Habituellement associée aux coopératives, en partie avec raison d’ailleurs, l’économie sociale recouvre cependant des réalités très différentes au sein du mouvement ouvrier chrétien. L’ambition de cet article est double. D’une part, il s’agit de parcourir à grands traits la trajectoire de l’économie sociale telle qu’elle se développe au sein du mouvement ouvrier chrétien. D’autre part, l’objectif est d’esquisser à grands traits comment le Mouvement les structure dans la perspective de « faire Mouvement ».
Mentionnons-le d’emblée : la présente contribution n’a pas vocation à être exhaustive, ni à mettre en perspective des recherches inédites. Sans avoir couvert l’ensemble de l’économie sociale au sein du pilier chrétien, la littérature existante est déjà conséquente et nous sert de principale assise documentaire. Principalement, nous sommes-nous appuyés sur les travaux de Godfried Kwanten (KADOC) et de Renée Dresse (CARHOP)[1]. D’autres recherches sont également en cours. Quelques éléments seront aussi apportés à partir des retours d’expérience formulés par des militant.e.s et des chercheurs et chercheuses. À cet égard, soulignons la configuration particulière de cet article. Celui-ci s’articule avec quatre autres contributions de ce numéro de Dynamiques, qui, tour à tour, s’appesantissent sur certaines structures ou organisations qui soutiennent le mouvement d’économie sociale ou en véhiculent certains objectifs : la Fondation André Oleffe, Syneco, ARCO et les Actions intégrées de développement.
Les coopératives : des organisations qui ne vont pas de soi dans le mouvement (19e siècle)
Dans le mouvement ouvrier chrétien, les coopératives[2] ne sont pas des modèles qui s’imposent d’emblée comme une alternative aux lois du marché de la production et de la consommation. Dans les années 1860, les congrès catholiques privilégient les « patronages », c’est-à-dire un système de coopération de classes au sein duquel des bourgeois dirigent des institutions caritatives, morales et religieuses destinées à soutenir les travailleurs et les travailleuses, les élever moralement et, surtout, les écarter des socialistes. Car, pour le coup, le « pilier rouge » s’appuie sur des coopératives où les travailleurs et les travailleuses sont réellement à la manœuvre, en vue d’améliorer leurs conditions matérielles ; de petites structures se transforment rapidement en puissances économiques capables de soutenir financièrement le mouvement socialiste. Avec ce système, les adversaires des coopératives craignent une disparition des classes moyennes dès lors que les consommateurs et consommatrices sont en relation directe avec les secteurs de production. De façon générale, la crainte d’une lutte des classes trop marquée explique les fortes oppositions chrétiennes.
Est-ce à dire qu’aucune coopérative chrétienne n’émerge au 19e siècle ? La réalité est évidemment plus nuancée. De petites banques populaires, quelques caisses d’épargne et de crédit créées principalement par des bourgeois et des hommes d’église s’établissent à côté de coopératives de production artisanale, de telle sorte qu’une quarantaine de structures chrétiennes sont en activité au début du 20e siècle. Les Ouvriers réunis à Charleroi ou la société Le Bon grain dans la région de Morlanwelz, sont, par exemple, deux boulangeries qui font partie des coopératives qui parviennent à s’implanter solidement, à générer des bénéfices non négligeables et à s’appuyer sur une large base de coopérateurs – près de 40 000 dans le cas de la seconde. Aucune commune mesure, toutefois, avec l’existant du côté socialiste ; du reste, les coopératives chrétiennes n’ont pas cette fonction de soutenir financièrement les organisations sociales et politiques du pilier.
Le renforcement de la composante coopérative (1919-1939)
Le succès des coopératives socialistes, la réorientation plus progressiste de la Ligue démocratique belge, une structure faitière des organisations sociales chrétiennes, l’expansion d’œuvres économiques en Flandre, sans effet négatif pour la classe moyenne, et les besoins financiers des organisations sociales chrétiennes, sans compter les observations faites à l’étranger, participent d’un mouvement de renforcement du système coopératif au sein du pilier chrétien : le phénomène est observable après la Première Guerre mondiale. Créée en 1921, la Ligue nationale des travailleurs chrétiens (LNTC), en charge de la formation, de la représentation politique et de la coordination du mouvement ouvrier chrétien, œuvre à renforcer l’action de la branche coopérative. Partant d’un exemple dans le Limbourg (l’économie), elle institue la Coopération ouvrière belge (COB) en 1924, alors en charge de coordonner et de stimuler la propagande coopérative, d’une part, et de soutenir et contrôler la diversité de coopératives chrétiennes par les parts qu’elle souscrit au sein de celles-ci, d’autre part. La LNTC exerce elle-même une tutelle sur la COB en envoyant certaines de ses figures dans les organes de gestion dès 1930 (ex : son aumônier, Louis Colens ; son secrétaire Paul-Willem Segers). En 1933, et à quelques exceptions près, et notamment du côté de l’économie populaire de Ciney (EPC), l’unification des coopératives chrétiennes est achevée. À terme, la centralisation nationale est même plus élevée que chez les socialistes.
Avec la crise financière, puis économique des années 1930, la COB se mue en caisse d’épargne des travailleurs et travailleuses chrétiens. Toujours sous le contrôle de la LNTC, la Fédération nationale des coopératives chrétiennes (FNCC) la remplace en 1935 comme organe de formation du capital, de promotion des entreprises de coopératives, de formation, d’étude et de représentation. À terme, elle reprend toutes les participations dans les coopératives chrétiennes, en ce compris la Banque d’épargne. Outre quelques nouvelles transformations qui émaillent l’Occupation, elle prépare aussi une mutation qui la fonde comme nouvelle organisation constitutive du MOC-ACW (Mouvement ouvrier chrétien-Algemeen Christelijk Werknemersverbond) après la Seconde Guerre mondiale : elle est désormais autonome pour réaliser ses objectifs en matière d’économie coopérative, de banque de dépôt et d’assurances populaires (AP). En 1952, le MOC-ACW place l’action coopérative au cœur de son congrès, signe d’un certain aboutissement de cette trajectoire économique adoptée par le Mouvement.
Les décennies fastes des coopératives chrétiennes (années 1950-1980)
Durant trente ans, le mouvement coopératif chrétien se développe dans une conjoncture économique favorable. Les politiques d’expansion économique du gouvernement libéral-chrétien de Gaston Eyskens en 1960 (Loi unique)[3], la mise en place d’un marché commun européen, l’implantation de nombreuses entreprises en Flandre et l’élévation du niveau de vie général des Belges contribuent à l’épanouissement du secteur coopératif. Les ambitions de la FNCC sont importantes en termes de seuils de coopérateurs et de capital à atteindre. Si les résultats resteront toutefois en deçà des objectifs fixés, l’expansion est incontestable avec 428 037 coopérateurs et coopératrices dans les années 1980 (un doublement depuis 1968) et un capital qui quintuple sur la même période : l’intégration des sociétés namuroises et luxembourgeoises, jusqu’alors en marge de la FNCC n’y est pas étrangère. Aussi, le mouvement coopératif chrétien mène une politique de diversification de ses offres de service et favorise l’implantation de nouvelles coopératives, afin de répondre aux besoins nouveaux. L’économie coopérative ne cesse de renforcer son ancrage dans l’économie du pays, à force de formations, de journées d’étude, de commissions, de campagnes de promotion, parfois en lien avec les organisations sociales du Mouvement, et de services aux consommateurs et client.e.s (service d’assistance juridique, modernisation des commerces de son réseau, nouvelles offres bancaires et d’assurance, etc.) ; élément non négligeable, la FNCC intègre les organes de consultation socioéconomique, tels que le Conseil central de l’économie[4]. En même temps qu’elles travaillent à améliorer la situation matérielle des travailleurs et travailleuses, les coopératives chrétiennes ne se départissent pas de leur second objectif cardinal : le soutien financier au Mouvement, et particulièrement au fonctionnement de ses organisations sociales. Les connexions entre celles-ci et les coopératives se matérialisent à travers les services avantageux dont bénéficient les premières de la part des secondes, la propagande des premières en faveur des secondes et l’implication des premières dans les organes de gestion et de décision des secondes.
Pierre Georis (anciennement secrétaire général du MOC)
La Fondation André Oleffe (FAO)[1] a été créée en 1978 dans le périmètre de la CSC en vue d’apporter une aide aux initiatives d’autoproduction/autogestion, une des formes de lutte sociale dans les années 1970[2]. C’est volontairement qu’on qualifie lesdites luttes de deux mots qui ne sont pas synonymes, même si, à l’époque, c’est « autogestion » qui a le plus souvent été utilisée pour désigner les deux réalités. La première était celle d’entreprises qui fermaient : au-delà de l’occupation de l’usine, la résistance a consisté à continuer de produire, faire fonctionner l’entreprise, vendre, protéger l’outil et les stocks. L’objectif était surtout de convaincre un repreneur et/ou de faire pression pour que l’État soit aidant (quitte à ce qu’il soit lui-même repreneur). On est dans le registre de « l’autoproduction ». Au rang des exemples, on peut citer Les grés de Bouffioulx, les Cristalleries du Val Saint Lambert (Seraing), les Capsuleries de Chaudfontaine, les poêleries Somy (Couvin). La seconde a plus à voir avec la perspective d’autogestion proprement dite : des entreprises reprises par leurs travailleurs eux-mêmes. Trois cas emblématiques ont fonctionné : Le Balai libéré à Louvain-la-Neuve, les Sablières de Wauthier-Braine et les Textiles d’Ère (après la faillite de Daphica) à Tournai. Malgré leurs formes hétérodoxes de gestion, ces entreprises ont tenu le coup jusque respectivement 1989, 1990 et 2002. Un peu en situation intermédiaire, une autoproduction qui a tenté l’autogestion mais a rapidement échoué : Salik (Quaregnon). Force est cependant de reconnaître que ces formes de lutte, et la thématique autogestionnaire en particulier, n’ont pas connu le succès espéré. Autrement écrit, ça n’a représenté qu’un moment en définitive assez court[3].
Le soutien syndical a surtout été le fait de la CSC. Côté FGTB, on est resté sensiblement plus prudent. Rétrospectivement, on peut considérer que le soutien de la CSC s’apparentait à la mise en application du principe de « l’autonomie associative » : on accepte l’initiative et l’expérimentation, en particulier au nom de la « subsidiarité » (qu’on peut lire : « les gens sur place sont les mieux à même de juger ce qu’il est bon de faire ») ; les « personnalités meneuses » peuvent être critiquées dans l’organisation syndicale mais elles n’y sont pas bridées. Ainsi l’affaire a-t-elle été menée par quelques fortes personnalités, par exemple Raymond Coumont, secrétaire de la fédération CSC du Brabant wallon, ou Jean Devillé, permanent de la centrale CSC du textile, rejoints par différentes autres individualités (Gilberte Tordoir, Raymonde Harchies, Marc Vandermosten, liste non exhaustive). Pour autant, on ne peut pas soutenir que cela mobilisait l’organisation dans son entièreté : doute au démarrage des expériences, réelle sympathie envers les personnes qui se battent de façon originale, vertes critiques lorsque les choses tournent mal[4].
La FAO est fondée pour apporter des soutiens juridiques, logistiques et financiers à la dynamique, ainsi que pour organiser des synergies entre les initiatives et des homologues à l’étranger. Paradoxalement, elle a été mise en piste pour soutenir l’autogestion au moment précis où la dynamique déclinait. Cela ne l’a pas empêchée de multiplier les initiatives et d’accompagner différentes situations, principalement pour aider à trouver des solutions pour des PME en difficulté et pour prendre des initiatives de lutte contre le chômage, alors en croissance spectaculaire. Un job pas simple, avec des bas, mais aussi des hauts : la FAO a joué un rôle significatif dans l’accompagnement des « Textiles d’Ere »[5] : c’est de l’emploi qui a été préservé pendant 20 ans ; on ne peut pas dire que ce n’est rien, ou qu’il n’y aurait pas de bilan !
Déclin
Le tournant majeur a été l’opération de reprise d’un grand magasin « Les galeries Anspach », renommées « Galeries namuroises » en 1983, en mobilisant du capital de la COB[6] et de la CSC[7]. L’expérience s’est terminée par une faillite en 1988, non sans créer de fortes tensions entre la CSC et la FAO. Au titre de « pouvoir organisateur »[8], la CSC a souhaité reprendre un contrôle plus significatif sur la FAO, ce qui n’a pas été accepté en Assemblée générale de l’ASBL au nom de… la pratique autogestionnaire[9]. En peu de temps, la rupture a été consommée : la FAO est officiellement sortie du périmètre des organisations du MOC, même si, à titre personnel, plusieurs individualités notoirement CSC ont continué à s’y impliquer. Pour retrouver un outil, à présent que la FAO était sortie de son périmètre, la CSC a créé l’ASBL SYNECO, aujourd’hui reconnue comme agence-conseil en économie sociale en Wallonie[10] – c’est un autre récit.
