Amélie Roucloux (Historienne au CARHOP)
Sur base d’une proposition d’Andrée Delcourt-Pêtre,
Présidente de Vie Féminine (1980-1991)
Sénatrice PSC (1991-1999)
Vie Féminine est un mouvement d’éducation permanente féministe présent sur tout le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il se mobilise pour l’émancipation individuelle et collective des femmes. À l’origine, Vie Féminine se nomme les Ligues ouvrières féminines chrétiennes (LOFC), créées en 1921. Ancré dans le milieu ouvrier, les femmes issues des milieux populaires sont, depuis toujours, au centre des préoccupations du Mouvement pour des raisons familialistes d’abord, pour soutenir les mères chrétiennes au foyer ensuite, et enfin pour accompagner les femmes dans toute leur diversité, qu’elles soient jeunes, âgées, travailleuses, immigrées, ou encore divorcées.
Pour cette contribution, nous explorons avec Andrée Delcourt-Pêtre, présidente de Vie Féminine de 1980 à 1991 et sénatrice pour le Parti social-chrétien (PSC) de 1991 à 1999, les sphères associatives et politiques en revenant sur l’une des revendications portées par le Mouvement dans les années 1980 : la création d’un fonds de créances alimentaires pour les mères divorcées. À l’époque, Vie Féminine compte près de 85 000 membres, réparties dans plus de 1 000 groupes locaux chapeautés par 18 fédérations régionales. Pourquoi et comment cette revendication émerge-t-elle ? Comment unir l’ensemble du Mouvement pour construire cette revendication commune ? Comment remonte-t-elle du monde associatif vers le monde politique ?
Ce sont à ces questions qu’Andrée Delcourt-Pêtre se propose de répondre. Au travers d’une note, elle retrace le fil de la démarche suivie par le Mouvement pour élaborer cette revendication au plan politique. Elle se base sur des souvenirs de l’ensemble du travail réalisé par l’Équipe nationale de Vie Féminine ainsi que par les animatrices aux époques où cette revendication est portée par le Mouvement. Pour réaliser cette contribution, l’auteure a remis une note. Celle-ci est complétée d’éléments contextuels sur base de Vie Féminine. 100 ans de mobilisation féminine, produit par le CARHOP, La création du service fédéral des créances alimentaires. Histoire d’une revendication, produit Marie-Thérèse Coenen, le manuscrit de Syndicalisme au féminin, volume 2, rédigé par Marie-Thérèse Coenen, les archives numériques du sénat, les dossiers 682 à 688 des archives de Vie Féminine, un article de la revue axelle et les interviews réalisées par le CARHOP en 2007 et 2021.
Dans les années 1970, le nombre de séparations et de divorces augmente et questionne l’immuabilité de la famille dite “nucléaire”. Les mères divorcées en supportent majoritairement les conséquences financières puisqu’elles ont souvent en charge l’accueil des enfants par décision de justice. Le paiement de la pension alimentaire par l’ex-conjoint est vital pour ces familles monoparentales. Or, d’après une étude réalisée en Belgique en 1978, si 75 % des paiements sont effectués régulièrement, reste 8 % qui le sont de manière irrégulière et 17 % qui sont impayés. Pour ces 25 %, le parent créancier (à qui l’argent est dû), souvent la mère, se retrouve en situation de détresse, a peu de recours et manque d’information pour faire valoir ses droits auprès du débiteur (qui doit de l’argent), souvent le père. Au risque de compromettre leur santé, l’avenir de leurs enfants, ou de voir leur relation avec l’ex-conjoint se dégrader encore un peu plus, les créanciers renoncent parfois à entamer une action de récupération de leur créance. Le besoin de médiateur se fait donc sentir. Vie Féminine réfléchit à l’instauration d’un fonds public qui suppléerait à la créance alimentaire non payée par le parent défaillant. L’objectif est d’éviter des transactions financières entre débiteur et créancier, sources de conflits supplémentaires au moment du divorce.
Depuis les années 1950, les Ligues ouvrières féminines chrétiennes (LOFC), qui deviennent Vie Féminine en 1969, accompagnent la création d’actions spécialisées ou de secteurs spécifiques pour permettre aux militantes de se réunir autour d’enjeux qui les concernent directement. En 1967, la fédération liégeoise entreprend une action en faveur des femmes isolées. Le groupe rassemble des femmes seules, divorcées, séparées. Elles se rassemblent régulièrement et, en septembre 1973, elles font la suggestion suivante : ne pourrait-il pas y avoir un système de caisse de compensation pour régler le problème des pensions alimentaires non payées ?
