Marie-Thérèse Coenen (historienne au CARHOP asbl)
La suite concrète de la journée du 27 avril 1975, « Rencontre des écoles alternatives », organisée par le CASI-UO, l’Agence schaerbeekoise d’information et Hypothèse d’école[1], est la naissance d’un Comité de liaison des écoles alternatives en quartiers populaires. Il se réunit à partir de janvier 1976, tous les premiers mercredis du mois, au n° 114 de la rue des Tanneurs à Bruxelles. Geneviève Outers, militante à Hypothèse d’école, en assure l’animation et le suivi. En juin, les rencontres se déplacent au nouveau siège du secrétariat général d’Hypothèse d’école, situé au n° 19, rue des Palais à Schaerbeek.
Une dizaine d’écoles y sont représentées par un.e ou deux délégué.e.s. Les premières rencontres permettent de lister les attentes des « animateurs »[2]. Les sujets ne manquent pas : l’organisation concrète des groupes d’enfants, l’éveil à la conscience politique, le lien avec l’école, avec les instituteurs ou les enseignants, les parents, la télévision et les enfants, les jeux, les rapports entre les différentes cultures, entre les garçons et les filles, etc. Plusieurs demandent des outils pédagogiques. Ils expriment aussi pour eux-mêmes un besoin de formation. De cette efflorescence d’idées, émergent quelques priorités : la connaissance de l’immigration et l’école, l’échec scolaire et la relégation des classes populaires, l’examen de l’utilité des devoirs. L’approche est aussi pragmatique : des fiches pédagogiques pour l’apprentissage de la langue, la mutualisation des outils mobilisés par chacun et chacune, la liste de manuels intéressants à utiliser, les jeux autour du vocabulaire, les exercices de français, de mathématique, etc.
À chaque rencontre, un temps est consacré à la présentation d’une ou deux expériences : l’histoire de ses origines, ses caractéristiques, son public, les objectifs poursuivis, les outils pédagogiques mobilisés. Cet exercice permet de mieux se connaître, mais montre aussi les limites du dispositif. Chaque école a ses propres règles de fonctionnement souvent en lien avec le milieu qui l’a vu naître[3].
Une priorité : l’accompagnement des animateurs et animatrices
Le constat est vite fait que les écoles alternatives se situent dans le registre du rattrapage et de l’aide à la réussite scolaire plutôt que dans la formation à l’action politique et à la critique du système scolaire, mais il apparaît aussi que le problème se situe plutôt du côté des animateurs et animatrices. Pour beaucoup, l’accompagnement des enfants dans la réalisation de leurs devoirs et de l’étude des leçons apparaît comme une mission impossible tant les difficultés sont multiples. Comment arriver à combler les lacunes déjà présentes dès le premier cycle scolaire ? D’un côté, les animateurs et animatrices se sentent peu formé.e.s pour les décoder, les analyser et y remédier. D’un autre côté, ils ont l’ambition de « changer l’école » et d’outiller les enfants à l’analyse critique du système scolaire, mais le temps manque, et les enfants, une fois les devoirs terminés, n’ont qu’une envie, aller jouer. Il y a une distorsion entre l’idéal, la conscientisation politique, et la réalité, les devoirs et les leçons.
Pour les soutenir dans les apprentissages, un groupe de travail élabore des fiches pédagogiques pour l’apprentissage du français. Pour les aider dans l’accompagnement des enfants et des jeunes de milieux populaires, le Comité organise un cycle de formation sur le thème « Les immigrés et l’enseignement » (approche du système scolaire, analyse du milieu, comment combattre la sélectivité scolaire, les enfants et la politique, etc.). Ce cycle se déroule d’octobre 1976 à janvier 1977 et rencontre un grand intérêt. Les intervenants sont des membres d’Hypothèse d’école, mais aussi des membres d’autres initiatives comme le Centre socioculturel des immigrés. La collection Lire l’immigration[4] sert de base à l’analyse. Le cycle sera repris par le groupe des animateurs des écoles de devoirs de Liège et de Verviers qui se met en place. Un atelier, animé par Michelle Tassin de l’école de devoirs des Marolles en décembre 1977, traite des problèmes de langage des enfants immigrés, à l’école primaire et dans les écoles de devoirs. Ce module attire beaucoup de monde, preuve de l’importance des problèmes rencontrés dans les accompagnements des enfants.
