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Annette Hendrick (archiviste et historienne indépendant (ORAM))
Jean-Louis Moreau (archiviste et historien indépendant (ORAM))
Les antécédents (1964-1979)
Bien que née en 1980-1981, la Fédération des maisons médicales a des racines plus anciennes, qui plongent jusqu’aux années 1960 et plus précisément jusqu’à la grève des médecins de 1964.[1] Au lendemain de cet événement dramatique, un groupe de médecins, dont beaucoup travaillent dans de grands hôpitaux, s’insurgent contre le caractère corporatiste du mouvement dans lequel leurs Chambres syndicales les ont entraînés malgré eux. Ce groupe dénonce pêle-mêle : l’incohérence de la politique de santé en Belgique, la dévalorisation du rôle du médecin généraliste, la formation hospitalo-centriste des soignant.e.s, l’absence d’un système d’échelonnement des soins, la pauvreté de la médecine préventive, etc. De tendances philosophiques et politiques diverses – mais avec une nette tendance à gauche – il constitue une plateforme de réflexion, le GERM : Groupe d’étude pour une réforme de la médecine. À travers les Cahiers du GERM et d’autres publications, le groupe de médecins dresse un tableau des réformes du système de santé à entreprendre selon eux en Belgique. Les lignes de force de ce programme restent aujourd’hui pour une large part celles de la Fédération.
Parallèlement aux travaux du GERM, les premières maisons médicales sont fondées à partir de 1972 en réaction à une médecine technocratique et libérale et dans la foulée des événements de mai 1968. Elles réunissent des équipes interdisciplinaires de soignant.e.s de première ligne (médecins, infirmier.e.s, kinésithérapeutes), s’appuyant le cas échéant sur les compétences de psychologues, accueillant.e.s, assistant.e.s sociaux… Ces équipes fonctionnent en autogestion, sur un mode non hiérarchique. Influencées par les idées du GERM, elles entendent prodiguer des soins accessibles à tou.te.s, des soins continus (suivi des patient.e.s sur le long terme), des soins intégrés (qui mettent l’accent sur la prévention) et des soins globaux (en s’intéressant non seulement au somatique mais aussi au cadre de vie des patient.e.s, à leurs activités, à leur situation professionnelle, sociale, familiale).
Ces premières initiatives sont spontanées et non coordonnées, elles se concentrent essentiellement dans les centres urbains de Bruxelles, Liège et Charleroi. La plupart des maisons médicales (mais pas toutes) desservent des quartiers populaires. Elles revendiquent « la socialisation de la santé au lieu de la médicalisation de la société ». À la fin des années 1970, il existe une trentaine de maisons médicales.
La grève des médecins orchestrée par l’ABSyM[2] en 1979 semble avoir joué le rôle de catalyseur pour une structuration du mouvement des maisons médicales : celles-ci contribuent à briser la grève qu’elles jugent corporatiste et motivée essentiellement par l’appât du gain. Après un an de réflexion, une Fédération des maisons médicales est organisée en association sans but lucratif lors de l’assemblée générale de septembre 1980.
Le temps des utopistes (1980-1989)
La Fédération compte une trentaine de membres à sa fondation ; 35 en 1983 ; 40 en 1988 ; et 44 en 1990. Chaque année, ce sont donc une ou deux maisons médicales supplémentaires qui s’affilient durant cette période. Le groupe bruxellois est le plus important (17 équipes sur 35 en 1983, 20 sur 40 en 1988). Vient ensuite, par ordre d’importance, le groupe de Charleroi, avec une douzaine de maisons. Le groupe liégeois compte une demi-douzaine d’équipes en 1988. Et les maisons médicales de Tournai et Barvaux sont un peu isolées sur cet échiquier. Le nombre de travailleurs et travailleuses en maison médicale est évalué à quelque 220 en 1988, dont une centaine de médecins.
Faute de moyens, les premières années de la Fédération sont laborieuses : elle ne dispose d’aucun.e permanent.e, toute son action repose sur le bénévolat. De plus, sa tâche comme relais des maisons médicales vers la politique est compliquée par la deuxième réforme de l’État qui confirme que l’Assurance maladie-invalidité reste une matière fédérale mais que certaines compétences comme la prévention, l’agrément des hôpitaux et l’octroi de subventions à des structures de soins sont confiées aux Communautés. La coordination des politiques de la Fédération devient particulièrement compliquée lorsque les différents niveaux de pouvoir présentent des majorités asymétriques.
