet similaire avec les jeunes Espagnols, le CEFA-UO (Centre d’éducation et de formation en alternance-Université ouvrière). Des tentatives de groupes d’origines mixtes ont été mises en place, mais Bruno souligne la difficulté de faire un travail socioculturel sans connaître la langue du pays d’origine : « c’est quasi mission impossible. Déjà, dans le quartier sicilien d’Anderlecht, la langue parlée, le sicilien, faisait barrage, que dire alors des autres langues ? L’expérience a été quand même menée ; on a fait du théâtre ensemble et la dernière pièce en français est née de là ».
Le CASI-UO, c’est plus que l’Université ouvrière !
En 1978, Silvana défend une thèse sur l’immigration à l’Université Paris 8. De cette recherche, sort une collection, Lire l’immigration, patronnée par la Commission française de la culture et en particulier par les responsables du secteur « Immigrés », Alain de Wasseige (qui a aussi fort aidé pour la réalisation des théâtres du CASI-UO) et Jean-Luc Outers. Cette collection de 8 livrets est significative des options fondamentales du CASI-UO : « mener une recherche à partir de notre ancrage social et la valoriser par un retour au public concerné ». C’est l’utilité sociale de la recherche universitaire. « Évidemment », nous dit-elle, « il n’était pas question de mettre cela en avant le jour de la défense de thèse. Ce sont des mondes très différents. »
Bruno Ducoli est nommé à la présidence de la Commission culturelle de l’agglomération de Bruxelles. En 1980, il devient le premier directeur du Centre bruxellois d’action interculturelle (CBAI). Aujourd’hui, plus de 35 personnes y travaillent et le centre développe des activités de formation pour animateurs. Avec le CBAI, il a un mandat de représentation des immigrés au Conseil de l’Europe, à la Commission européenne, etc.
Emploi et chômage à la deuxième génération : refuser la dualisation sociale
Entre 1970 et 1980, l’époque change avec la crise pétrolière et économique qui provoque une hausse du chômage. Le CASI-UO lance des coopératives qui sont autant de réponses au chômage des jeunes, à l’inadéquation de leur qualification professionnelle aux attentes du marché… Ce sera une imprimerie-maison d’édition, Barbiana, où Roberto s’investit, Vallecas, une coopérative de plomberie-toiture-chauffage, le garage Bonnevie pour la réparation et la vente des voitures et la très brève expérience de Deruta, magasin de vente de produits artisanaux italiens.
À partir de 1983, le Centre d’orientation et de formation aux technologies nouvelles (COFTeN)[23] constituera une nouvelle aventure, en partenariat avec le FOREm (aujourd’hui Bruxelles Formation) et l’ORBEm (aujourd’hui ACTIRIS), axée sur la maîtrise de l’outil informatique, sur des savoirs techniques, mais aussi sur des savoir-être tels la solidarité, le dialogue interculturel, l’esprit d’équipe. Le service pédagogique Technofor, installé au sein de la formation pour permettre des apprentissages concrets et utiles, offre un service de vente, de maintenance et de réparation des équipements informatiques et électroniques. Là encore, il a fallu conjuguer confiance dans le processus atypique de formation d’adultes peu scolarisés et les contraintes institutionnelles et administratives. Mais c’est une autre histoire. [24]
Silvana nous donne le mot de la fin pour clôturer notre entretien
« On a commencé par la culture et une approche de défense juridique avec Antonio, mais comme il y avait du chômage, on a essayé de trouver des réponses économiques concrètes. Avec le recul sur ce qu’on a fait, il me semble que notre expérience se rapproche de celle de l’école de Barbiana. Nous voulions créer un modèle de formation à la citoyenneté par la culture, aussi bien avec l’Université ouvrière qu’avec le CASI. C’est en effet une association culturelle qui regroupe les gens et sollicite leur participation. L’Université ouvrière comme à Barbiana met en avant les besoins et les aspirations des jeunes. Bruno a certainement joué un rôle de catalyseur. Il y avait sans doute une approche assez paternelle. Les jeunes étaient à l’adolescence et ils ont trouvé chez nous l’étoile polaire pour les guider dans un milieu qui était dans l’impossibilité de donner du sens à ce chemin. »