Le Comité de liaison discute aussi des finalités d’une école de devoirs. Le risque est de conforter le système scolaire et d’être un palliatif à l’incapacité de l’école de développer une politique d’égalité des chances. Ne devrait-elle pas se concentrer sur les alternatives pédagogiques et viser l’autonomie des enfants et des valeurs comme la collaboration plutôt que la compétition pour la réussite scolaire ou dans la vie ? Finalement, ne faut-il pas plutôt lutter au sein de l’école pour que les pédagogues, dont c’est le métier, aient l’obligation de mener chaque enfant à son rythme le plus loin possible sur le chemin de la réussite ? Le Comité décide de consacrer une nouvelle journée d’étude aux pédagogies de libération comme alternatives aux pédagogies de compensation. En filigrane, c’est la dimension politique des écoles de devoirs qui est interrogée.
15 mai 1977 : La pédagogie de la libération
La deuxième journée de rencontre des écoles alternatives en quartier populaire est consacrée à la pédagogie de la libération. Elle se déroule le 15 mai 1977 à la Maison de quartier des Quais au n° 67, rue d’Ophem à Bruxelles, et a comme partenaire le Groupe d’action Bruxelles-sur-Senne. Sont invités les animateurs d’écoles de devoirs, mais également les moniteurs en alphabétisation, les militants des mouvements d’éducation populaire, les enseignants, etc.[5] La veille, le samedi 14 mai dans l’après-midi, une animation « L’École en folie » est réservée aux enfants fréquentant les écoles de devoirs[6]. Les activités proposées sont multiples : des expositions de dessins d’enfants, des ateliers (créer des dessins pour illustrer les mots, inventer des histoires et les mettre en diapositive), les ombres chinoises, des déguisements, la projection de dessins animés, etc. Rosa Collet[7] et Renée Ponette, animatrice bénévole à l’école de devoirs Rasquinet, dans le quartier Josaphat à Schaerbeek, en sont les chevilles ouvrières.
Un programme ouvert à l’accompagnement des enfants, à la formation des adultes
Le dimanche, l’échec scolaire des enfants des classes populaires et le sens de l’action des écoles de devoirs sont au cœur des débats : faut-il privilégier une action « compensatrice » ou, au contraire, initier des pédagogies libératrices ? L’action est-elle caritative ou politique ? L’après école peut-elle devenir une contre école ? Comment former pour émanciper dans l’action collective ?
Quatre ateliers-débats sont proposés. Gérard Lutte présente le mouvement des après écoles italiennes, les doposcuola, et les causes de son échec. Un deuxième atelier porte sur les pratiques éducatives de conscientisation inspirées de la pédagogie de la libération de Paulo Freire. Le troisième est animé par le Collectif d’alphabétisation pour qui apprendre à parler, lire, écrire en français est un projet qui s’insère dans les luttes collectives. Enfin, Francis Tilman de l’asbl Le Grain présente la pédagogie du projet et propose une manière de l’appliquer dans une école de devoirs.
Face à cette école de la sélection, des pédagogues se sont en effet mobilisés pour réfléchir à des alternatives qui permettent à des groupes sociaux discriminés de se conscientiser et de se libérer en reprenant le pouvoir sur leur propre apprentissage en fonction de leurs besoins et des nécessités du moment : « Leur point de départ : les conditions d’existence (sociales, culturelles, économiques, etc.) et les véritables aspirations et préoccupations des enfants et des adultes des classes populaires. Leur but : promouvoir chez chacun une conscience claire de la réalité : non seulement apprendre quelque chose, mais aussi rechercher les moyens de transformer la réalité. Elle s’inscrit dans un projet de lutte contre les oppressions et pour la transformation radicale de la société »[8].
