De L’Équipe Populaire à Contrastes : Un trait d’union entre le mouvement et ses affiliés

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Monique Van Dieren
Permanente aux Équipes Populaires de 1978 à 2022, responsable des publications.

En presque 80 ans d’existence, le mouvement « Équipes Populaires » (EP) a publié une pléthore de journaux et revues. Comme la plupart des publications associatives, celles-ci ne s’adressent pas prioritairement à des « lecteurs » ou des « abonnés », mais à des « affiliés » à un mouvement auquel ils sont généralement très attachés. Ils ont donc des attentes spécifiques et parfois très fortes vis-à-vis des publications. 

L’objet de cet article n’est pas d’analyser l’évolution du contenu des publications des Équipes Populaires, mais de jeter un regard sur la manière dont elles ont répondu (ou pas) aux attentes du mouvement et de ses affiliés. Nous aborderons également les questions et défis auxquels l’équipe de rédaction a été confrontée au cours des 40 dernières années.

De manière plus générale, nous pensons ne pas nous tromper en disant que toute publication associative a été ou est confrontée aux questionnements suivants : à quoi et à qui sert-elle ? Quels liens entretient-elle avec ses lecteurs/affiliés, et dans quelle mesure est-elle capable de s’adapter pour répondre à leurs attentes parfois antagonistes ? Plus récemment, une autre question s’est invité dans les débats du comité de rédaction : comment concilier les exigences du décret sur l’éducation permanente de 2003 avec les caractéristiques d’un lectorat populaire ?

Le cadre historique

C’est en 1947 que quelques militants et responsables actifs dans les organisations ouvrières du MOC décident de créer le mouvement « Les Équipes Populaires ».

« Des militants chrétiens du milieu populaire, consacrant leurs loisirs de travailleur et de père de famille à une organisation ouvrière (syndicat, mutuelle…) ont constaté une lacune dans leur vie […]. D’autres ont regretté une insuffisance de formation religieuse »[1] . Des lieux de rencontre et de réflexion émergent d’abord à Liège, puis partout en Wallonie et à Bruxelles, pour répondre aux besoins éprouvés de ces militants : réfléchir et débattre sur des problématiques familiales ou professionnelles, ainsi que sur le sens de leur engagement de militant chrétien.

Première page du premier numéro de L’Équipe populaire, novembre 1947.

Dès novembre 1947, le premier numéro de L’Équipe Populaire est édité. C’est un bulletin mensuel destiné aux « Dirigeants des Équipes de Formation et d’Action Populaires ». Celui-ci propose des courts articles de réflexions personnelles, des suggestions pour l’animation des réunions, des conseils pour toucher un public plus large, des témoignages sur les conditions de travail ou la vie familiale… Son public cible : les hommes adultes (à cette époque, il y avait la Jeunesse ouvrière chrétienne pour les jeunes et la Ligue ouvrière chrétienne féminine pour les femmes), membres d’organisations du MOC et leurs proches, ainsi que les milieux paroissiaux. Il est important de souligner la proximité avec les institutions religieuses et la foi chrétienne fortement ancrée des initiateurs du mouvement Équipes Populaires.

Le mouvement change, ses publications aussi

Très progressivement, le mouvement prend ses distances avec l’institution religieuse, même si ses militants restent pour la plupart de fervents chrétiens engagés. À partir des années 1970, le pluralisme fait une discrète entrée dans le mouvement ; celui-ci se positionne davantage comme un mouvement d’éducation permanente que comme un lieu de réflexion de sens et de foi. Il cherche à élargir et diversifier son public. À partir des années 1980, le mouvement s’ouvre à la mixité, prend ses distances vis-à-vis de l’Église et se déclare pluraliste en 2001[2]. Toutes ces évolutions modifient la physionomie et le contenu des publications au cours des 40 années qui suivent, mais brouillent aussi les cartes quant à la stratégie éditoriale à adopter[3].

Dès le début des années 1980, le dilemme se pose et les débats sont récurrents (en comité de rédaction surtout) par rapport au public cible et aux objectifs du journal du mouvement[4]. Doit-il être un bulletin de liaison, un outil d’animation et de réflexion interne (à destination des membres actifs) ou, au contraire, un outil de promotion du mouvement, c’est-à-dire ouvert à des problématiques plus larges, plus variées, susceptibles d’intéresser un nouveau public ? Ou les deux simultanément ?

