Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)
L’école de devoirs du Béguinage commence de manière informelle au début des années 1970. Au point de départ, une institutrice, mise en disponibilité depuis 1963 pour raison de santé, s’installe dans le quartier du Béguinage, au cœur de Bruxelles. Les enfants l’intéressent, c’est son ancien métier. Rosa Collet raconte avec humour qu’engageant la discussion avec une petite Espagnole, elle accepte de l’aider à faire son devoir. Elle s’installe sur le pas de sa porte et explique à la fillette le problème à résoudre. « C’est une histoire de train, de temps de parcours à des vitesses différentes que la fillette ne comprend pas. C’est normal », souligne Rosa, « elle n’a jamais pris le train et ne voit pas comment cela fonctionne »[1]. Le lendemain, quatre garçons se présentent à elle avec la même demande. L’école de devoirs commence sur le trottoir. Avec l’autorisation des parents, elle reçoit sept à huit enfants du quartier chez elle. Elle leur apporte ainsi une aide personnelle et les accueille pour faire du bricolage, des promenades, mais rien n’est organisé systématiquement[2].
Nous nous proposons de retracer l’histoire de l’école de devoirs du Béguinage, à travers l’approche biographique de sa fondatrice et principale animatrice. La mise en œuvre est complexe et évolue avec le temps. L’approche biographique met en lumière l’articulation de ce projet, étroitement lié à la personnalité de Rosa Collet, avec le milieu dans lequel elle s’active, une communauté paroissiale évoluant à la marge de l’Église officielle, et l’action socioculturelle et politique du Groupe d’action de Bruxelles-sur-Senne (GABS). Ce comité d’habitants se mobilise pour la défense de leur quartier de vie, le Béguinage, pendant les années 1970, années noires pour Bruxelles-centre, où la spéculation immobilière se cumule à des projets pharaoniques de la Ville, en total décalage avec les besoins des habitants.
Profession : institutrice maternelle (1943-1963)
Rosa Collet est née à Namur le 11 novembre 1924. Elle a aujourd’hui 96 ans et vit dans une maison de repos et de soins à Bruxelles. Elle est la quatrième d’une fratrie de dix enfants (huit garçons et deux filles). Elle étudie à l’École normale de Bastogne où elle obtient le diplôme d’institutrice maternelle en juillet 1942. Elle s’engage dans la Jeunesse ouvrière chrétienne féminine (JOCF) où elle prend des responsabilités dans le quartier de Salzinnes où elle habite, et ensuite comme présidente fédérale à Namur[3]. C’est la guerre. Rosa accepte un poste d’éducatrice dans une maison d’accueil pour enfants, ce qui lui permet d’avoir des repas pour ses parents, ce n’est pas négligeable en ces temps de pénurie. À la fin de la Seconde guerre mondiale, elle saisit l’opportunité de décrocher un certificat d’aptitude à l’enseignement au degré inférieur primaire. Elle obtient rapidement un poste à l’école maternelle des sœurs [4] à Wartet, un village sur les hauteurs de Marche-les-Dames (province de Namur). Après vingt ans et quelques mois de service, suite à des problèmes de santé, elle est reconnue inapte à l’enseignement et mise en disponibilité[5] fin 1963. En réflexion sur le sens de sa vie, elle a envie de prendre son indépendance, de quitter Namur et sa famille, au sein de laquelle, comme grande sœur, elle assume les frais d’éducation des plus jeunes de sa fratrie. Avec sa petite pension d’enseignante et sa liberté d’action retrouvée, elle tente de nouvelles expériences.
À Mons, un avocat Masquetiau (?)[6] organise un accueil pour enfants privés temporairement de parents (prisonniers, orphelins d’un des deux parents, etc.). Rosa Collet s’installe à Mons et devient accueillante d’une fratrie de cinq enfants qu’elle accompagne pendant l’absence du père, la mère étant tragiquement décédée.
En cette période post Vatican II, des chrétiens engagés cherchent de nouvelles manières de vivre leur foi et instaurent un autre rapport à l’Église. Rosa Collet adhère à ce courant qu’elle trouve très vivifiant. À Mons, elle fréquente une communauté de base chrétienne animée par Max Delespesse[7] qui remet en question la place des laïcs dans la liturgie et dans l’Église[8]. Lors de ces réunions, chacun.e partage son expérience, donne son point de vue sur les textes et la manière de les vivre dans sa vie quotidienne. Cette démarche innovante l’enthousiasme. Cette communauté de base se disloque au départ de Max Delespesse, qui en était l’âme et le principal animateur. Rosa Collet décide alors de partir à Bruxelles, une grande ville où elle peut vivre seule sans qu’on se préoccupe d’elle, et, en même temps, être dans une démarche avec d’autres : « À cette époque, je n’allais même plus à la messe régulièrement, moi qui avais été éduquée dans la ligne droite de la Sainte Église, je doutais ».
Un milieu : catéchèse et communauté de base chrétienne
En 1965, Rosa Collet vient habiter au numéro 36 de la rue du Boulet. Elle fréquente diverses associations caritatives (Saint-Vincent de Paul, le club Optimistes, le service d’entraide, etc.), mais elle y trouve aussi un groupe paroissial qui lui convient. Chaque jeudi soir, des temps de partage, animés par Maurice Goossens, vicaire aux Riches Claires, donnent la parole aux participants et participantes. La démarche l’intéresse et elle rejoint le noyau de base : « J’ai repris à ce moment-là un engagement chrétien », dit-elle.
À partir de 1967, le pôle d’attraction à la paroisse des Riches Claires est la messe des jeunes du samedi soir qui attire des jeunes de tout Bruxelles, sous la houlette de son curé Frans Frooninckx et de son vicaire, Maurice Goossens. Jacques Simillion, jeune instituteur, y participe. Il fait la connaissance de Rosa Collet ainsi que de Pierre Massart[9]. Il témoigne : « Rosa Collet a fait partie de cette communauté paroissiale. On se voyait le samedi à la messe, le lundi pour un échange autour des évangiles et le jeudi, pour une célébration qui se terminait par un souper pour ceux qui voulaient. Pour moi, Pierre Massart y participe occasionnellement »[10]. Dans la paroisse des Riches Claires, elle s’investit dans la catéchèse des enfants. Elle approfondit ses connaissances de la Bible, suit des conférences et fréquente les cours à Lumen Vitae[11]. Ses archives gardent les traces de son intérêt pour l’étude de la Bible et pour les sciences religieuses en général.
