Marie-Thérèse Coenen (historienne au CARHOP asbl)
Le CARHOP conserve un très grand nombre d’affiches. Elles nous arrivent souvent avec les fonds d’archives déposés. Celui de Rosa Collet[1] en possède une cinquantaine et même davantage qui n’ont pas encore été identifiées comme telles. Mais au-delà de l’illustration, l’affiche est aussi une trace laissée par un évènement et, à les regarder de plus près, c’est parfois un pan d’histoire qui se dévoile. Démonstration avec cette affiche du 27 avril 1975, repérée à l’occasion de la préparation de ce dossier.
Le 27 avril 1975, se tient à la Maison des jeunes de Forest une première rencontre autour de la problématique des « Écoles alternatives dans les quartiers populaires ». L’initiative est portée par Hypothèse d’école (HE), l’Agence schaerbeekoise d’information (ASI), le Centre d’action sociale italien – Université ouvrière (CASI-UO). La Maison des jeunes de Forest met ses locaux à disposition et prend en charge l’animation de la soirée. Une affiche annonce l’évènement. Elle est largement diffusée via les réseaux et les bulletins des associations à l’origine de l’initiative.
Quel est leur rôle dans la création et le développement des écoles de devoirs ? Le CASI et l’ASI ont chacun une « école alternative ». Quelques membres d’Hypothèse d’école sont à l’origine d’écoles de devoirs dans la région bruxelloise. Cette affiche est la première trace d’un intérêt pour ces initiatives « spontanées » de soutien scolaire. Elles sont alors, à Bruxelles, une dizaine d’écoles de devoirs, de cours de rattrapage, de doposcuola. En 1975, la manière de les nommer n’est pas encore fixée. C’est ensemble que ces différentes organisations décident de se retrouver pour en discuter. Le 27 avril est ainsi le point de départ de la première coordination des écoles de devoirs sur Bruxelles.
Cette affiche et ce qu’elle nous dit sur les promoteurs de la rencontre mettent opportunément en lumière l’Agence schaerbeekoise d’information et le mouvement Hypothèse d’école, des mouvements engagés pour une école démocratique, aujourd’hui disparus.
Les associations, promotrices de la rencontre
Les trois associations à la base de la journée partagent en effet une même critique de l’enseignement quant aux publics populaires, et se sont engagées dans des initiatives de soutien scolaire aux enfants des quartiers populaires de Bruxelles où vivent un grand nombre de familles immigrées.
Le CASI
Le Centre d’action sociale italien – Université ouvrière (CASI-UO) est implanté à Anderlecht dans le quartier de Cureghem. Bruno Duccoli, Silvana Panciera, Roberto Pozzo et Antonion Mazziotti sont à la manœuvre. Leur volonté est de s’adresser aux jeunes migrant.e.s italien.ne.s[2]. Les jeunes qui fréquentent l’université ouvrière du CASI lancent, en 1973, une doposcuola à l’attention de leurs petits frères et sœurs. Cette école de devoirs existe toujours, près de cinquante ans plus tard [3].
L’Agence schaerbeekoise d’information
L’Agence est née dans le mouvement des luttes urbaines menées par le Comité du quartier nord à Schaerbeek au début des années 1970. En mai 1973, dans son mensuel Agence schaerbeekoise d’information, le groupe précise ses priorités :
« Diffuser l’information sur les luttes menées par les habitants, faire l’analyse et la clarification du contenu de ces luttes, révéler à la lumière de toute décision prise par les pouvoirs, les mécanismes propres à chaque situation et les mécanismes globaux, analyser et faire apparaître le contenu de la propagande, révéler les comportements et les pratiques de ce pouvoir ainsi que de ceux qui sont chargés de le faire respecter ou de reproduire les situations existantes (enseignants, flics, assistants sociaux, animateurs culturels, etc.), être un lieu de rencontre, de concertation, de définition d’un projet politique à partir de situations concrètes »[4].
