Amélie Roucloux (historienne au Carhop)
À leurs apogées, les Ateliers de constructions électriques de Charleroi (ACEC) sont une industrie qui possède d’importants sites de production à Charleroi, Herstal, Ruysbroeck et Gand. Ils emploient plus de 10 000 personnes et connaissent une solide implantation syndicale à prépondérance socialiste, ainsi qu’une cellule communiste très active. Pour le personnel employé (appointé.e.s), il y a le Syndicat des employés, techniciens et cadres (SETCa, socialiste) d’une part, et la Centrale nationale des employés (CNE, social-chrétien) d’autre part. Pour le personnel ouvrier (salarié.e.s), il y a la Centrale de l’industrie du métal de Belgique (CMB, socialiste) d’une part, et la Centrale chrétienne des métallurgistes de Belgique (CCMB, social-chrétien) d’autre part.
Fleuron industriel et bastion militant des Trente glorieuses, les années 1970 amorcent une bascule aux ACEC en termes économiques et de rapports de force. En 1973-1974, la conflictualité sociale est à son paroxysme. Que ce soit pour lutter contre la fermeture d’un secteur d’activités (la fonderie à Gand et les ateliers à Ruysbroeck), pour protéger l’emploi (opération « mal adaptés » à l’encontre des employé.e.s de Charleroi et d’Herstal) ou pour réclamer des augmentations salariales (l’ensemble des ouvriers et ouvrières), les quatre sites des ACEC sont en ébullition. Occupations d’usine, grèves, manifestations, le mouvement social prend de l’ampleur et menace de dépasser le cadre des ACEC. En réponse, la direction décide le lock-out, la fermeture, des ACEC, prenant ainsi le risque de mettre la production en difficulté si les travailleurs et travailleuses ne plient pas. Ainsi, aux grèves offensives du front commun syndical répond une stratégie patronale de rupture. Progressivement, les organisations syndicales sont poussées vers une posture défensive. Rétrospectivement, cette action patronale interroge : du point de vue de l’actionnaire, le fleuron industriel était-il toujours suffisamment attractif et était-il toujours prêt à en assumer le bastion militant ?
Pour réaliser cet article, le fonds ACEC, disponible au CARHOP et contenant les papiers de Jean-Luc Meunier, délégué CNE aux ACEC dans les années 1980 – 1990[1], est mobilisé. Il s’étend des années 1950 aux années 2000. C’est la période des années 1970-1990 qui est la plus fournie. Les documents sont variés, contenant autant des tracts syndicaux que patronaux, allant des calculs des primes aux procès-verbaux du Comité d’entreprise. Parallèlement, des archives de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), disponibles aux Archives générales du royaume à Bruxelles (AGR2), sont également mobilisées. Une liasse détaille la tension sociale de 1973-1974, révélant l’intérêt que porte la fédération patronale sur le déroulement de ce conflit et sur son issue. Enfin, des archives audiovisuelles de la Radio-télévision belge (RTB), disponibles sur le site de la Sonuma, mettent en image différents moments des ACEC.
Le lock-out, une stratégie incertaine
Au tournant des années 1970, alors que les grèves offensives portant essentiellement sur des majorations salariales se multiplient[2], le lock-out n’est pas une stratégie envisageable pour le banc patronal. Pourtant, la conflictualité sociale est à son paroxysme en Belgique[3] : des grèves aux ACEC, à la Fabrique nationale (FN) à Herstal et dans les usines Cockerill et Prayon succèdent aux grèves des mineurs du Limbourg, du personnel de Citroën ou de Volkswagen. Côté patronal, une fédération cherche un moyen radical pour casser cette fièvre sociale. Fabrimetal (Fédération des entreprises de l’industrie des fabrications métalliques, Agoria depuis 2000) envisage d’user de la stratégie du lock-out. En fermant totalement ou partiellement leurs entreprises, ces employeurs espèrent bloquer les salaires et contrecarrer les grèves en empêchant les travailleurs et travailleuses de bénéficier des structures de soutien des grévistes. En 1972, elle interroge la Fédération des industries belges (FIB, FEB depuis 1973) sur les opportunités de cette stratégie.