Le CASI-UO aujourd’hui Le CASI-UO mène depuis 1970, au sein de la communauté italienne de Bruxelles, un travail à la fois de définition d’identité et d’insertion dans la société ambiante. Organisme d’éducation permanente et de soutien à la scolarité, promoteur d’initiatives de formation à la citoyenneté, de diffusion culturelle et de lutte contre l’échec scolaire, ses actions se sont élargies aux autres communautés. […] L’action est devenue interculturelle et intergénérationnelle en mettant un point d’orgue sur la nécessaire participation collective afin de réduire les inégalités socioculturelles. […] Les activités proposées sont le soutien scolaire, les ateliers créatifs et linguistiques, les stages pendant les congés scolaires, le soutien à la parentalité, l’atelier informatique pour la lutte contre la fracture numérique, les sorties culturelles, la table de conversation en italien, la réunion mensuelle pour les aînés sur des récits de vie. Le CASI-UO est aussi un organe d’information et de diffusion culturelle. Centre d’action sociale italien-Université ouvrière asbl |
Publications du CASI-UO
CASI-UO et COFTeN, Technologies de l’information et mutations sociales. Actes du Colloque européen organisé dans le cadre du 25e anniversaire du CASI-UO, 30 novembre – 2 décembre 1995, Bruxelles, Barbiana Éditions, 1996.
Disques
– Amarcord d’emigrazione, CD
Une collection : “Lire l’immigration”
La thèse de Sylvana Panciera a abouti à une collection Lire l’immigration, coordonnée au sein du Comité de liaison des centres de formation immigrée de la Commission française de la Culture de l’agglomération de Bruxelles. Les brochures en cinq langues abordent chaque fois un thème et sont devenues, pour bon nombre d’animateurs, des outils de formation.
de Wasseige A., Ducoli B., École et immigration, n°8 [1979].
Bibliographie mobilisée pour cette analyse
Comme intellectuels engagés, Bruno, Roberto, Silvana et alii, sont considérés comme experts et expertes sur les questions des migrations. Ils sont souvent intervenus dans le débat public. Nous avons sélectionné quelques-unes de leurs contributions qui éclairent leur vision de l’intervention culturelle auprès d’un public de jeunes, issus des vagues migratoires.
Dans « Demain les immigrés », La Revue nouvelle, numéro spécial n°9, septembre 1980 :
Panciera S., « Le droit de vote des immigrés : enjeu passéiste ou de classe ? », p. 230-237 ;
Ducoli B., Castiau C., « Hybrides culturels ou révélateurs de notre société ? », p. 172-176. ;
Leman J., « Un quasi ghetto à Anderlecht », p. 191-194.
Leunda J., « Les associations de parents espagnols », p. 238-240.
De Smet N., Ducoli B., Kulakowski C., « Les jeunes immigrés en quête d’identité », dans Grootaers D. (dir.), Culture mosaïque. Approches sociologiques des cultures populaires, Lyon-Bruxelles, Chronique sociale-EVO, 1984, p. 135-148.
Ducoli B., Les immigrés en Belgique. Colloque du 8 décembre 1983, Namur, 1985. (Association pour les Nations unies, publication).
Ducoli B., « Bruxelles interculturelle. Aspects culturels », Lumen Vitae. Revue internationale de catéchèse et de pastorale, 1992, n°3, p. 253-260.
Panciera S., Ducoli B., « Immigration et marché du travail en Belgique : fonctions structurelles et fluctuations quantitatives de l’immigration en Belgique, 1945-1975 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n°709-710, 23 janvier 1976.
Panciera S., Enjeux et acteurs de l’insertion socio-professionnelle. Évaluation du CASI-UO/COFTeN, 1983-1993, Bruxelles, 1993.
Ducoli B., « Place et rôle des citoyens d’origine étrangère à l’intérieur de l’évolution de la société belge », dans Pour une démocratie interculturelle, Les Semaines sociales du MOC [1999], Bruxelles, EVO-société, 2000.
Notes
[24] Le creuset des jours, 25e anniversaire, Bruxelles, CASI-UO, [1995], 26 p.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique