Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)
Pierre Massart est décédé le 20 janvier 2016 au Mont de la Salle à Ciney. Pour rendre hommage à cet homme d’action et de conviction, la revue Dynamiques. Histoire sociale en revue met l’accent sur les écoles de devoirs, dont il a été un pionnier au début des années 1970, mais ce n’est là qu’un aspect de ses nombreux engagements. Tout d’abord, Pierre Massart est Frère et a une vocation très précoce. Il a 37 ans et une expérience de vie derrière lui quand il s’installe à Schaerbeek. Commence, pour lui, l’aventure de Rasquinet et de l’APAJ (Association pédagogique d’accueil aux jeunes).
Dans le cadre de ce dossier, nous évoquerons le fondateur de Rasquinet, d’abord club des rues, ensuite centre d’expression et de créativité et école de devoirs pour les enfants immigrés du quartier Josaphat à Schaerbeek, en région bruxelloise. Nous laissons de côté, les autres initiatives, centre de formation, associations, groupes de réflexion, communauté de base, mandats institutionnels, engagements religieux et politiques etc. auxquelles son nom est attaché. Ce sera l’objet d’une notice biographique dans le Dictionnaire du mouvement ouvrier en Belgique, dictionnaire en ligne accessible à tous et toutes [1].
Contrairement à Rosa Collet[2], Pierre Massart n’a pas laissé d’archives. Ses déménagements et les tribulations de l’homme, malade à la fin de sa vie, l’ont progressivement dépouillé de ses biens matériels, mais il laisse derrière lui un héritage impressionnant : une association RASQUINET pour les enfants de l’école primaire ; une école de formation professionnelle, l’Association pédagogique d’accueil aux jeunes immigrés (APAJI) pour les adolescents en décrochage scolaire. À côté de cela, il multiplie les collaborations dans des champs différents : l’éducation permanente avec les Équipes populaires, l’action politique avec des initiatives citoyennes comme Chrétiens pour le socialisme[3], Démocratie schaerbeekoise, pour n’en citer que quelques-unes. Notons également sa présence active dans des groupes de partage des évangiles ou de prières, entre laïcs et religieux, mais aussi interreligieux, autant d’investissements dont il a fait une recension précise.
Dans le quartier Josaphat où il vivait, il y a désormais un parc Rasquinet, mais qui pourrait bien porter le nom de « Jardin Massart », tant Pierre a persévéré dans ce combat pour obtenir que cet espace de quarante ares en intérieur d’îlot, reste un petit poumon de verdure ouvert aux habitant.e.s et aux enfants en particulier. Aujourd’hui, on y trouve une plaine de jeux, des bancs, un restaurant (Bouillon de cultureS), la consultation ONE, une maison des éducateurs de rue (il a initié la fonction) et d’autres projets urbains.
Notre intention était de nous concentrer sur son action pédagogique en milieu immigré. Avec la découverte de ses nombreux articles, une nouvelle figure s’est imposée : Pierre Massart est Frère des Écoles chrétiennes, et cet engagement religieux est la trame sur laquelle se tissent tous ses engagements sociaux et politiques. Dans le message qu’il rédige à l’attention de ses ami.e.s, et à lire lors de ses funérailles, il écrit : « Ma vocation : mystère et miracle. Mystère : révélation lors de ma communion solennelle à Courtrai. Miracle : j’ai persévéré dans cette vocation […]. J’ai réussi malgré tout et je meurs FRÈRE ! »[4]
Pierre Massart maintient en permanence le lien avec sa congrégation et publie régulièrement dans le bulletin de liaison des frères du district de Belgique-Sud En Équipe[5], des articles où il informe de l’avancement de ses projets et partage ses réflexions sur son engagement de Frère dans la cité.