« Un moyen extrême auquel l’employeur pourrait avoir recours » « Certains de nos membres sont actuellement victimes d’une tactique concertée de la part des délégués syndicaux et des travailleurs consistant à entraver la production normale de l’entreprise par des grèves de harcèlement, des grèves tournantes ou des arrêts de travail à des endroits essentiels de l’usine, de manière à rendre impossible la continuation normale du travail, sans pour autant partir en grève totale ou partielle. Devant cet état de choses, l’entreprise ne peut rester sans réaction. Nous aimerions savoir quels sont les moyens légaux que l’entreprise pourrait appliquer en guise de réplique et notamment s’il serait possible de décréter un lock-out et dans quelles conditions. Bien qu’en Belgique le lock-out ne soit jamais pratiqué, nous pensons qu’il peut constituer, au même titre que la grève d’ailleurs dans le chef des travailleurs, un moyen extrême auquel l’employeur pourrait avoir recours. Puis-je vous demander de bien vouloir examiner ce problème et me faire connaître l’opinion de la F.I.B. à ce sujet tant du point de vue juridique que du point de vue de la réaction du monde patronal ? » Sources : AGR2, Fonds de la FEB et du Comité national belge de la Chambre de commerce internationale, 1897-2007, n° 1491, lettre de Fabrimetal à la FIB à propos du lock-out, 24 février 1972, p. 1. |
Dans sa réponse, la FIB n’encourage pas Fabrimetal dans son projet. Elle l’enjoint plutôt de porter le rapport de force sur l’exécution fautive du contrat de travail en raison des arrêts de travail répétés et intermittents. Trop radicale et incertaine, l’union patronale ne se réalise pas en 1972 autour du lock-out « dont nul ne sait les conséquences juridiques qu’en tirerait le tribunal appelé à statuer en la matière. »[4]
Conflictualité sous haute tension : occupations, grèves, lock-out
Le premier choc pétrolier d’octobre 1973 et la crise économique qui s’ensuit change la donne. Côté patronal, l’heure est aux rationalisations. Côté syndical, il existe une base militante et offensive qui ne compte pas se laisser faire. Aux ACEC, la tension sociale monte. Le 7 décembre, à Charleroi, plus de 80 employé.e.s et cadres, considéré.e.s comme mal adapté.e.s, sont invité.e.s à démissionner ou à prendre leur pension. À Herstal, 14 ouvrières passent au nettoyage avec réduction des salaires. À Gand, les travailleurs occupent l’usine pour protester contre la fermeture de la fonderie. Parallèlement, les ouvriers sont en négociation pour l’obtention d’une « prime vie chère »[5]. Le 10 décembre, 92 % du personnel se prononce pour la défense de l’emploi par tous les moyens, y compris la grève. Offensif et défensif, le mouvement social est total aux ACEC. Le 18, la délégation syndicale ACEC-Elphiac, en front commun employé.e.s, remet un préavis de grève pour le 3 janvier 1974.[6] Finalement, une accalmie survient fin décembre : chacune des parties accepte de lever temporairement les mesures prises. Côté patronal, les préavis sont levés et, de leur côté, les organisations syndicales suspendent le préavis de grève et s’engagent à mettre fin à l’occupation du site de Gand. Réticents dans un premier temps, un accord est partiellement accepté et les ouvriers gantois reprennent le travail le lundi 7 janvier 1974.[7]
La mobilisation des travailleurs et des travailleuses des ACEC s’inscrit dans une crise plus profonde. Depuis quelques mois, les syndicats accusent la multinationale américaine Westinghouse, devenue actionnaire principal en février 1970, de vouloir démanteler l’entreprise pour ne se concentrer que sur les activités qui l’intéressent, à savoir l’industrie nucléaire.[8] En 1971 déjà, la division des Câbleries de Charleroi (CDC), pourtant rentable, est détachée des ACEC pour constituer une entité séparée qui reprend à son compte toute l’industrie de câblerie des ACEC. En 1972, le secteur nucléaire est transféré à Westinghouse Electric Nuclear Systems Europe, société créée un an plus tôt. Ainsi, en voulant protéger les emplois, le front commun syndical s’inquiète du devenir de l’un des fleurons industriels belges. De son côté, la direction dément toute volonté de démantèlement.[9]