Cette tension persiste durant une bonne vingtaine d’années (nous y reviendrons). Elle trouve en 2005 une issue qui semble jusqu’à ce jour satisfaire la grande majorité des affiliés/abonnés : séparer les dossiers thématiques de fond (Contrastes) et les informations relatives à la vie locale et institutionnelle du mouvement (La Fourmilière), les deux publications étant adressées à l’ensemble des affiliés et abonnés[5], mais pouvant aussi être diffusées séparément.

les périodiques de EP au cours du temps

Novembre 1947. Premier numéro du journal mensuel « L’Équipe Populaire-Bulletin des Dirigeants des Équipes de Formation et d’Action Populaires ». Il contient des courts articles de réflexions personnelles, des suggestions pour l’animation des réunions, des témoignages, des conseils pour recruter de nouveaux membres…

Janvier 1987. Changement de titre et de présentation. « « L’Équipe Populaire » devient « EP-Magazine ». C’est une revue mensuelle format A4, qui contient à la fois un petit dossier thématique et l’actualité du mouvement.

Janvier 1993. « EP Magazine » » devient « Contrastes ». Il est toujours mensuel et le contenu reste similaire (un dossier thématique et l’actualité du mouvement).

Janvier 2005. Contrastes se divise en deux publications distinctes. Contrastes devient un dossier thématique à part entière et La Fourmilière devient le bulletin de liaison des affiliés, qui se fait l’écho des activités du mouvement. Les deux publications sont bimestrielles et envoyées à tous les affiliés et abonnés.

Parallèlement à ces publications qui s’adressent à tous les affiliés, une publication spécifique pour les animateurs des groupes est éditée dès 1950 : Responsables (de 1950 à 1980), qui s’appellera ensuite Intersections et Outils.  Depuis cette date, les bulletins périodiques sont remplacés par des fiches ou des cahiers d’animations dont la périodicité est variable.

Une publication associative, pour quoi ? Pour qui ?

Renforcer l’adhésion et la cohésion

Pour un mouvement associatif comme les EP, le journal représente une tribune pour faire connaître ses valeurs et ses combats auprès de ses militants et affiliés, et pour renforcer un sentiment d’appartenance. Cette fonction de cohésion était particulièrement forte et importante dans les premières années d’existence des EP, lorsqu’il s’est agi d’affirmer sa place et son rôle dans le monde chrétien associatif.

Le journal[6] est également une vitrine de la vitalité du mouvement, de la multiplicité de ses activités, de la diversité de ses terrains d’action. Il contribue à renforcer l’adhésion, suscite l’envie d’agir. C’est un élément qui contribue à la satisfaction d’appartenir à un mouvement, qui se bat pour la justice sociale et qui est « faiseur de droits ». Ce sentiment de fierté est régulièrement exprimé par les affiliés.

Il est important de souligner que les publications des EP ne sont pas conçues de manière autonome par une équipe éditoriale qui choisit librement les thématiques des dossiers, mais elles répondent généralement aux enjeux et thématiques que le mouvement inscrit dans son plan d’action. De ce fait, les publications, et en particulier les dossiers pédagogiques, ont pour objectif de servir de support d’animation et de réflexion pour les groupes locaux.

« Notre soirée a été entièrement consacrée au sujet des immigrés. La base de réflexion fut le n° de l’EP de janvier. Nous pouvons dire que nous avons pu tirer un maximum de cette soirée grâce aussi et surtout au journal qui était particulièrement réussi. »[7]

« Au cours des 3 dernières réunions, nous avions choisi d’analyser le problème de l’endettement du Tiers-monde en nous aidant du dossier du journal EP de janvier. Nous avons pu apprécier l’excellente valeur de ce dossier, sa présentation, l’équilibre du texte et la profondeur de recherche. […] Nous vous encourageons à travailler dans ce sens afin de garder au journal une bonne valeur pédagogique et de rester un très bon outil de propagande pour le mouvement. »[8]

Aujourd’hui encore, certains groupes utilisent la revue Contrastes comme outil d’animation. Par exemple, un groupe de la région montoise, « les amis de Contrastes », parcourt chaque mois de manière collective un article avec un public peu habitué à la lecture, en vue d’amorcer un débat sur le thème choisi.

Cependant, cette attente d’une revue « à usage interne » entre régulièrement en conflit avec l’objectif de faire connaître le mouvement à un plus large public.