L’outil par excellence de l’Agence est son bulletin dont le rédacteur en chef est Christian Mélis. Il est l’expression politique et publique de tout ce que dénonce l’Agence, suivant « le principe de la lutte anticapitaliste pour la construction du socialisme »[5]. Outre ses positions, le bulletin est en quelque sorte également le moniteur des actions menées par les associations de terrain, par les comités de quartier et par la commune. Le secrétariat de l’Agence est assuré par Alain de Wasseige, Christian Mélis, Marcel Xaufflaire et Marianne Osteaux. Chaque semaine, un collectif se réunit pour préparer le sommaire du numéro, mais également pour rédiger le Journal des quartiers. Il s’agit d’un journal mural conçu comme « un outil d’information de masse capable de diffuser dans toute la population ouvrière le travail politique et les luttes menées par les habitants et leurs organisations ». Le premier numéro, à peine affiché sur les murs de la commune, est arraché par les policiers. C’est la preuve, écrit l’Agence, de son impact politique ! Un deuxième axe de travail est la préparation des conseils communaux avec les ordres du jour et le suivi des positions politiques des partis. L’Agence est affiliée au Bureau d’études des contradictions urbaines de l’agglomération de Bruxelles qui soutient le développement des comités de quartier. C’est un réseau critique quant à l’aménagement du territoire, le logement, l’infrastructure, la spéculation immobilière, etc. Enfin, l’Agence propose deux formations de politique marxiste. La première porte sur l’étude des mouvements sociaux et des luttes à Schaerbeek et dans l’agglomération bruxelloise. La seconde qui s’adresse aux élèves de l’enseignement technique secondaire de Schaerbeek est le point de départ d’une future école de devoirs dont l’objectif déclaré est de « lutter contre la sélection de l’enseignement en suivant les étudiants qui ont des difficultés dans l’école capitaliste, par l’apprentissage du fonctionnement de l’État et des appareils par où se diffusent les idéologies bourgeoises ». L’Agence comme telle arrête ses activités en 1976 suite à des divergences de vues entre ses membres, mais son action de formation trouve des prolongements dans de nouvelles initiatives portées par des jeunes issus de l’immigration marocaine qui s’investissent dans des projets culturels de théâtre tels que « Ahl El Hijra » et dans une nouvelle école de devoirs « Hajitkoum ».
Hypothèse d’école
Issu des mouvements de mai 1968, Hypothèse d’école (HE) plonge ses racines dans le Mouvement des étudiants universitaires belges d’expression française (MUBEF)[6] et plus particulièrement dans le milieu étudiant francophone de l’Université catholique de Louvain (UCL). Il se veut un mouvement de réflexion critique sur l’école et un organe de défense des enseignants, et « s’affirme d’emblée comme un mouvement politique et non pédagogique »[7].
Au départ, des étudiants à l’Université catholique de Louvain (Leuven), Luc Henkinbrant, Geneviève Outers, Yolande Svain, avec la complicité de Jean-François Bastin, lancent, en 1970, un journal qu’ils baptisent Hypothèse d’école et qu’ils vendent à la sortie de la Faculté de lettres et des restaurants universitaires. Avec d’autres qui les rejoignent rapidement, le mouvement Hypothèse d’école est lancé[8]. Georges Liénard est à l’époque enseignant dans le secondaire et chercheur en sociologie sur les questions de l’enseignement[9]. Il se souvient des réunions de ce groupe. Ils lisent et se nourrissent des analyses de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron[10], de Roger Establet et Christian Baudelot qui, avec L’école capitaliste en France, proposent une lecture marxiste du système scolaire[11]. C’est avec ce bagage théorique et politique qu’ils analysent le système scolaire francophone en Belgique comme producteur d’inégalités et acteur de la reproduction des classes sociales.
À partir de ce cercle louvaniste, le mouvement élargit son audience aux enseignant.e.s, étudiant.e.s, animateur.trice.s, psychologues et aux parents. Concrètement, HE se construit comme un mouvement politique, démocratique et participatif et s’organise en régionales : Louvain, Brabant wallon, la région du Centre, Liège et Bruxelles, qui mènent des actions spécifiques. L’assemblée générale décide des orientations du mouvement et fixe les priorités. Chacun, chacune est invité.e à s’investir dans des groupes thématiques, développer un projet, organiser une action. HE est très actif sur le plan de l’édition : il publie de nombreuses brochures, des contre cours[12], des fiches ou outils pédagogiques sur différents supports (diapositives, films, reportages), des études critiques sur le système scolaire belge, ou sur des éléments de compréhension sur ce que sont les publics populaires. Avec les années, la liste des groupes de travail s’allonge régulièrement.