Dans le but de trouver une solution au conflit ainsi que des opportunités pour le futur des ACEC, des réunions de conciliation sont organisées début 1974 entre le président de Westinghouse Europe, la direction des ACEC, les ministères des Affaires économiques et de l’Emploi, et les organisations syndicales. Après celle de mars, les syndicats considèrent que ces réunions sont un échec car « Westinghouse était décidée à continuer son opération de “rationalisation”. »[10] Pour eux, le géant américain n’investit ni dans l’outil, ni dans l’emploi, se contentant de vendre les secteurs d’activités qui ne l’intéressent pas et de vivre sur les commandes du secteur public belge ainsi que sur sa division nucléaire. Côté syndical, la stratégie redevient offensive.
Côté patronal, le lock-out envisagé par Fabrimetal en 1972 revient sur la table en ce mois de mars 1974. L’objectif est de diviser le mouvement en asphyxiant financièrement une partie des travailleurs et travailleuses. Le 5 mars, la Fédération des entreprises de Belgique (FEB) mène un travail de recherche sur ce qui est d’application dans d’autres pays (Allemagne, Royaume-Uni, France, Italie, etc.).[11] Comme il n’existe pas de loi encadrant spécifiquement le lock out, l’enjeu pour le banc patronal est d’évaluer quelle serait les conséquences judiciaires et sociales de cette stratégie.[12] Puis, la FEB se renseigne auprès de l’Office national de l’emploi (ONEM) pour connaître sa jurisprudence « concernant la décision d’assimiler à des chômeurs involontaires des travailleurs victimes de lock-out ». Celle-ci est claire : si l’employeur respecte la procédure de conciliation, les employé.e.s ne seront pas assimilé.e.s à des « chômeurs involontaires » et ne toucheront donc pas d’allocations de chômage.[13] Pour le banc patronal, il s’agit donc de veiller au respect de cette procédure.
À partir de la fin mars 1974, direction et syndicats se livrent un véritable bras de fer. Les travailleurs et travailleuses avancent sur deux fronts. Il y a, d’une part, le personnel ouvrier (« salariés ») qui réclame des améliorations salariales et, d’autre part, le personnel employé (« appointés ») qui réclame le maintien de son emploi. Le 25 mars, la direction met en application la mise à la pension d’une partie de ses employé.e.s, considéré.e.s comme mal adapté.e.s. Le 26 mars 1974, l’ensemble des travailleurs et travailleuses de Charleroi et Ruysbroeck partent en grève. En réponse, la direction remet un préavis de lock-out à la délégation syndicale des employé.e.s.[14] « Devant les grèves qui se succèdent, nous nous voyons obligés de prendre des mesures conservatoires. Nous vous notifions que si la paix sociale n’est pas revenue chez ACEC le 15 avril 1974, les sièges d’ACEC concernés, ainsi qu’ELPHIAC, seront fermés au personnel employé pour une durée indéterminée. »[15] Le camp patronal cherche à diviser le mouvement social. Ce que le front commun syndical dénonce. La « direction A.C.E.C. – C.D.C. (Câblerie de Charleroi) veut opposer les justes revendications des ouvriers salariés aux préoccupations des employés. La délégation syndicale F.G.T.B. – C.S.C. dénonce ce chantage. La position syndicale reste inchangée, la lutte continue avec les mêmes objectifs, la grève reste effective. »[16] Le dialogue est rompu, mais le mouvement social veut rester mobilisé : « Plus le patron sera dur, plus nous serons durs aussi ! »[17]