Cette rencontre débouche sur l’écriture du plan d’action pour les écoles de devoirs avec une priorité : approfondir la tension entre pédagogie de compensation et pédagogie de libération. Le Comité de liaison des écoles alternatives en quartiers populaires revoit son cahier des charges. Il décide de diffuser ces expériences concrètes de pédagogie de libération (fichier de rattrapages, journée du 15 mai), de poursuivre la production de matériel pédagogique alternatif (fichiers, histoires, recueils), d’organiser des cycles de formation, de réaliser un bilan des écoles de devoirs et, enfin, de privilégier pour celles-ci une orientation plus revendicative, relayée notamment par des mouvements d’éducation permanente, des syndicats, etc.[9]
Journal de classe, numéro spécial sur les écoles de devoirs
Le numéro de Journal de classe de mai-juin 1978 est consacré aux écoles de devoirs et constitue en quelque sorte les actes de la journée du 15 mai 1977. Le numéro propose une approche des écoles de devoirs dans leur contexte économique, social et culturel. Journal de Classe publie de larges extraits du mémoire d’assistante sociale de Danielle De Crom[10] ainsi qu’une photographie de la situation des écoles de devoirs à Bruxelles entre 1975-1976. Elles sont six écoles dans les Marolles, quatre dans le quartier Nord à Schaerbeek et Saint-Josse, cinq aux environs de la gare du Midi, à Saint-Gilles et Anderlecht. Ces quartiers concentrent une population immigrée et la majorité des enfants qui les fréquentent sont issus de ces familles ouvrières. Les animateurs viennent plutôt du milieu chrétien. Ils sont stagiaires pour devenir éducateur ou assistant social, ce qui implique une certaine rotation au bout d’un an. La plupart n’habite pas le quartier. Il y a des exceptions comme Rosa Collet, Pierre Massart, les parents espagnols, les jeunes du CASI ainsi qu’Alain de Wasseige engagé auprès des jeunes Marocains d’Hajitkoum, ces derniers étant impliqués dans leur quartier.
Les résolutions adoptées le 15 mai 1977 par le Comité de liaison des écoles alternatives en quartiers populaires et Hypothèse d’école sont adressées aux Autorités et aux pouvoirs organisateurs des écoles et publiées. Elles rejoignent les priorités défendues depuis des années par Hypothèse d’école, mais aussi par d’autres mouvements, à savoir « la réduction du nombre d’élèves dans les classes des écoles de milieu populaire ; le rejet des manuels scolaires et des méthodes pédagogiques qui ne tiennent pas compte de la culture des enfants et qui apprennent la soumission et non l’autonomie, l’introduction de méthodes pédagogiques qui permettent l’expression de ces enfants et leur compréhension des mécanismes à l’œuvre, la création de classe d’accueil permettant d’acquérir rapidement la langue française » et, ce qui est plus délicat puisqu’il s’agit de la Région bruxelloise en cette première période d’évolution de la Belgique vers le fédéralisme, « la liberté de choix pour l’apprentissage de leur langue maternelle ou le néerlandais »[11].
En conclusion de ce dossier, Hypothèse d’école reste critique quant aux écoles de devoirs. Partant de l’expérience éphémère des doposcuola et des écoles de devoirs telles qu’elles fonctionnent en Belgique, Hypothèse d’école estime qu’elles restent tributaires de l’appareil idéologique scolaire et ne touchent qu’une minorité d’enfants. Elles sont néanmoins un outil non négligeable « pour permettre aux enfants de travailleurs de prendre la parole, de comprendre les mécanismes de la relégation et donc se déculpabiliser, de leur donner les moyens de se défendre et de lutter dans le milieu scolaire et plus tard dans leur milieu de travail ». Elles permettent aux parents des enfants de sortir de leur isolement, de comprendre le pourquoi de l’élimination scolaire de leurs enfants et peut-être de les mettre en contact avec les organisations ouvrières.