Disposant de peu de moyens propres, la Fédération peut néanmoins compter sur l’appui du GERM. Celui-ci contribue à la maturation du modèle du centre de santé intégré dont s’inspirent toujours les maisons médicales. Les permanent.e.s du GERM soutiennent les recherches-actions de la Fédération entre sa création en 1980 et la dissolution du GERM en 1994.
Sur le plan politique, la Fédération réussit à cette époque deux coups de maître : la reconnaissance du financement des soins au forfait et l’octroi de subsides aux Centres de santé intégrés (CSI).
Le financement au forfait (dit aussi à l’abonnement), organisé en 1982 par l’INAMI, est une des victoires les plus significatives des maisons médicales sur la médecine libérale. C’est à la demande de la Fédération et avec l’appui des mutuelles, des syndicats et du Groupement belge des omnipraticiens (GBO) que l’INAMI met en place le système. Celui-ci se base sur un contrat qui lie une maison médicale, un.e patient.e et sa mutuelle. Cette dernière verse un forfait mensuel à la maison médicale pour financer les soins de chaque patient.e inscrit.e. Les patient.e.s ne déboursent rien (sinon parfois un droit minime d’inscription). Le montant du forfait versé pour chaque patient.e inscrit.e en maison médicale est calculé en fonction de la moyenne nationale de consommation de soins.
Bien sûr, la formule du forfait a ses limites : seules les prestations couvertes par l’INAMI dans le système à l’acte sont concernées, soit celles des médecins, kinésithérapeutes et infirmier.e.s. La prise en charge psychosociale de l’abonné.e n’est pas couverte. Le système est donc boiteux par rapport au projet de médecine globale et intégrée voulu par les maisons médicales. Tel quel, il a cependant représenté un pas important pour améliorer l’accès aux soins (les patient.e.s ne doivent plus avancer l’argent des consultations). L’inscription des patient.e.s facilite aussi leur suivi individuel. À l’échelle du territoire desservi par la maison médicale, il rend possible des études épidémiologiques et stimule les démarches de prévention (les soignant.e.s ont intérêt à ce que la population qu’ils et elles soignent reste en bonne santé – cela leur coutera moins d’efforts).
Il y a malheureusement un frein à l’adoption du forfait : son montant est si bas que les maisons médicales rechignent à adopter le système. De ce fait, celles qui s’y engagent (à partir de 1984) rencontrent de grosses difficultés financières.
Au niveau de la Communauté française, la Fédération obtient en 1983 l’octroi de subsides aux « Centres de santé intégrés » (CSI) de première ligne, animés par des équipes interdisciplinaires. En 1986, la Fédération organise d’ailleurs son premier congrès sur ce thème : Le CSI, base d’une politique de santé. Cinq délégations étrangères y participent. Le financement des Centres de santé intégrés est toutefois remis en cause en 1986-1987 suite à un changement de majorité politique.
La nécessité de définir plus ou moins strictement le modèle de CSI que reconnaîtrait la Communauté française, suscite des conflits entre différentes tendances qui coexistent au sein de la Fédération. Ce n’est d’ailleurs pas le seul point sur lequel il y a des divergences. La nécessité d’un texte programmatique se fait cruellement sentir. En 1989, un premier essai est rédigé, intitulé Plateforme pour la Fédération des maisons médicales, qui ramasse en une page la conception de la politique de santé défendue par la Fédération. Ce texte liste aussi les fonctions que doit assumer l’équipe pluridisciplinaire d’un CSI. Il ne s’impose pas comme un modèle rigide, mais doit permettre l’évaluation de chaque maison médicale par rapport à un idéal.
La reconnaissance d’un modèle (1989-1997)
À partir de 1989, enfin, la Fédération dispose de suffisamment de ressources pour développer progressivement ses structures, engager ses premier.e.s permanent.e.s, étendre son action. Plusieurs projets ou recherches-actions se développent désormais avec le soutien de la Communauté française, compétente à l’époque en matière de prévention. La première, qui démarre en 1989, porte sur le rôle des Centres de santé intégrés (CSI) en santé communautaire.