En 1968-1969, les paroisses des Riches Claires, du Bon Secours et Saint-Jean-Baptiste au Béguinage forment un secteur afin de faciliter le travail pastoral. Frans Frooninckx est responsable de l’équipe des prêtres et assume les charges de curé des Riches Claires et du Bon Secours. Marc Helbig est désigné pour le Béguinage. C’est une époque où beaucoup de prêtres quittent la prêtrise et sont rendus à l’état laïque. C’est le cas de Maurice Goossens qui se marie, et qui, pour avoir un métier, suit une formation d’assistant social. Marc Helbig quitte également la paroisse du Béguinage en novembre 1971 et se marie, mais il a entretemps soutenu et encouragé un projet d’engagement communautaire, la communauté de base du Béguinage[12].
Pour le groupe qui l’accompagne dans cette démarche, le Béguinage devient leur paroisse d’adoption. Cette petite communauté du Béguinage se retrouve régulièrement pour un partage hebdomadaire d’évangile, des offices de prières ou lors de réunions amicales prolongées par un temps de convivialité. « Elle est ouverte à tous et toutes, chrétiens ou incroyants, Belges ou étrangers, quel que soit l’âge, la foi ou la profession… et privilégie le dialogue et l’entraide »[13]. Sept à huit personnes décident de faire un pas de plus et de venir habiter le quartier pour constituer une communauté locale de chrétiens qui vivrait dans la ville, au cœur de la ville, à l’écoute des besoins de ses habitant.e.s. Rosa Collet s’installe au numéro 23 rue du Béguinage, dans un tout petit appartement sans grand confort. D’autres suivent. « Nous étions jeunes mariés », se rappelle Jacques Simillion, « et nous nous installons deux ans plus tard dans une maison que nous partageons avec un autre couple. Toute une vie communautaire se développe. Quand Marc Helbig quitte la paroisse, notre groupe du jeudi a continué à se voir et à mener une réflexion ensemble d’abord sur des sujets religieux, ensuite sur des thèmes qui nous interpellent et cela dure toujours. Nous étions un jeune couple et la réunion se faisait chez nous chaque jeudi soir. Il y avait Rosa Collet, Jacqueline Pesleux ainsi qu’une religieuse, Sœur Christiane, qui s’occupait de la crèche du Béguinage. Rosa notait tout. »[14]
Dans les souvenirs de Rosa Collet, un autre moment fondateur est la grève de la faim des travailleurs étrangers en mars 1974, à l’église Saints-Jean-et-Nicolas, à Schaerbeek, dont le curé est Jean-Pierre Dupont. En 1973, le Mouvement des travailleurs arabes organise, avec le Mouvement contre le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme (MRAX), une manifestation au Parvis Saint-Jean-Baptiste, à Molenbeek, pour dénoncer la situation précaire de plus de 40.000 travailleurs clandestins et revendiquer le permis A de travail et le permis de séjour pour tous. La manifestation, interdite au dernier moment, est violemment réprimée. À la demande des organisateurs et pour donner une visibilité à cette revendication, Jean-Pierre Dupont ouvre son église aux grévistes. La grève rencontre un large soutien dans tous les milieux progressistes. Rosa Collet se souvient de l’importance de cette mobilisation qui se soldera partiellement par un échec avec l’évacuation musclée par les forces de l’ordre et l’expulsion des grévistes du territoire belge. Les syndicats prennent la défense des travailleurs et travailleuses et obtiennent la régularisation de quelques 8.000 clandestins surtout d’origine turque[15]. Rosa Collet y rencontre les militantes et militants de tout bord : l’Agence schaerbeekoise d’information, les comités d’action du Quartier Nord, le Galop (groupe de jeunes issu de la messe des jeunes l’Olivier), des militants et militantes socialistes, communistes et des chrétiens progressistes. Des solidarités se tissent entre eux. Rosa Collet se joint, par exemple, aux occupations des maisons vides à Schaerbeek en 1975. Lors de la grève, elle rencontre sa voisine au Béguinage, Rosine Lewin, journaliste au Drapeau rouge. C’est le début d’une longue amitié. Ensemble, elles mèneront, avec d’autres, le combat pour un accès universel à l’énergie pour les familles précaires avec la Coordination Gaz-Électricité-Eau (CGEE) dont elles sont des membres fondatrices[16]. « Que retenir de tout cela ? », me dit Rosa Collet, « Je me suis ouverte au pluralisme des engagements. Moi qui étais chrétienne, je suis désormais une militante de religion chrétienne luttant pour des causes que nous estimons justes, avec d’autres qui ont d’autres convictions. »[17]
Annette Deroitte, militante d’Hypothèse d’école (HE), et son mari Jean-Pierre Closon participent aussi à cette mobilisation. Ils fréquentent la communauté de base de la rue Verte à Schaerbeek. Ce sont des occasions d’échanger sur leurs pratiques de soutien scolaire pour les enfants dans les quartiers populaires. L’idée d’une rencontre entre animateurs et animatrices d’écoles de devoirs germe. Hypothèse d’école avec d’autres, prend l’initiative de la journée du 27 avril 1975 et la mise en place d’un Comité de liaison des écoles de devoirs[18].
Suite à la grève de la faim et à l’occupation, les militantes et militants chrétiens socialement actifs sur le terrain pluraliste souhaitent poursuivre la rencontre par un temps de partage pluraliste et hors paroisse. Ce sera Le Relais [de La poste][19]. Rosa Collet s’y joint et retrouve Pierre Massart et Jeanne Verstraeten et Renée Ponette[20].
Le Groupe d’action Bruxelles-sur-Senne – Actiegroep Brussel en Zenne (GABS-ABZ)
En 1973, un premier comité de quartier des habitant.e.s de Bruxelles Centre se lance avec, comme objectif, la défense des quartiers. En mars 1974, suite à des tensions portant tant sur son pilotage que sur des questions de fond (défense du patrimoine, versus droits des habitants), un certain nombre s’en détourne et se retrouve dans « le groupe du 24 avril ». Si un noyau fait partie de la communauté de base du Béguinage, le groupe est fondamentalement pluraliste et ouvert à tous et toutes. Ils sont 21, quasi tous et toutes du Béguinage.
Ils veulent développer une pratique autogestionnaire et faire un travail dans le quartier avec une priorité sociale et culturelle plus qu’urbanistique. Le 15 mai 1974, le nom est adopté : le Groupe d’action Bruxelles-sur-Senne (GABS) dont le titre est déposé au Moniteur belge le 4 juin 1974. Le Groupe décide de rester une association de fait pour garder sa totale liberté d’action[21]. Dans son communiqué de presse du 13 septembre 1974, le GABS précise ses axes de travail : « Lutter pour le maintien du logement, lutter contre la carence particulière d’équipements collectifs dans le quartier, lutter pour avoir l’information et la diffuser (par exemple le suivi des travaux du métro) »[22].