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Les Frères des Écoles chrétiennes Jean-Baptiste de La Salle lance la congrégation des Frères des Écoles chrétiennes, en France, à la fin du 17e siècle et début du 18e siècle. Elle se spécialise dans l’instruction des enfants pauvres et dans la formation pédagogique des maîtres. Les Frères sont des laïcs, vivant en communauté, qui font vœux de chasteté, d’obéissance et de pauvreté et se consacrent entièrement à l’éducation chrétienne des classes défavorisées. En Belgique, la première communauté s’installe à Anvers, en 1791, mais rapidement l’ordre essaime. En 1841, l’Institut Saint-Berthuin s’ouvre à Malonne. C’est la première école normale primaire en Belgique en charge de la formation des tout premiers instituteurs. En 1888, s’ajouteront une école normale moyenne, formatrice des futurs régents, une section préparatoire à l’École royale militaire et une école primaire d’application. Les Frères des Écoles chrétiennes sont des pionniers en pédagogie et sont connus comme rédacteurs de manuels, concepteurs de méthodes d’apprentissage et d’expériences pédagogiques. Aujourd’hui, la maison mère pour la Belgique-District SUD se situe au Mont de La Salle à Ciney. L’ordre gère toujours un nombre important d’écoles primaires, secondaires ainsi que des écoles normales (Saint-Thomas à Bruxelles, par exemple) et des écoles techniques supérieures (Saint-Luc à Tournai, Bruxelles et Liège). |
Frère Maubert-Pierre : une vocation précoce
Pierre Raoul Marie Massart est né à Florennes (province de Namur) le 16 juillet 1933[6]. Il se découvre une vocation à l’occasion de sa communion solennelle à la paroisse Sint-Anna, à Courtrai (province de Flandre occidentale), où il vit avec ses trois sœurs, chez ses grands-parents. C’est par une connaissance de sa famille, le frère Maurice-Auguste, directeur du Petit-Noviciat de Louvain, qu’il entre au Petit-Noviciat de Ciney en septembre 1946, comme élève gratuit. Il y fréquente l’école moyenne (équivalent du niveau secondaire actuel). Il poursuit des études jusqu’en 1954, année où il décroche son diplôme d’instituteur à l’École normale moyenne de Saint-Thomas à Bruxelles. Après son service militaire réalisé entre août 1954 et janvier 1956 à Casteau dans le Hainaut, il entame une carrière d’instituteur à l’École primaire Saint-Joseph à Mons de 1957 à 1960. Suivent des expériences professionnelles, – comme professeur et éducateur, à Carlsbourg et à Malonne –, entrecoupées de périodes d’études et cela jusqu’en 1970.
En parallèle, Pierre Massart suit le parcours normal d’une formation de religieux. En 1951, il prend l’habit de Frère des Écoles chrétiennes et commence le Grand Noviciat à Ciney. Son service militaire marque la fin de son statut de novice. Il prononce ses premiers vœux en 1957 et s’appelle désormais Frère Maubert-Pierre. Il suit son scolasticat[7] à Louvain avec une formation en sciences religieuses, suivie de l’agrégation pour l’enseignement secondaire, qu’il achève en 1962. Le 28 juillet 1963, il prononce ses vœux définitifs. À Malonne où il enseigne, il complète sa formation par un régendat littéraire (1968). Dans la continuité de ses études en sciences religieuses, Pierre s’intéresse à la pédagogie et participe au Centre de recherches catéchétiques et liturgiques (CRCL), qui rassemble des laïcs et des frères enseignant le catéchisme aux enfants. Il est le secrétaire du bulletin de liaison : L’Élan, Info-CRL[8]. S’inscrivant dans la grande tradition lasallienne de réalisation des manuels d’enseignement de la religion adaptés aux enfants, il est coauteur d’un catéchisme pour enseignement primaire Vivre la Bonne Nouvelle. Activités pour le cours de liturgie-sacrements[9]. L’approche vise à dépasser le cadre de l’enseignement religieux en milieu scolaire pour proposer une action pastorale dans les milieux de vie des enfants.
Les Fraternités de Champagne – Les Fraternités Moniteurs en Champagne
Pour expliquer le pourquoi et le comment de l’asbl Rasquinet et de l’APAJI, Pierre Massart évoque souvent des expériences de « camps missions » qu’il organise entre 1962 et 1972, avec les Fraternités de Champagne d’abord, et ensuite dans la banlieue parisienne, avec le mouvement ATD Quart Monde du Père Joseph Wrezinski.