Lancée en 1970, la revue Hypothèse d’école est le reflet des préoccupations et des actions menées par le mouvement. En mai 1976, Hypothèse d’École fusionne avec Le Troublion, un journal destiné aux élèves du secondaire, et devient Journal de classe. Ce dernier, tiré à 2 500 exemplaires, cesse de paraître à la fin de 1985. Dans le même temps, Hypothèse d’Ecole arrête ses activités.
Après un temps d’errance entre Louvain, Louvain-la-Neuve, Melreux, Saint-Gilles, le Secrétariat général de l’association et sa régionale bruxelloise s’installent à Schaerbeek, au n° 19 de la rue des Palais, dans des locaux qu’elle partage avec l’Agence d’information schaerbeekoise. Ils déménageront ensemble à l’avenue Rogier, au n° 228, toujours à Schaerbeek. Hypothèse d’école, outre son projet d’édition, met en place un centre pédagogique[13] comprenant un centre de documentation spécialisé, une bibliothèque, et assure une permanence tous les mercredis après-midi. D’autres activités viennent s’y greffer comme le Comité de liaison des écoles de devoirs. En 1980, le mouvement, n’ayant pas été reconnu comme mouvement d’éducation permanente, se pose la question de la continuité de son action. L’arrivée de nouveaux militant.e.s relance la dynamique pour cinq ans[14]. Fin 1985, HE arrête ses activités et dépose sa documentation et ses archives[15] à la Confédération générale des enseignants (CGE)[16] avec lequel HE collabore déjà depuis plusieurs années[17]. La CGE est un mouvement pédagogique alternatif qui, comme lui, s’inscrit dans un projet d’éducation populaire pour le changement social et pour celui de l’école, dans un esprit d’éducation permanente.
L’école est une machine à exclure
Les deux organisations, HE et ASI, se rejoignent sur le projet politique. L’école telle qu’elle fonctionne est un lieu de production et de reproduction des inégalités sociales, des classes dominantes et dominées. Pour casser cette logique, il faut transformer l’école et mettre en place les bases d’une société sans classe, une société socialiste. Hypothèse d’école adopte en 1976 son plan d’action :
« Nous luttons pour une société dans laquelle l’école ne sépare plus la théorie de la pratique, une société dans laquelle l’école est réellement au service des travailleurs. C’est dans ce cadre que nous menons notre combat contre la sélection sociale dans l’école contre l’inculcation quotidienne de l’idéologie dominante que subissent les enfants de la classe ouvrière, pour la défense des enseignants et des élèves contre l’arbitraire des pouvoirs organisateurs, pour la conquête des droits démocratiques et syndicaux dans les établissements scolaires, avec les autres luttes des classes populaires dans les entreprises, les quartiers, les appareils culturels, etc.). »[18]
Dans son numéro de juillet 1976, consacré à l’enseignement, l’Agence d’information schaerbeekoise précise, dans son éditorial, qu’il s’agit de ses positions sur l’école et qu’elles s’inspirent largement « des plates-formes de notre organisation d’une part, mais aussi de la plate-forme d’Hypothèse d’école »[19].
L’école exclut, l’école ne prend pas en considération la culture des milieux populaires et encore moins, les cultures et langues d’origine des enfants « non belges ». Dès la première année de l’enseignement primaire, 25 % des enfants de milieu ouvrier accusent déjà un retard. Ils sont 44 % à la fin de la sixième primaire. Le retard scolaire ne concerne que 11 % des enfants des classes supérieures. L’école est adaptée à ces dernières dont elle reproduit les codes, le langage et le modèle de performance attendu. Pour les immigrés, arrivés avec leur famille dans les années d’après-guerre, la sélection est encore plus forte : « La majorité des enfants immigrés se trouvent dans l’enseignement gardien, primaire, technique et professionnel inférieur. Le système scolaire belge mène donc pour eux irréductiblement à plus ou moins longue échéance au travail d’ouvrier qualifié ou non »[20].