Vignettes autocollantes destinées à la promotion de l’Équipe Populaire dans les années 60. Source : Matériel de propagande de l’Équipe Populaire, 1969, farde 1288

Un outil de propagande et de visibilit

Vignettes autocollantes destinées à la promotion de l’Équipe Populaire dans les années 60. Source : Matériel de propagande de l’Équipe Populaire, 1969, farde 1288

Une publication associative a également pour objectif de toucher de nouvelles personnes susceptibles d’adhérer au mouvement et d’élargir son réseau de militants et sympathisants. Dès la création du mouvement, le journal des EP a été un outil de « propagande » efficace, a fortiori s’il était accompagné d’un contact personnel. Différentes stratégies de diffusion ont été tentées pour cibler l’environnement proche ou plus éloigné des affiliés.

La plus ancienne est celle des « tableaux de rayonnement », qui a pris des formes différentes au fil des ans. Chaque équipe était chargée de compléter annuellement un formulaire, un mentionnant le nom des affiliés, des participants réguliers ou occasionnels non membres, des sympathisants rencontrés lors d’activités élargies, des personnes de leur entourage, et enfin des anciens membres. Il était demandé aux animateurs locaux de contacter ces personnes pour leur proposer de rejoindre l’équipe ou à minima de recevoir le journal.

Des numéros étaient également déposés en grande quantité dans certaines paroisses et salles d’attente des bureaux syndicaux ou mutuellistes. Par ailleurs, un numéro spécial à grand tirage était édité chaque année et ciblait un public particulier : les milieux paroissiaux (dans les années 1950 à 1980), les organisations syndicales, l’enseignement, etc. Cette pratique se poursuit aujourd’hui par une large diffusion sur l’espace public des dossiers édités dans le cadre des campagnes de sensibilisation.

La publication est également une carte de visite qui contribue fortement à la notoriété d’une association dans le milieu socioculturel. La rigueur des analyses et l’attractivité de la présentation sont donc fondamentales pour son image et sa crédibilité.

Comment connaître les attentes des lecteurs et y répondre ?

Dans les années 1980 et 1990, une question récurrente se pose au comité de rédaction : comment dans une seule publication cohérente, articuler une revue « à usage interne », un outil de formation renforçant la cohésion du mouvement  avec un outil à usage externe renforçant la visibilité du mouvement ?  En d’autres mots, comment satisfaire à la fois les affiliés, mais aussi un public plus large d’abonnés potentiels ?

Différents moyens ont tenté d’évaluer les attentes des lecteurs et ajuster le contenu des publications : enquêtes de satisfaction, courriers des lecteurs, débats au sein du comité de rédaction et dans les instances, contacts informels avec les militants…  Malgré une certaine uniformité dans le profil des lecteurs (principalement des affiliés membres des équipes locales), la plus grosse difficulté était de répondre à des attentes très différentes : certains étaient en demande de dossiers d’analyse, tandis que d’autres s’intéressaient davantage à la vie du mouvement, aux activités des groupes locaux. Et les nouveaux membres n’avaient pas les mêmes attentes que les militants les plus engagés du mouvement.

Ces types d’attentes très différentes ont eu un impact sur la politique des publications :

    • création de bulletins spécialement destinés aux responsables dès 1951 ;
    • réalisation de dossiers de contenu plus étoffés dans l’Équipe Populaire (devenu ensuite EP Magazine en 1987 et Contrastes en 1993) ;
    • diversification des thématiques des dossiers ;
  • séparation de Contrastes en deux publications distinctes : Contrastes et La Fourmilière en 2005.

Couvertures de Contrastes, novembre-décembre 2023 et couverture de La Fourmilière, novembre-décembre 2023

Nous avons relevé dans les archives (et dans notre mémoire) quelques moments de tensions entre les attentes des uns et des autres.

En 1983, le comité de rédaction décide de modifier la présentation du journal et de diversifier les thèmes des dossiers en vue de toucher un public plus large. Des réactions négatives s’expriment de la part de plusieurs groupes suite à une nouvelle mise en pages et au thème du premier dossier, qui fait polémique (L’Équipe Populaire de janvier 1983, dont le dossier de 4 pages était consacré… à la radiesthésie. Voir encadré Courrier des lecteurs).