Le GABS dénonce la désertion du quartier, la politique de logements vides des autorités locales et les multiples projets spéculatifs portant sur ce périmètre urbain. Comme habitant.e.s, ils veulent peser sur l’avenir du quartier à l’instar de la lutte menée par le Comité des Marolles ou le Comité de lutte du quartier Nord. Le GABS veut « sauver le béguinage », non pas comme monument historique, mais en réhabilitant les logements et en aménageant l’infrastructure du quartier. Ils revendiquent une « verdurisation » du quartier, des équipements collectifs qui tiennent compte des besoins des habitant.e.s. Sa toute première manifestation, en mai 1974, porte sur l’embellissement du quartier avec l’opération « Fleurs aux maisons » accompagnée d’un grand nettoyage des dépôts clandestins. Cette action, qui touche directement les habitant.e.s et la qualité de vie, est renouvelée en mai 1975 et en mai 1976.[23] Comme deuxième priorité, il y a les enfants. Le GABS mène une mobilisation collective pour obtenir des plaines de jeux au Quai au Foin et sur la place du Grand Hospice. L’école de devoirs tout comme le club des enfants y joue un rôle essentiel. Par l’action avec les enfants, le GABS espère toucher et mobiliser les parents. L’école de devoirs et plus tard la Maison de quartier sont une réponse concrète à ce manque d’espace de rencontres et d’espace de loisirs pour les différents groupes d’âge.
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- Un public cible : les enfants
Rosa Collet fait partie du noyau fondateur du GABS. Son attention pour les enfants et ses compétences d’institutrice maternelle lui permettent d’organiser, avec Claire Segers et William Roelants[24], autres membres du groupe, des activités récréatives pour les enfants du quartier, un atelier de dessin, du bricolage, des promenades, « dans ce quartier sans espace de jeux pour que les enfants respirent du bon air et aient le droit aux loisirs »[25]. Ils ont à leur disposition un local que le GABS partage avec le mouvement Culture-Tourisme-Loisirs (CTL) et le CATU (Collectif action des transports urbains), mais les enfants viennent aussi avec des préoccupations scolaires. L’occasion est belle de lancer une véritable école de devoirs qui est officiellement ouverte en septembre 1974.
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- 3.2 1976 : la Maison de quartier des Quais (MQQ)
Le local du numéro3 de la rue du Béguinage devient rapidement trop étroit. Le GABS se met en quête d’un autre lieu qu’il loue à la rue d’Ophem : la Maison de quartier des Quais (MQQ) est lancée. Après quelques aménagements, les locaux sont inaugurés le 1er mai 1976. La MQQ adopte ses statuts d’asbl en 1976. Rosa Collet est le numéro 1 des membres de l’assemblée générale, élue au conseil d’administration où elle exerce le mandat de trésorière. Elle démissionne en mars 1981. Désormais, la Maison de quartier et le GABS évolueront en parallèle, le premier comme lieu de rencontre ouvert à tous les habitantes et habitants du quartier, le second comme groupe de pression, rassemblant des personnes qui partagent les mêmes options et le même engagement.
La Maison de quartier des Quais développe diverses initiatives. Un travailleur, étudiant assistant social à l’École ouvrière supérieure, Houssine El Chaibi, fait son stage au GABS. Il participe à sa mise en place et oriente rapidement, en janvier 1976, son action vers l’apprentissage du français pour un groupe de trente enfants marocains, primo-arrivants. Il est membre d’Hypothèse d’école et s’inspire de l’expérience du CASI-UO[26] qui met en avant l’identité culturelle des jeunes d’origine immigrée. Outre l’apprentissage de l’arabe et du français, il organise pour ceux et celles qui le souhaitent un cours de culture arabe. Il anime ainsi un petit groupe de jeunes d’origine marocaine qui s’impliquent dans son projet[27]. Sa connaissance de la langue lui permet d’entrer en contact avec la communauté marocaine, avec les pères qu’il rencontre quand il fait le tour des cafés du quartier. Son travail de fin d’études est consacré à l’expérience menée au sein du GABS et de la MQQ avec les enfants marocains, en lien avec les parents et les écoles qui apprécient ce soutien à l’apprentissage de la langue française[28]. Mais les autres enfants attendent de l’aide aux devoirs et aux leçons. En 1976, l’école de devoirs touche une quarantaine d’enfants et le nombre d’enfants présents chaque jour oscille entre sept et vingt-cinq. Ce sont surtout les garçons qui viennent, seules quelques filles y participent régulièrement. Le nombre d’animateurs et d’animatrices tourne autour de six à huit personnes qui se répartissent les temps d’ouverture.
Les résultats sont positifs. Les enfants réussissent mieux à l’école, se sentent valorisés et deviennent de fait « meilleurs »[29]. Les enseignants de l’école 12/20 de la rue du Canal les interpellent. Rosa Collet raconte une entrevue avec un instituteur qui la soupçonne de faire les devoirs en lieu et place des enfants, ce qu’elle réfute avec vigueur. « Jamais je ne donne des réponses », dit-elle, « mais j’explique, – ce qui devrait être le travail de l’enseignant –, de différentes façons pour que l’enfant comprenne et puisse faire seul l’exercice attendu. Finalement, ils ont compris l’avantage qu’ils pouvaient tirer de l’école de devoirs et m’ont laissé faire »[30]. Le directeur de l’école 12/20 devient un allié du GABS « dont la tâche sociale et pédagogique est très louable »[31], et informe les parents de l’existence de cette « après-école ».
1978 : L’école de devoirs de la rue du Béguinage
En 1978, la Maison de quartier des Quais quitte la rue d’Ophem pour s’installer au numéro 4, Quai aux Barques (quartier du Petit Château). Les locaux n’étant pas prêts en septembre, l’école de devoirs est suspendue. Rosa Collet lance une nouvelle initiative au numéro 32, rue du Béguinage. Ce n’est pas le même quartier. Elle obtient, grâce à Sœur Christiane, un local qui jouxte la crèche du Béguinage[32]. Il est rafraichi et aménagé avec l’aide des parents et d’un stagiaire assistant social. Elle obtient un soutien financier via les paroisses et l’Action Vivre ensemble. Les subventions arriveront par la suite. Elle est reconnue comme « antenne décentralisée de la MQQ et du GABS » qui défend le principe que « ce sont les habitants qui décident des priorités quant à l’endroit le plus opportun d’une école de devoirs »[33]. En 1978-1979, l’école trouve son rythme. Elle est ouverte du lundi au vendredi, de 16 heures à17 heures 30, avec une présence régulière de dix à seize enfants qui fréquentent l’école primaire du quartier.