Le nombre de maisons médicales évolue peu dans les années 1990 : elles sont 44 en 1990 et 45 en 1997, dont la moitié situées en Région bruxelloise. On recense 428 travailleurs et travailleuses en 1992 et 451 en 1997.
Pour renforcer sa cohésion, la Fédération prend plusieurs initiatives. Il y a d’abord l’organisation de colloques internes, dont le premier a lieu en juin 1990, à Herbeumont. Cette mise au vert, avec plus de cent participant.e.s, rencontre un succès inespéré, et amène une détente entre fractions. Il est aussitôt décidé de réitérer l’expérience régulièrement, avec chaque fois un thème défini : la prévention, la pluridisciplinarité, l’autogestion, la santé mentale, le forfait, la charte, la recherche-action en maison médicales, « les liaisons dangereuses avec le politique », etc.
En 1996, au terme d’un long processus de rédaction participative, la Fédération se dote d’un texte programmatique plus abouti que celui élaboré en 1989 : c’est la Charte des maisons médicales. Même si toutes les maisons médicales ne se reconnaissent pas à 100 % dans ce texte, il peut être considéré comme un idéal utopique pour le mouvement.
En 1997, l’épanouissement de la Fédération se concrétise par le lancement d’un nouveau journal trimestriel : Santé conjuguée, un titre qui rappelle que la santé n’est pas seulement un trésor personnel mais un bien communautaire. Chaque numéro de Santé conjuguée est scindé en deux parties : un cahier thématique et des pages d’actualités.
La Fédération obtient aussi de nouvelles avancées dans la reconnaissance du modèle « maison médicale ». Le montant du forfait est majoré en 1992 et 1996 pour tenir compte d’une part, des économies induites par ce système en termes d’analyses et imageries médicales et d’hospitalisation, et d’autre part, des distorsions socio-économiques entre la population des maisons médicales travaillant au forfait et la population générale. Ces revalorisations poussent un nombre croissant de maisons médicales à adopter le financement au forfait : elles sont 16 sur 44 en 1996 et dès 1998, le forfait devient le modèle dominant en maison médicale.
Après une reconnaissance éphémère entre 1983 et 1986 (évoquée plus haut), le Centre de santé intégré (CSI) ressuscite politiquement en mars 1993 sous le nom d’Association de santé intégrée (ASI) : un décret pris par la ministre des Affaires sociales et de la Santé de la Communauté française, la socialiste Magda de Galan, définit ses critères de subsidiation. Les ASI doivent dispenser des soins primaires globaux, continus et intégrés (curatifs et préventifs) à une population définie. Elles doivent aussi exercer une fonction en santé communautaire, c’est-à-dire développer des activités coordonnées avec l’ensemble du réseau psycho-médicosocial et créer des conditions de participation active de la population à la promotion de sa santé. Elles assurent une fonction d’observatoire de la santé de première ligne. Les conditions d’agrément des ASI sont strictes : elles doivent regrouper au moins deux généralistes, un.e kinésithérapeute, un.e infirmier.e et disposer d’un service d’accueil et de secrétariat ; elles doivent s’assurer de la collaboration de travailleurs et travailleuses sociales et de psychothérapeutes ; elles doivent organiser des réunions internes de coordination, etc. L’agrément des ASI relève d’une commission où la Fédération est représentée.
Ce décret de 1993 présente plusieurs avancées : il reconnaît officiellement la spécificité du fonctionnement des maisons médicales ; il initie des liens structurels entre les responsables politiques du champ de la santé et des acteurs et actrices en santé communautaire ; il octroie des subsides aux ASI. Mais la même année, la troisième réforme de l’État provoque la régionalisation d’une bonne partie de la politique de santé : la mise en œuvre du décret pris par la Communauté française incombe aux Régions bruxelloise et wallonne, seule la politique de prévention reste provisoirement une compétence communautaire. Les arrêtés d’application ne sont pris qu’en 1999 par la Région wallonne et en 2001 par la Région bruxelloise.