La FAO s’est alors enfoncée dans la crise, sans plus guère de projet clair. Des déficits systématiques ont fait fondre les fonds propres à vive allure. Un permanent CNE-GNC[11], Guy Roba, a tenté une relance, qu’il a partiellement réussie en parvenant à créer une petite cellule spécialisée dans ce qu’aujourd’hui on nommerait de « l’outplacement » (de cadres licenciés). Mais il ne s’est agi que d’un petit sous-ensemble de deux personnes (« cellule accompagnement de cadres ») qui a rapidement fonctionné en autonomie du reste de l’équipe. Une partie significative des travailleurs restait utilement occupée, car impliquée dans des partenariats de longue durée avec quelques ASBL : à la longue, dans les faits, ces personnes s’identifiaient plus aux projets des ASBL concernées, où elles étaient la plupart du temps, qu’à la FAO proprement dite. Le paradoxe était là : la FAO se vidait de sa substance et de son personnel, mais celui-ci continuait à travailler sur les enjeux pertinents de partenaires.
Un épisode EVO
En 1997, les EVO (éditions Vie Ouvrière[12]) ont manifesté leur intention de sauvetage par reprise de l’outil et ont déposé un plan d’affaires, dont le résultat principal a surtout été d’aviver toutes les tensions et résistances internes : c’était perçu comme une OPA hostile – offre publique d’achat – à laquelle il fallait résister de toutes ses forces[13] ! Bien qu’officiellement la FAO était hors périmètre MOC (car hors périmètre CSC), elle y restait néanmoins peu ou prou associée dans les imaginaires, eu égard à la qualité des fondateurs, aussi à la mémoire de la qualité mobilisatrice du militantisme autogestionnaire. EVO de son côté était plus nettement ancré dans le « réseau d’affinité » du MOC même si on avait là aussi à faire à une gestion en autonomie. Les éclats du conflit témoignaient d’une situation de blocage total en plus d’une inefficacité de plus en plus patente dans l’action de la Fondation. D’autorité, François Martou, alors président du MOC, a pris personnellement la main en convoquant une réunion le 6 octobre 1997, qui a associé EVO, FAO, SYNECO et MOC. À l’issue de celle-ci, un protocole d’accord a été signé, qui a consacré le retrait d’EVO et l’entrée en scène du MOC par l’intermédiaire d’un de ses secrétaires nationaux dont le cahier des charges était de « faire atterrir » la FAO en bonne intelligence avec les activités qu’entretemps SYNECO avait développées au titre de nouvelle agence-conseil du Mouvement. On peut sans doute « lire » l’initiative de François Martou comme étant aussi de « police » pour compte de la CSC : faire rentrer la FAO dans le rang ou la dissoudre en en récupérant les actifs (s’il y en a), en tous les cas en faisant le moins de dégâts possible.
Pierre Georis (anciennement secrétaire général du MOC)
L’émergence au sein de l’insertion socioprofessionnelle
« Actions intégrées de développement » (AID) est le nom de famille d’un réseau de Centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) implantés en Wallonie et à Bruxelles, et appartenant au périmètre des ASBL, entreprises et activités du Mouvement ouvrier chrétien (MOC). Les CISP fonctionnent selon deux méthodes pédagogiques. La première comprend de larges séquences de participation à des activités économiques et commerciales, sur chantier et en atelier, la formation pratique s’organisant principalement sous le mode du compagnonnage. En Wallonie, on la nomme « Entreprise de formation par le travail » (EFT), et à Bruxelles « Atelier de formation par le travail » (AFT). Elle ne s’est pas toujours appelée comme cela : la formule a d’abord existé sous la dénomination « Entreprise d’apprentissage professionnel » (EAP). La seconde méthode est sous un mode de formation plus classique. Elle a longtemps été labellisée « Organisme d’insertion socioprofessionnelle » (OISP) en Wallonie (dénomination encore actuelle à Bruxelles), avant d’être rebaptisée « DéFI », acronyme de « Démarche formation insertion » (à ne pas confondre avec le parti politique). La principale caractéristique des CISP est d’accueillir des personnes à ce point éloignées du marché de l’emploi, le plus souvent parce que faiblement scolarisées, que les autres offres de formation leur sont inaccessibles. Pour obtenir l’agrément par une des Régions, il faut être ASBL ou CPAS.
Le réseau AID actuel et ses publics en quelques chiffres
En 2022, le réseau AID comptait 24 associations, dont 19 en Wallonie et 5 à Bruxelles. Les activités cumulaient 10 EFT, 1 AFT, 12 DéFI et 4 OISP (certains CISP cumulent 2 situations, par exemple EFT et DéFI).
Ensemble, les activités ont mobilisé 1 749 stagiaires pour 799 115 heures de formation. Le public féminin a été majoritaire à 59 %. Mais cela camoufle cependant une grande variation : elles sont surtout très majoritaires dans les DéFI/OISP (68 %), alors qu’elles sont minoritaires dans les EFT/AFT (33 %). C’est vraisemblablement lié au fait que nombre de filières EFT sont toujours réputées « masculines » (métiers de la construction, horticulture…) : ça ne bouge que lentement.
Pour ce qui est des niveaux de formation à l’entrée : 25 % n’ont tout simplement aucun diplôme, pour 19 % au maximum le CEB, 19 % le CES2D, 12 % le CESS, 2 % un diplôme de l’enseignement supérieur tandis que 23 % sont titulaires d’un diplôme ou certificat non reconnu en Belgique.
Autre angle d’approche encore : 42 % des stagiaires étaient sous statut de chômeurs complets indemnisés, pour 30 % relevant d’un CPAS et 28 % de personnes sans revenu car à charge d’une autre personne.
Lorsque ceux qui terminent la formation sortent, c’est pour un débouché immédiat pour 50 % d’entre eux, soit sous la forme d’un emploi (17 %) soit sous celle de l’entrée dans une formation plus qualifiante (33 %). Ceci a valeur de photographie pour une année précise, mais si on vérifie les données pluriannuelles, on observe une relative stabilité depuis dix ans[1].
Une naissance sous tensions
Aujourd’hui, les AID représentent une des activités importantes du MOC. En interne, on n’enregistre aucune contestation quant à la légitimité de l’action. Mais, il n’en a pas toujours été le cas ! Au début, il a fallu beaucoup de volontarisme au milieu d’hostilités déclarées. Ce que les AID ont lancé n’était pourtant pas isolé : plein d’autres initiatives plus ou moins similaires se développaient ailleurs dans les espaces belges, et avaient aussi à subir méfiances et critiques. Un processus de regroupements s’est mis en place, en sorte de s’épauler les uns les autres, se défendre face à l’adversité, se construire en interlocuteur collectif suffisamment efficace que pour devenir apte à négocier sa situation et parvenir à l’institutionnalisation du secteur par la voie de décrets régionaux. Seulement voilà : ayant à se défendre des nombreuses critiques internes au MOC, les AID ont joué la carte de la dissociation : « Non, non, ne nous confondez pas avec les autres à l’égard desquels les critiques sont justifiées ; nous sommes autre chose, nous fonctionnons différemment ». Par le fait même, en même temps qu’elles étaient en difficulté en interne MOC, les AID s’isolaient de leurs homologues associatives : une double fragilité ! De longues années de travail ont été nécessaires pour conforter les initiatives locales du réseau, en les professionnalisant, en conquérant une pleine légitimité au sein du MOC et en sortant de l’isolement par l’intégration dans les collectifs sectoriels, que sont aujourd’hui l’Interfédération des CISP lorsqu’il s’agit de la Wallonie, la FEBISP (Fédération bruxelloise de l’insertion socioprofessionnelle) lorsqu’il s’agit de Bruxelles-Capitale et la FESEFA (Fédération des employeurs des secteurs de la formation des adultes) lorsqu’il s’agit d’être interlocuteur dans les relations collectives (participer au « banc des employeurs » dans la commission paritaire 329, celle des secteurs socio-culturels et sportifs)[2].