Les mesures, prises par les Autorités pour « compenser » la non-maîtrise de la langue usitée à l’école, sont dérisoires et reposent sur la bonne volonté des directions. La circulaire ministérielle du 15 septembre 1969 permet l’ouverture d’un cours d’adaptation à la langue de l’enseignement c’est-à-dire en français, néerlandais ou allemand, de maximum trois heures par semaine. Les conditions sont cumulatives et difficiles à rencontrer : il faut que les enfants soient de famille apatride ou de nationalité étrangère, dont la langue maternelle ou usuelle diffère de la langue de l’enseignement. Ils doivent fréquenter l’enseignement depuis moins de trois années scolaires complètes. Les parents ne peuvent pas avoir la nationalité belge et doivent être domiciliés ou résider en Belgique. Le nombre requis pour ouvrir ce cours est fixé entre dix et vingt enfants. Ces cours se donnent pendant les plages scolaires de gymnastique, de dessin ou de musique ce qui prive les enfants de ces enseignements. Vu les contraintes, peu d’établissements les organisent. Pierre Massart[21], instituteur, occupera cette fonction de maître d’adaptation. Quand les classes comprennent plus d’un tiers d’enfants d’immigrés, les directions peuvent, pour renforcer les équipes pédagogiques, recruter des institutrices maternelles au chômage avec un statut de chômeuse mises au travail. Pour Hypothèse d’école, c’est une aberration : si le besoin existe, alors pourquoi ne pas les payer comme enseignant.e.s ?
Pour lutter contre cette relégation des enfants migrants de milieu populaire, Hypothèse d’école préconise d’organiser des classes d’accueil pour les enfants des primo-arrivants, de réduire le nombre d’enfants par classe, de promouvoir un enseignement plus individualisé, de donner des cours de français intensifs, d’introduire l’apprentissage de la langue maternelle et de la culture des parents. Il faut expliquer aux parents l’organisation scolaire, les réseaux, les filières, les débouchés, etc. Enfin, pour les maîtres travaillant en milieu immigré, il faudrait une formation linguistique, une formation spécifique sur l’immigration culturelle, sociale, historique, économique des pays d’origine. L’approche doit être globale et non limitée aux initiatives dues au bon vouloir des directions et des pouvoirs organisateurs.
Quant au rôle des écoles de devoirs dans ce processus de changements politique et social, les deux mouvements restent très réservés. La priorité est d’agir au sein des écoles, avec les enseignant.e.s et les comités d’élèves. Si des actions sont menées en dehors de l’école et viennent en soutien, elles doivent se situer politiquement de manière claire :
« Écoles du soir, écoles de quartier, écoles des devoirs, diverses expériences sont tentées à Schaerbeek parfois depuis fort longtemps […] si l’équipe du quartier nord marque une volonté ferme de lier ces cours au milieu et d’opérer un choc en retour dans les écoles, tous les groupes ne le font pas systématiquement. Par choc de retour, nous entendons une vision critique des élèves de l’enseignement qu’ils reçoivent, […] une intervention dans l’école, par les élocutions des élèves, par leur participation à des actions de quartier ou autres, par le regroupement des élèves d’une même école pour exiger les changements à l’intérieur des cours, d’une classe d’un établissement. Nous estimons que cette position critique doit toujours accompagner les cours de rattrapage sinon ils deviennent vraiment les instruments au service de l’école qui peut s’estimer heureuse que d’autres s’occupent à sa place de colmater les brèches qu’elle a souvent creusées elle-même. »[22]
Faire du rattrapage scolaire ou faire œuvre de conscientisation pour changer l’école ? Quel rôle pour les écoles alternatives ? C’est pour en débattre que cette première journée est programmée.