Pendant les périodes de vacances, les Frères enseignants s’engagent dans l’animation de camps pour les jeunes. À partir de 1962 et jusqu’en 1969, Pierre Massart organise avec un collègue, un camp-mission avec les étudiants de Malonne en Champagne, où pendant trois semaines, ils vivent une « Fraternité de moniteurs » à Chatillon-sur-Marne : « Notre action consistait à aller deux par deux dans les villages pour y faire jouer les enfants »[10]. Leur dernier « MACH 69 » (Moniteurs à Châtillon 69), comme ils ont pris l’habitude de nommer leur séjour, se déroule en juillet 1969, mais le groupe souhaite prolonger cette expérience avec le mouvement ATD Quart Monde qui accepte la proposition. Pendant l’été 1971, ils se rendent dans le bidonville portugais de Villeneuve-le-Roi (département du Val-de-Marne). Ils sont logés à quelques kilomètres de là à Athis-Mons (département de l’Essonne) dans un foyer de jeunes travailleurs accueillant surtout des zonards ou d’anciens détenus. En 1972, ils renouvellent l’expérience, à Créteil (département du Val-de-Marne), avec un camp-chantier dans une cité de transit pour aider à la remise en état des locaux vandalisés par leurs utilisateurs, et là, des jeunes de la Messe des Jeunes l’Olivier se joignent au groupe de Malonne. Si les « Fraternités » s’achèvent, Pierre poursuit la dynamique avec la création du club de rue au quartier Josaphat de Schaerbeek et par la grande aventure de Rasquinet[11] où il mobilise les méthodes d’animation active (terrain d’aventures) et les pratiques socioculturelles d’ATD comme les bibliothèques de rue[12].
L’après-Vatican II[13] est une période de grand changement dans l’Église catholique : abandon des signes visibles religieux comme la soutane, nouvelles expériences communautaires de frères impliqués dans la société ou partageant le quotidien de personnes fragilisées ou handicapées. 1970 est un tournant important dans la vie de Pierre Massart. Il quitte Malonne et la communauté des Frères vivant dans une institution scolaire pour fonder une fraternité lasallienne, avec trois autres Frères, à Schaerbeek.
Dans son ultime message, Pierre témoigne de ce nouveau projet de vie : « En venant à Bruxelles, j’imaginais trois projets : – vivre une communauté en milieu “ouvert” sur un quartier, milieu populaire, hors des murs d’un “couvent” ; – m’occuper à un travail d’éducation pour les enfants défavorisés en collaboration avec le monde “civil” […] – être initiateur d’une communauté alternative à la vie religieuse. But que je n’ai pas pu atteindre, mais des centaines m’ont rejoint dans mes activités de l’APAJ et surtout de RASQUINET, animation de plaine, d’abord, Terrain d’aventure, puis École de devoirs » [14].
Schaerbeek, terre d’accueil !
En août 1970, Pierre Massart s’installe au numéro 36 de la rue Eugène Smits, dans le quartier Dailly à Schaerbeek, où il forme la fraternité Lassalia avec les frères Philippe Stienlet[15], qui était son collègue à Malonne, Richard Joye[16]et Henri Steenwinckel.
Dès 1972, Pierre Massart exprime son désir de vivre au plus près du milieu immigré. Alfred de Baets, fondateur de la messe des jeunes à la rue l’Olivier, et Jean-Pierre Dupont, coresponsables de la paroisse Sainte-Marie, lui proposent de les rejoindre au presbytère de l’église Sainte-Marie, au numéro 26, rue Seutin, ce qu’il accepte. Ses options sont validées par ses supérieurs et il leur en est reconnaissant. En 1973, il écrit :
« Je profite de l’occasion de vous remercier de votre aimable visite à l’Olivier, le soir de la fête à l’École Saint-Joseph. Je suis vraiment heureux et touché de votre délicate attention comme de la chance que vous me donnez de vivre Frère à l’Olivier »[17].
Aux autres frères, pour s’excuser de son absence à la récollection du 11 novembre 1973, il écrit :
« Jamais, je me suis senti autant disciple de Saint-Jean-Baptiste de la Salle qu’actuellement tant auprès des enfants immigrés comme professeur de français et animateur de loisirs qu’auprès des jeunes de la MDJ (Messe des jeunes) comme éducateur de la Foi »[18].
En 1974, Pierre Massart déménage au numéro 68, rue de Robiano, au cœur de ce qu’une certaine presse appelle « la petite Turquie ». Pour mieux communiquer avec la communauté turque, il apprend la langue et se rendra à Emirdağ à plusieurs reprises pour les rencontrer dans leurs villages d’origine et comprendre leurs racines, leur culture et la vie là-bas[19]. En 1996, il écrit à l’attention du mouvement français auquel il appartient : Frères en milieu ouvrier (FMO) :
« Dans les années 1980, j’ai fréquenté énormément les cafés turcs et fait plusieurs voyages en Turquie. Tout cela a favorisé mon insertion dans leur communauté. J’ai donc de ce milieu au sein duquel j’ai choisi de vivre, une conscience privilégiée »[20].