Le propos qui suit est une mise en récit, qui ne racontera pas « tout » ce qu’il serait possible d’écrire sur l’histoire des AID, mais se centrera sur l’éclaircissement du « mystère des origines », les relations compliquées avec le MOC, et jusqu’au moment où « ça (c’est-à-dire la légitimité) a été gagné », une période de presque 20 ans – soit le temps d’une génération. Cette trajectoire n’est compréhensible qu’à la condition de donner des indications sur le contexte général dans lequel cela s’est inscrit. Il s’agira aussi de décrire le collatéral de la bagarre interne au MOC : le piège de l’isolement à l’égard des pairs dans lequel se sont retrouvées les AID, et la façon dont elles sont parvenues à en sortir.
Une histoire étroitement liée aux réformes de l’État
L’histoire ici racontée est concomitante aux profondes réorganisations du fonctionnement de l’État belge, par transferts successifs de compétences de ce qu’on a d’abord appelé « État central » (depuis lors requalifié « État fédéral »), vers les Communautés et les Régions. S’y sont ajoutés des transferts d’exercice de compétences de la Communauté française vers la Région wallonne d’une part, la Commission communautaire française (COCOF) en Région de Bruxelles-Capitale d’autre part[3]. Entretemps encore, la Région wallonne s’est rebaptisée « La Wallonie » et la Communauté française « Fédération Wallonie – Bruxelles »[4]. Cela introduit de la complexité dans l’exposé : les interlocuteurs politiques du secteur ont bougé au fil du temps : au début de la décennie 1980, il s’agissait principalement la Communauté française ; en fin de période on traite prioritairement avec les Régions et la COCOF, parce que, en 1994, l’exercice de la compétence de formation a glissé de l’une aux autres. De même, en début de période, un unique service public centralisé, l’Office national de l’emploi (ONEM), organisait tout aussi bien le contrôle des chômeurs et chômeuses que leur placement, un service de formation professionnelle et un autre d’orientation. Tout cela est désormais la mission du FOREM pour la région de langue française en Wallonie, mais ventilé entre ACTIRIS et Bruxelles-Formation en Région Capitale, étant entendu que l’ONEM reste en piste comme gestionnaire de l’assurance-chômage, compétence fédérale ! Expliquer cela a fonction d’avertissement : on va essayer de ne pas trop s’embrouiller au profit d’un déroulé qu’on espère fluide, mais on ne peut pas garantir qu’on y arrivera à tous les coups de la façon la plus optimale.
Nature du récit, atouts et limites
Le récit relève du registre du témoignage réflexif. L’auteur a eu une trajectoire personnelle de 25 ans dans le secteur ISP, sous diverses fonctions. Il ne faut dès lors pas confondre le propos avec un travail d’historien au sens strict du terme : les souvenirs personnels sont largement mobilisés ; ils font l’objet d’une reconstruction a posteriori qui, d’une certaine façon, tend à donner un sens à l’histoire. Ce qui est un atout pour l’interprétation et la compréhension comporte cependant son lot de risques en retour. Par exemple laisser croire qu’à tout moment ledit sens a été clair pour tous les acteurs impliqués : il ne l’a pas été, il y a aussi eu incertitudes et tâtonnements, sauf sans doute sur les grands principes directeurs qui ont servi de boussole. Par ailleurs, qu’il y ait un côté auto-justificateur au récit peut difficilement être nié. Pour atténuer ces faiblesses évidentes, et sans doute difficilement évitables quand on est dans le registre du témoignage, le récit cherche à appliquer quelques-uns des principes de la démarche réflexive, celle où, en quelque sorte, l’acteur prend son action comme objet de recherche, en contextualisant, en décrivant le plus factuellement possible, et en posant que la formulation d’une hypothèse ne vaut jamais démonstration. On est dans la description d’actions, menées par des acteurs, qui disposent de marges de manœuvre plus ou moins grandes, qui les utilisent ou pas, bien ou non, qui peuvent produire des réussites tout autant que des effets différents ou contraires aux intentions de départ : d’évidence, la réflexivité est influencée par les cadres de la sociologie, en particulier l’analyse institutionnelle, la sociologie des organisations et celle des mouvements sociaux. Ainsi, à défaut de faire travail d’historien.ne, espère-t-on pouvoir fournir du matériel utilisable par les historien.ne.s.
Le chaudron des années 1980
Crise socioéconomique et perspectives
L’époque était chaude en initiatives et évolutions institutionnelles de toutes sortes. Pour faire face à la crise économique, en particulier à l’explosion du chômage, une forme de consensus existait pour considérer qu’une grande partie de la solution passait par une meilleure formation des personnes, que ce soit dans une perspective de reconversion pour celles qui étaient dans un emploi menacé ou de meilleur niveau pour les jeunes. En tout état de cause, l’observation majeure était que plus et mieux la personne était diplômée, moins elle courait de risque de s’enliser longuement dans le chômage. Deux lignes ont alors été explorées pour améliorer la formation, l’une dans le domaine de l’enseignement, l’autre dans l’accompagnement des chômeurs et chômeuses. En réalité, à situation égale du marché de l’emploi (ce qu’il n’est jamais, mais posons l’hypothèse), agir sur la formation des personnes revient plus à améliorer leur compétitivité qu’à résoudre le problème fondamental du manque d’emplois suffisants : ce sera la grande critique générique adressée par certains observateurs et observatrices. Notre point de vue est que la critique est justifiée, mais qu’elle mérite qu’on y introduise au moins de la nuance. Car, en effet, la formation peut trouver du sens en elle-même : remobilisation de personnes ; réintégration dans un groupe de sociabilité ; par l’effet du groupe, entrée dans de nouveaux projets qui, à défaut d’emploi, permettent de mieux vivre ou participent de la cohésion sociale ; si on se place dans une logique d’éducation permanente, on muscle les capacités à l’investissement citoyen. D’autre part, la formation, dans une certaine mesure, peut aussi impacter le marché de l’emploi et l’économie, en facilitant des ajustements de personnes à des fonctions disponibles inoccupées ; de façon plus indirecte, elle peut susciter des vocations à l’entrepreneuriat.