La rencontre du 27 avril 1975 : un moment fondateur structurant
Un appel à préparer la rencontre du 27 avril 1975 est lancé pour une réunion le 12 janvier 1975 au n° 56, rue Hôtel des Monnaies à Saint-Gilles. L’initiative vient d’un groupe de militant.e.s d’HE, « École et quartier »[23]. Ce groupe est engagé dans des écoles de devoirs et souhaite créer un lieu de rencontre et de confrontation sur ces expériences qui se multiplient à Bruxelles, à Namur ou dans le Brabant wallon. Il souhaite coordonner leur réflexion et leur recherche sur les matériaux pédagogiques, et élaborer éventuellement des prises de position et des actions communes pour combattre les problèmes que pose l’école et que seule une action globale peut résoudre[24].
Le groupe de préparation organise et annonce l’évènement. L’affiche réalisée pour l’occasion précise les options idéologiques des trois associations organisatrices :
« Nous trouvons depuis longtemps que l’enseignement en Belgique ne sert pas les intérêts des enfants des travailleurs et du peuple. Nous savons que l’école ne parle pas aux enfants de leur vie de tous les jours. […] Toutes ces réalités sont absentes du contenu des cours que l’on donne aux enfants. […] Cette censure au niveau des contenus est doublée d’un apprentissage de la soumission. […] On veut faire d’eux des travailleurs obéissants. […] C’est pour s’attaquer à cette situation que sont apparues depuis quelque temps en Belgique diverses expériences d’écoles alternatives dans les quartiers populaires. […] Toutes ces expériences ont en commun le désir de fournir aux enfants, aux jeunes, aux travailleurs, des moyens critiques, des armes de libération qui puissent les aider à défendre eux-mêmes leurs intérêts, à s’organiser, à agir sur le terrain de l’école, de l’entreprise, du quartier, etc. »[25]
Le premier exposé porte sur l’approche qui considère les enfants des familles populaires comme handicapés socioculturels. Pour rencontrer ce soi-disant handicap, des politiques de rattrapage sont mobilisées : un enfant issu d’une classe populaire ne maitrise ni le langage, ni les codes qui lui permettent d’être à l’aise à l’école. Il faut compenser cette faiblesse sans remettre en question l’école, ses principes et son mode de fonctionnement qui favorisent de fait les enfants socialement privilégiés. C’est à l’enfant à s’adapter et à se glisser le mieux qu’il peut dans le moule. Cette critique sera récurrente par la suite.
Le second exposé s’arrête sur l’expérience italienne des doposcuola. Les « après écoles » sont un mouvement d’écoles de devoirs qui se développe en Italie à partir de 1966 et dans les années suivantes. Au point de départ de cette révolution pédagogique, il y a le livre Lettre à une maîtresse d’école[26] des enfants de Barbiana[27]. Plusieurs centaines de doposcuola se créent sous des formes variées : cours du soir ou de rattrapage, sessions d’été, alphabétisation, etc. Plusieurs milliers de militant.e.s se retrouvent à Florence en 1970 au Congrès des écoles alternatives, mais ensuite, le mouvement décline rapidement. Il dure une dizaine d’années, mais il influence, par la suite, d’autres initiatives comme le CASI avec son école de devoirs. Un témoin privilégié de ce mouvement est Gérard Lutte. Ce salésien belge est professeur de psychologie de l’enfance et de l’adolescence à l’Université pontificale salésienne à Rome de 1959 à 1968. Il participe à une doposcuola dans le bidonville de Prato Rotondo et dans la cité populaire de Magliana[28]. Il viendra partager cette expérience et son analyse critique du mouvement.
L’après-midi est consacrée à une réflexion sur le rôle des « écoles alternatives » comme interface entre les élèves, les enseignant.e.s, les parents…, leur mission de sensibilisation et d’expression des revendications des enfants et des jeunes dans le domaine de la formation par rapport à l’échec scolaire, les contenus des manuels, les crédits d’heures, l’enfant immigré, etc.