« Cela s’est passé très simplement. Le 7 décembre, on m’a appelée. On m’a invitée à prendre ma retraite à 55 ans. C’était un monsieur très correct à qui cela semblait faire de la peine […] de me dire une chose pareille. Il était notre chef depuis 4 jours, il ne me connaissait donc pas… Le 25 mars, j’ai été appelée par mon chef direct qui m’a remis une lettre de pension. Nous avons échangé trois mots… Il paraît que je suis concernée parce que je ne peux rester assise sur une chaise !! » L., 54 ans, employée durant 22 ans aux ACEC CARHOP, Fonds ACEC, n°230, DURY R., « ACEC – Charleroi, les travailleurs aux prises avec les sociétés multinationales », Femme prévoyante… Faire penser… Franc-parler… Faire pression…, 1974, p. 6 |
Dans les faits, la stratégie patronale bouscule et met à mal le mouvement social. Le 4 avril 1974, l’assemblée générale du personnel appointé décide de suspendre le mouvement de grève[18] et les employé.e.s reprennent progressivement le travail. De son côté, la direction reste inflexible. Elle prévient qu’elle ne discute pas avec les appointé.e.s tant que les salarié.e.s sont encore en grève. Après une dernière tentative de conciliation et malgré la reprise du travail des employé.e.s, le lock-out des appointé.e.s est effectif le 22 avril 1974.[19] La direction met ses conditions sur la table : « Nous acceptons de payer plus mais à moins de salariés ».[20] Finalement, le conflit s’achève fin avril. Les augmentations salariales sont obtenues, mais les employé.e.s mis.es à la pension ne sont pas réembauché.e.s. À Gand, la victoire est partielle : la fonderie est fermée en 1973 mais les ouvriers et ouvrières sont recasé.e.s ailleurs, avec des formations payées à 100 % de leur salaire.[21]
L’ébranlement d’un bastion militant
L’événement est symbolique car il marque un tournant dans la stratégie patronale. En 1973 – 1974, il n’est plus question de partage des profits, ni de céder aux revendications jugées abusives. Il faut rationaliser et faire plier les organisations syndicales. De manière générale, les relations collectives de travail se durcissent. Le patronat ne veut plus négocier avec les représentant.e.s syndicaux. C’est pourquoi il dénonce les rigidités syndicales, la gréviculture endémique (sont visés particulièrement les travailleurs et travailleuses wallons), les tabous syndicaux comme le maintien de la liaison des salaires à l’index, les rigidités du contrat d’employé, le refus des heures supplémentaires et de la flexibilité, etc. Face aux piquets ou à l’occupation, le patronat recourt à nouveau au lock-out. Cette procédure est enclenchée aux ACEC, chez Cockerill Yards, chez Fonior-Decca (label musical), chez Boël, etc. Cette offensive patronale se poursuit dans les années 1980 alors que la conflictualité s’affaiblit, anesthésiée sous les coups d’un chômage massif.[22]
Lors du lock-out des ACEC, la stratégie patronale s’affine encore. La FEB se renseigne dans l’urgence durant les mois de mars et d’avril 1974 afin de s’assurer de maintenir l’avantage dans le rapport de force. À la suite de cet événement, les organisations syndicales tentent de faire en sorte que le lock-out ne puisse plus se reproduire dans d’autres industries. Elles entament une procédure en justice pour en contester la licéité. Il « était essentiel que les organisations syndicales aient recours à la Justice afin de défendre le droit des employé.e.s et de stopper toute possibilité d’extension de l’utilisation du lock-out dans les relations sociales aux ACEC et dans le pays ». Mais la procédure est longue et ne permet pas d’agir dans l’instant du rapport de force. Elle dure une dizaine d’années et n’est continuée que par la seule CSC qui doit aller jusqu’à la Cour de cassation.[23] Une tentative de limitation de l’exercice du lock-out est également entamée au niveau politique. Le ministre de l’Emploi et du travail, le socialiste et régionaliste Ernest Glinne, dépose une proposition de loi fixant les effets du lock-out sur l’exécution du contrat de louage de travail. Dans l’esprit et dans le texte de loi, l’objectif est de contraindre un maximum l’utilisation du lock-out de la part des employeurs, ce que ces derniers contestent.[24]