Étonnamment, les écoles de devoirs jouent un rôle dans la sensibilisation des animateurs au milieu des enfants. Elles sont l’occasion de leur faire prendre conscience de la réalité ouvrière belge et immigrée et des mécanismes de sélections scolaires, et aussi de les amener à une analyse et à un engagement politique plus global. Enfin, la fréquentation de ce lieu leur permet de confronter leur théorie politique à la pratique, mais cela suppose deux conditions : la première est le refus de l’amateurisme des animateurs et la seconde est un engagement politique. En ce qui concerne la première, la plupart d’entre eux visent le rattrapage des enfants et leur réinsertion dans le « bon » circuit scolaire. Souvent, ils sont désarmés devant leurs propres contradictions : reproduire la position pédagogique de supériorité entre eux et les enfants et leur idéal d’être à l’écoute des milieux populaires. La seconde condition est d’inscrire leur engagement dans un projet politique plus vaste de transformation de l’école. Faire uniquement du rattrapage comporte le risque d’une impression d’inutilité, puisque c’est sans fin. Il est donc important de créer des alliances avec les comités de quartier, les comités d’immigrés, les professeurs engagés dans les luttes ou les syndicats.[12]
Avec les années, Hypothèse d’école maintient son cap politique, même si cela soulève peu d’enthousiasme auprès des animateurs des écoles de devoirs. André Demarque[13] constate que cette tension est en décalage par rapport aux attentes des enfants et des parents qui voient l’école de devoirs comme un moyen pour sortir de l’échec scolaire. La finalité, pour ceux-ci, est l’obtention d‘un diplôme et non l’éveil à une conscience politique d’une classe exploitée.
1978 : relance du Comité de liaison des écoles de devoirs
Après la rencontre des 14 et 15 mai 1977, le Comité de liaison des écoles de devoirs – le nom est désormais stabilisé – s’engage dans un programme de formation à l’attention des animateurs et animatrices portant sur les multiples aspects de l’immigration. La formation, qui se déroule d’octobre à décembre 197, rencontre un franc succès, même si la présence aux réunions du Comité se raréfie. À la fin de l’année sociale 1977-1978, l’animatrice, suite à sa maternité, passe le témoin.
Deux étudiantes[14], assistantes sociales en stage à Hypothèse d’école, relèvent le défi. Elles consacrent l’année 1978-1979 à la relance d’une coordination auprès des quelques 23 écoles de devoirs actives dans l’agglomération bruxelloise. Pour comprendre les causes de la désaffection des animateurs et animatrices et proposer une action commune, elles décident de mener une enquête sur leurs attentes. Les premières étapes sont la préparation d’un questionnaire (octobre 1978), la réalisation d’entretiens avec des responsables d’écoles de devoirs (novembre 1978). Elles rédigent ensuite une synthèse et élaborent une proposition de plan d’action. Malgré le fait que plusieurs responsables, exaspérés d’être continuellement sollicités, déclinent leur offre, elles rassemblent tout de même vingt-six réponses. Elles publient une synthèse, Des écoles de devoirs pourquoi faire ? Bilan des écoles de devoirs de Bruxelles, dont la diffusion s’accompagne d’une invitation à une rencontre du Comité de liaison des écoles de devoirs les 25 avril et le 6 juin 1979. Cet appel est entendu puisqu’une vingtaine de personnes actives dans sept écoles de devoirs y participent.
Le Comité de liaison est relancé. Après examen de l’enquête, ce noyau de base décide de consacrer ses réunions à un partage d’expériences entre animateurs et animatrices d’écoles de devoirs. Quelques réunions sont consacrées à ces présentations qui suivent la même conduite ce qui permet de faire des comparaisons. C’est la deuxième fois que les écoles de devoirs se prêtent à cet exercice, sans compter les nombreuses sollicitations d’étudiants en quête de sujet de mémoire.[15] Le Comité de liaison reste toujours un lieu d’échange à propos des pédagogies à mobiliser. Il constitue une réponse concrète aux attentes des animateurs. Un weekend de formation est programmé en septembre 1978 sur cette problématique.
En juin 1979, les deux stagiaires remettent leur travail de fin d’études qui sanctionne la fin de celles-ci. Elles ont bon espoir que la dynamique lancée pendant leur stage se poursuivra. L’une d’elles continue comme bénévole à l’école de devoirs Hajitkoum. Patricia Gérimont reprend l’animation du Comité. Cette dernière, fonctionnaire à la Commission française de la Culture, section Immigration, soutient les écoles de devoirs depuis le début en 1975. Son engagement se fait à titre bénévole et militant[16]. Les rencontres se déroulent désormais au n° 228 de la rue Rogier, lieu qui héberge l’école de devoirs Hajitkoum et le Centre pédagogique de Schaerbeek asbl, la nouvelle dénomination du centre de documentation d’Hypothèse d’école. L’accent est mis sur la formation des animateurs et animatrices avec un programme qui se décline de septembre 1980 à mai 1981, avec cinq thématiques récurrentes : les cultures en migration, l’école et l’immigration, la méthodologie de l’apprentissage du français-langue étrangère, les liens affectifs entre enfants et moniteurs, les familles et les écoles de devoirs. La dernière séance de l’année est consacrée à l’évaluation du cycle et la préparation du programme de l’année sociale suivante.