Au-delà des exposés et des ateliers, des projections audiovisuelles sont proposées : une vidéo, Les écoles alternatives, donne la parole aux jeunes. Elle est diffusée en avant-première le samedi 19 avril dans l’émission « Entrée libre » de la RTB (Radio-télévision belge). Un montage de diapositives fait la critique de la semaine du bon langage en mettant en avant les mécanismes de la sélectivité à l’œuvre dans l’enseignement du français et enfin, un film, Shanghaï au jour le jour, illustre la vie quotidienne dans les quartiers de la Chine populaire. La soirée, programmée par la Maison des jeunes, se termine en chanson : « Nuit câline à la villa mon rêve ».
Les écoles de devoirs, au service des exclus de l’école
La journée du 27 avril 1975 a des prolongements. Hypothèse d’école reconnait aux écoles alternatives, un rôle quand elles prennent en charge le rattrapage et la formation critique, elles constituent une possibilité « d’organiser les élèves, les parents et professeurs en dehors du cadre scolaire tout en ayant un retour sur celui-ci »[29]. En 1976, HE adopte un cinquième axe :
HE soutient « la création et la coordination d’écoles de devoirs dans les quartiers populaires » qui peuvent « s’organiser entre élèves, parents, professeurs en dehors du cadre scolaire pour aider les enfants victimes de la sélection, pour agir sur les écoles du quartier, pour apprendre dans l’entraide et la discussion et non dans la compétition et le bourrage de crâne »[30].
La mission des écoles de devoirs est double. Elles doivent parer au plus pressé c’est-à-dire organiser les devoirs et les cours de rattrapage. Ces enfants ou ces jeunes, issus de familles de travailleurs, belges ou immigrées, connaissent des difficultés d’adaptation à l’enseignement que l’école leur impose. Il faut les aider à se débrouiller, à ne pas être coulés, mais l’accompagnement ne se limite pas à cette aide urgente, l’école alternative doit aussi former à la critique et à l’agir contre cette école qui les exclut :
« Au-delà de ce rattrapage, l’école de quartier vise à rencontrer des besoins que l’école traditionnelle rejette, permettre de parler de leur vie de tous les jours, exprimer leurs besoins, examiner les mécanismes de la société dans laquelle ils vivent, établir le contact entre ce que les enfants apprennent à l’école et leur réalité quotidienne, en bref permettre à ces enfants de pouvoir comprendre, critiquer, agir. Cette action peut servir de point de départ d’une lutte collective contre la répression dans l’école. Ces écoles de devoirs peuvent également servir de base pour pouvoir critiquer le contenu de l’enseignement et combattre collectivement la sélection » [31].
Cette mobilisation se veut collective. Il ne s’agit pas d’action « charitable », mais bien d’une lutte en lien avec les acteurs et actrices du quartier, pour plus de justice et de démocratie. Les animateurs et animatrices des écoles alternatives sont invité.e.s à lier leur pratique dans les cours de rattrapage, aux groupes militants dans les quartiers qui se multiplient dans les années 1970 et qui mènent des combats multiples comme le statut des étrangers et la défense des droits des immigrés, les droits des chômeurs et le droit au travail, la lutte contre la destruction de quartiers populaires et le droit au logement, pour des infrastructures socioculturelles, etc. Les écoles de devoirs ou cours de rattrapage sont des outils au service de cette mobilisation sociale, plus ou moins organisés, plus ou moins politisés, plus ou moins éphémères.
Cette première rencontre aboutira à la mise en place de la première coordination des écoles de devoirs dont l’organisation repose entièrement sur l’engagement militant de ces bénévoles œuvrant, dans les années 1970, pour une école ouverte et démocratique[32].
Notes
[1] Rosa Collet est fondatrice et bénévole à l’école de devoirs de la Maison de quartier Bruxelles-sur-Senne et ensuite à l’école de devoirs du Béguinage. Elle est membre du Comité de liaison des écoles alternatives en milieu populaire.