Au début de l’école de devoirs de la MQQ, en 1977, l’équipe pédagogique est composée de quatre animatrices et de deux animateurs[34] qui se partagent le temps de présence et les groupes d’enfants en fonction des besoins. La mise en œuvre n’est pas simple : il faut insister auprès des enfants sur leur ponctualité, l‘importance de venir avec un travail à faire, de respecter le lieu… Par la suite, Rosa Collet se retrouve un peu seule à l’école de devoirs du Béguinage, mais elle s’entoure rapidement d’une petite équipe compétente. Elle-même assure chaque jour la fonction de coordinatrice et de soutien scolaire. À ses côtés, il y a Béatrice Roulin, une régente en Arts plastiques, et Yvette Catherine, une maman seule avec trois enfants, qui, anversoise, dépanne pour les cours de néerlandais. Ces dernières habitent le quartier et connaissent bien le milieu de vie des enfants. Chaque année, des stagiaires des écoles sociales viennent renforcer l’équipe des bénévoles. L’école de devoirs de la rue du Béguinage privilégie l’aide aux enfants de l’école primaire, mais l’offre de soutien scolaire s’élargit de manière pragmatique quand des jeunes adolescentes, entrant dans l’enseignement secondaire, sollicitent leurs monitrices du Patro pour organiser dans leur local, des répétitions et la révision de cours. La Maison de quartier, désormais installée Quai aux Barques, ouvre une nouvelle école de devoirs pour les enfants du voisinage à partir du projet de bibliothèque de rue dû à l’initiative d’une étudiante stagiaire.
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- Un projet politique intégral
Rosa Collet est membre d’Hypothèse d’école et participe activement au Comité de liaison des écoles de devoirs où elle représente l’école de devoirs du GABS. Elle répond aux nombreux questionnaires envoyés par le Comité de liaison ainsi qu’aux enquêtes faites par des étudiantes et étudiants comme André Demarque[35]. Dans les rapports très circonstanciés qu’elle rédige[36], Rosa reconnait qu’il y a peu de réunions pédagogiques entre animateurs et animatrices, mais la plupart du temps, ces rencontres portent sur l’organisation concrète de l’école : les contacts avec les parents, une situation de discipline quand, par exemple, les enfants viennent sans rien avoir à faire ou une situation sociale problématique.
À plusieurs reprises, dans ces rapports, Rosa précise ses objectifs. Du simple soutien scolaire, en 1970, à la remédiation des lacunes (1975), elle intègre progressivement une volonté d’agir sur l’école et un projet politique, preuve de l’influence des débats qui mobilisent le Comité de liaison.
Partant des connaissances des enfants et de leur culture, en passant par la conscientisation des parents, elle a comme objectif à long terme, d’arriver à la formation de militant.e.s sensibilisé.e.s à la problématique de leur quartier. En deuxième lieu, l’école de devoirs doit apprendre aux enfants la cohabitation entre les cultures : populaire, bourgeoise, francophone, immigrée, wallonne… en accentuant les points communs plutôt que souligner les différences qui les opposent et les démobilisent. Il s’agit d’une mise en action du sens collectif : s’unir pour en sortir. L’école de devoirs a une mission d’éveil. Les enfants peuvent, à partir de leur vécu, amener une critique des situations, de l’information… pour arriver à une plus grande possibilité de choix. L’école de devoirs doit « valoriser leur culture propre et les armer suffisamment pour ne pas se faire éliminer par le système scolaire »[37]. L’école de devoirs doit les aider à progresser dans la prise en charge personnelle du travail scolaire envisagée comme une mise en route pour arriver à l’action personnelle sans intervention d’une aide extérieure (assistante sociale, CPAS).[38]
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- Son bilan : aide aux devoirs, peu de remédiation, pas d’action révolutionnaire
Dans le bilan qu’elle dresse, Rosa Collet estime qu’elle fait de l’accompagnement des devoirs et des leçons et très peu de rattrapage « parce qu’une fois les leçons sues et les devoirs faits, les enfants n’avaient plus qu’une idée : aller jouer »[39]. Elle reconnait que ses objectifs ne sont pas tous atteints, surtout l’approche interculturelle. Elle écrit : « La méthode adoptée permet une approche critique quand un devoir comporte une idéologie à tendance raciste, misérabiliste, voire sexiste, en apportant son soutien à un enfant qui vit une injustice ou le fait de constater avec eux qu’ils doivent se plier à certaines règles pour obtenir le diplôme. Quant à l’apprentissage de l’autonomie, elle se fait par étape, en tenant compte de l’âge des enfants », mais reconnait-elle, « certains enfants ont besoin de plus d’attention, d’affection et d’une présence continuelle. L’un n’est pas l’autre »[40].
Elle conclut son rapport par une réflexion partagée avec ses collègues sur l’engagement idéologique : « ce qui réunit tous ces enfants de cultures différentes, c’est le besoin de pouvoir se débrouiller seuls, notamment en maîtrisant l’écriture et la lecture, en prenant conscience de leurs droits. En étant capables de recevoir l’information de toutes parts, contrairement à leurs familles qui ont besoin d’être défendues et aidées par une personne extérieure et, qui, par ce fait, gardent une mentalité d’assistés. L’école de devoirs est un milieu privilégié pour les enfants. Elle l’est aussi pour nous. Nous avons la possibilité de réaliser nos objectifs et de diffuser une certaine idéologie. À ce sujet, nous nous posons certaines questions : dans quelle mesure, ce que nous apportons aux enfants, ne détruit-il pas l’image, l’importance de l’école que les parents ont pour eux ? N’est-ce pas une manipulation que de diffuser à leur insu des notions qu’ils ne cherchent pas, que les parents ne cherchent pas ? »[41]
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- « Monsieur, vous êtes un petit comique »
Rosa Collet a une plume. Elle la mobilise pour défendre la cause des enfants des quartiers populaires. Elle conteste ainsi les propos d’un fonctionnaire de l’Éducation nationale, Louis Andrianne, qui, dans le cadre d’une émission télévisée, dresse un tableau très critique de l’école en milieu populaire[42]. Elle dénonce le stéréotype des parents défaillants, montre que certains enseignant.e.s imposent des punitions aberrantes aux enfants comme cette phrase : « La magnifique dalmatienne regardait les cygnes », phrase à recopier 164 fois et constate que « le groupe dont je suis, ici dans le quartier, et d’autres à Bruxelles et ailleurs, ont ouvert des écoles de devoirs. Ce sont le plus souvent des gens de bonne volonté, sans formation pédagogique, et l’accompagnement doit être précis pour faire avancer concrètement les enfants. Pourquoi ceux qui sont “formés pour” n’y arrivent-ils pas ? Pourquoi ces écoles de devoirs ont-elles tant de difficultés à trouver locaux, matériel, aide ? […] (Comme enseignante à la retraite), je suis aujourd’hui de l’autre côté de la barrière. Je crois que les parents, et les enfants, et les enseignants font ce qu’ils peuvent, reste à voir si les pouvoirs publics, qui, par définition, ont le pouvoir, font non ce qu’ils peuvent, mais ce qu’ils doivent »[43].