Pierre déménagera encore plusieurs fois, toujours à Schaerbeek, cette commune « qu’il aime tant ». En 1988, il habite rue Josaphat, au numéro 158, un appartement dans une maison où le propriétaire turc vit avec sa famille. En 2005, il s’installe au numéro, 46 rue Albert de Latour, avant d’entrer en maison de repos, à la Résidence Bel-Air. Gravement malade, il demande son transfert à l’infirmerie de la maison mère des Frères des Écoles chrétiennes à Ciney où il décède.
En 1977, sur le plan de son engagement religieux, Pierre amorce un nouveau tournant quand il annonce à ses confrères qu’il est admis au sein de l’équipe des Frères en monde ouvrier de Paris (FMO). Il écrit à son supérieur :
« Je retrouverais cette quinzaine de Frères, deux fois par trimestre, pour partager leurs réflexions, participer à leurs actions et adhérer à leurs options… C’est le milieu lasallien que je souhaitais et qui me manquait tellement. C’est aussi sans aucun doute un nouveau tournant de ma vie religieuse… Je m’engage sur cette route comme prolongement et approfondissement de tous mes engagements antérieurs avec autant de foi et d’enthousiasme »[21].
Ce lien avec les Frères en monde ouvrier, est pour lui, une manière de rester Frère au plus près du « Monde des Pauvres », sur les voies tracées par Jean-Baptiste de La Salle. Il répétera cette intention à de multiples reprises.
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Frères en monde ouvrier (FMO – France) Ce mouvement de prêtres et de religieux remonte à l’entre-deux-guerres. Proche de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) française, il déploie une dynamique pastorale dans les faubourgs ouvriers en France. Après la Seconde Guerre mondiale, une génération de religieux s’engage dans des projets de vie, dans les quartiers populaires, privilégiant une pastorale des milieux et non plus scolaires. Ils privilégient la méthode de l’Action catholique, sa pédagogie « Voir-Juger-Agir » et ses partages des faits de vie. Ils agissent en parallèle ou hors de l’école. Ils partagent, avec le milieu, les mêmes conditions de vie – en appartement, dans les cités – et de travail – en usine, en intérim – s’associant parfois à l’engagement politique et syndical dans la vie des quartiers ou des entreprises. Des Frères s’engagent ainsi dans une vie de salarié ouvrier. D’autres vont choisir d’enseigner dans l’enseignement public ou au service des gens du voyage, de prendre en main des classes plus difficiles ou associer à leurs activités scolaires du rattrapage, du soutien, de l’alphabétisation, de l’animation associative. Les Frères, parfois isolés, se rassemblent en groupes et se structurent progressivement dès 1952, à l’échelle de la France, mais s’ouvrent aussi au reste du monde. FMO organise des sessions de rencontres nationales auxquelles Pierre Massart participe régulièrement. |
1970 : une carrière de « Maître d’adaptation à la langue d’enseignement »
Quand Pierre arrive à Bruxelles, il a 37 ans, une solide formation et une expérience professionnelle. Il est accueilli par le curé de la paroisse du Béguinage qui lui conseille, vu son projet de vie, de rencontrer l’abbé Joseph Swinnen, curé de la paroisse Saint-Roch, située au cœur du quartier Nord : « un des seuls curés », dit Pierre Massart, « qui s’intéresse aux populations immigrées »[22]. Ce dernier lui propose d’accepter le poste de « Maître spécial d’adaptation à la langue de l’enseignement » dans les écoles primaires de la ville de Bruxelles, de Schaerbeek et de Molenbeek. Pierre enseigne la langue française aux enfants des familles immigrées turques et marocaines, arrivés en nombre à Bruxelles entre 1965 et 1970 et qui ne maîtrisent pas suffisamment la langue pour suivre une scolarité normale.