[2] L’expérience de l’université ouvrière du CASI-UO a été présentée dans les n° 5 et 6 de Dynamiques consacrés aux universités ouvrières. Voir Coenen M.-T., Roussel L., « L’université ouvrière en milieu immigré : l’arme de la culture. L’expérience du CASI-UO de 1970 à 1980 ». Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 5-6, mars-juin 2018, mis en ligne le 03 avril 2018. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2018/03/20180330_CASI_UO.pdf ; Tondeur, J., « L’action par la culture au CASI-UO. Dire l’immigration en textes et en chansons », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 5-6, mars-juin 2018, mis en ligne le 03 avril 2018. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2018/03/20180330_Disques_CASI_UO-1.pdf
[3] Voir le n° 14 de Dynamiques consacré aux histoires particulières d’écoles de devoirs, Julien Tondeur retrace cinquante ans de présence du CASI dans le mouvement des écoles de devoirs. En 1976, Danielle De Crom, stagiaire assistante sociale au CASI, y consacre son mémoire : De Crom D., « L’école des devoirs : palliatif ou alternative ? Tentative de réponse à partir d’une expérience : le CASI », Bruxelles, Institut supérieur d’études sociales de l’État, 1976.
[4] Agence schaerbeekoise d’information, n° 1, mai 1973, publié dans Hypothèse d’école, n° 16, 1974, p. 25.
HE fait le commentaire suivant : « Nous appuyons totalement cette initiative et nous voudrions la voir se reproduire dans d’autres communes en liaison avec des actions menées par les habitants des quartiers populaires », avec l’information sur le coût de l’abonnement et l’adresse de l’ASI, n° 150 rue des Palais, 1030 Bruxelles.
[5] Ibid.
[6] Rapidement rebaptisé Mouvement unifié belge des étudiants francophones (MUBEF).
[7] Deroitte A., « Hypothèse d’école », Traces de changement, 23 octobre 2008. Cet article est repris dans A feuille T. Feuillet d’information mensuel de la Coordination des écoles de devoirs de Bruxelles, n° 154, avril 2010, p. 10-12. Anne Deroitte est membre du mouvement HE et est actuellement membre de la CGé.
[8] Deroitte A., « Hypothèse d’école », TRACeS de ChanGement, n° 183, Pères, repères et sources, novembre 2007 URL : https://www.changement-egalite.be/Hypothese-d-ecole
[9] Entretien avec Marie-Thérèse COENEN, Mons, 19 août 2020. Voir la contribution de Liénard G., « Les écoles de devoirs : actions et défis », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 13, décembre 2020, mis en ligne le 18 décembre URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2020/12/16/les-ecoles-de-devoirs-regard-dun-sociologue/
Liénard G., Servais É., Le capital culturel. Déterminants sociaux et stratégie de transmission, thèse de doctorat, Louvain, Université catholique de Louvain, 1975. Elle est éditée sous le titre : Capital culturel et inégalités sociales : morales de classes et destinées sociales, Bruxelles, Vie ouvrière, 1978.
[10] Bourdieu P., Passeron J.-C., Les héritiers, les étudiants et la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964.
[11] Baudelot C., Establet R., L’école capitaliste en France, Maspero, Paris, 1971. L’ASI publie une fiche de lecture de cet ouvrage dans Agence schaerbeekoise d’information, n° 31-32, juillet 1976, p. 100.
Les contre cours sont des dossiers pédagogiques rédigés par des groupes d’HE et apportent une autre approche des savoirs en mathématique, en français, mais également sur des thématiques jamais abordées à l’école comme par exemple, « Manuel du Premier mai : pour une journée d’école au service de la classe ouvrière », Dossier Éducation sexuelle et sexuelle, s.d.
[13] En 1980, le Centre pédagogique de Schaerbeek devient une asbl, condition nécessaire pour l’obtention de subsides et une reconnaissance institutionnelle.
[14] « Hypothèse d’école, on continue. Rapport de l’Assemblée générale du 27 octobre 1979 », Journal de Classe, n° 13, novembre-décembre 1979, p. 1-2.
[15] Malgré nos demandes, nous n’avons pas eu accès à ce fonds documentaire et archivistique, vu sans doute leur récent déménagement et la période de confinement pendant laquelle cette recherche se réalise. La problématique de la conservation, de l’accès et de la consultation des fonds d’archives de ces mouvements socio-culturels est abordée par Camille Vanbersy, VANBERSY C., « Les écoles de devoirs : des archives à découvrir pour une histoire à écrire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 13, décembre 2020, mis en ligne le 28 décembre 2020 URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2020/12/16/les-ecoles-de-devoirs-regard-dun-sociologue/
[16] Depuis lors, la CGE a changé de nom et est devenu « ChanGements pour l’Égalité ».