La réponse du fonctionnaire est polie et paternaliste : « Mademoiselle, votre critique des manuels scolaires est pertinente, que chaque maîtresse arrive à votre autonomie et votre critique ! Votre ouverture sur le monde des “pauvres” en esprit et souvent en argent me touche. Les parents, incompétents oui, hélas ! Quelle chance les enfants plus démunis ont-ils de vous avoir comme répétitrice ! »[44]
C’est un dialogue de sourds. Les deux mondes se croisent, mais ne se comprennent pas. Le fossé est béant entre l’institution scolaire et ceux qui la pilotent, et la réalité du terrain. Cela conforte les convictions de Rosa Collet d’être avec celles et ceux qui vivent au quotidien l’inégalité et l’exclusion d’un système qui manifestement ne se remet pas en question.
En 1977, elle réagit ainsi à un article de Pierre Gauthy, journaliste à La Libre Belgique[45], qui, dans une série consacrée à l’enseignement, attaque Hypothèse d’école (HE) et dénonce la « manipulation pédagogique et idéologique » à l’œuvre dans ses manuels et positions que le journaliste résume en quelques mots :
« L’école est une entreprise capitaliste destinée à asservir les enfants du peuple. Elle est le lieu d’intoxication quotidienne où, à la faveur des manuels, des lectures, des exemples moraux, des exercices de grammaire, des poèmes, des leçons de religion et d’histoire, des problèmes d’arithmétique à l’allure si incisive, on inculque aux élèves insensiblement mais sûrement l’idéologie de la classe dominante. Elle continue à reproduire les rapports sociaux de production en assurant la répartition des individus dans les diverses classes sociales. Elle réprime ou récupère l’idéologie de la classe ouvrière. »[46]
Le journaliste dénonce concrètement les contre-cours et les outils pédagogiques proposés par HE, « véritable programme orienté d’éducation politique voire sexuelle ». Les enseignants, d’après HE, ont pour mission de promouvoir l’idéologie de la classe populaire, de prendre toujours parti pour la classe ouvrière, de lutter contre le mythe de la promotion individuelle, de faire connaître les luttes ouvrières, de proposer des moyens de les appuyer concrètement, de se battre à l’intérieur de l’appareil scolaire, de combattre toute forme de répression, notamment celle des étudiants, de lutter contre l’inculcation quotidienne de l’idéologie dominante subie par les enfants de la classe ouvrière.
Le journaliste conclut : « Quant à moi, je ne poserai que trois questions : est-il vraiment exact que notre école est cet instrument machiavélique de la classe bourgeoise contre la classe ouvrière ? L’école est-elle vraiment le lieu indiqué pour dresser les enfants les uns contre les autres ? Ne confond-on pas la mission éducatrice et sociale des syndicats avec celles de l’école ? Je conviens que l’école a une mission d’éducation politique, une mission tout en nuance, neutre et objective. Quant à créer un climat de méfiance, d’excitation, de lutte de haine ? Pauvres enfants dont les maîtres ont oublié que leur école a pour mission première d’apprendre à aimer. Que pour être des artisans de justice et de paix, ils feront mieux de donner à chaque enfant son dû même au plus pauvre ! N’est-ce pas ce que fait déjà tout bon éducateur ? »[47]
Rosa Collet répond aux questions du journaliste et illustre son propos avec moult exemples sur l’aberration du système scolaire, les punitions, les devoirs incompréhensibles et surtout son inadéquation aux enfants des quartiers populaires. Elle conclut : « Oui, l’école exclut, l’école discrimine les classes populaires, et il faut être aveugle et sourd pour ne pas l’admettre »[48].
« Monsieur le journaliste, je réponds à vos trois questions ! », 17 novembre 1977. Je suis issue du milieu ouvrier. […] Je suis enseignante mise à la retraite prématurément pour cause de santé. Ce fait m’a donné, avec la petitesse des revenus, de revivre de près la réalité ouvrière et prolétarienne. C’est donc de ce point de vue que je vois maintenant l’enseignement, l’école, les enseignants, les élèves, leurs parents, la rue, la police, les transports, les loisirs, la presse ; tout ce qui fait la vie. C’est de ce point de vue que vais essayer de répondre à vos trois questions. Je suis partie prenante d’Hypothèse d’école. Je ne suis pas toujours d’accord avec les moyens prônés, mais bien et profondément avec les options de base et le plan de travail (1976). Il est vrai que l‘enseignement est fait au profit de la classe bourgeoise et en défaveur de la classe ouvrière (votre première question). Suivent une série d’exemples concrets aberrants pour le milieu des enfants qu’elle fréquente : « Maman arrose les fleurs. Papa ramasse l’herbe. Moi, j’enterre l’herbe dans un trou ». Voici la réflexion des enfants qui, à l’école de devoirs, recopiaient le texte : « l’herbe… on peut pas la toucher… Si on la touche, la police vient et on doit payer une amende ». Et celle d’un gamin marocain avec qui on parlait d’une éventuelle plaine de jeux : « La Bloemekesplage » ? (C’est le square des blindés) « les chiens peuvent y aller, on les chasse pas. Nous, on nous chasse pourtant, on est des chiens aussi, les gens disent : “chiens de Marocains” ». Elle continue avec un inventaire des punitions et des aberrations qu’elle collationne. « Toutes les matières étaient à l’avenant … étaient ? Elles le sont toujours. Tout est pensé en fonction de la classe dominante. Les mêmes notions de base peuvent pourtant être très bien acquises au départ de la culture, de la réalité ouvrière. Mais la réalité ouvrière est ignorée délibérément. Pouvez-vous me citer un manuel d’histoire du secondaire où les luttes ouvrières sont seulement signalées ou honnêtement présentées ? Alors que les guerres faites par qui ? Au profit de qui ? Pour qui ? Avec quelle idéologie ? […]. L’école ne tient pas compte du milieu et n’évoque rien pour ces enfants, qui vivent d’autres réalités : le chômage, le CAP, la police, le propriétaire menaçant pour cause de loyers impayés, les légumes abimés ramassés à la fin du marché, et écrit-elle, « ce n’est ni le Tiers-Monde, ni le Quart monde, ni le sous-prolétariat. C’est la frange entre le prolétariat et la classe ouvrière. Et ça ne se passe pas loin, mais à Bruxelles-Centre. Et j’imagine qu’il y a des lieux semblables en beaucoup d’endroits en Belgique ». « Hélas oui », conclut-elle, « l’école dresse les enfants les uns contre les autres (votre deuxième question, mais pas dans le sens que vous posez), l’école écrase les enfants des milieux pauvres. Elle élève les enfants des milieux aisés. […] Et il y a tant d’années que cela existe et personne ne dit mot […]. Parce que de plus en plus la classe ouvrière prend conscience de sa situation, parce qu’elle est de plus en plus en état de lutte, la classe dominante prend peur, elle se dresse sur ses ergots et crie à l’injustice. Et parce qu’Hypothèse d’école (en faisant des erreurs, sans doute, comme vous et moi) constate, analyse, travaille, vous criez : “Scandale, on nous sape”. Vous êtes un petit comique, Monsieur ». Lettre de Rosa Collet à DIRO (alias Pierre Gauthy), journaliste à La Libre Belgique, 17 novembre 1977. Hypothèse d’école publiera cette lettre dans Journal de Classe. |
De l’atelier créatif au club d’enfants
« On n’occupe pas les gosses, on travaille avec eux à un changement de société donc de quartier. C’est un travail à long terme sur la ville. »[49] C’est l’optique privilégiée par le GABS. L’animation des enfants qui « trainent dans la rue » est une priorité, mais pas n’importe comment. L’action politique si difficile à réaliser dans le cadre de l’école de devoirs peut se développer librement avec les enfants dans le cadre des activités récréatives. Ensemble, ils revendiquent une plaine de jeux dans leur quartier. Cette mobilisation prend des formes multiples : atelier avec réalisation des dessins de la plaine rêvée, visites dans d’autres quartiers[50], lettre au bourgmestre, occupation de la future plaine de jeux, rencontre avec l’échevin de la Jeunesse, etc. C’est une réussite puisque la nouvelle plaine de jeux, installée Quai aux Foins, est inaugurée en juin 1981.
