Adrian Thomas (historien, ULB-Centre d’Histoire et de Sociologie des Gauches)
Durant un siècle, une entreprise a fait la fierté du Pays Noir comme de l’économie nationale. Les Ateliers de constructions électriques de Charleroi ont largement contribué à l’électrification de la Belgique, à la densification de son réseau de transports publics et à l’équipement de sa métallurgie. Son activité n’a cessé de se diversifier, comme l’indique son slogan (« du moulin à café à la centrale nucléaire »), quitte à trop s’éparpiller. La Société générale de Belgique (SGB), son actionnaire majoritaire historique, l’a porté aux nues dès les années 1920 avant de l’entraîner dans sa chute à la fin des années 1980. Retour sur une épopée industrielle au destin tragique.
Les débuts prometteurs de la société de Julien Dulait (1881-1904)
Les racines des ACEC sont intimement liées à la vie de Julien Dulait. Ingénieur comme son père, tous deux expérimentent de nouveaux procédés techniques dans leur petit laboratoire familial de Charleroi. Son extension nécessite son déménagement en 1881 dans des ateliers modernes à Marcinelle, chaussée de Philippeville (l’actuelle rue Cambier Dupret). Grâce à la Compagnie générale d’électricité, Dulait y fonde en 1886 la Société électricité et hydraulique, consacrée à la fabrique d’appareils mécaniques en la matière. Dulait y fait valoir ses inventions, à savoir sa propre dynamo, facile d’usage et bon marché, le pandynamomètre et un régulateur qui porte son nom. Dulait continue à déposer des brevets pour des moteurs, des transformateurs et un dispositif de ventilation hydraulique. La firme érige en 1888 la première centrale électrique belge à Charleroi puis conçoit maints systèmes pionniers d’éclairage urbain et minier.
La société croît rapidement. Dulait se lance dès 1894 dans la construction de tramways et de locomotives. Il innove et perfectionne bien d’autres équipements électromécaniques pour des charbonnages en Belgique et à l’étranger. Une nouvelle usine est installée en 1900 en France (Jeumont). En Russie, il fonde quatre filiales. Ce succès attire l’attention du roi Léopold II qui lui commande de nouvelles installations pour ses domaines royaux. Mais plus encore, par crainte d’une éventuelle absorption par l’allemand AEG, le roi incite l’opulent baron Édouard Empain à apporter assez de capitaux à Dulait, alors très affaibli, pour lui permettre de rester compétitif. C’est ainsi que sa Société anonyme électricité et hydraulique devient en 1904 les ACEC.[1]
La fondation des ACEC sous l’impulsion du baron Empain (1904-1918)
Les ACEC montent de niveau, passant de 715 ouvriers et ouvrières (1904) à 3 000 (1914). En plus de son site de la chaussée de Philippeville, les Ateliers gagnent une nouvelle usine à la Villette. La câblerie ouvre à son tour en 1910. Son parc industriel s’étend sur 103 hectares, au centre même de Charleroi. Sa production s’emballe. En 1908, Dulait laisse sa place d’administrateur délégué à son directeur général, Vital Françoisse, qui rationalise et perfectionne l’entreprise.
La Première Guerre mondiale est désastreuse pour les ACEC. L’allure ralentit, l’étau de la surveillance militaire occupante se resserre. En 1916, l’entreprise est mise sous séquestre, avant d’être pillée de fond en comble par les Allemands. 555 machines-outils ou de câblerie sont transférées outre-Rhin. En 1918, les ACEC se retrouvent sans machines, avec 341 ouvriers. Il faudra l’investissement d’un gros actionnaire pour relancer les Ateliers. Ce sera la SGB qui place alors massivement ses fonds dans les firmes stratégiques du pays.[2]
L’essor des Ateliers sous l’égide de la SGB (1918-1940)
En 1919, la SGB rentre dans le capital des ACEC. Ce puissant trust, qui contrôle jusqu’à un tiers de l’économie belge, leur permet de mettre 5 000 ouvriers et ouvrières au travail en 1920. La reprise de l’Après-guerre lui profite pleinement. Françoisse rééquipe ses Ateliers aux États-Unis et accélère sa taylorisation.[3] Les ACEC absorbent une usine en périphérie bruxelloise, à Ruysbroeck (1 100 ouvriers et ouvrières), entité actuelle de Leeuw-Saint-Pierre. Une nouvelle usine est créée à Marchienne-au-Pont, surnommée « Beaussart » en raison du nom de sa rue. Les ACEC bondissent à 8 300 travailleurs et travailleuses en 1930. Émile Rousseau succède en 1924 à Françoisse, qui part diriger les chemins de fer, avant de céder à son tour les rênes fin 1938 à Georges Devillez.[4]