Pour ce qui regarde la prévention, justement, la Communauté française a pris en 1988 un premier arrêté l’organisant. Ce texte crée un centre de coordination communautaire, une cellule permanente d’éducation pour la santé, 20 services aux éducateurs et éducatrices et dix commissions locales de coordination territorialisées. Dès lors, la Fédération est une actrice majeure de la mise en place en Wallonie et à Bruxelles d’une politique de prévention en matière de santé. Elle lance une recherche-action intitulée d’abord Éducation en prévention puis Agir ensemble en prévention (1991-2013). En 1997, l’arrêté de 1988 est remplacé par un décret « Promotion de la santé » (une évolution sémantique qui est une référence explicite à la Charte d’Ottawa de l’OMS et aux actions à prendre en santé communautaire)[3]. Un programme quinquennal décliné en plans opérationnels fixe les objectifs prioritaires des interventions financées dans le cadre de cette politique. Un Conseil supérieur de promotion de la santé est créé, espace de concertation et d’avis sur les programmes d’action et de recherche. Dix centres locaux de promotion de la santé (CLPS) sont chargés de mettre le dispositif en œuvre sur le territoire.
a Fédération est aussi reconnue à sa suite comme organe d’éducation permanente. Ici aussi, l’action de la Fédération est soutenue par la Communauté française.
Ses succès politiques, la Fédération les doit en partie à sa stratégie d’entrisme, consistant à intégrer les rouages du système pour le faire évoluer. Cette stratégie consiste à faire nommer des représentant.e.s dans un maximum d’institutions scientifiques et d’enseignement (écoles publiques de santé), d’instances politiques (cabinets ministériels, organes consultatifs), de syndicats professionnels, de plateformes et d’associations. Il s’agit de faire connaitre partout le modèle de maison médicale et de défendre une politique de soins reposant sur les valeurs du mouvement.
C’est ainsi qu’à partir de 1994, la Fédération est représentée au GBO (Groupement belge des omnipraticiens) et au sein de la Confédération des médecins belges, ce qui lui permet de participer à la victoire de ce cartel de généralistes lors des premières élections médico-mutuellistes de 1998. En même temps, la Fédération des maisons médicales s’allie avec d’autres associations actives en santé.
C’est aussi en 1994 que la Fédération participe à la constitution de la Fédération des associations sociales et de santé (FASS) qui rassemble plusieurs employeurs et employeuses du secteur extrahospitalier, de l’action sociale et de la santé à travers la Wallonie et à Bruxelles et qui est reconnue en 1998 par le Conseil national du travail (CNT) comme association représentative d’employeurs.
Vers l’institutionnalisation des maisons médicales ? (1998-2024)
Après 1997, le nombre de maisons médicales affiliées à la Fédération s’envole. Il y en a 57 en 2000, dont 25 à Bruxelles. Fin 2005, elles sont 71 et 90 en 2012. Le cap des 100 maisons médicales est atteint en 2014. Elles sont 130 en 2024. Le nombre de travailleurs et travailleuses passe de 650 en 2001 à 907 en 2006, à 1 500 en 2014 et à 2 400 aujourd’hui.
Cette évolution doit beaucoup à la revalorisation des salaires induite par les accords du non-marchand de 2000 (les maisons médicales sont intégrées à l’accord au niveau fédéral en 2002 et au niveau régional wallon en 2006). Il en résulte la conclusion de conventions collectives de travail et la barémisation des travailleurs et travailleuses du non-marchand. Pour les maisons médicales, les accords conclus représentent une hausse salariale d’environ 20 %. La barémisation a cependant un effet pervers sur le principe d’égalité salariale cher aux maisons médicales.
Pour permettre aux jeunes de se réapproprier la Charte des maisons médicales, son texte est remis sur le métier en 2003 et une nouvelle version est avalisée en 2005. Par la suite, les grandes options de la Fédération sont encore rappelées dans les Notes d’orientation de la Fédération élaborées en 2009, 2012 et 2017.
