Louise Di Senzo (bibliothécaire-documentaliste au CARHOP asbl)
Amélie Roucloux (historienne au CARHOP asbl)
L’action associative et syndicale
Les associations et les organisations syndicales effectuent des actions qui s’inscrivent dans la longue durée, privilégiant un travail de fond et de co-construction avec leurs publics. Ce travail, dont la dynamique est essentiellement souterraine, n’est pas celui des grands coups d’éclats. Il cherche à accompagner les publics en partant de leurs réalités, à construire avec eux des outils émancipateurs pour qu’ils puissent être acteurs et actrices de leur quotidien, et à faire remonter leurs réalités, leurs besoins et leurs actions auprès du monde politique. Ainsi, bien qu’il ne soit pas visible au premier coup d’œil, le travail associatif et syndical joue un rôle essentiel dans les structures de l’architecture démocratique belge. L’arrivée de la pandémie de la Covid-19 en Belgique bouscule leur manière de travailler et les amène à développer de nouvelles stratégies pour répondre aux nouveaux besoins de leurs publics.
Sur le plan sanitaire, le caractère méconnu de la maladie suscite un climat anxiogène. La surabondance d’informations (parfois contradictoires), de rumeurs, et de mécompréhensions génère un sentiment d’impuissance et d’angoisse. Ce choc, les travailleurs et travailleuses associatifs et syndicaux le vivent aussi. Ils et elles doivent réinventer leur travail et, pour celles et ceux qui sont sur le terrain, affronter l’angoisse de la contamination à cette maladie peu connue. Dans le secteur hospitalier, les organisations syndicales maintiennent les contacts avec les travailleurs et les travailleuses afin de prendre connaissance de la réalité de terrain. Elles relaient auprès des directions, de l’hygiène hospitalière et des services logistiques les besoins matériels et organisationnels. Dans cette optique, les syndicats veulent maintenir les organes de concertation, tels que le conseil d’entreprise (CE) et le comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT).
Fondamentalement, cette crise sanitaire exacerbe une situation préexistante et structurelle. Depuis 1980, le secteur hospitalier subit de nombreuses coupes budgétaires et fonctionne de plus en plus à flux tendu. Dans ce contexte, le moindre choc sanitaire provoque le risque que les hôpitaux ne puissent pas y faire face. À terme, les travailleurs et travailleuses pourraient s’effondrer ou déserter le métier. C’est pourquoi les syndicats interpellent le monde politique sur ces réalités de terrain et sur la nécessité de refinancer le secteur. Dans le même temps, elles soutiennent les travailleurs et travailleuses pour avoir des conditions de travail saines et sécurisées.
Le confinement est une situation inédite pour la société belge et accentue la crise sociale. Les acteurs et actrices associatifs doivent repenser leur métier avec le public. Leur témoignage permet de rendre compte des situations qui empirent avec le confinement. Il n’est plus question de prendre le temps de coconstruire des outils émancipateurs, il est question de nourrir, soigner, écouter, protéger, informer le plus rapidement possible. Pour d’autres, la rupture forcée avec le public est synonyme de perte de lien et de diminution du soutien aux personnes dans le besoin. Le travail à distance ne permet pas de remplir pleinement leurs missions. Il laisse en suspens des inquiétudes sur le vécu de leurs publics et questionne le sens de leur métier. Ils et elles savent que, parmi leurs publics, il y a des personnes qui vivent une situation tendue, potentiellement accentuée par l’isolement dans un même espace de vie.
En faisant face à la crise sanitaire et sociale, les associations et les organisations syndicales s’adaptent à une situation inconnue, développent de nouveaux outils et de nouvelles manières d’interagir avec le public. Toutefois, beaucoup signalent que ces stratégies ont leurs limites face à la précarité grandissante et l’isolement provoqués par le confinement. En effet, la proximité avec leurs publics est essentielle afin d’être au plus proche de leurs réalités et leurs besoins. Enfin, les synergies inter-associatives permettent d’établir des connexions entre les personnes dans le besoin et les structures qui peuvent leur venir en aide. Ce sont ces dynamiques qui sont remontées jusqu’aux rédacteurs et rédactrices de cette revue.
La proximité avec les publics dans le besoin et les synergies créées de longue date sont essentielles pour apporter des réponses politiques cohérentes face au renforcement de la précarité et des inégalités. Le confinement pousse le tissu associatif et les syndicats à renforcer leur action dans le champ de l’interpellation politique. Dans un article publié le 25 septembre 2020, le Centre de recherche et d’information socio-politique (CRISP) esquisse les nombreuses stratégies d’information et de communication développées par ces corps intermédiaires pour faire connaître les réalités de terrain et penser l’après-confinement.[1] Des cartes blanches sont publiées dans la presse et de lettres ouvertes sont adressées aux responsables politiques. Le CRISP constate également l’émergence de débats en ligne, d’enquêtes participatives, de manifestations virtuelles, de même que quelques actions dans l’espace public malgré leur interdiction. L’initiative « Les Confins » s’inscrit dans cette dynamique en se réappropriant la méthode et les principes de l’enquête ouvrière et en plaçant la parole populaire au cœur de l’action.
Début mai, le déconfinement entame ses premiers pas. Passée l’urgence sanitaire, les associations et les organisations syndicales interrogent le fonctionnement habituel, dit « normal », de la société pré-confinement. Ces corps intermédiaires dénoncent les inégalités structurelles que le confinement a mis en exergue. Ils veillent à redonner une place au travail de fond avec leurs publics, en cherchant à coconstruire des outils d’analyse permettant de se positionner par rapport à leurs réalités et d’agir sur celle-ci.