À partir de 1974 et malgré sa combativité, le front commun syndical ACEC est plus souvent qu’à son tour poussé dans une position défensive. Si le tournant des années 1980 est marqué par d’importantes victoires (36 heures et défense de l’indexation des salaires), au moment où Westinghouse laisse un peu plus de marge de manœuvre à la direction des ACEC, les politiques d’austérité se renforcent dans l’entreprise. Westinghouse limite les investissements, ne cherche pas de nouveaux marchés, se repose sur les commandes publiques, diminue le volume d’emploi, etc. Toute cette dynamique crée des failles dans la solidarité entre ouvriers, ouvrières d’un côté et employé.e.s de l’autre, et au sein du front commun syndical.[25]
La fin d’un fleuron industriel
Les organisations syndicales s’inquiètent également de l’avenir de l’entreprise. Elles essayent de faire entendre raison à la direction des ACEC, se trouvant ainsi dans une position paradoxale de devoir défendre l’attractivité et la viabilité de l’industrie en plus des conditions de travail et de l’emploi. Côté employé.e.s, le SETCa dénonce une gestion à court terme, sans plan stratégique d’avenir : « Le niveau de commande risque de conduire la Direction d’ACEC à décider de nouveaux licenciements. La dépendance d’ACEC aux commandes publiques et la focalisation sur un nombre réduit de produits nous rendent plus vulnérables à cette crise conjoncturelle. »[26] En 1984, la CNE expose son point de vue à la direction.
Lettre ouverte à la direction générale « Monsieur le Directeur Général, De tout temps, l’emploi a été une préoccupation majeure des travailleurs des A.C.E.C. et chacun a encore en mémoire les longues et difficiles négociations menées en 1973 entre le gouvernement, la [Direction générale], Westinghouse et les organisations syndicales. Depuis lors, l’emploi dans la maison-mère a diminué sensiblement […] et la dégradation s’est accentuée ces dernières années au point que tous les travailleurs se posent la question : où veut en venir la (direction générale) sur l’avenir du siège de Charleroi ? Certes la mécanisation du travail, l’informatique et la bureautique, la médiocrité du marché intérieur des équipements électro-mécaniques, la concurrence très vive sur les marchés internationaux, la sous-traitance, l’augmentation sensible des capacités de production des filiales étrangères sont des causes qui suscitent la dégringolade de l’emploi chez nous. Hier, vous indiquiez que la cause essentielle des difficultés du siège était notamment l’importance et la fréquence des conflits sociaux. Il faut vous dire que nous n’avons guère cru à cet argument mais bien plus à des choix industriels qui sont les vôtres et ont pour conséquence de dévaloriser le siège de Charleroi. Votre décision de bloquer les investissements dans notre siège est insupportable si nous voulons, vous et nous, renouveler la gamme des fabrications. Dans cette optique, un effort considérable de votre part est à accomplir immédiatement. Voilà 2 ans que la modération salariale – qui encadrait la dévaluation de la monnaie – a permis une amélioration substantielle de la compétitivité au prix d’un prélèvement sur nos salaires de 360 millions. […] Voilà des années que des centaines de travailleurs quittent prématurément l’entreprise sans embauche compensatoire. Et le bilan pour nous, quel est-il ? La compression des effectifs au travail a