Côté enseignement et formation initiale
La réforme phare date de 1983 : on a fait monter l’obligation scolaire de 14 à 18 ans[5]. En même temps, les responsables se rendaient bien compte que les gamins qui quittaient l’école à 14 ans n’étaient pas ceux qui feraient les plus hauts bons de joie à une prolongation de 4 ans ! La formation en alternance des Allemands jouissait d’une excellente réputation : elle a inspiré l’idée d’offrir une possibilité de formation en alternance comme alternative à l’enseignement à temps plein à partir de 15 ans, au sein de « Centres d’enseignement à horaire réduit » (CEHR), créés dès 1984[6]. On peut concevoir qu’une alternance entre l’école et une formation concrète à temps partiel en entreprise puisse déboucher sur une qualification équivalente à celle acquise dans un enseignement à temps plein, mais il y a des conditions : par exemple que l’apprentissage de la mécanique garage en entreprise fasse l’objet d’un vrai programme qui ne soit pas limité au balayage de l’atelier et au service à la pompe (à l’époque, c’étaient encore des pompistes qui prestaient en lieu et place de l’automobiliste). Encore fallait-il trouver de tels bons stages en entreprise ! Or, les temps étaient à la débandade ! L’alternance s’est donc massivement résumée à une alternance entre l’école et le chômage. Nommé « enseignement à horaire réduit », le dispositif a aussitôt constitué un échelon supplémentaire dans le processus de relégation scolaire !
Quelques années auparavant, c’est-à-dire fin de la décennie 1970, Émile Creutz, directeur du CIEP (le Centre d’information et d’éducation populaire, le service d’éducation permanente du MOC) et plusieurs acteurs de l’enseignement libre catholique avaient consacré une énergie considérable à construire et défendre un projet de réforme de l’enseignement professionnel, rebaptisé « humanités professionnelles », précisément pour qu’il cesse d’être une filière de relégation. Dans la foulée, ils avaient poussé quelques expériences pilotes dans des écoles professionnelles bruxelloises libres catholiques en milieux populaires et marquées par la diversité[7]. On ne peut pas dire que les Centres d’enseignement à horaire réduit (CEHR) correspondaient parfaitement à l’espérance des promoteurs des « humanités professionnelles », ni à celle des acteurs des expériences pilotes ! Le dépit était grand, mais peu importe : tous ces mêmes acteurs ont recyclé leur énergie en tentant d’accompagner au mieux le nouveau dispositif, de l’intérieur pour ceux qui étaient salariés de l’enseignement catholique, en partenaires extérieurs pour les autres (MOC, Conseil de la jeunesse catholique – CJC, CSC, Centres PMS).
Assez paradoxalement, comme on était de toute façon dans du neuf et une assez totale absence de programme, toute personne appréciant se retrouver dans l’instituant trouvait matière à une certaine excitation mobilisante ! Mais cela n’allait pas sans tensions, parce qu’avec des centaines de personnes impliquées sans trop de cadre, ça partait dans tous les sens, avec, au bout d’un temps, un clivage assez net entre ceux qui visaient la mise en place d’une excellence dans la qualification professionnelle, en gardant l’ambition d’une vraie formation en alternance (avec un bon statut pour les jeunes en stage) et d’autres qui, prenant acte de la grave pénurie d’offres de stages en entreprises, trouvaient qu’on ne pouvait pas pour autant abandonner toutes celles et tous ceux qui étaient sans stage. Autrement formulé, le clivage se jouait entre « insertion professionnelle » et « insertion sociale ». En réalité, il ne s’agissait pas de choisir entre l’un ou l’autre mais de faire l’un et l’autre : c’est la position qu’a fini par défendre le secrétariat général de l’enseignement secondaire catholique[8], et ce n’était que de bon sens, à tel point qu’il s’est grosso modo agi de la solution finalement généralisée dans le réseau. Dans l’intervalle, le clivage s’était immiscé entre la CSC et le MOC. Les Jeunes CSC avaient en effet construit un ambitieux modèle d’alternance, le « 2 x 20 heures », à comprendre comme : une semaine de 20 heures de formation scolaire et 20 heures de formation en entreprise durant lesquelles les jeunes impliqués disposaient d’un vrai statut. Ils le défendaient avec conviction tandis que leurs collègues du MOC assumaient la situation de large pénurie de stages d’alternance disponibles pour les élèves : ils contribuaient dès lors à monter des initiatives de CEHR qui pouvaient être très éloignées des perspectives 2 x 20 heures.
Les CEHR : une suite à l’histoire
Il y a une suite à l’histoire des CEHR que nous n’avons évoquée ici que pour contextualiser l’origine des AID. Dès 1987, les CEHR ont été autorisés à élargir leur public aux 18-25 ans à condition que ces derniers aient conclu préalablement un contrat d’apprentissage industriel[9]. En 1991, le dispositif est plus formellement institutionnalisé[10]. À cette occasion, il change de nom au profit du plus positif « Centre éducatif et de formation en alternance » (CEFA) : il s’agit toujours de la dénomination actuelle. En 1998, un Contrat d’insertion socioprofessionnelle, plus souple, se substitue au contrat d’apprentissage industriel[11]. Enfin, en 2001, le système sort d’une ambiguïté : on parle désormais « d’enseignement » en alternance en bannissant la notion de « formation ». Ce faisant le dispositif devient explicitement partie prenante de l’enseignement, donc légitime à présenter une voie alternative pleinement valide à l’enseignement de plein exercice[12].
Pour les CEHR de son réseau, l’enseignement libre catholique a énormément investi en énergie et créativité, en veillant à associer largement des partenaires de sa sphère d’affinité. C’est dans ce cadre que l’auteur a participé au groupe d’encadrement local (en le présidant pendant quatre ans) du CEHR/CEFA attaché à l’Institut technique de Namur (ITN), de 1988 à 1995, au titre de représentant de la fédération du MOC de Namur. Identiquement, il a représenté le MOC national dans le Groupe national d’encadrement de la formation en alternance (ASBL GNEFAL), de 1988 jusqu’à sa mise en liquidation en septembre 2009. Le GNEFAL a été une structure précieuse pour accompagner et cadrer la période instituante. Lorsque les choses sont devenues plus instituées, elles sont aussi devenues plus verrouillées : le GNEFAL a perdu une bonne part de ses capacités à mobiliser des partenaires externes à l’enseignement. Les changements de générations et de responsables chez les uns et les autres ont vraisemblablement aussi joué un rôle dans le processus d’extinction.