La création de ce poste dans certaines écoles primaires à forte fréquentation d’enfants immigrés est, à l’époque, la seule mesure prise par les autorités publiques pour rencontrer les difficultés d’adaptation de ces enfants à l’école. Ils suivent par petits groupes, trois à six heures de cours de français, pendant l’horaire de la classe. Pour le « Maître d’adaptation », rien n’est garanti. La décision d’ouvrir des heures de cours est prise chaque année en fonction du nombre d’enfants concernés, de la durée de séjour des parents sur le sol belge et de règles administratives précisées dans une circulaire ministérielle, mais qui sont loin de répondre aux nécessités du terrain. Cela dépend aussi de la bonne volonté de la direction et des pouvoirs organisateurs de mobiliser ce dispositif, qui dérange quelque peu l’organisation générale de l’école. De plus, avoir un horaire complet d’instituteur nécessite de cumuler plusieurs écoles. La première année, Pierre se voit attribuer des écoles primaires de la ville de Bruxelles et une à Molenbeek. En 1971, il saisit l’opportunité de se centrer sur Schaerbeek : l’École Saint-Joseph, rue l’Olivier, l’Institut Saint-Augustin, 23 rue de la Ruche, l’École paroissiale Sainte-Marie, rue Philomène, et l’Institut Sainte-Agnès, rue Louis Hap 143, à Etterbeek. Ce métier, qu’il exercera jusqu’à sa retraite en 1998, lui permet aussi de développer des méthodes d’apprentissage adaptées aux enfants à partir des langues parlées comme la gestuelle, les relations entre les mots, les sons avec la langue d’origine, etc., méthodes dont il fera bénéficier les animateurs et animatrices des écoles de devoirs.
À Bruxelles, Pierre participe à un réseau militant au niveau pédagogique. Il adhère à l’Association des enseignants en milieu d’immigrés (AEMI) et à Hypothèse d’école. Il devient, avec quelques autres, la cheville ouvrière du Comité de liaison des écoles alternatives en quartier populaire[23]. Il y trouve un milieu pédagogique inspirant et un lieu de débats avec « une ouverture vers une optique large et progressiste en matière d’enseignement »[24]. Il met ses compétences de « Maître de français » à la disposition du collectif. Il dresse, par exemple, la liste des manuels utilisables par les animateurs, propose des exercices de compréhension de la langue qui articulent le savoir des enfants avec l’apprentissage de la langue de l’école, participe à l’élaboration du manuel d’apprentissage du français associant couleurs, images, gestes et lettres pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture en lien avec la réalité quotidienne des enfants[25].
1970, la messe des jeunes de l’Olivier
En 1965, Alfred de Baets, Paul Lanneau, Jean-Pierre Dupont sont nommés coresponsables de la paroisse Sainte-Marie à Schaerbeek. En novembre 1967, Alfred de Baets lance une messe des jeunes, d’abord rue des Palais, avant d’occuper la grande salle de l’École primaire Saint-Joseph, rue l’Olivier[26], connue désormais sous le nom de Messe des jeunes l’Olivier (MdJ). Chaque dimanche matin, 300 à 400 jeunes, venus de tout Bruxelles, y participent. Ils cherchent d’autres expressions de leur foi et s’impliquent dans sa préparation. Rythmée par les lectures, les prières, les témoignages de vie et les chants accompagnés de guitare ou autres instruments, la célébration s’achève par un apéritif de convivialité. Des groupes d’amitié se forment. Pierre Massart participe à ces célébrations dont il connaissait l’existence suite à une session liturgique sur les « messes de jeunes »[27]. Il écrit à son supérieur :
« Elle se déroule selon un rythme particulier qu’il est difficile de décrire, mais qu’il faut vivre. Les caractéristiques de cette célébration sont les chants rythmés et l’ambiance, la spontanéité et la créativité et une très grande liberté d’expression […] On s’inspire très fort depuis deux mois des réunions de prière du groupe des pentecôtistes catholiques de Louvain c.-à-d. ce renouveau charismatique encouragé par le Cardinal Suenens qui a confié à Alfred de Baets, de suivre particulièrement le mouvement »[28].
La Messe des jeunes l’Olivier, c’est aussi un bouillonnement d’initiatives : une récollection à Taizé (France), une rencontre de prière à l’abbaye de Maredsous, des séjours-chantier, une équipe d’accueil deux fois par semaine, une équipe de prière le jeudi soir, une équipe en charge de l’animation socioculturelle de quartier pour enfants immigrés et un club de jeunes travailleurs d’un home et des jeunes désœuvrés qui n’ont comme seul loisir que la fréquentation des cafés (Club des jeunes FOGS)[29].
Pierre écrit à son supérieur : « Comment je me situe à l’Olivier ? Comme un proche collaborateur de l’abbé de Baets, comme animateur chargé de toutes les activités par rapport aux enfants immigrés et aux jeunes travailleurs (le FOGS) » [30].