Les ouvriers et ouvrières des ACEC commencent à se faire entendre. Un petit syndicat émerge vers 1900. Les grèves de 1902 et 1913 sont bien suivies chez Dulait. Une commission paritaire confronte en 1919 Françoisse et Charles Braconnier, éphémère dirigeant syndical socialiste des ACEC. Peu d’ouvriers et d’ouvrières s’y syndiquent malgré la reconnaissance formelle de la liberté syndicale. Beaucoup sont chassé.e.s au moindre écart. C’est le cas de deux communistes, Georges Glineur en 1932 à la suite de la grève des mineurs et Raoul Baligand en 1938 à son retour de guerre d’Espagne comme brigadiste. La tension sociale aux ACEC touche surtout à l’accélération excessive du travail à la chaîne. Pour se garder de la rébellion, la direction déploie un syndicat maison à sa botte, rejeté par ses ouvriers et ouvrières, une caisse patronale d’assurance-chômage, un service préventif d’hygiène-sécurité, une mutualité professionnelle et un petit bihebdomadaire ouvrier.[5]
La collaboration économique et son procès raté (1940-1948)
Quand le pays est envahi le 10 mai 1940, les ACEC déménagent en bloc par train vers le sud de la France, avec 1 500 ouvriers et ouvrières. Hispano Suiza leur prête son usine de Tarbes, mais l’armistice les force à rapatrier. Devillez n’a pas de peine à redémarrer ses ateliers, grâce à ses affinités avec l’allemand Siemens. Les ACEC fournissent le Reich en pièces de sous-marins et d’avions-Stukas. Leur patron adopte une attitude très complaisante, voire proactive, avec l’occupant. En décembre 1940, les ouvriers et ouvrières des Constructions électriques de Belgique (CEB), déjà en cours d’ingestion pour devenir les ACEC-Herstal, font grève pour une hausse salariale. C’est un acte pionnier de la Résistance. Devillez échoue à amadouer leur dirigeant syndical (Louis Neuray), le licencie et aide la Gestapo à l’arrêter. Treize syndicalistes sont ainsi déportés en Allemagne.
Louis Dethiere, délégué principal socialiste aux ACEC, cède également à la collaboration. Mais la Résistance s’y organise. Aux ateliers de Ruysbroeck comme de Charleroi, des actions sont menées pour un meilleur ravitaillement et lors de dates symboliques (1er mai, 21 juillet, 11 novembre). Baligand et un groupe de Partisans armés réalisent un énorme sabotage : en avril 1942, trois puissants alternateurs, destinés à l’extraction d’uranium norvégien, sont dynamités. Une grève paralyse les ACEC en février 1943 contre le Service du travail obligatoire (STO) mais n’empêche pas la déportation d’un millier d’ouvriers de l’entreprise vers l’Allemagne. Les réseaux clandestins, syndicaux et politiques, s’amplifient néanmoins en vue de la Libération.
En septembre 1944, Neuray revient seul des camps de concentration. Avec des Partisans, il arrête le directeur des ACEC-Herstal puis tente de saisir Devillez. Pendant qu’une quarantaine d’inciviques de son usine sont épurés, le patron des ACEC se cache avant d’être très brièvement capturé chez un autre collaborateur. Son procès est retardé à 1947. Son avocat, le futur Premier ministre social-chrétien Jean Duvieusart, arrive à acquitter son client et son directeur herstalien, au détriment d’un lampiste. Ce litige est pourtant le plus important qui ait eu lieu contre la collaboration économique belge.[6]
Les meilleures années des ACEC (1948-1969)
Devillez doit toutefois partager la gestion des ACEC avec Léopold Chainaye. Leur duo dure jusqu’à céder la place dès 1955 à Georges Cauchie. L’entreprise tire nettement avantage de la reprise et va prospérer amplement durant les Trente glorieuses (1945-1973). Le personnel croît jusqu’à 15 700 travailleurs et travailleuses en 1964 (22 000 avec ses filiales) et l’entreprise élargit sa gamme de produits aux appareils électroménagers, radios et télévisions. Sa licence nucléaire, achetée à l’américain Westinghouse, lui permet d’équiper Doel et Tihange. Les ex-Ateliers Carels (1 200 ouvriers et ouvrières) à Gand deviennent en 1961 le quatrième site des ACEC. La firme brille alors de mille feux.