Côté accompagnement des chômeurs et chômeuses
Les temps étaient aussi à certains énervements syndicaux sur l’accompagnement des chômeurs et chômeuses. En particulier, des critiques étaient formulées à l’égard de la formation professionnelle ONEM. Il était notoire qu’y passer améliorait la position du demandeur d’emploi. Les files d’attente s’y sont allongées. Pour certains métiers, démesurément : on pouvait attendre trois ans entre l’inscription et l’entrée effective en formation. Pour gérer le problème, l’ONEM a mis en place des tests qu’il fallait préalablement réussir. La mécanique emportait comme effet que la statistique de mise à l’emploi à la sortie de formation en était d’autant plus favorable que c’étaient de toute façon les meilleurs qui étaient sélectionnés. Il semblerait – ici l’auteur répercute ce dont il se souvient d’une mémoire orale captée à l’époque – que des interpellations aient été faites au comité de gestion de l’ONEM à partir du banc syndical[13]. Sans grand succès opérationnel. Ce serait cela (conditionnel) qui aurait amené certains acteurs locaux à monter, fin des années 1970-début des années 1980, quelques initiatives de formation dites de « mise à niveau des connaissances », ou de « remise à niveau » : les deux notions n’ont pas tout à fait le même sens – à notre connaissance, ça n’a jamais été tranché –, mais il était clair cependant que le niveau visé était la réussite du test d’entrée en formation professionnelle ONEM. En particulier, quatre associations se sont coalisées à partir de Charleroi (Formation pour l’université ouverte de Charleroi – FUNOC), Liège (Canal Emploi), Namur (Radio télévision animation – RTA[14]) et Bruxelles (Association pour le développement, l’emploi, la formation et l’insertion sociale – DEFIS). Elles avaient en commun d’être le produit des deux branches coalisées du mouvement ouvrier, la socialiste et la chrétienne.
La bande des quatre
En front commun, la FGTB et le MOC créent la FUNOC en 1977, à Charleroi. Elle est toujours bien vivante aujourd’hui, et est d’ailleurs le CISP le plus important de Wallonie en nombre de stagiaires accueillis. La même année, les services de formation des deux principaux syndicats du pays, auxquels s’associait l’Université de Liège, lançaient Canal Emploi à Liège. D’abord conçu comme projet de télévision locale communautaire, avec des perspectives de formation à distance par l’intermédiaire de l’outil audiovisuel, les choses ont rapidement évolué en sorte d’y adjoindre des groupes de stagiaires dits « en préformation ». Ne cherchez plus cette ASBL : elle a disparu en 1989 – de ce qu’on en a capté à l’époque, de toute évidence les relations entre partenaires y ont été beaucoup plus rugueuses qu’à Charleroi. Une « petite sœur » aux deux grands s’est ensuite ajoutée : RTA, à Namur. Créée un peu plus tôt (1975) autour d’un projet d’animation audiovisuelle par télévision locale, l’ASBL, à nouveau une coopération FGTB-MOC, s’est ensuite donné les moyens d’à son tour développer des formations de mise à niveau pour demandeurs et demandeuses d’emploi faiblement scolarisés ; nous étions en septembre 1981. L’auteur des présentes lignes a été recruté pour coordonner ce dispositif spécifique, en compagnie de Claude Hardenne, l’un (l’auteur) labellisé MOC, l’autre FGTB. Beaucoup plus modeste que la FUNOC, auprès de laquelle a été cherchée une partie de l’inspiration[15], l’ASBL existe toujours comme CISP désormais spécialisé dans la formation à des métiers de l’audiovisuel[16]. Puis est venu Bruxelles. Une série d’initiatives locales de formation, dont certaines ayant déjà dix ans d’existence au compteur, se sont donné une plateforme commune avec les syndicats, le MOC, l’ULB et l’UCL : DEFIS (à ne pas confondre avec les Défi wallons, ni le parti politique !). Dès 1982, cette plateforme est rapidement montée en puissance dans la capitale et dans une coordination qui se faisait désormais à quatre : FUNOC, Canal Emploi, RTA et DEFIS.
Il ne faut pas croire que tout le monde était sur la même ligne : dans les faits, les groupes locaux bruxellois, vu leur diversité et les publics avec lesquels ils travaillaient étaient sur une ligne affirmée « priorité à l’insertion sociale », les Liégeois quant à eux se voulaient acteurs du développement de la formation à distance, tandis que la FUNOC offrait des stages de formation aux contenus plus cadrés et tenait à s’inscrire dans une perspective de développement local. De son côté, RTA faisait un peu peur à tout le monde en testant la pédagogie du projet avec ses publics : c’était déstabilisant, y compris d’ailleurs pour ses formateurs, avec un côté « ligue d’impro », au nom de la réponse aux besoins et demandes exprimés par les groupes. Certes, la pédagogie du projet coexistait avec des contenus construits, mais il ne faut pas s’en cacher : avec les projets, de brillantes réussites ont coexisté avec l’un ou l’autre ratage complet. C’est un autre récit à faire…[17]
La « bande des quatre » a rapidement pris acte de deux réalités.
La première : la redécouverte de l’analphabétisme et la prise de conscience de son caractère massif. Le front commun FGTB-MOC s’est emparé de la question de façon très volontariste : dès 1983, il a lancé le réseau Lire & Écrire. Même si DEFIS a opté pour la dissolution quelques années plus tard, il faut mettre à son crédit un investissement très dynamique au profit du projet Lire & Écrire.
DEFIS, l’alpha, la FEBISP
L’investissement sur l’action d’alphabétisation a été facilité par l’évidente complicité entre le socialiste Alain Leduc et le « mociste » Daniel Fastenakel. Elle n’était pas que dynamique : aussi d’une redoutable intelligence politique. Ainsi la FGTB namuroise n’était-elle pas très enthousiaste du projet Lire & Écrire : Alain Leduc a été déterminant en coulisses pour la faire basculer, en l’aidant à créer son propre dispositif d’alpha ! En effet, le non-dit de la réticence FGTB locale était sa crainte d’être absente d’un terrain occupé par d’autres, en particulier d’initiatives souvent labellisées « chrétiennes ».
Il pourrait ne pas être incongru de considérer que DEFIS a été le précurseur de la Fédération bruxelloise de l’insertion socioprofessionnelle (FEBISP), créée quant à elle dès 1995, immédiatement après la régionalisation de l’exercice de la compétence de formation. On peut en effet poser l’hypothèse que si ça a été aussi vite, c’est que le terrain était déjà prêt.