amélioré la productivité de l’entreprise mais pour nous : Pour les uns, c’est le chômage croissant Pour les autres, c’est le prêt de 5,5 % sur des rémunérations déjà rognées par ce gouvernement de droite. Et tandis que l’entreprise s’introduit dans la production de nouveaux produits et services, le siège de Charleroi se vide ! Voilà notre réalité quotidienne. La convention sur l’emploi que nous avons signée récemment a permis à l’entreprise de ne pas verser 110 millions au Fonds National de l’Emploi (…). La signature de cette convention nous autorise à demander la reconversion du siège de Charleroi. Il reste encore suffisamment de forces vives dans l’entreprise pour assurer la qualité des produits, mais demain, sans changement radical de votre politique, il sera trop tard. Il est de notre devoir de vous informer de ce cri de conscience partagé par votre personnel. Nous espérons que vous participerez à la reconversion de la région de Charleroi dont les A.C.E.C. sont un ultime bastion et dans l’attente de vous lire, veuillez recevoir, Monsieur le Directeur Général, l’expression de notre haute considération. La Délégation et les Conseillers C.N.E. – A.C.E.C. » Source : CARHOP, Fonds ACEC, n° 352, « Lettre ouverte à la direction générale », La délégation et les conseillers CNE-ACEC, 1er février 1984, p.1-2. |
Ces appels restent lettre morte. En ce milieu des années 1980, non seulement le patronat ne veut plus négocier, mais en plus les ACEC s’inscrivent de moins en moins au centre de sa stratégie économique. Le retour de la Société Générale de Belgique (SGB) en tant qu’actionnaire majoritaire en 1986 n’y change rien. Les ventes et les filialisations s’enchaînent, dispersant les forces vives du mouvement syndical. La pression est maximale sur les travailleurs et les travailleuses. La direction insiste : « Sans rentabilité, aucun plan de restructuration ne peut réussir ».[27] Les stratégies de la direction sont de plus en plus opaques. Tant sur la problématique du volume de l’emploi que sur celle des commandes publiques, le front commun est régulièrement mis au pied du mur de la décision patronale.[28] La stratégie syndicale d’action directe, si souvent efficace au niveau des ACEC, n’est plus opérante face à des groupes qui mènent leurs transactions relatives à la filialisation à un niveau supérieur. En 1988, à la suite de la tentative de prise de contrôle de la Société Générale par l’homme d’affaires Carlo De Benedetti, la SGB – et donc les ACEC – passe sous le contrôle de Suez. En 1989, la filialisation des ACEC est achevée. La grande entreprise carolorégienne a éclaté, émiettée en différentes entreprises, moyennes et petites. Avec la fin de ce fleuron industriel, c’est une page de l’histoire sociale de Charleroi qui est définitivement tournée.[29]
Notes
[1] COENEN M.-T., DRESSE R., JACOBY J., et al., Un syndicat en mouvement : La Centrale Nationale des Employés 1980-2019, Bruxelles, CNE-CARHOP, 2019, p. 73-75.
[2] COENEN M.-T., « La grève : une pratique, une liberté, un droit ? », dans CARHOP, Questions d’histoire sociale, fascicule n° 4, Bruxelles, CARHOP-FEC, à paraître.
[3] HUPKENS S., « La Ligue révolutionnaire des travailleurs (LRT), 1971-1984 », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 2335-2336, 2017, p. 27.
[4] AGR2, Fonds de la FEB …, 1897-2007, n°1491, lettre de la FIB à Fabrimetal à propos du lock-out, 24 février 1972, p. 1-3.
[5] AGR2, Fonds de la FEB…, n° 1491, « Conflit aux ACEC – Bref historique du conflit en cours », Note à l’attention M. Arets, 22 avril 1974, p. 1-2.
[6] AGR2, Fonds de la FEB …, n° 1491, Préavis de grève de la délégation syndicale ACEC-Elphiac, en front commun employé.e.s, 18 décembre 1973.
[7] AGR,2 Fonds de la FEB …, n° 1491, « 3.2 Occupation du siège de Gand », « 3 Emploi », Annexe 5, sd.