Les ateliers pour enfants sont organisés le mercredi après-midi et le samedi. Les animatrices proposent des jeux, des animations, de la musique, du théâtre, des bricolages, par exemple, pour la préparation du carnaval, etc. Ce sont souvent les mêmes enfants qui viennent à l’école de devoirs et participent aux activités. Cela prend aussi la forme de sorties, hors du quartier, voire en dehors de Bruxelles.
Les archives de Rosa Collet montrent son intérêt pour toutes les formes d’initiative existantes : les clubs d’enfants, les projets de terrains d’aventure, les expériences d’aménagement d’espace de jeux par les habitants, etc., à Bruxelles, en Wallonie, mais aussi à l’étranger où des visites sont organisées (Londres, Stuttgart, etc.). Rosa propose aux enfants de s’organiser en un club d’enfants qu’ils baptisent Les Rawettes[51]. Avec ce club, le groupe s’inscrit dans un mouvement plus vaste, le mouvement des enfants en clubs, qui se met en place à partir de 1974, dont Rosa Collet suit les activités et qui les met en réseau avec d’autres clubs d’enfants.
Elle n’abandonne pas non plus son intérêt pour l’apostolat des enfants quand elle s’inscrit dans le mouvement international d’apostolat des enfants (MIDADE) et participe à une rencontre internationale en Espagne en août 1978 et à une assemblée européenne en avril 1980 à Rome, mais elle ne fait pas de prosélytisme.
En 1979, pour attirer l’attention sur le quartier et ses enjeux, Rosa Collet prend contact avec Maggy Rayet, productrice de l’émission « Radio Pirate », une émission culturelle pour enfants, diffusée avant le journal de 19 heures de la Radiotélévision belge (RTB)[52]. Les Rawettes imaginent une histoire d’un éléphant, Chocolat, et une petite souris, Mimi…, dont les auditeurs et auditrices sont invités à inventer la suite. C’est un succès avec plus de vingt-cinq récits et une belle expérience de passage sur antenne pour les enfants. Elle n’en reste pas là : dans le cadre de l’Année internationale de l’enfance en 1979, elle propose aux enfants d’écrire ce qu’ils souhaitent, et réalise avec eux une page du magazine Raconte, on t’écoute[53]. Le club les Rawettes est très dynamique et ses réalisations nombreuses et diversifiées. Le groupe a des élans de solidarité et organise, par exemple, une vente de jouets pour les enfants victimes du tremblement de terre du Mezzogiorno (Italie). Le club fonctionnera jusqu’en 1984.
1984 : en guise de conclusion, un nouveau champ d’action s’ouvre
L’action du GABS et de Rosa Collet en particulier, que ce soit avec l’atelier d’enfants ou l’école de devoirs, décline dans les années 1980, Le club d’enfants les Rawettes s’arrête en 1984, en tout cas dans le fonds d’archives de Rosa Collet. 1984 est un tournant. Le Groupe d’action Bruxelles-sur-Senne invite à une réunion, la dernière (?), les militantes et militants restants. Les listes d’inscription et les comptes de l’école de devoirs s’arrêtent en 1982. Des activités restent organisées jusqu’en 1984. L’école de devoirs joue les prolongations avec d’autres animateurs et animatrices. Rosa Collet s’éloigne-t-elle simplement et les projets continuent-ils sans elle ou est-ce la fin d’une expérience dans un quartier populaire ? Rosa Collet quant à elle, s’engage dans un nouveau combat avec les habitants et habitantes du quartier pour s’opposer aux coupures de gaz, d’électricité ou d’eau et revendiquer l’accès à ces biens et services élémentaires avec la Coordination Gaz-Électricité-Eau.
De 1974 et 1984, l’école de devoirs du Béguinage accueillera les enfants pendant près de dix ans. Le manque d’ancrage institutionnel du projet[54] – cela n’a jamais été sa priorité – ne lui donne que peu de chance de survie après le départ de sa fondatrice pour Molenbeek. Le quartier évolue, les habitants changent, les enfants grandissent… De nouvelles initiatives naissent, portées par une nouvelle génération, reflet de la dynamique de la vie associative. La commune aussi se positionne dans ce champ socio-pédagogique et investit le quartier avec ses propres initiatives : les maisons des enfants et les maisons de jeunes, à la fin des années 1980. En 2000, une nouvelle antenne sociale du Centre public d’aide sociale (CPAS) s’ouvre dans le quartier du Béguinage. La maison des jeunes, l’école de devoirs et toutes les activités destinées aux enfants et aux jeunes sont rassemblées rue de l’Infirmerie. Y a-t-il une continuité entre les deux écoles de devoirs ? La question reste ouverte. Le concept d’école de devoirs est connu, et c’est sans doute là que se situe l’héritage quelque peu oublié de la première expérience pionnière des années 1970.
Installée à Bruxelles par le hasard de la vie, Rosa Collet, institutrice namuroise, s’insère dans le réseau des communautés de base, de la paroisse et ensuite hors Église officielle. Elle s’ouvre, par ses rencontres, à l’engagement pluraliste, dans son quartier, dans la société, en participant aux luttes urbaines, qui devient son réseau. L’école de devoirs est une traduction concrète de son engagement pour plus de justice sociale. De même, sa « créativité » à organiser les enfants, à fonder un « club » et les mettre en « mouvement » participe à cet objectif. L’approche biographique permet de comprendre comment une personne, militante, s’engage dans un changement de société, à son niveau, avec ses compétences, se met en réseau et partage avec d’autres les mêmes valeurs, fondant ainsi une action collective.