Le Comité de liaison décide en parallèle d’approfondir les revendications à l’égard de l’éducation nationale sur les rapports entre école et immigration qui sont « portées depuis des années, mais qui n’aboutissent pas »[17]. Un temps d’arrêt s’impose. Le programme de l’année sociale 1981-1982 sera entièrement consacré à préparer « ce cahier de revendications des élèves immigrés »[18]. Des groupes de travail s’organisent par thématique. Leur mission est de préciser le contenu du cahier des charges et les étapes à franchir. Une fois le cahier de revendications établi, il s’agit de mener en parallèle une campagne d’information et de mobilisation de tous les acteurs concernés par l’école afin d’obtenir l’ouverture de négociations sur base du cahier.
Après discussion, sept priorités se dessinent et sont mises en chantier dans sept groupes de travail : les langues maternelles, culture et milieu, les centres PMS, les rapports école-famille-associations de travailleurs immigrés, les conditions de travail des enseignants, la formation et le recyclage des enseignants, les acquis de formation indispensables compte tenu d’une crise économique prolongée (École-Immigration-Crise).[19]
Le Comité des écoles de devoirs sollicite l’accompagnement de personnes ressources actives dans des associations comme Le Grain, déjà présent à la journée du 15 mai 1977, la Confédération générale des enseignants (CGE), le Centre socioculturel des immigrés, La Gerbe asbl, la section « immigrés » de la Commission française de la culture ainsi que le pilotage de militantes d’écoles de devoirs comme Michelle Tassin ou d’autres personnes ayant une connaissance du terrain.
Un comité d’initiative[20] pour un cahier de revendications se met en place, pour rassembler et coordonner les travaux de ces groupes. Le calendrier est précis : de septembre à décembre 1981, préparation des revendications ; de janvier à juin 1982, élaboration d’une stratégie d’action et d’une tactique de communication pour les faire aboutir ensemble avec les partenaires impliqués dans le projet. Le 28 mars 1981, un communiqué de presse annonce le programme de revendications. Il est signé par le groupe École et Migration, la Confédération générale des enseignants, le Mouvement contre le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme, la Ligue belge pour la défense des droits de l’homme.
Après cet effort, le Comité de liaison semble à nouveau tomber en léthargie (en tout cas, les sources manquent pour faire le suivi de son action). Le silence s’installe, rompu en février 1984 par deux week-ends destinés aux animateurs et animatrices d’écoles de devoirs. L’objectif des rencontres est de réfléchir à leur positionnement vis-à-vis des enfants, de l’école, des parents et d’autres alliés, de pointer les difficultés récurrentes et de rechercher des pistes d’action. En mars 1984, invitation est faite aux coordinateurs des écoles de devoirs à se retrouver le 22 mars 1984, au n° 46, rue de la Prévoyance, pour examiner une convention de stage entre ces dernières et l’École normale Saint-Thomas à Bruxelles. Pour Patricia Gérimont et Frédérique Mawet[21] qui signent l’invitation, c’est une « occasion rêvée pour conscientiser ces futurs enseignants à une réalité scolaire, familiale et affective des enfants qui fréquentent les écoles de devoirs, réalités qui bien souvent leur échappent une fois passés de l’autre côté de la barrière. De l’autre côté, ces stagiaires pourraient nous apporter une aide méthodologique vu que nos équipes comptent très peu d’enseignants. […] Ne la manquez pas, c’est une occasion qui nous est donnée de nous coordonner entre écoles de devoirs autour d’un projet qui peut, s’il aboutit, créer un pont entre l’éducation nationale et nous dans le sens d’un changement que nous recherchons »[22].
Les activités du premier Comité de liaison des écoles de devoirs s’achèvent sur ce projet plein d’espoir. L’Agence schaerbeekoise d’information a fermé ses portes en 1976 même si plusieurs de ses membres restent actifs au sein du réseau. Hypothèse d’école arrête ses activités militantes à la fin de l’année 1985. L’histoire se poursuit sous d’autres formes et avec de nouveaux partenaires, comme « La Maison en plus » de Forest (1982) qui reprend, avec Patricia Gérimont, la coordination des écoles de devoirs.