La diversification des thématiques abordées en vue toucher un nouveau public ne laisse pas indifférent. Le comité de rédaction de juin 1983 fait l’évaluation de la manière dont cette évolution est perçue :

« Certains ont l’impression que ce n’est plus le journal du mouvement et sont réticents au fait que le journal n’aborde plus uniquement des sujets militants. […] Ceux-ci attendent du journal un lieu où s’expriment les options du mouvement par rapport à une série de sujets (attente d’un journal plus « doctrinaire »). D’autres (en général plus jeunes) sont favorables à une diversification des sujets, qui sortent des sentiers battus. Cela peut être interprété comme une recherche d’alternatives sur d’autres terrains du mouvement ouvrier actuel »[9].

En 1984, le comité exprime à nouveau cette difficulté de concilier les attentes entre anciens et nouveaux affiliés et entre générations. Après la publication du dossier intitulé « Église en monde ouvrier : Des travailleurs disent leur foi », il constate la « difficulté de présenter quelque chose qui plaise à tout le monde. La preuve : le journal de décembre a été en général très apprécié par les « moins jeunes » du mouvement (le meilleur de l’année selon eux), mais pas tellement par les jeunes adultes (c’est tout à fait dépassé, on ne se sent pas concerné). Donc, il faut tenir compte de deux publics très différents dans le mouvement » [10].

Deux changements de nom

En 1987, l’Équipe Populaire change de nom et de format et s’intitule désormais EP Magazine. Ce changement est justifié par le coût et la vétusté de la formule « Journal ». Le choix s’est porté vers une revue A4, à tirage plus limité, principalement destiné aux affiliés, avec un contenu plus interne, avec cependant un petit dossier thématique de quatre pages.

Couverture de l’EP Magazine d’avril 1990. Dessin réalisé par Batem, alias Luc Colin, que Franquin a choisi pour prendre sa relève pour l’illustration des BD Marsupilami. Luc Collin a accordé une interview dans l’EP-Magazine et nous a réalisé ce dessin en exclusivité.

À partir de janvier 1993, nouveau changement de nom. L’EP Magazine devient Contrastes, dans une volonté de s’adresser à un public plus large. Mais le constat est amer : « L’effort fait au niveau de la mise en pages et du contenu n’est pas payant en termes d’abonnements. La question de la promotion interne est donc vitale. La diminution reflète-t-elle la décrépitude du mouvement ou une négligence des fédérations qui ne courent plus derrière leurs membres pour qu’ils s’abonnent à Contrastes ? Et à l’extérieur, quels sont les nouveaux créneaux possibles non encore explorés ? Comment et par quel biais les séduire ? Il faut donc mettre le paquet pour que l’effort fourni soit payant, car nous sommes toujours convaincus que Contrastes est indispensable pour maintenir le sentiment d’adhésion au mouvement et pour donner une image dynamique des EP à l’extérieur » [11].

Un sondage d’opinion peu éclairant

Face à ce constat, le comité décide d’organiser une enquête d’opinion auprès des lecteurs. Dans l’enquête « Votre avis sur Contrastes » en 1994[12], des opinions divergentes, voire opposées, sont une fois de plus exprimées : « Le journal est fait pour le monde ouvrier et non pour apprendre à jardiner ou à lire des BD » Ou, au contraire : « Trop limité au public EP, trop vieillot. Il faudrait ouvrir les fenêtres au monde qui nous entoure. Si les jeunes lisent notre journal, ce serait un signe encourageant. Efforcez-vous à simplifier le langage, tout en ne perdant rien du fond afin d’assurer une diffusion beaucoup plus large ».

Le comité constate des attentes et des suggestions tellement diverses et parfois contradictoires qu’il est difficile de tenir compte des résultats du sondage pour définir ou réorienter une politique éditoriale.  Par exemple, que décider face à deux suggestions totalement contradictoires telles que « Suppression de la rubrique Foi, ouverture à d’autres idéologies » et « Contrastes devrait mieux sentir que nous sommes chrétiens et wallons »,[13] a fortiori lorsqu’elles sont exprimées toutes deux de manière équivalente en récurrence ?

Dans le cadre de ce sondage, José Fontaine nous donne une réponse pleine de bon sens à propos de la question des attentes des lecteurs. « À mon avis, un journal doit deviner ses lecteurs plutôt que leur demander ce qu’ils désirent avoir comme journal. C’est un peu comme savoir les désirs d’un ami ou d’une femme avant qu’il ou elle ne les exprime. Mais si j’avais un souhait, c’est que le journal passe des dossiers approfondis et même difficiles éventuellement. Car alors, on a intérêt à garder le journal et à y revenir »[14].