L’histoire de cette école de devoirs, comme beaucoup d’autres créées au même moment, permet de rappeler leur projet initial de changer l’école et de lutter contre l’exclusion scolaire des milieux populaires. C’est la tâche des historiennes et historiens, non seulement d’évoquer des souvenirs mais surtout de montrer la dynamique socioculturelle et politique à l’œuvre dans ce mouvement et, en particulier, dans cette petite école de devoirs du Béguinage, dont l’aventure commence sur le seuil d’une porte.
Notes
[1] Entretiens de Rosa Collet avec Marie-Thérèse Coenen : ces rencontres se déroulent entre décembre 2019 et janvier 2021. Rosa Collet évoque cette période de sa vie, par petites touches.
[2] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 42, note « Historique de la Maison de quartier des quais et de l’école de devoir du Béguinage », 1980.
[3] Rosa Collet a classé ses papiers et rédigé l’introduction de leur inventaire. CARHOP, fonds Rosa Collet, inventaire n° 13, octobre 1995 (collection Archives).
[4] L’École catholique de la paroisse Sainte-Apolline de Wartet était tenue par des sœurs et réservée aux filles. L’école communale de Wartet était mixte (information fournie par Jacques Lefèvre, originaire de Wartet, dont les sœurs ont eu Rosa Collet comme institutrice, janvier 2020).
[5] C’est une expression conventionnelle pour signifier la retraite d’un ou d’une fonctionnaire qui n’a pas encore l’âge pour être pensionnée.
[6] Rosa Collet ne se souvient plus très bien du nom de cet avocat.
[7] Max Delespesse (1926 (?)-2013) est philosophe, historien, acteur et penseur de l’économie sociale. Ancien jociste, il commence un parcours de formation chez les Jésuites et accède à la prêtrise au diocèse de Tournai où il collabore au centre diocésain de documentation. En 1965, il lance, avec l’aval des évêques de Belgique, le Centre communautaire international, centre destiné à l’étude de la vie communautaire, mode de vie qu’il partage dans une communauté à Seneffe. Il publie de nombreux ouvrages sur le renouveau communautaire qui attire nombre de laïcs et de religieux, croyants et incroyants, sur ce qu’il appelle la « nouvelle utopie » pour l’Église postconciliaire et dont le modèle le plus abouti est la communauté La Poudrière, à Bruxelles. Il quitte la prêtrise en 1971 et se marie avec Aline Dengis. Parallèlement, il investit dans des initiatives d’économie sociale. En 1979, il participe à la création du Centre européen des coopératives de production (CECOP) et lance en 1980, avec un petit groupe, le Carrefour des alternatives qui devient, dès la fin 1981, Solidarité des alternatives wallonnes (SAW), et, en 2005 SAW-B (pour Bruxelles) dont il assure la présidence. En 1986, il fait partie de la petite équipe rassemblée par José Fontaine pour sa revue Toudi, Culture et société. Au début des années 1990, il initie une Faculté ouverte d’étude des religions et humanismes laïques (FORel) et les Cahiers de la FORel. Faute de soutien, cette initiative sera reprise par le Centre interuniversitaire de formation permanente (CIFOP). Max Delespesse anime au Centre universitaire de Charleroi (CUNIC), la section Religion et Laïcité. Il décède à l’abbaye de Scoumont, le 13 décembre 2013.
[8] Delespesse M., Tange A. (dir.), Le jaillissement des expériences communautaires, Paris-Fleurus, Ottawa-Novalis, 1970.
[9] Coenen M.-Th. « Pierre Massart & l’aventure Rasquinet. Première partie : fragments d’engagements », dans Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14, mars-juin 2021, mis en ligne le 1er juin 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2021/05/04/pierre-massart-laventure-rasquinet-premiere-partie-fragments-dengagements/ ; « Pierre Massart & l’aventure Rasquinet. Deuxième partie : Du Club des rues à l’école de devoirs », dans Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14, mars-juin 2021, mis en ligne le 1er juin 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2021/05/04/pierre-massart-laventure-rasquinet-deuxieme-partie-du-club-des-rues-a-lecole-de-devoirs/
[10] Entretien avec Jacques Simillion, 4 janvier 2021.
[11] Entre autres le cours biblique de Maurice Goossens et les conférences « Vivre et croire » de Ladrière, dont elle a gardé les enregistrements.
[12] Informations données par Jacques Simillion, 4 janvier 2021.
[13] Helbig M., Invitation à participer à la communauté du Béguinage, s.d. (aimablement transmis par Jacques Simillion).
[14] Informations données par Jacques Simillion, 4 janvier 2021.
[15] Coenen M.-Th. (dir.), Les syndicats et les immigrés. Du rejet à l’intégration, Bruxelles, EVO-CARHOP-FEC, 1999, p. 161.
[16] Sur l’action de la Coordination Gaz-Électricité-Eau asbl, voir L’énergie : un accès pour tous, Bruxelles, CARHOP, 2009 (Les carnets du CARHOP).
[17] Témoignage de Rosa Collet, 11 janvier 2021.
[18] Coenen M.-T., « Quand une affiche raconte le point de départ d’un mouvement ! », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 13, décembre 2020, mis en ligne le 18 décembre 2020. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2021/01/2021_RD_13_art2_affiche_raconte_VD.pdf
[19] La rencontre a lieu une fois par mois, à la maison communautaire du numéro 156, rue de la Poste, à Schaerbeek Sur le mouvement des communautés de base à Schaerbeek, voir Bredo J., De Mattia A., Fayt E., Uytdenbroek L., Van Eeckhout A, Van Genechten L., Aventures fraternelles ou chronique de la vie des quartiers dans les années 70-80 à Schaerbeek, Schaerbeek, octobre 2016. Le Relais se réunit encore actuellement à Poverello à Bruxelles.
[20] Coenen M.-Th. « Pierre Massart & l’aventure Rasquinet. Première partie : fragments d’engagements », dans Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14, mars-juin 2021, mis en ligne le 1er juin 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2021/05/04/pierre-massart-laventure-rasquinet-premiere-partie-fragments-dengagements/ ; « Pierre Massart & l’aventure Rasquinet. Deuxième partie : Du Club des rues à l’école de devoirs », dans Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14, mars-juin 2021, mis en ligne le 1er juin 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2021/05/04/pierre-massart-laventure-rasquinet-deuxieme-partie-du-club-des-rues-a-lecole-de-devoirs/
[21] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 105, Collet Pierre, rapport de stage à l’école de devoirs de la Maison de quartier des quais, février 1977.