Dans un contexte de féminisation généralisée des secteurs social et santé, la proportion de femmes au sein des maisons médicales atteint 75 % en 2007. La féminisation touche toutes les fonctions, un peu moins celles de médecins généralistes et de kinésithérapeutes qui ne comptent « que » 55 % de femmes. La féminisation augmente parallèlement à la salarisation des travailleurs et des travailleuses. La féminisation touche aussi les structures : une femme est pour la première fois élue à la présidence de la Fédération en 1995.
En 2009, un décret est voté par la Commission communautaire française de la Région bruxelloise sur l’offre de services ambulatoires dans les domaines de l’action sociale, de la famille et de la santé. C’est le premier texte législatif à évoquer explicitement un statut pour les maisons médicales. Il regroupe en un seul texte des législations relatives à l’ensemble des acteurs de l’action sociale, de la santé et de la famille : centres de santé mentale, d’aide aux toxicomanes ou de planning familial, services de médiation des dettes ou aide aux justiciables, réseaux de soins et de services à domicile, services de soins palliatifs et continués, etc. Cette coordination de législations disparates doit susciter plus de cohérence et de synergies entre les différents services. Le décret de 2009 ne modifie pas fondamentalement les conditions d’agrément et la subvention des maisons médicales. Cependant, il est demandé que chacune d’entre elles désigne en son sein une personne chargée de la coordination et de la gestion journalière de l’équipe, de sa représentation extérieure et du respect des conditions, normes et dispositions du décret. Chaque service agréé doit développer une démarche d’évaluation qualitative en vue d’améliorer le service proposé à la population. Cette démarche est un processus d’auto-évaluation permanent : les services doivent choisir un ou plusieurs thèmes de travail dans une liste propre à chaque secteur. Un projet pour trois ans doit être remis et doit contenir : le choix motivé du ou des thèmes ; une analyse de l’environnement du service en relation avec le thème ; les modalités de mise en œuvre de ces objectifs ; et les modalités d’évaluation.
À la suite de la sixième réforme de l’État (2012), les compétences des Régions wallonne et bruxelloise en matière de santé sont élargies : les accords dits de la Sainte-Émilie (septembre 2013) leur transfèrent les compétences de la Communauté française en matière de prévention et promotion de la santé (à l’exclusion de la promotion de la santé à l’école, de l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE), des hôpitaux universitaires et de l’Académie de médecine). À Bruxelles, un décret organisant la promotion de la santé est adopté par le Parlement francophone bruxellois en février 2016. Le décret prévoit un comité de pilotage, une structure d’accompagnement, des services de support et des programmes et projets d’action. Un Plan de promotion de la sante doit fixer le cadre et les priorités et une nouvelle section du Conseil consultatif est formée pour donner des avis sur les textes législatifs et arrêtés de subvention.
Sur le plan fédéral, le système du financement au forfait est entièrement revu en 2013-2014. Il est basé désormais sur le profil de la population inscrite dans la maison médicale. Ce profil, propre à chaque maison médicale, est établi en fonction de 41 variables et notamment : l’âge moyen de chaque abonné.e, son sexe, son statut social, ses handicaps éventuels, les maladies chroniques diagnostiquées… Le but de la réforme est d’arriver à plus d’équité dans la répartition des budgets « santé », y compris entre les différentes maisons médicales.
Mais en dépit de son succès (oserait-on dire de sa banalisation ?), le modèle des maisons médicales continue à déranger. En octobre 2016, la ministre fédérale des Affaires sociales et de la Santé publique, la libérale Maggie De Block, commande un audit des maisons médicales fonctionnant au forfait auprès du consultant privé KPMG. Cette médecine sociale de proximité inquiète manifestement la ministre. La croissance du secteur, son attractivité pour les patient.e.s et pour les professionnel.le.s de la santé, sont perçues comme des menaces pour la médecine libérale. En attendant les résultats de l’enquête, la ministre impose un moratoire sur la création de nouvelles maisons médicales travaillant au forfait.