La seconde réalité découverte : l’explosion de nouvelles initiatives, partout sur le territoire, sans concertation aucune entre elles autour d’un problème qu’on pouvait formuler comme suit : une partie substantielle du public pour lequel étaient organisées les mises à niveau exprimait « n’en avoir rien à foutre de la formation mais vouloir travailler et gagner de l’argent »… ce qui ne voulait pas dire pour autant que les personnes avaient les qualifications utiles. Aspect troublant du dossier : moins les apprenant.e.s étaient formés moins ils étaient demandeurs de formation. Ainsi, en deux-trois ans, on pouvait déjà dénombrer quelques dizaines d’initiatives, autour de grosso modo une même idée : puisque c’est du concret que demandent les gens, mettons-les d’abord en situations concrètes, en atelier et sur chantier, le cas échéant en contact avec une clientèle, et organisons la formation par compagnonnage au fur et à mesure des nécessités avérées.
Mais l’unité de toutes ces nouvelles initiatives n’étaient que de façade. Le paysage était fragmenté entre trois tendances. On pouvait le décrire à partir d’un triangle : une des pointes tirait vers l’économie, l’autre vers la formation, la troisième vers le social. D’une façon ou d’une autre, chaque initiative intégrait chacun des trois volets. Mais, toutes ne se situaient pas au même endroit de l’espace représenté par le triangle, et certainement pas au point équidistant ! Les unes pouvaient se lancer dans des activités économiques ambitieuses, parfois jusqu’à la perspective de créer de l’emploi en bonne et due forme[18], parfois aussi sans complètement respecter les prescrits légaux : publicisant leurs manières de faire et en exposant les raisons, elles étaient moins dans l’illégalité que dans l’a-légalité – en d’autres mots, le registre était de désobéissance civile[19]. D’autres montaient des structures principalement d’accompagnement social. C’était parfois présenté sous l’horrible dénomination « ateliers occupationnels » : on constituait des groupes autour d’une activité qui pouvait parfois être de nature très modestement économique en sorte de mener un travail social collectif plutôt qu’individuel – c’était assez fréquent en CPAS ou en maisons d’accueil par exemple. Les troisièmes, enfin, créaient des dispositifs plus explicitement de formation. Ainsi, entre autres, des initiatives nombreuses sont-elles nées en « filiales » d’institutions d’hébergement dans le secteur de l’aide à la jeunesse. Débattu depuis 15 ans[20], l’abaissement de l’âge de la majorité de 21 à 18 ans sera rendu effectif en 1990[21] ; dès ce moment, les jeunes se voyaient brusquement devoir quitter leur institution trois ans plus tôt ; le milieu estimait qu’il avait devoir de faire une offre nouvelle d’accompagnement, et a assez largement anticipé, ce qui, par effet collatéral, permettait un débouché de reconversion pour du personnel devenu soudainement surnuméraire dans les institutions. Vertu du débat démocratique : il y a des choses qu’on voit arriver !
Le paysage était compliqué et de nombreux acteurs étaient inquiets. Si les associations étaient certaines d’être dans le bon en répondant aux besoins nouveaux, mais réclamaient reconnaissance et soutien, les syndicats quant à eux étaient très inquiets des statuts des personnes en y voyant une forme de légitimation des pratiques négrières : la question défraie périodiquement l’actualité, en particulier dans des secteurs investigués par les initiatives associatives (construction, HORECA). De leur côté, les classes moyennes dénonçaient la concurrence déloyale. Au milieu de tout cela, les pouvoirs publics ne savaient pas toujours ce qu’ils devaient en penser, a fortiori, que les matières concernées par une éventuelle action régulatrice étaient déjà éparpillées entre l’État central, la Communauté française et les deux Régions.
La Fondation Roi Baudouin (FRB) va jouer un rôle déterminant d’intermédiaire pour débrouiller toute cette affaire, à l’occasion d’un programme social « Partenaires pour innover », qu’elle développera de 1984 à 1987[22]. Le travail d’éclaircissement et de tri de ce qui se passait sur le terrain (le triangle et ses trois pointes) a permis ensuite la négociation d’un cadre pour des solutions aux problèmes posés par la pointe « formation » du triangle. C’est la notion EAP comme « entreprises de formation par le travail » qui est sortie du chapeau de la Fondation. Il s’agissait d’une des dénominations qui circulaient déjà pour nommer les nouveautés ; elle apparaissait comme particulièrement pertinente à faire comprendre ce dont il s’agissait. La Fondation l’a largement publicisée au printemps 1986[23].
Les hasards de trajectoires personnelles
On a pu le préciser plus haut : l’auteur de la présente est particulièrement concerné par le récit, qui raconte aussi un peu de sa trajectoire personnelle. La présente incise assumera une forte subjectivité en donnant quelques éclairages additionnels sur ce point.
Dans sa fonction de coordinateur des formations à RTA, l’auteur a rapidement pris acte du fait que la (re)mise à niveau était loin de pouvoir être une réponse exclusive à toutes les situations. Il est rapidement entré en contact avec une série d’autres initiatives de la région namuroise, dont certaines expérimentant des formes de formation par le travail, y compris en CPAS[24]. Ensemble a été constituée une plateforme locale « Coordination namuroise pour des formations à l’autonomie » (CNFA), qui existe toujours aujourd’hui comme plateforme namuroise des CISP[25]. L’affaire avait attiré l’attention de la Fondation Roi Baudouin durant la séquence préparatoire au lancement de son programme social, au cours duquel elle comptait soutenir quelques expériences pilotes.
À RTA, on n’avait pas pris la mesure de la grande misère que représente l’obligation du passage par un financement du fonds social européen (FSE) : l’argent est promis ; si on ne commet pas d’erreur (et il n’y en a pas eu de commise), l’argent finit par arriver, mais avec des retards considérables. Or, pour en bénéficier, il faut montrer que toutes les dépenses éligibles ont été exécutées avant le 31 décembre de l’année civile. Dans le montage de l’époque, ce sont grosso modo 50 % des dépenses qui étaient financées par le FSE[26]. Pour arriver à fonctionner, il fallait que les ASBL soient adossées à des fonds propres importants, ce qu’elles n’étaient pas, ou empruntent : les annonces de subsides pouvaient servir de garantie pour la banque… à condition qu’elles arrivent dans les temps. À défaut, les robinets étaient fermés ! Notons aussi que les intérêts versés à la banque n’étaient pas considérés comme dépenses éligibles (ils ne le sont d’ailleurs toujours pas), autrement écrit : il faut aussi trouver les moyens de payer les intérêts. En 1983, un moment est arrivé où RTA s’est retrouvé en incapacité d’encore fonctionner, pour des raisons de pure trésorerie, alors qu’aucun pouvoir public, ni le FSE, n’avait un quelconque reproche à formuler quant aux actions menées. Pour couvrir l’emprunt permettant la continuité des activités, les administrateurs de l’ASBL qui possédaient un bien immobilier (leur maison ou appartement) les ont mis en garantie tandis que les membres du personnel payé sur « fonds propres » (c’est-à-dire avec les subsides FSE[27]) acceptaient pendant quelques mois de ne recevoir que des avances sur salaire à hauteur du montant du minimex (aujourd’hui on dit « revenu d’intégration sociale » (RIS))[28].