En 1973, l’option prise du renouveau charismatique[31] marque une rupture entre ceux qui suivent cette voie et d’autres qui optent pour une action sociopolitique, et créent Le Galop, Groupe d’action l’Olivier politique. Les évènements d’avril 1974, avec la grève de la faim des étrangers clandestins et l’occupation dans l’église Saints-Jean-et-Nicolas à Schaerbeek, dont Jean-Pierre Dupont est désormais le curé, provoquent une prise de conscience et une volonté d’agir contre les injustices et les discriminations quant à la situation des immigrés. Le Galop élabore une plate-forme politique à laquelle beaucoup adhèrent[32].
Jeanne Verstraeten fréquente la Messe des jeunes l’Olivier. Après un séjour en Afrique, elle suit une formation à Lumen Vitae et effectue un stage à la MDJ. Cette religieuse hospitalière du Sacré Cœur vit rue Lefranc à Schaerbeek avec une consœur, Hedwige Goethals, qui participe à la communauté de l’Allée de la poste. Jeanne travaille à la Clinique Saint Étienne, rue du Méridien. Outre son investissement à Rasquinet, elle sera membre des Équipes populaires de Josaphat et de plusieurs associations créées par Pierre Massart, pour répondre à des besoins locaux (l’asbl ANAWIN-ALI, par exemple, pour la rénovation de logements pour familles immigrées). Évoquant ses souvenirs, elle se rappelle que les enfants, intrigués, passaient la porte de la salle où se déroulait la MDJ :
« Nous étions obligés de les repousser à la rue avec une certaine détermination vu leur persévérance ! Un jour, pendant la célébration, un homme que je ne connaissais pas a pris la parole pour nous interpeller : pourquoi rejeter ces enfants brusquement ? N’y a-t-il pas une autre solution ? Moi j’ai un projet : les accueillir, s’occuper d’eux d’une façon plus “positive” ! À la sortie de la messe, j’ai été trouver ce monsieur en lui disant que j’étais prête à l’aider dans son projet. Il s’appelait Pierre Massart. C’est ainsi qu’a commencé une collaboration de plus de quarante années. Plus tard, Renée Ponette s’est jointe à nous. Au début, nous lisions des histoires avec les enfants sur les pas des portes, une méthode utilisée par le mouvement ATD Quart Monde. Il y avait dans la rue Josaphat une usine délabrée que nous avons pu occuper un moment. J’entends encore les cris des enfants dans ce grand hall d’usine »[33].
L’aventure Rasquinet commence comme club de rue et bibliothèque de rue (1972), centre d’expression et de créativité (1973) et d’école de devoirs (1974). Voir Pierre Massart & l’aventure Rasquinet. Deuxième partie : Du club des rues à l’école de devoirs
Notes
[1] CARHOP, dossier Pierre Massart, lettre de P. Massart à Jean-Louis Volvert, 28 mai 2010. Pierre Massart a fait un relevé de ses engagements, mis à jour en juin 2010. Ces documents ont été mis à notre disposition par André et Rita Degand-Dooms, exécuteurs testamentaires de Pierre Massart. Ils sont déposés au CARHOP. Une notice biographique de Pierre Massart sera publiée dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier en Belgique sur le site du Maitron.fr : https://maitron.fr/spip.php?mot2333.
[2] COENEN M.-Th., « L’école de devoirs du Béguinage, une aventure qui commence sur le pas d’une porte… », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14, mars-juin 2021, mis en ligne le 1er juin 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2021/05/04/lecole-de-devoirs-du-beguinage-une-aventure-qui-commence-sur-le-pas-dune-porte/.
[3] Chrétiens pour le socialisme est un mouvement politique, né en Amérique Latine, qui opte pour la théologie de la libération, le développement du Tiers-monde par la coopération, la défense de l’environnement avec une lecture transversale de la société basée sur la lutte des classes. En 1972, à Santiago, se tient la première rencontre latino-américaine des Chrétiens pour le socialisme, qui sera suivie en 1975 d’une rencontre internationale au Québec. Le mouvement est désormais présent sur les cinq continents. Situés à l’extrême gauche dans la mouvance chrétienne, des groupes existent tant en Flandre qu’à Bruxelles et en Wallonie.
[4] Massart P., « Préparation de sa célébration » dans « Adieu à Pierre Massart », HLM, périodique de l’ASBL Hors-les-murs, n° 143 ; Revue commune du réseau pavés, n° 46, mars 2016, p. 40-41.
[5] En équipe. Bulletin de liaison des Frères du district de Belgique-Sud : la collection est conservée au KADOC à Louvain.