C’est durant cette période que les ACEC évoluent en bastion syndical. L’expérience collective résistante encourage les ouvriers et ouvrières à faire reconnaître leur délégation comme réel contre-pouvoir au sein de l’usine. Incarnée d’abord par Robert Moreau, la tendance syndicale aux ACEC tend à se détacher des socialistes puis à se radicaliser en faveur des communistes au début de la Guerre froide. En 1950, Auguste Wéry, dirigeant de la cellule communiste, est élu à la présidence de la délégation. Le personnel devient dès lors la locomotive du syndicalisme carolorégien, que ce soit durant la Question royale ou au cours d’innombrables actions en faveur de l’amélioration de la condition des travailleurs et travailleuses. La grande grève de 1960-1961 propulse Robert Dussart comme le grand leader du prolétariat non seulement des ACEC, mais de tout le Pays Noir. Sa perspicacité, son charisme et sa capacité à mobiliser rapidement et massivement permettent aux ouvriers et ouvrières de gagner une place centrale dans la vie de l’entreprise, sans parler de nombreux avantages sociaux.[7]
La prédation et le désintérêt de l’américain Westinghouse (1969-1985)
Le rendement des ACEC s’estompe au fil des années 1960. Le personnel tombe à 13 600 emplois (1967). Philips achète une part des ACEC-Herstal (Elphiac). La SGB et Empain invitent Westinghouse à prendre la majorité du capital, malgré la forte mobilisation syndicale en faveur d’une étatisation, sous le statut d’une régie nationale, à l’instar de Renault en France. Pierre Uytdenhoef, qui succède en 1968 à Cauchie, devient l’homme de confiance des Américains. Une fois la câblerie (CDC), la vache à lait du groupe, vendue en 1971 à l’italien CEAT et le département nucléaire, tout aussi lucratif, transféré au sein de sa filiale Wenese, Westinghouse se désintéresse des ACEC et laisse à sa direction locale une grande marge de manœuvre.
Le conflit social s’intensifie par après. Dussart mène avec succès de 1975 à 1977 le premier combat contre la dislocation des ACEC. Élu sénateur communiste, soutenu par sa direction syndicale, Dussart lance en 1979 un grand mouvement pour la réduction du temps de travail. C’est la plus longue grève des ACEC : les ouvriers et ouvrières tiennent bon durant treize semaines pour diminuer leur semaine de 40 à 36 heures. C’est alors une victoire sociale sans commune mesure en Europe. D’autres usines réduisent ensuite leur temps de travail dans le sillon des ACEC.[8]
Le pillage des ACEC par la SGB (1985-1992)
La santé des ACEC décline avec le temps. Malgré de grosses commandes de l’État belge et de pays du tiers-monde, trop peu d’investissements sont dédiés à la modernisation des Ateliers alors que leur plus-value repose sur le sens de l’innovation. Le patronat laisse ses sites devenir vétustes, sans doute pour justifier le morcellement de ses meilleures parties et la braderie des plus faibles. Les départs à la retraite ne sont pas remplacés, réduisant le personnel de 7 700 salarié.e.s (1981) à 5 800 (1985). Uytdenhoef cède sa place en 1982 à Jean-Louis Dalcq, qui ne reste que trois ans avant l’arrivée de Pierre Klees. La SGB, incarnée par Étienne Davignon, signe en 1985 son grand retour aux ACEC, en achetant les parts de Westinghouse. Son idée est de miser sur les télécommunications, en sacrifiant d’autres secteurs traditionnels des Ateliers. Klees attend que Dussart parte enfin à la retraite en 1986 pour lancer une première vague de licenciements collectifs (1 140 emplois), dans un contexte de rationalisation de tout le métal wallon (FN d’Herstal, Forges de Clabecq, Cockerill-Sambre, …).
La stratégie risquée de la SGB échoue rapidement. Le contrat des télécoms s’avère maigre. Désarmés, les ACEC ne peuvent plus assurer d’autres commandes qui, jadis, lui garantissaient à long terme des revenus réguliers, comme des métros, des wagons, du matériel militaire et nucléaire. La SGB jette elle-même le bébé avec l’eau du bain et n’a d’autre choix que de poursuivre les licenciements, en prévision de son éclatement. Les ouvriers et ouvrières sont assommé.e.s et la réaction syndicale est atone, déchirée entre un courant défaitiste (Robert Henaux) et un autre plus radical (Louis Mengoni). Les ACEC sont filialisés en 1988 par la SGB, la Compagnie générale d’électricité et Suez, mariés à l’Union minière, avant de perdre ses initiales en 1992. Ses départements ne cessent de passer d’une main à une autre, en s’amincissant toujours plus.[9]
Que reste-t-il aujourd’hui des « ACEC » ?