À notre connaissance, plus aucun sondage d’opinion n’a été réalisé depuis lors. Et sa suggestion de fournir des dossiers plus approfondis a été adoptée dix ans plus tard…

Un changement de formule qui semble réconcilier les points de vue

C’est finalement une « contrainte extérieure » qui a permis aux EP de clarifier la politique des publications et ainsi de mieux répondre aux attentes des lecteurs. En 2005, la mise en application du décret sur l’éducation permanente de 2003 et les conditions que celui-ci impose pour être reconnu et subsidié en axe 3 (production d’analyses, études et outils pédagogiques) amènent les EP à séparer Contrastes en deux publications distinctes : Contrastes, qui est un dossier thématique de 20 pages destiné à un public large, et La Fourmilière, devenu le bulletin de liaison qui se fait l’écho des activités du mouvement. Les deux publications étant distribuées simultanément, il semble que cette formule ait permis et permet encore de répondre aux différentes attentes : celles des personnes demandeuses d’articles plus approfondis sur des sujets de société et celles des personnes qui sont davantage intéressées par les activités développées dans le mouvement.

La posture du comité de rédaction a donc été, au fil de ces 40 dernières années, d’adapter tant bien que mal le contenu et la forme des publications afin de garantir un équilibre entre les attentes individuelles et collectives, dans le respect des convictions religieuses, philosophiques, politiques de chacun.

Un baromètre parmi d’autres : le courrier des lecteurs

Le courrier des lecteurs est, par définition, une bonne manière de mesurer le lien qu’une publication entretient avec ses lecteurs (même si ce ne sont généralement que les mécontents qui réagissent par écrit !). En parcourant la farde contenant la plupart des courriers reçus entre 1983 et 2014[17], épinglons trois publications qui ont fait réagir, provoquer du débat, des frictions, voire des désaffiliations.

En 1980 : Suppression de la mention « Pour Dieu et les travailleurs » (niveau de titre 2)

Apparue en 1950, cette inscription qui se trouvait en sous-titre du nom du journal L’Equipe Populaire a été retirée en 1980 lors de la modernisation de la maquette et d’un changement d’éditeur responsable. De mémoire d’ancienne, cet « oubli » a provoqué des vives réactions de mécontentement de certains affiliés qui tenaient fortement à ce que l’identité chrétienne du mouvement apparaisse clairement. Une lettre envoyée au comité de rédaction le 29 janvier 2001 (dix ans plus tard) prouve que la rancune fut tenace chez certains affiliés : « Pour DIEU et les TRAVAILLEURS a non seulement disparu de la maquette du magazine, mais aussi et surtout, de la raison d’être, l’esprit des EP, devenu un mouvement imbibé d’un peu d’eau de rose évangélique. C’est la raison qui m’a poussé à abandonner la direction de la section EP de […], section qui a d’ailleurs immédiatement cessé d’exister, n’ayant pas survécu à la trahison des chefs nationaux. Pour ma part, je suis resté membre des EP par fidélité à mon passé jociste, mais Cardijn a dû se retourner dans sa tombe (…) »[18].

En 1983 : Tension autour d’un dossier sur la radiesthésie

Le numéro de janvier 1983 n’a pas fait que des heureux. Soucieux de diversifier les thèmes des dossiers en vue d’intéresser un public plus large, l’Équipe Populaire publie un dossier sur la radiesthésie. « La fédération de Namur s’inquiète et s’étonne de l’orientation que vous avez donné à ce n°. Si ça continue dans ce sens, où va l’avenir du journal qui se veut près de la vie des travailleurs ? »[19].

Dans un courrier du 17 janvier 1983, l’équipe de Bressoux écrit : que vient faire la radiesthésie au milieu de votre publication ? Croyez-vous que son développement sur 4 pages apporte quelque chose de concret, alors qu’il y a tant d’autres préoccupations dans le monde ouvrier de ce 20e siècle et en particulier ces années de crise que nous traversons ? »[20].