Réflexions autour d’un bilan
Les écoles de devoirs apparaissent au début des années 1970, à partir d’un lieu, d’une association militante souvent située dans un quartier de la première couronne bruxelloise. Elles s’adressent à un public populaire, composé majoritairement de familles immigrées, mais pas seulement. Des initiatives existent aussi, mais avec un décalage dans le temps, en Wallonie, à Liège, Namur, le Borinage, la région du Centre, très peu en Flandre.
Rapidement, il apparaît que le problème des écoles de devoirs ne se situe pas tant au niveau des enfants, – leur présence régulière ou la concentration sur la tâche, etc. –, qu’à celui de la stabilité des équipes pédagogiques entièrement bénévoles qui accompagnent les enfants et les jeunes dans leurs apprentissages. Ces animateurs et animatrices sont en général des étudiant.e.s, des stagiaires, ignorants des réalités vécues dans les quartiers populaires et trop peu outillés sur le plan pédagogique pour déceler et combler les lacunes. Les enseignants qui donnent de leur temps à l’« après école » sont des exceptions. Tous reconnaissent que ce qui se joue au sein d’une école de devoirs est surtout du rattrapage scolaire et qu’il n’y a, au final, peu d’articulations entre la visée politique d’une école de devoirs engagée pour un changement de l’école et un système scolaire qui continue à reproduire les inégalités et l’exclusion des moins armés culturellement.
Le Comité de liaison naît de cette envie de rencontre entre acteurs et actrices des écoles de devoirs et devient un espace de partage des pratiques et des difficultés rencontrées sur le terrain. Il mobilise les énergies pour réaliser des outils d’apprentissage qui répondent aux valeurs et critères mis en avant par les organisations fondatrices : partir de l’enfant, de son milieu de vie, de sa culture afin de permettre à celui-ci de mieux comprendre son environnement, de pouvoir agir ou de rejoindre l’action collective. Les fiches pédagogiques pour l’apprentissage du français en sont un bel exemple.
Après près de dix années d’activités, le bilan est important. Le Comité de liaison des écoles de devoirs a, à son actif, deux journées d’études, des cycles de formation sur les méthodes d’apprentissages, sur l’immigration, sur les options pédagogiques à privilégier. Des groupes de travail ont produit des outils pédagogiques, un numéro spécial du Journal de classe et la publication de brochures.
Le Comité de liaison est un des axes de travail d’Hypothèse d’école, mais le mouvement pédagogique reste critique sur la finalité des écoles de devoirs. Si leur survie repose sur le bénévolat et le militantisme de quelques-uns et unes, le Comité de liaison s’expose aux mêmes contraintes qui pénalisent la continuité de la coordination et cela, quasiment sans subsides. L’animation du Comité repose sur des personnes de bonne volonté, mais cela ne suffit pas à insuffler un dynamisme à des équipes locales en perpétuel renouvellement. Vu les changements fréquents d’animateurs et d’animatrices, une certaine répétition apparaît dans les thématiques abordées et les besoins exprimés : échanges des expériences, formation aux problématiques de l’immigration et de la culture, outils d’apprentissage, etc.
Le Comité de liaison a tissé des liens d’abord entre les écoles de devoirs, ensuite en les incluant peu à peu dans un ensemble d’acteurs intervenant dans des champs politique, socio-pédagogique et socioculturel bruxellois. Ce n’est pas négligeable. Cette étude, centrée essentiellement sur l’expérience de la Coordination bruxelloise des écoles de devoirs, montre les nombreuses ramifications avec les autres terrains de luttes et ouvre la voie à une recherche plus large sur l’efflorescence des mobilisations sociales des années 1970 et suivantes. Les archives constituent un volet essentiel pour reconstituer cette histoire mais cela ne suffit pas. La collecte des témoignages de celles et ceux qui ont fait ces mouvements est tout aussi nécessaire et mérite qu’on s’attelle à la tâche.
Notes
[1] Voir Coenen M.-T., « Quand une affiche raconte le point de départ d’un mouvement », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 13, décembre 2020, mis en ligne le 18 décembre 2020 URL : ???