Malgré la liquidation des ACEC, son cœur n’arrête pas de battre. Son ancienne usine, située à Marcinelle, est aussi prospère que jadis : Alstom ne cesse de recruter. Spécialisée en matériel ferroviaire et vicinal, l’entreprise est devenue le premier employeur privé de Charleroi depuis la fermeture de Caterpillar (2016), avec 1 350 salarié.e.s (surtout des ingénieurs). L’ancien site de « Beaussart » est repris par Thalès Alenia Space ETCA et produit de l’équipement aérospatial, avec un demi-millier de salarié.e.s. À la Villette, la câblerie est passée dans le giron de Nexans, qui emploie 350 travailleurs et travailleuses. Enfin, deux petites sociétés, NovAcec et Xylowatt, regroupent une septantaine de salarié.e.s, sans compter une série de PME actives dans le zoning. Les anciens ACEC emploient donc toujours environ 2 300 Carolorégiens, ce qui reste un chiffre non négligeable.
Ce qui est bien moins positif, c’est la récente fermeture brutale de General Electric Power (113 emplois). L’ancienne division énergie (ce sont les ex-grosses machines tournantes) a longtemps été le centre de l’activité des ACEC. Vendue par Alstom à General Electric, le géant américain refuse toute reprise et entame en 2022 le démantèlement de l’atelier centenaire, pourtant aussi nécessaire à l’entretien de centrales nucléaires qu’à l’équipement de nouvelles centrales électriques. Quant aux autres sites des ACEC, tous ont fermé. Celui de Ruysbroeck a totalement disparu. Celui de Gand a conservé en partie son identité visuelle lors de sa récente reconversion en centre commercial (Dok Noord) et celui d’Herstal devrait connaître une nouvelle jeunesse au travers d’un projet de quartier vert, d’agriculture et de chauffage urbain, sans parler de sa salle des fêtes La Fabrik. Enfin, Elphiac a été racheté par Inductotherm et a déménagé son vieil atelier (1925) vers les Hauts-Sarts, employant une centaine d’ouvriers et ouvrières.[10]
Au-delà de son poids économique, les ACEC incarnent le souvenir d’une success-story noir-jaune-rouge, au centre de la colonne vertébrale de l’industrie belge, qui s’exportait massivement. Ce passé industriel glorieux éblouit encore les yeux de moult Carolos, comme ceux de Thomas Dermine, secrétaire d’État fédéral à la Relance. La firme aurait pu connaître le destin de Philips. Encore fallait-il s’en donner les moyens et préserver ce joyau dans le trésor national.
Notes
[1] ROOZE-LOOZE J., « Dulait Julien », Biographie nationale, t. 39, Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1976, p. 268-278.
[2] TERLINDEN A., « Un cas d’entreprise : les ACEC pendant la guerre », dans DELAET J.-L., Le Pays de Charleroi, de l’Occupation à la Libération. 1940-1944, Charleroi, CGER, 1994, p. 59-66 ; GEERKENS É., La rationalisation dans l’industrie belge de l’Entre-deux-guerres, Bruxelles, Palais des Académies, 2004, p. 234-235 ; DELAET J.-L., « Vital Françoisse », Dictionnaire des patrons en Belgique, les hommes, les entreprises, les réseaux, Bruxelles, De Boeck, 1996, p. 290-291 ; ROOZE-LOOZE, J. « Dulait Julien » …, p. 276-278.
[3] Le taylorisme est une organisation scientifique du travail fondée sur la répétition de tâches simples.
[4] THOMAS A., Robert Dussart, une histoire ouvrière des ACEC de Charleroi, Bruxelles, Aden, 2021, p. 49-50 ; GEERKENS E., La rationalisation…, p. 238, 798, 965.
[5] THOMAS A., Robert Dussart…, p. 50-52 ; GEERKENS É, La rationalisation…, p. 964-1025 ; BOLLE F., La mise en place du syndicalisme contemporain et des relations sociales nouvelles en Belgique (1910-1937), Bruxelles, ULB, thèse de doctorat en Histoire, inédite, 2013-2014, p.140 et 676 ; NEUVILLE J., « Les commissions paritaires d’industrie en Belgique », Bruxelles, CRISP, 1969 (Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 436-437), p. 27-28.
[6] THOMAS A., Robert Dussart…, p. 60-72 ; TERLINDEN A., « Un cas d’entreprise… »., p. 59-66.
[7] THOMAS A., « Comment les communistes ont précipité la “grève du siècle” », Lava, n° 15, hiver 2020, p. 106-117 ; THOMAS A., « Quarante ans de cellules communistes aux ACEC », Lava, n° 19, hiver 2021, p. 144-155.
[8] THOMAS A., Robert Dussart…, p. 210-213, 266-274, 295-333.
[9] Ibidem, p. 380-407.
[10] THOMAS A., Robert Dussart…, p. 450-454.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
THOMAS A., « Histoire synthétique des ACEC (1886-1992) : du fleuron de l’électromécanique belge au pillage de la Société Générale », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°18 : Militer en entreprise – une réalité polymorphe : l’exemple de ACEC, juin 2022, mis en ligne le 2 juin 2022. www.carhop.be/revuescarhop/.