[6] En plus du dossier conservé au CARHOP, nous nous basons sur le dossier personnel de Pierre Massart conservé au KADOC : archieven Frères des Écoles chrétiennes – District Belgique-Sud 1743-2015, dossier n° 2290, ainsi que sur les informations données par Bruno Mellet des Archives lassalliennes de France à Paris.
[7] Le Scolasticat, c’est à la fois la maison et la période de formation universitaire et pédagogique, où les jeunes religieux, après leur noviciat, entreprennent des études de théologie et de philosophie. Pour les Frères de la doctrines Écoles chrétiennes, le scolasticat se déroule dans la cité universitaire de Louvain (Leuven) dans l’ancien couvent des Carmes Jean Placet, appelé communément Collège Placet.
[8] Élan Info-CLR, n° 1er décembre 1962 (encarté dans En équipe, 15 décembre 1962).
[9] Fampré J., Hebette H., Massart P., Verdeur J., avec la collaboration de Ayel Fr. V., Vivre la bonne nouvelle. Activités pour le cours de liturgie/sacrements, Namur-Bruxelles, La Procure, 1966.
[10] Massart P., « Les Fraternités de Champagne », En équipe, septembre 1999, p. 29-30.
[11] Massart P., « Les Fraternités de Champagne », En équipe, septembre 1999, p. 30.
[12] « De l’école à l’école de devoirs, une histoire racontée par Pierre Massart », A feuilleT, feuillet d’information mensuel de la coordination des écoles de devoirs de Bruxelles, n° 154, avril 2010, p. 3-9. Pierre Massart signale la qualité du travail d’édition de ce long entretien qu’il a relu avec beaucoup de soin.
[13] Vatican II est le concile œcuménique qui est ouvert le 11 octobre 1962 par le pape Jean XXIII et se termine le 8 décembre 1965 sous le pontificat de Paul VI.
[14] Massart P., « Préparation de sa célébration » dans, « Adieu à Pierre Massart », HLM, périodique de l’ASBL Hors-les-murs, n° 143 ; Revue commune du réseau pavés, n° 46, mars 2016, p. 41-42.
[15]Le Frère Philippe Stienlet (1923- 2011) mène une action parallèle à celle Pierre Massart, mais sur Saint-Josse-Ten-Noode. Après la fraternité Lassalia, il rejoint la communauté de base initiée par Jean-Pierre Dupont, Cécile Walrave, Hedwige Goethals, André Tihon, au numéro 12 rue de la Poste, avant d’emménager dans les petites maisons de l’impasse Allée de la poste. Avec deux autres Frères, Richard Joye et Henri Steenwinckel, il s’investit dans la maison des jeunes, Le Clou, fondée en 1968 par Jean-Pierre Dupont, où il lance l’école de devoirs, qui aujourd’hui est reprise par Inser’Action. Il initie avec Jean-Pierre Dupont, un centre chrétien de rencontre avec les musulmans, l’asbl El Kalima. En 1997, Philippe Stienlet rejoint le Mont de la Salle à Ciney. En équipe publie régulièrement un rapport de ses activités et ses réflexions sur la réalité sociale, économique et politique des migrants à Bruxelles et le combat pour leurs droits dans lequel il s’investit. De retour à Ciney, il organise des séminaires pour les Frères sur l’importance des écoles de devoirs, comme moyen de lutte contre l’échec scolaire.
« Témoignages de Jean-Pierre Dupont, Cécile Walrave, Hedwige Goethals, André Tihon » dans Aventures fraternelles ou Chronique de la vie des quartiers dans les années 70-80 à Schaerbeek, à l’initiative de J. Bredo, A. De Mattia, E. Fayt, L. Uytdenbroek, A. Van Eeckhout, L. Van Genechten, Bruxelles, octobre 2016, p. 72-82 ainsi que de nombreux articles dans En équipe.
[16] Le Frère Richard Joye (1944-2020) sera animateur au Clou, la maison des jeunes à Saint-Josse. Henri Steenwinckel est membre de l’asbl Le Clou et est en 1975, Frère visiteur de Belgique- District-Sud.
[17] KADOC, archieven Frères des écoles chrétiennes – Belgique-Sud 1743-2015, dossier n° 2290, lettre de Pierre Massart au Frère visiteur, le 4 novembre 1973.
[18]KADOC, archieven Frères des écoles chrétiennes – Belgique-Sud 1743-2015, dossier n° 2290, lettre de Pierre Massart aux Frères réunis à Ciney pour la récollection du 11 novembre, 4 novembre 1973.