[2] Animateurs, enseignants, moniteurs : le terme utilisé pour désigner les adultes accompagnant les enfants n’est pas fixé. Nous optons pour animateur et animatrice.
[3] Les présentations des écoles de devoirs (EDD) se retrouvent dans le fonds Rosa Collet, n° 49. La synthèse qu’en fait Danielle De Crom dans son mémoire donne une idée des variables entre les projets. De Crom D., « L’école de devoirs, palliatif ou alternative », Le service social, n° 2, mars 1977, p. 100-101, et dans Journal de classe, n° 10, mai-juin 1978, p. 4.
[4] Cette collection de cahiers sur les thématiques liées à l’immigration en Belgique est une initiative du CASI, reprise par le Centre bruxellois d’action immigrée.
[5] L’annonce parait dans « Pédagogie de libération », Journal de classe, mars-avril 1977 (page de couverture).
[6] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 53, réunions de préparation les 12 janvier, 2 février, 3 mars, 29 mars 1977.
[7] Rosa Collet est fondatrice et bénévole à l’école de devoirs de la Maison de quartier Bruxelles-sur-Senne et ensuite à l’école de devoirs du Béguinage. Elle est membre du Comité de liaison des écoles alternatives en milieu populaire et coorganisatrice de la rencontre.
[8] « Pédagogie de libération », Journal de Classe, n° 4, mars-avril 1977, p. 1.
[9] « Plan d’action 77-78 », Journal de classe, n° 6, septembre-octobre 1977, p. 5. Hypothèse d’école a publié son plan d’action sous forme de brochure : « Plan d’action », dans Écoles de devoirs en quartiers populaires, Bruxelles, 1976, p. 27-28.
[10] De Crom D., L’école des devoirs : palliatif ou alternative ? Tentative de réponse à partir d’une expérience : le CASI, Bruxelles, Institut supérieur d’études sociales de l’État, 1976.
[11] Journal de classe, n° 10, mai-juin 1978, p. 28.
[12] Ibid.
[13] Demarque A., Société-École-École de devoirs, mémoire FOPES, Louvain-la-Neuve, UCL, 1979.
[14] Il s’agit de Laurence Castermans et Anne Paulus. Elles ont consacré leur mémoire à cette expérience. Castermans L., Paulus A., « D’une école de devoirs… aux écoles de devoirs. », Bruxelles, Institut supérieur de formation sociale, 1978-1979.
[15] Voir à ce propos l’article de Coenen M.T., « Les stagiaires & leurs mémoires : un certain regard sur les écoles de devoirs », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 13, décembre 2020, mis en ligne le 18 décembre 2020 URL : ???
[16] Patricia Gérimont a dressé le bilan de ces dix années : Gérimont P., « École de devoirs, un bilan et des perspectives », Échec à échec, n° 32, 1985, p. 5.
[17] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 53, rapport du Comité de liaison des écoles de devoirs, 15 mai 1981.
[18] CARHOP, fonds Hypothèse d’école-Jos Palange, procès-verbal de la réunion du Comité de coordination du 13 octobre 1981.
[19] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 53, note de travail « Un passé, un avenir-des groupes de travail », [1981].
[20] Sont membres de ce comité « Vers un cahier de revendications des élèves immigrés », Patricia Gérimont, Michelle Tassin, Alain de Wasseige, Cécile Duprez, Liliane Cocozza, Hilda Philippart.
CARHOP, fonds Jos Palange, dossier Hypothèse d’école, procès-verbal de la réunion du comité de coordination du 13 octobre 1981. Nos remerciements à Jos Palange qui, dans le cadre de ce numéro de Dynamiques consacré aux écoles de devoirs, a rassemblé les documents d’Hypothèse d’école en sa possession.
[21] Frédérique Mawet est alors animatrice à l’école de devoirs Une Maison en Plus à Forest et est actuellement secrétaire générale de ChanGement pour l’Égalité (CGé).
[22] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 53, Cochez F., Mawet F., « École de devoirs Une maison en plus », compte rendu de la réunion des écoles de devoirs, 7 mars 1984.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Coenen M.-T., « 1976-1985 : une expérience innovante. Le Comité de liaison des écoles alternatives en milieu populaire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°13, décembre 2020, mis en ligne le 07 janvier 2021, URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/