La Fédération décide de jouer le jeu et de collaborer à l’audit tout en défendant sa vision. Elle lance une campagne d’information et de protestation auprès de ses patient.e.s, des médias et de la population. Elle y dénonce l’impact que le moratoire a sur les populations les plus vulnérables. Des études menées parallèlement à l’audit de KPMG (dont les résultats sont publiés en janvier 2018) montrent que si le coût des soins de première ligne est plus élevé pour un.e patient.e inscrit.e dans une maison médicale au forfait, ce surcoût est compensé, et au-delà, par les économies réalisées en médicaments, hospitalisations, prises en charge institutionnalisées. Du reste, les maisons médicales s’installent souvent dans des zones où il y a pénurie de médecins généralistes. L’attitude de la ministre est pointée du doigt par de nombreux acteurs du secteur social et par les partis de l’opposition, choqués par le manque d’équité des mesures d’économie linéaires prises. Le moratoire est levé en janvier 2018.
En 2018, au terme de trois ans de travail de la commission forfait de l’INAMI, une nouvelle mouture de la législation en matière de financement au forfait apporte des améliorations notables : une meilleure répartition du budget en fonction des besoins en soins des différentes maisons médicales, davantage de transparence quant aux activités et à l’utilisation des moyens octroyés et des possibilités d’action pour les mutuelles en cas de non-respect du règlement régissant le forfait.
Ces dernières années n’ont pas été simples pour le secteur de la santé en général et pour les maisons médicales en particulier. En mars 2020, la Belgique prend des mesures de confinement drastiques pour lutter contre la propagation du coronavirus. Le modèle des maisons médicales est ébranlé par cette gestion de crise très pyramidale, unilatérale, autoritaire, non nuancée, biologico-centrée.
Cette crise laisse des traces, mais elle n’a pas réussi à enrayer l’essor du mouvement des maisons médicales. La population desservie par les maisons médicales affiliées à la Fédération est en 2024 d’environ 300 000 personnes (ce qui représente une moyenne de quelque 2 300 patient.e.s par maison médicale). La part de la population inscrite dans une maison médicale en Belgique francophone est de 6 ou 7 %, mais il y a d’importantes disparités géographiques, avec un nombre plus élevé d’inscrits à Bruxelles, en Hainaut et en province de Liège – les zones ou les premières maisons médicales ont vu le jour il y a 50 ans.
Notes
[1] Le corps médical belge dans sa presque totalité fait grève du 1er au 19 avril 1964 à l’appel des Chambres syndicales (plus tard ABSyM). Il proteste ainsi contre la réforme de l’Assurance maladie-invalidité (AMI) que le ministre de la Prévoyance sociale, le socialiste Edmond Leburton, a fait voter l’année précédente et qui prévoit entre autres une réglementation des honoraires des médecins, jusque là totalement libres, et la signature de conventions annuelles entre syndicats de médecins et mutuelles.
[2] Au début des années 1960, des Chambres syndicales régionales de médecins se créent partout en Belgique et se fédèrent. Ce groupement prend le nom d’ABSyM (ou Association belge des syndicats médicaux) lors de la communautarisation du pays, au début des années 1970. Il est alors le syndicat professionnel quasi-unique des médecins. L’ABSyM est dirigée par le docteur André Wynen (1923-2007) et défend une médecine libérale et hospitalocentriste. Elle est le représentant quasi-exclusif des médecins dans leurs négociations avec les mutuelles entre 1964 et 1998. Aux élections médico-mutuellistes de 1998, son hégémonie est ébranlée par un cartel syndical créé par des médecins généralistes. L’ABSyM critique toujours aujourd’hui le financement des soins au forfait. Elle lance aussi à l’occasion des attaques contre les pratiques des maisons médicales.
[3] La Charte d’Ottawa est adoptée en 1986 par l’Organisation mondiale de la santé avec comme sous-titre Vers une nouvelle santé publique. La promotion de la santé est un processus qui donne aux communautés les moyens d’avoir plus de pouvoir, de contrôle, sur leur santé. Elle repose sur la capacité des populations à changer la situation sociale, environnementale et économique, à mieux maîtriser ces déterminants et améliorer ainsi leur santé. « La participation de la population est essentielle dans toute action de promotion de la santé ». La Fédération base son action en matière de santé communautaire sur ce texte fondateur.
Pour citer cet article
Hendrick A. et Moreau J.-L., « Esquisse historique de la Fédération des maisons médicales », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 25 : Une médecine pour tous et toutes ?, décembre 2024, mis en ligne le 18 décembre 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/