[19] Massart P., « Emirdağ (Turquie) : ici & là-bas », En équipe, 15 octobre 1982, p. 9-11.
[20] Massart P., Recueil de témoignages de FMO- non publié, (1996-1997), document communiqué par Bruno Mellet, Archives lassaliennes, Paris.
[21] KADOC, archieven Frères des écoles chrétiennes – District Belgique-Sud 1743-2015, dossier n° 2290, lettre de Pierre Massart à Henri [Steenwinckel], Frère visiteur, 10 octobre 1977.
[22] A feuilleT, n° 154, avril 2010, p. 3.
[23] Coenen M.-Th., « 1976-1985 : une expérience innovante. Le Comité de liaison des écoles alternatives en milieu populaire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 13 : Les écoles de devoirs : regard de l’histoire sur des mobilisations actuelles, décembre 2020, mis en ligne le 7 janvier 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2021/01/2021_RD_13_art3_Comite_VD.pdf
[24] « Un réseau de groupes de quartier à Schaerbeek-Josaphat, Propos de Pierre Massart recueillis par Xavier Godts », Revue nouvelle, n° 9, septembre 1975, p. 203.
[25] CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 47, Massart P., Matériel et manuels scolaires pour l’apprentissage du français aux étrangers, s.l., 1976 ; n° 58, fiches pédagogiques.
[26] Tihon A., « D’un monde à l’autre », dans UYTDENBROEK L et alii., Aventures fraternelles… ou Chronique de la vie des quartiers dans les années 70-80 à Schaerbeek, Schaerbeek, octobre 2016, p. 81.
[27] « Rencontre avec le Frère Pierre Massart », Contact. Bulletin de liaison des Établissements d’enseignement secondaire, n° 112, 3e trimestre 2010, p. 43-44.
[28] KADOC, archieven Frères des écoles chrétiennes – District Belgique-Sud 1743-2015, dossier n° 2290, Massart P., « Rapport d’activités et projets », Bruxelles, 14 juillet 1973.
[29] KADOC, archieven Frères des écoles chrétiennes – District Belgique-Sud 1743-2015, dossier n° 2290, Massart P., « Rapport d’activités et projets », Bruxelles, 14 juillet 1973.
[30] KADOC, archieven Frères des écoles chrétiennes – District Belgique-Sud 1743-2015, dossier n° 2290, Massart P., « Rapport d’activités et projets », Bruxelles, 14 juillet 1973.
[31] Le renouveau charismatique ou renouveau dans l’Esprit plonge ses racines dans le mouvement protestant du Pentecôtisme présent aux États-Unis. Partis du milieu étudiant universitaire catholique en 1967, ces jeunes recherchent dans la pratique collective de lecture, de méditation et de prière, la présence de l’Esprit Saint dans leurs vies. Pour ces jeunes, la perspective de laisser agir le Christ dans leur vie est une renaissance et participe au renouvellement de leur foi. En Belgique, le mouvement charismatique est introduit et soutenu par le Cardinal Léon-Joseph Suenens dès 1967. Il suit de près le développement de ces initiatives et fixe, à partir de 1972, les lignes directrices du mouvement au sein de l’Église catholique. En 1976, il fait un pas de plus et installe le bureau de la coordination du mouvement charismatique, l’International communication Office, à Laeken. Il reste en étroite liaison avec les premiers leaders de ce courant. Ce mouvement reste présent dans l’Église catholique belge. Dolbeau S., « Le renouveau charismatique catholique en Europe francophone », ABHC. Bulletin d’information de l’Association belge d’histoire contemporaine, tome XXXVIII, année 2019, n° 2. [En ligne] URL : https://s3.eu-central-1.amazonaws.com/bvng/article_423_fr.pdf
[32] « Un réseau de groupes de quartier à Schaerbeek-Josaphat. Propos de Pierre Massart recueilli par Xavier Godts », Revue nouvelle, n° 9, septembre 1975, p. 201-205.
[33] Verstraeten J., « L’ASBL Rasquinet, rue Josaphat », dans UYTDENBROEK L et alii., Aventures fraternelles… ou Chronique de la vie des quartiers dans les années 70-80 à Schaerbeek, Schaerbeek, octobre 2016, p. 92-93.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Coenen M.-Th., « Pierre Massart & l’aventure Rasquinet Première partie : fragments d’engagements », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14 : Les écoles de devoirs (partie II). Des expériences militantes, mars-juin 2021, mis en ligne le 1er juin 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/