D’autres se réjouissent de l’évolution : « J’ai trouvé bien le journal de janvier 83. Oui à la radiesthésie ! Oui à la rubrique Dans la foulée (activité au BW). Oui à la rubrique internationale. C’est ce qui m’a le mieux plu (avec l’éditorial aussi). Je ne sais pas ce qu’en pensent les équipiers, car les membres des nouvelles équipes ne reçoivent pas encore le journal qui, j’en suis sûr, leur plairait. Amitiés, J.A (aumônier de […]) » [21]

En 1992 : Polémique autour d’un dossier sur les prisons (niveau de titre 2)

Le dossier publié dans l’EP-Magazine de mai 1992 s’intitulait « Derrière les murs de l’oubli ». Celui-ci donnait exclusivement la parole à des détenus ou anciens détenus, ce qui a fait l’objet de vives discussions au sein de plusieurs équipes de Verviers. Certains estimaient que la justice était trop laxiste et que la rédaction avait été trop complaisante envers les détenus. Extraits d’une longue lettre de l’équipe de Verviers/St Joseph « On s’imagine la vie en prison, mais pense-t-on à la détresse de la jeune fille violée ou de la vieille dame agressée ? Les bouquins, la TV, le magnétoscope, combien de victimes de ces gens ont ce confort ?  Tout le monde trouve la justice top laxiste, les libérations faites beaucoup trop vite, les congés pénitentiaires accordés trop facilement… »  [22] . Un membre du groupe, aumônier de prison, a tenté de tempérer ces propos en soulignant le revers de la médaille d’une justice trop punitive : « Tout le monde est d’accord pour dire que la prison ne sert qu’à pervertir encore plus. Pourquoi emprisonner les étrangers et les vagabonds ? ».[23]

La publication d’extraits de cette lettre dans la rubrique « Courrier des lecteurs » a suscité de vives réactions d’autres lecteurs, outrés par les propos tenus envers les détenus : « Je viens de lire et relire la réaction de l’équipe de Verviers sur le dossier consacré aux prisons. Et je suis perplexe. Des réactions comme celles-là, j’en entends dans la rue, par mes voisins, par des gens dont la réflexion n’est pas basée sur un vécu de foi. Mais de la part d’un groupe EP, ça m’attriste. J’ai envie de hurler comme Julos Beaucarne le lendemain de l’assassinat de sa femme : « Aimons-nous. Ce n’est pas parce qu’on souffre qu’on doit faire souffrir. »[24].

L’équipe de Verviers a ensuite réagi… aux réactions provoquées par la publication d’extraits de sa lettre. Elle a exprimé son mécontentement envers le comité de rédaction qui, selon elle, n’a relaté que les extraits dénigrants envers les détenus. Elle a demandé un droit de réponse qui n’a pas été publié, ce qui a attisé sa rancœur envers le comité de rédaction. La polémique a mis un certain temps à s’éteindre…

Contraintes et opportunités du décret

La lisibilité des articles a fait (et fait encore) régulièrement l’objet de débats au sein du comité de rédaction, et est également évoquée dans des courriers de lecteurs. « L’équipe tient à attirer votre attention sur le fait que certains termes utilisés sont peu compréhensibles par le monde du travail : tertiarisation, inaccessibilité financière, triade… » [15]

Or, cette volonté de « vulgarisation » s’est complexifiée lors de la mise en application du décret de reconnaissance de l’éducation permanente par la FWB[16].  Le Comité de rédaction a dû se « professionnaliser » en adaptant le contenu et la manière d’écrire les articles : plus longs, plus analytiques, susceptibles d’intéresser un public large. Ces critères ne sont pas toujours compatibles avec une lisibilité aisée pour les milieux populaires peu familiarisés avec la lecture d’articles plus complexes et plus longs… Exactement le contraire de la norme actuelle, celle des réseaux sociaux !

Quant aux rédacteurs des articles, ceux-ci sont souvent amenés à faire le grand-écart entre la qualité de l’analyse et la fluidité de lecture : comment expliquer des notions complexes avec des mots simples ? Produire des analyses pertinentes est un exercice exigent, les rendre lisibles est tout un art…

Le décret a donc assez fortement influencé la politique des publications. Du côté positif de la balance, elle a amené les EP à améliorer la qualité des analyses, à cibler leurs publications en fonction des attentes des affiliés/abonnés, et à s’adresser à un public plus large. Certaines exigences (telles que le nombre minimum de signes) sont cependant un frein à des publications plus adaptées à un public peu habitué à la lecture.

La fin du papier ?

Panneau de présentation des publications des Équipes populaires.

Pour conclure, une question qui risque d’être de plus en plus d’actualité dans les années à venir : alors que le papier se fait de plus en plus rare dans la presse traditionnelle, les publications papier ont-elles encore une raison d’exister dans le milieu associatif ?