L’historien.ne agit comme acteur et actrice en éducation permanente à un double niveau. D’une part, il ou elle récolte et conserve des traces utiles à la réflexion, comme base d’action en éducation permanente. D’autre part, il ou elle coconstruit une réflexion, comme support à l’agir. Ainsi, l’historien.ne construit pas le récit historique, enfermé.e dans une tour d’ivoire, mais bien à partir des récits collectifs qu’il ou elle a récolté.
Conserver les mémoires du confinement
Récolter et conserver les mémoires exigent des professionnels de la gestion documentaire de créer des synergies. Le confinement complexifie la démarche et demande une impulsion nouvelle. En effet, beaucoup d’acteurs du secteur socio-culturel sont contraints d’assurer la continuité de leurs missions chez eux. Dès lors, il est difficile d’établir des liens entre les associations et les travailleurs et travailleuses de terrain afin de récolter des documents. Qu’à cela ne tienne, les archivistes sont là !
La plate-forme AQA constitue à cet égard un lieu de rencontre virtuelle pour, d’une part, valoriser la mémoire du confinement, et d’autre part, partager des pratiques professionnelles. Elle apporte en effet des réponses concrètes à des besoins liés à la gestion documentaire, dans un contexte où l’archive native numérique occupe une place prépondérante et influence fortement les supports et formats des documents collectés : comment archiver le web ? Que collecter ? Comment le collecter ? Et enfin, comment le conserver ?
En cela, la plate-forme a permis de mobiliser les « récolteurs de l’histoire » en les fédérant dans un ensemble plus large qu’une salle de réunion, que les réseaux habituels et étirables à l’infini : la toile. AQA est une source d’informations et un soutien non négligeable ; elle permet de réseauter de manière plus forte les bonnes pratiques de chacun et de partir sur une approche partagée de la gestion des documents. Autrement dit, chaque centre qui possède ses propres moyens de récolte, de conservation et de valorisation, peut se reposer sur l’expertise de ses collègues, par-delà les clivages historiques.
Les archives récoltées sont des matériaux qui servent à l’analyse historique. Le collectif (citoyen.ne.s, associations, organisations syndicales) est un producteur de sources. Avec le concours de l’historien.ne., du sociologue, du bibliothécaire…, il se les réapproprie en les questionnant, dans un contexte de « crise », pour déployer des outils d’émancipation collective.
Le recueil des récits des acteurs et actrices de terrain, ainsi que la description de leurs stratégies pour faire face aux conséquences du confinement, permettent de porter un regard sur le rôle du tissu associatif et de centrales syndicales face à cette crise. Actif.ve.s en éducation permanente, les historien.ne.s ont donné l’opportunité aux acteurs et actrices de terrain de faire part de leurs expériences et constats sur les premiers effets du confinement et de témoigner des réalités de leur métier. De son côté, l’historien.ne tente, tant que faire se peut pour un événement aussi récent, d’historiser son récit afin d’analyser la complexité du réel et des enjeux qui l’accompagne. Enfin, il ou elle nourrit la réflexion pour l’action politique à venir. Ainsi, l’outil historique en éducation permanente donne la possibilité d’effectuer une approche des faits actuels en les éclairant d’un regard historique. En d’autres termes, l’analyse historique peut servir de support à la compréhension du monde d’aujourd’hui et de base de réflexion à l’action future.
Il reste qu’il est parfois difficile de produire un récit historique sur un événement aussi récent qui se déroule, de surcroît, sur un temps aussi court. La démarche en est d’autant plus compliquée que la naissance de la pandémie de la Covid-19 s’est accompagnée d’une volonté massive de solutions immédiates et univoques. Ce n’est ni la temporalité, ni la démarche de l’historien.ne. Ce qu’il ou elle peut proposer, c’est une récolte des traces historiques d’un événement donné ainsi qu’un espace pour la réflexion sur l’espace et la temporalité dans lequel il s’inscrit.
En offrant un regard en forme de photographie, voire en tentant d’historiciser leur sujet, les rédacteurs et rédactrices de cette revue proposent un temps d’arrêt sur quelques enjeux qui accompagnent la mise en confinement de la population belge. Ils et elles décrivent les actions menées par les corps intermédiaires durant cette période pour pallier aux effets de la crise sociale et sanitaire sur les travailleurs et les travailleuses ainsi que sur les publics précarisés. Ils et elles ne proposent pas de recette miracle, mais donnent quelques outils pour « voir », commencer le « juger » et envisager l’« agir ». Ce faisant, ils et elles tentent de poser quelques pistes de réflexions dont des collectifs peuvent s’emparer pour faire face aux enjeux actuels et esquisser ainsi un champ des possibles pour tou.te.s.
Notes
[1] De Mos C., « Associatif en crise et en temps de crise. Interview de Jean Faniel et Vincent Lefebve », PluriCité, Les @nalyses du CRISP en ligne, 25 septembre 2020. URL: http://www.crisp.be/crisp/wp-content/uploads/analyses/2020-09-25_ACL-Faniel_J_et_Lefebve_V-2020-PluriCite-Associatif_en_crise_et_en_temps_de_crise.pdf, page consultée le 28 septembre.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Di Senzo L. et Roucloux R., « Conclusion : Actions des corps intermédiaires face à la Covid-19 et au confinement », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°12, septembre 2020, mis en ligne le 15 octobre 2020. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/