[17] Deroitte A., « Hypothèse d’école » …
[18] Projet politique adopté en 1976, dans Journal de classe, n° 1, septembre-octobre 1976, 4ème de couverture.
[19] Agence schaerbeekoise d’information, spécial Enseignement, n° 31-32, juillet 1976, p. 1-2.
[20] CASI-UO, Le moulage des euro-parias. Situation des immigrés italiens dans l’école belge, Bruxelles, 1976, p. 17 (Cahiers de l’immigration, 2) ; « Les immigrés à l’école », Journal de classe, n° 3, p. 6-7.
[21] Pierre Massart est aussi à l’initiative de l’école de devoirs Rasquinet à Schaerbeek. Une monographie retracera l’aventure de l’école de devoirs Rasquinet et l’engagement de Pierre Massart vis-à-vis des enfants du quartier Josaphat, dans le n° 14 de Dynamiques dont le thème est « Les écoles de devoirs : histoires particulières et engagements collectifs » (à paraître en février 2021).
[22] « L’enseignement à Schaerbeek », Agence schaerbeekoise d’information, n° 6, septembre 1974, p. 23.
[23] Ce groupe « École et quartier » a comme adresse : BP 21, chaussée de Charleroi, Saint-Gilles 1, 1060 Bruxelles.
[24] « École de devoirs », Hypobulle, n° 4, février 1975, p. 3.
[25] Voir affiche invitant à la journée du 27 avril 1975 : le verso du document reprend ce texte et le programme de la journée. Cette affiche se trouve dans le fonds d’affiches du CARHOP. Le CASI-UO possède la même affiche et l’a mise en ligne.
[26] Édité à Firenze (Florence), LEF, 1967. Traduction française : « Les enfants de Barbiana, Lettre à une maîtresse d’école, Paris, Mercure de France, 1968.
[27] En 1967, en Italie, huit jeunes prennent la plume et écrivent une longue lettre adressée à une maîtresse d’école. Ils racontent leur chemin d’apprentissage et de partage. Ils démontrent les injustices du système : « une école qui sélectionne », écrivent-ils, « détruit la culture. Aux pauvres, elle enlève les moyens d’expression. Aux riches, elle enlève la connaissance des choses ». Ils évoquent leur recherche d’une pédagogie. Cette « lettre » soulève des questions importantes : les rythmes scolaires, l’absentéisme, la discrimination, la mixité sociale, la sélection, l’élitisme, etc. Ces questions restent d’actualité.
[28] Hypothèse d’école s’intéresse à ces initiatives et publie le programme pédagogique développé par Don Milani : L’après école de classe, Bruxelles, Hypothèse d’école, 1975, ainsi qu’une expérience, une recherche action menée par les jeunes de Magliana dans leur quartier en le comparant avec un quartier bourgeois, l’EUR, sur l’autre rive du Tibre, dans la banlieue romaine : Magliana rouge, Bruxelles, Hypothèse d’école, avril 1975, 43 p. Le numéro de Journal de classe consacré aux écoles de devoirs publie une synthèse de l’exposé de Gérard Lutte du 15 mai 1977, Journal de classe, n° 10, mai-juin 1978, p. 6.
[29] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 45, Note « Brève présentation d’Hypothèse d’école », Liège, [février 1975].
[30] Plan d’action d’Hypothèse d’école, 1976, p. 2. [Brochure]
[31] « Plateforme d’Hypothèse d’école », 1976, Journal de classe, mai-juin 1978, p. 2.
[32] Voir Coenen M.-T., « 1976-1985. Le Comité de liaison des écoles alternatives en milieu populaire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 13, novembre 2020, mis en ligne le 18 décembre 2020, p. ? URL : ???
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Coenen M.-T., « Quand une affiche raconte le point de départ d’un mouvement ! », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°13, décembre 2020, mis en ligne le 07 janvier 2021, https://www.carhop.be/revuescarhop/.