[22] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 92, communiqué de presse du 13 septembre 1974.
[23] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 93.
[24] Claire Segers est artiste et William Roelants est, dans sa vie professionnelle, animateur et formateur à l’Aide aux enfants des prisonniers (AEP- aujourd’hui Vacances vivantes). Cette organisation spécialisée en séjours de vacances pour les enfants et les jeunes délivre aussi la formation pour l’obtention du certificat de moniteur et monitrice de plaine de jeux et d’animateur et de responsable des organisations de jeunesse. (Information donnée par Jos Palange, novembre 2020).
[25] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 97, GABS, invitation à l’attention des parents, 5 mars 1975.
[26] Voir Coenen M.-Th., RousseL L., L’université ouvrière en milieu immigré : l’arme de la culture. L’expérience du CASI-UO de 1970 à 1980 », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 5-6 : Les universités ouvrières, un enjeu contemporain, mars-juin 2018, mis en ligne le 3 avril 2018. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2018/03/20180330_CASI_UO.pdf
[27] Mohamed Ben Idriss, Ali Taïb, M. Ahmed, El Jgari Idriss, Mohamed El Mimouni. CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 91, GABS, réunion de l’école de devoirs, 4 octobre 1975.
[28] El Chaibi H., Expérience réalisée dans le cadre d’une école de devoirs d’un groupe d’action de quartier populaire à Bruxelles, Mémoire assistant social, Bruxelles, École ouvrière supérieure, 1976.
[29] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 105, Collet Pierre, rapport de stage à l’école de devoirs de la Maison de quartier des quais, février 1977.
[30] Entretiens de Rosa Collet avec Marie-Thérèse Coenen.
[31] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 97, lettre de la direction de l’école primaire 12/20, rue du Canal, n° 55-57, à l’échevin de l’Instruction publique de la ville de Bruxelles, 17 décembre 1975.
[32] Le bâtiment appartient à la Maison mère Marie Immaculée à Anvers. Cet ordre religieux gère un réseau de crèches. Celle, située au n° 34 rue du Béguinage, accueille soixante enfants.
[33] CARHOP, fonds Rosa Collet, GABS, rapport de la réunion du 3 octobre 1978, p. 3.
[34] Ce sont Rosa, Rose-Marie, animatrice des ateliers créatifs, Françoise, chimiste, Chantal, animatrice du patro pour filles, Pierre Collet, stagiaire, et William, éducateur et chef de stage. CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 97, note « L’école de devoirs », Bruxelles, le 28 février 1977, p. 4.
[35] Demarque A., Société – École -École de devoirs, Mémoire FOPES UCL, Louvain-la-Neuve, 1979 (CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 97).
[36] Ces rapports sont conservés dans différents dossiers au CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 42, 49, 97.
[37] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 97, note « L’école de devoirs », Bruxelles, 28 février 1977.
[38] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 97, note « L’école de devoirs », Bruxelles, 28 février 1977.
[39] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 42, note sur l’historique de l’école de devoirs, (1980).
[40] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 42, note sur l’historique de l’école de devoirs, (1980).
[41] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 42, note historique de la Maison de quartier des Quais, École de devoirs, rue du Béguinage, 1980, 4 pages, p. 4.
[42] Émission « De face et de Profil », RTBF, avril 1976. CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 57, lettre à Monsieur Andrianne, inspecteur, 8 avril 1976.
[43] Émission « De face et de Profil », RTBF, avril 1976. CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 57, lettre à Monsieur Andrianne, inspecteur, 8 avril 1976.
[44] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 57, lettre de L. Andrianne, inspecteur, à Rosa Collet, 1er juin 1976.
[45] Cet article est publié dans le cadre d’une série d’articles sur l’enseignement « L’hécatombe scolaire », La Libre Belgique, 14 février)18 février 1977, signés DIRO. C’est le pseudonyme de Pierre Gauthy. CARHOP, fonds Rosa Collet, n°57, échange de correspondance à partir de l’article « Les écoliers intoxiqués ou le travail de sape d’Hypothèse d’école », La Libre Belgique, 7 septembre 1977, p. 1 et 3.
[46]« Les écoliers intoxiqués ou le travail de sape d’Hypothèse d’école », La Libre Belgique, 7 septembre 1977, p. 3.
[47] Les écoliers intoxiqués ou le travail de sape d’Hypothèse d’école », La Libre Belgique, 7 septembre 1977, p. 3.
[48] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 57, échange de correspondance.
[49] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 92, GABS, rapport de la réunion générale du 30 juin 1975 en préparation de l’action Vacances-enfants, août 1975.
[50] C’est la démarche proposée dans la brochure publiée en français par Hypothèse d’école, Magliana rouge, Bruxelles, Hypothèse d’école, avril 1975, 43 p. Voir Coenen M.-T., « Quand une affiche raconte le point de départ d’un mouvement ! », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 13, décembre 2020, mis en ligne le 18 décembre 2020. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2021/01/2021_RD_13_art2_affiche_raconte_VD.pdf
[51] Ils participent ainsi à un nouveau mouvement d’enfants en clubs, le MEC qui existe au niveau national et international. Rosa Collet en suit les activités.
[52] Maggy Rayet est journaliste scientifique à la RTB et produit l’émission « Radio Pirate » à partir 1977. « C’est une émission qui entendait donner la parole aux enfants, rester accessible aux adultes et rendre compte de la production culturelle enfantine. L’accent était mis sur des albums et des romans que des comédien.ne.s lisaient “en feuilleton”. L’émission était réalisée avec les enfants des écoles primaires à Bruxelles, le plus souvent à Schaerbeek et à Molenbeek qu’à Uccle ou Woluwé, parfois en Wallonie. Nous invitions en direct les enfants dans le studio. […] Je pense peut-être que les enfants sont une catégorie de personnes qui n’ont pas beaucoup de droits, pas vraiment le droit à la parole par exemple, ce qui est écrit pour les enfants a moins de valeur, je pense que je suis attirée par la marginalité ». « Portrait de Maggy Rayet », Le petit Cyrano, l’actualité des spectacles jeunes publics, n° 128, avril-mai 2011, p. 8.
[53] Raconte, on t’écoute, Bulletin de liaison du Comité francophone de l’Année internationale de l’enfant réalisé avec le soutien de la Fondation Roi Baudouin, 1979, p. 4.
[54] N’étant pas une asbl, l’école de devoirs dépend pour ses subventionnements de l’ASBL MQQ.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
COENEN M.-Th., « L’école de devoirs du Béguinage, une aventure qui commence sur le pas d’une porte… », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14 : Les écoles de devoirs (partie II) : Des expériences militantes, mars-juin 2021, mis en ligne le 1er juin 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/