[8] AGR2, Fonds de la FEB …, n° 1491, « Discussions triangulaires au sujet du maintien de la fonderie de Gand des ACEC – Westinghouse », Nouvelle gazette, 12 janvier 1974.
[9] AGR2, Fonds de la FEB …, n° 1491, DEPAS G., « Westinghouse ne veut pas se débarrasser des A.C.E.C. », Le Soir, 12 janvier 1974.
[10] CARHOP, Fonds ACEC, n° 230, DURY R., « ACEC – Charleroi, les travailleurs aux prises avec les sociétés multinationales », Femme prévoyante… Faire penser… Franc parler… Faire pression…, 1974, p. 5.
[11] AGR2, Fonds de la FEB …, n° 1491, « Lock-out », Note pour M. Verschueren, 5 mars 1974.
[12] AGR2, Fonds de la FEB …, n° 1491, Note à propos du lock-out et des conflits collectifs, 5 p.
[13] AGR2, Fonds de la FEB …, n° 1491, Lock-out aux ACEC – jurisprudence de l’ONEM concernant la décision d’assimiler à des chômeurs involontaires des travailleurs victimes de lock-out, 25 avril 1974.
[14] AGR2, Fonds de la FEB …, n° 1491, Historique, sd, p. 1-2.
[15] AGR2, Fonds de la FEB …, n° 1491, préavis de lock-out, 29 mars 1974.
[16] AGR2, Fonds de la FEB …, n° 1491, Communiqué de presse, FGTB-CSC, 11 avril 1974
[17] CARHOP, Fonds ACEC, n° 230, DURY R., « ACEC – Charleroi… », p. 2-8.
[18] CARHOP, Fonds ACEC, n°206, « Le point de l’action des employés aux A.C.E.C. », Informacec, Bulletin d’information du front commun syndical appointés des A.C.E.C. & C.D.C., 10 avril 1974, p. 1-2.
[19] CARHOP, Fonds ACEC, n° 206, Note aux employés, chefs de service et ingénieurs d’ACEC & ELPHIAC, 19 avril 1974, p.1.
[20] CARHOP, Fonds ACEC, n° 230, DURY R., « ACEC – Charleroi, … », p. 7.
[21] THOMAS A., Robert Dussart, Une histoire ouvrière des ACEC de Charleroi, Bruxelles, Aden, 2021, p. 252-261.
[22] COENEN M.-T., « La grève : une pratique – une liberté – un droit ? », dans Questions d’histoire sociale, fascicule n°4, Bruxelles, CARHOP-FEC, à paraître.
[23] CARHOP, Fonds ACEC, n° 230, « Vers le succès de la CNE ! », 1974 : Le lock-out aux ACEC, CNE-ACEC, 1984.
[24] AGR2, Fonds de la FEB …, n° 1491, « Proposition de loi fixant les effets du lock-out sur l’exécution du contrat de louage de travail », Note d’observation, 21 mai 1974, p. 1-5.
[25] CAPRON M., « Des ACEC à l’Union minière. L’éclatement d’une grande entreprise (1983-1992) », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1447-1448, 1994, p. 79-81.
[26] CARHOP, Fonds ACEC, n° 34, « Les dernières nouvelles de tout-à-l ’heure », La délégation SETCa ACEC Charleroi, photocopie de notes manuscrites, 16 septembre 1986, p. 1-2.
[27] CARHOP, Fonds ACEC, n° 34, « Concerne : Restructuration des 4 sièges d’ACEC », ACEC en direct, 16 septembre 1986, p. 1-4.
[28] CAPRON M., « Des ACEC à l’Union minière …, p. 17 et 81.
[29] CAPRON M., « Des ACEC à l’Union minière …, p. 4 et 46.
Pour citer cet article :
ROUCLOUX A., « Le front commun syndical à l’épreuve du lock-out patronal », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°18 : Militer en entreprise – une réalité polymorphe : l’exemple des ACEC, juin 2022, mis en ligne le 2 juin 2022. www.carhop.be/revuescarhop/.