En 1974, le groupe prend le nom de Femmes autonomes et rencontre la sénatrice PSC Huberte Hanquet. Depuis 1959, elle est membre du Conseil d’assistance publique de Liège, poste qu’elle occupe jusqu’en 1963 et de 1971 à 1991. Là, elle est confrontée aux situations de pauvreté et s’intéresse aux conditions de vie des femmes isolées, travailleuses pour la plupart, mais dont les salaires sont trop bas pour vivre décemment. La non-perception des pensions alimentaires les entraînent dans des difficultés financières permanentes. Elle approfondit la question. En 1974, elle est élue sénatrice et occupe ce mandat jusqu’en 1985. Le 7 novembre 1974, elle dépose une proposition de loi, qui répond aux besoins et au vécu des femmes isolées, visant la création d’un fonds de garantie pour récupération de créances alimentaires, l’Office national des créances alimentaires. En 1979, le projet de loi, déposé par le ministre de la Prévoyance sociale, le PSC Alfred Califice, propose de créer ce fonds au sein d’un organisme existant : l’Office national d’allocations familiales pour travailleurs salariés (ONAFTS). Ces projets ne sont pas votés. Dès lors, Vie Féminine réintroduit cette revendication auprès de chaque nouveau gouvernement.
À partir de 1980, les femmes disent stop à la crise. Côté francophone, le Comité de liaison des femmes est mis sur pied. Il est composé de représentantes de groupements syndicaux et politiques, et d’associations féminines. Il formule des recommandations, des revendications ou des propositions politiques pour promouvoir l’égalité des femmes et des hommes dans la vie professionnelle, politique, familiale et sociale. La protestation se passe aussi en rue. Le 7 mars 1981, la coordination nationale des Femmes contre la crise / Vrouwen tegen de crisis organise sa première manifestation. La création d’un fonds de créances alimentaires intègre les nombreuses revendications de ces deux mouvements, qui font pression pour le défendre et le promouvoir.
« Assez vite après que je sois devenue présidente, (…) nous avons participé (…) à l’extérieur du mouvement au Comité de liaison des femmes, qui était un regroupement de plusieurs associations féminines (…). Il y a eu (…) un grand mouvement national qui s’appelait Femmes contre la crise. Ce mouvement regroupait, à la fois, les grands mouvements féminins de Flandre et de Wallonie, il y avait les Femmes prévoyantes socialistes, les femmes communistes (…). On s’était toutes mis d’accord sur une plateforme de revendications et, dans cette plateforme de revendications, il y avait : le fonds de créances alimentaires ».
Andrée Delcourt-Pêtre
En 1980, Andrée Delcourt-Pêtre devient présidente de Vie Féminine et le Mouvement se remobilise pour la création du fonds en élargissant ses interlocuteurs et interlocutrices politiques et sociaux. En 1983, le ministre des Affaires sociales, Jean-Luc Dehaene, issu des rangs du Christelijke Volkspartij (CVP), reprend le projet d’Alfred Califice, qui rentre alors dans le train des négociations ministérielles. En 1985, le groupe de travail politique de Vie Féminine apprend que les Centres publics d’aide sociale (CPAS) pourraient être impliqués dans la procédure. Vie Féminine mène l’enquête et organise une rencontre pour débattre des orientations prévues. L’événement se déroule le 17 juin 1986 et réunit Huberte Hanquet, Françoise Lavry, membre du Cabinet de la secrétaire d’État fédérale pour l’Environnement et l’Émancipation sociale, la CVP Miet Smet, des militantes de Vie Féminine, des assistantes sociales, des mandataires de CPAS, des militantes du groupe Femmes autonomes, Claire Hujoel, membre du comité de gestion de l’ONAFTS, et les membres du groupe de travail politique. L’objectif est de confronter les différents points de vue sur le passage par les CPAS pour le remboursement des créances alimentaires. À l’issue de la rencontre, Vie Féminine se positionne contre le passage par les CPAS.
En 1987, un nouveau projet de loi est déposé : il prévoit l’intervention des CPAS en cas de non-paiement de la pension alimentaire, et non pas celle de l’ONAFTS. Les CPAS pourront ainsi faire une avance sur créance alimentaire, après enquête sur les ressources du créancier, puis auront la charge de poursuivre le débiteur défaillant. Tant en ce qui concerne l’esprit de ce projet de loi qu’en ce qui concerne les conditions de sa mise en œuvre, Vie Féminine s’y oppose fermement. Tout d’abord, il remplace la notion de respect d’une décision de justice (qui relève du droit), par l’évaluation de l’état de besoin (qui relève de l’aide sociale). Pour le Mouvement, la créance alimentaire constitue un moyen de faire face aux charges financières d’enfants dans une famille monoparentale. Elle ne devrait donc pas être liée à une enquête sur les ressources, puisqu’il s’agit d’un droit entériné par un jugement. Ensuite, l’intervention des CPAS n’est pas automatique, ce qui implique le risque d’une relance de procédure du créancier à chaque manquement du débiteur. Enfin, les CPAS sont mal outillés pour effectuer le recouvrement des pensions alimentaires auprès des débiteurs. Leur compétence est en effet circonscrite à un territoire déterminé (la commune). Ils devraient donc s’adresser à d’autres instances administratives pour retrouver et poursuivre le débiteur, là où l’ONAFTS en tant qu’organisme fédéral a plus de marge de manœuvre. La récupération des sommes dues risque de ne pouvoir être effectuée que dans un petit nombre de cas. Vie Féminine demande donc que l’ONAFTS soit chargé tant du paiement des avances que du recouvrement des sommes dues par le débiteur, afin que le droit soit sauvegardé et que les moyens de poursuite contre le débiteur puissent être engagés le plus efficacement possible. Il n’empêche, la loi est votée le 8 mai 1989.