Aux EP, malgré la pléthore d’informations disponibles sur internet, le maintien d’une version papier n’a pas (encore) été remise en question en raison de la fracture numérique particulièrement ressentie dans les milieux populaires, majoritairement représentés dans le mouvement. Par ailleurs, il y a une volonté de pouvoir conserver une version papier des dossiers par confort de lecture et pour éviter de devoir les imprimer soi-même, en particulier lorsque ceux-ci servent d’outil d’animation. Enfin, la revue est toujours considérée comme un bon outil pour faire connaître le mouvement à des potentiels nouveaux membres et lors d’activités sur l’espace public. Cependant, certaines associations sont ou pourraient être tentées de renoncer au papier pour supprimer les coûts d’impression et de distribution. Les EP n’ont heureusement pas encore dû faire ce choix.

Malgré toutes les difficultés évoquées, les publications associatives nous semblent plus que jamais indispensables pour les associations afin que celles-ci puissent maintenir un lien étroit avec leurs membres et continuer à exister sur l’espace public. Être capable d’adapter ses publications aux circonstances internes et au contexte extérieur représente un défi important pour leur développement.

La professionnalisation du secteur de l’éducation permanente a sans conteste contribué à améliorer la qualité des publications du secteur associatif. Au-delà des différences d’approche, ses publications sont le terreau d’un foisonnement d’idées et d’analyses qui permettent d’entretenir une « culture progressiste commune » plus que jamais nécessaire à l’exercice de la démocratie.

Notes

[1] L’équipe populaire, « Éditorial », n°1, novembre 1947.
[2] C’est au congrès « Un mouvement au cœur de la société » des 6-7 octobre 2001 que les EP actent officiellement le pluralisme du mouvement. L’identité chrétienne des EP est abandonnée. L’éducation permanente est prioritaire par rapport à la recherche de sens et de la foi.
[3] Cet article se base principalement sur la connaissance personnelle de l’auteure à partir des années 80. Celle-ci a été membre du comité de rédaction de « L’Équipe populaire » de 1979 à 1982, puis rédactrice en chef de la revue « l’EP Magazine » et « Contrastes » de 1982 à 2022.
[4] « L’Équipe populaire » de 1947 à 1986, « EP Magazine » de 1987 à 1992, puis « Contrastes » depuis janvier 1993
[5] Ceux que nous nommons « affiliés » sont les membres et militants au sein des groupes locaux des EP, les abonnés étant les personnes ou institutions qui reçoivent les publications sans toutefois participer régulièrement aux activités du mouvement.
[6] On parle de Journal de 1947 à 1987, car il avait le format journal, puis de Revue (format A4) à partir de 1987
[7] CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, n°5395, « Lettre de l’équipe du Bois-de Breux au comité de rédaction en 1984 »
[8] Ibidem, n° 5395, « Lettre de l’équipe l’équipe de Grâce-Hollogne au comité de rédaction en 1985 »,
[9] CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, n°1248.
[10] Ibidem , n°3707
[11] Ibidem, “Rapport du Comité de rédaction du 02/05/94 », n°3636
[12] Ibidem, n° 4589
[13] Ibidem, n° 4589
[14] Ibidem, « Lettre de José Fontaine, journaliste et éditeur de la revue Toudi, octobre 1994 », n°5395
[15] Ibidem, “Lettre de l’EP de Dison, le 8/10/96 », n° 5395.
[16] Les EP sont notamment reconnues dans l’axe 3 du décret qui accorde un subventionnement sur base d’un nombre suffisant d’analyses produites et selon des critères qualitatifs et quantitatifs.
[17] La farde 5395 des archives des Équipes Populaires contient la plupart des courriers reçus par le comité de rédaction entre 1983 et 2014. CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, n°5395.
[18] Ibidem, n°5395.
[19] CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, n°5395
[20] CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, “courrier de l’équipe de Vervier/St Joseph en mai 1992”, n° 5395.
[21] Ibidem
[22] Extraits, CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, « Courrier de l’équipe de Verviers/St Joseph en mai1992 ». n°5395
[23] CARHOP, Fonds d’archives du Centre communautaire des Équipes populaires, n°5395
[24] Ibidem

Pour citer cet article

Van Dieren M., « De L’Équipe Populaire à Contrastes : Un trait d’union entre le mouvement et ses affiliés », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 24 : Lire pour lier!, octobre 2024, mis en ligne le 17 octobre 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/