Les associations de femmes se mobilisent pendant les dix années qui suivent le vote de la loi. La demande de la création d’un fonds de créances se retrouve constamment dans les avis, les mémorandums, les plateformes, régulièrement mis à jour et adressés aux hommes et femmes politiques, voire aux gouvernements qui se succèdent entre 1989 à 1999. Les formes d’interpellation sont variées et multiples : cartes postales, lettres ouvertes, manifestations, mani-fêtes lors des journées du 8 mars, calicots, interpellations, conférences de presse, etc. Les organisations de femmes ne manquent pas d’imagination pour tenter de faire comprendre que ce que les femmes veulent, c’est une solution durable et non la charité.
En 1991, Andrée Delcourt-Pêtre devient sénatrice et, le 13 mai 1992, elle dépose, avec le socialiste Roger Lallemand, une proposition de loi relative à la création et à l’organisation d’un office national de créances alimentaires. Dans les développements de la proposition de loi, Roger Lallemand place l’intérêt de l’enfant au centre du débat. Il explique qu’une étude révèle que 18 % des créances ne sont pas payées, et 24 % le sont en retard. Face à cette situation, le parent ayant les enfants à charge, souvent la mère, doit se tourner vers les CPAS. L’objectif est que l’Office pallie temporairement à la défaillance du débiteur, le temps de débloquer les conflits qui pourraient être lourds de conséquences. La proposition envisage la création de l’Office au sein du ministère de la Justice, vu que la mission de l’Office prolonge celle de la justice, et d’instaurer une étroite collaboration avec les autres administrations, principalement avec l’ONAFTS, qui possède les instruments de renseignement nécessaires. La commission des Affaires sociales de la Chambre n’examine pas la proposition de loi et ce texte devient caduc avec la fin de la législature, le 21 mai 1995.
Il n’empêche, dans les années 1990, la volonté politique de faire aboutir ce projet est de plus en plus présente, ne restent que les débats sur les modalités de son application, nourris de désaccords budgétaires. Lors de la législature 1995-1999, la Chambre examine plusieurs propositions de loi, mais sans les voter. À partir de janvier 2001, les propositions de loi sont à l’agenda des commissions jointes de la Justice et des Affaires sociales de la Chambre. Finalement, après de nombreux débats, le Service des créances alimentaires (Secal) est institué au sein du Service public fédéral des Finances en 2004, et devient effectif le 1er juin 2005. Il a pour mission de mener des actions de recouvrement de la pension alimentaire et des arriérés (sur maximum cinq ans) auprès du débiteur défaillant, pour le compte du créancier, et de payer les avances sur la pension alimentaire encore due pour les enfants.
Entre le moment où l’idée émerge au sein du groupe Femmes autonomes de Vie Féminine et le moment où le Secal est créé, 40 années sont passées. Le parcours de cette loi est long, mais montre dans le même temps comment une demande de terrain peut être prise en charge par le monde politique, en passant par le monde associatif. Les synergies qui se sont développées pour la création d’un fonds de créances alimentaires, nées d’un groupe de femmes particulièrement concernées, dont les vécus et les besoins ont été pris en compte par le monde associatif qui a pris fait et cause de leurs demandes pour les porter vers le monde politique. Aujourd’hui encore, les femmes restent mobilisées pour l’application effective de ce droit, car son financement correct et son accessibilité à toutes les personnes concernées restent des enjeux.
Bibliographie
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- Note d’Andrée Delcourt-Pêtre
- ROUCLOUX A., COENEN M.-T., DELVAUX A.-L., Vie Féminine. 100 ans de mobilisation féminine, Bruxelles, CARHOP, 2021.
- COENEN M.-T., La création du service fédéral des créances alimentaires. Histoire d’une revendication, Bruxelles, CRISP (Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1841-1842), 2004.
- COENEN M.-T., Syndicalisme au féminin, vol. 2, Bruxelles, CARHOP, à paraître.
- Archives numériques du sénat.
- Dossiers 682 à 688 des archives de Vie Féminine.
- Interviews d’Andrée Delcourt-Pêtre réalisées par le CARHOP en 2007 et 2021.
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Pour citer cet article
ROUCLOUX A., « De l’associatif au politique. L’action de Vie Féminine pour la création d’un fonds de créances alimentaires », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 23 : Histoires des femmes, juin 2024, mis en ligne le 1er juillet 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/