Dans la situation de stress, de désarroi et même de détresse où nous étions, une évidence s’imposait : on ne pouvait pas continuer de la même façon, il fallait restructurer. L’auteur a proposé un plan que cependant le conseil d’administration n’a pas accepté, au profit d’un autre qui recentrait sur l’audiovisuel. Cela avait son sens puisque ça permettait des économies d’échelle avec l’autre département de l’ASBL, la télévision communautaire. L’emploi de l’auteur n’était pas menacé mais avoir à coordonner un autre projet que celui qu’il avait défendu créait une dissonance.
Le hasard a fait que c’était aussi l’époque où la Fondation recrutait quelques collaborateurs régionaux pour les quatre ans de son programme social. Épreuves réussies, j’ai été recruté. Dans la foulée, CNFA était reconnu comme un des projets pilotes soutenus et, dans la négociation de mon cahier des charges professionnelles, j’ai obtenu que je pouvais y consacrer environ 50 % de mon emploi du temps. Avouons : c’était une chance exceptionnelle. L’autre moitié de mon temps était consacré à Charleroi, qui grouillait d’initiatives de toutes les sortes que j’ai alors appris à connaître, tant dans son volet public (un CPAS dirigé par un secrétaire particulièrement dynamique et ouvert à l’innovation[29]) que dans celui de l’associatif.
Il s’est vite su que la Fondation soutenait des expériences hétérodoxes : des dizaines de demandes de soutien lui sont arrivées. La Fondation a chargé l’auteur de leur offrir une réponse tout en lui expliquant : « on n’a pas l’argent pour les soutenir ». Le meilleur service qu’on pouvait alors rendre à la collectivité était d’aller plus avant dans l’investigation. Au début, candidement, on pense qu’il peut y avoir une solution unique. Au fil du temps, des rencontres, des synthèses accumulées, on s’aperçoit que c’est inapplicable : avec l’image du triangle et des trois pointes (cf. supra), une avancée substantielle a été faite dans l’interprétation de ce qui se passait et l’importance de dissocier les solutions. Il est alors devenu possible d’organiser les négociations entre toutes les parties concernées par le sous-ensemble « formation ».
Lorsque la Fondation a tenu conférence de presse pour présenter les résultats, pas moins de sept ministres étaient présents ou représentés. La publication pour l’occasion, tirée à 1 000 exemplaires, a été épuisée en trois mois. Attention : l’auteur n’était pas tout seul ; son job a été principalement constitué d’investigation et de synthèses successives, avant de formuler des propositions de solutions qui ont, elles aussi, connu des ajustements au fur et à mesure, avant que le collectif puisse dire « on est d’accord sur ce qu’on présente parce qu’il existe un consensus suffisant entre nous ». Si la synthèse a pu être considérée comme originale, il n’en reste pas moins qu’elle a été construite à partir d’un riche matériau principalement composé d’idées parfois brillantes formulées par plein d’autres acteurs. Par ailleurs, il ne faut pas ramener le programme social de la Fondation à ce qui est exposé ici, qui n’en constitue qu’une fraction[30].
Immédiatement après la fin de son contrat, le 31 décembre 1987, l’auteur a été recruté au Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) du Mouvement ouvrier chrétien en vue de « renforcer l’encadrement pédagogique et managérial des AID » (c’est comme cela que l’annonce était rédigée). La Fondation, quant à elle, a continué à s’intéresser et à soutenir le secteur, et plus globalement l’économie sociale, principalement par le financement de recherches et de rapports permettant de comprendre ce qui se passait au moment où ça se passait[31].
Pierre Georis (anciennement secrétaire général du MOC)
Les coopératives ouvrières chrétiennes ont une longue histoire, commencée en 1886 et qu’on ne reprendra pas ici, sauf à en poser quelques jalons[1]. Pour faire face aux exigences du marché, les coopératives de production ont eu besoin de financements : pour l’assurer, une série de coopératives (sous)-régionales ont été créées en vue de collecter de l’épargne. Une première coordination de tout cela s’opérera en 1935 avec la création de la Fédération nationale des coopératives chrétiennes (FNCC). La dénomination se transformera en « Groupe C » en 1972.
Se mettre en coopérative est une option de défense de valeurs : l’entraide, la solidarité, la gestion démocratique, la responsabilité sociale. Il n’en reste pas moins que la coopérative doit trouver sa place sur un marché, proposer un produit ou un service qui trouve un débouché ; autrement écrit, il s’agit d’une entreprise qui, comme toutes les autres, doit parvenir à l’équilibre économique, faute de quoi elle disparaît. L’histoire des coopératives n’est dès lors pas un fleuve plus tranquille que celui de l’histoire économique générale. Ainsi certaines entreprises de la coopération chrétienne peuvent-elles avoir été florissantes à une époque et néanmoins disparaître à l’époque suivante. Le cas le plus exemplatif est sans doute celui du « Bien-Être », une chaîne de magasins particulièrement prospères durant les années 1950 et 1960, qui s’est ensuite effondrée faute de s’accrocher à temps et en heure au nouveau modèle de la grande distribution. L’imprimerie SOFADI mourra elle-aussi d’avoir perdu son principal client, le journal La Cité, lui-même décédé peu de temps auparavant (1995)[2].
Au rang des coopératives : une banque d’épargne, la COB, Caisse ouvrière belge, qui deviendra BACOB[3] (en sorte d’avoir une marque unique pour couvrir la Belgique plutôt que BAC pour les néerlandophones et COB pour les francophones), et une compagnie d’assurance DVV-Les Assurances populaires (Les AP). Le départ de ces initiatives de services financiers était pédagogique et pratique : apprendre l’épargne et à se couvrir contre des risques, tout en offrant les outils utiles pour y parvenir. C’est assez largement par l’intermédiaire des organisations du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), en particulier syndicat et mutuelle, que des personnes deviennent clientes de la COB. Les coopérateurs des coopératives FNCC de financement sont quant à eux largement recrutés parmi la clientèle de la COB. Au-delà de la rémunération de l’épargne de ses clients, la COB devient un acteur de l’accès à la propriété par la voie du crédit hypothécaire ; à tout coopérateur d’une coopérative financière FNCC, elle offre un avantage sur le taux d’intérêt du crédit accordé. Le MOC est quant à lui rémunéré pour son apport de clientèle. Tout un circuit est en place qui, in fine, soutient le mouvement coopératif : le MOC apporte des clients à la COB et perçoit une commission commerciale qui contribue au financement de ses activités d’éducation populaire ; la COB apporte des coopérateurs aux coopératives financières de la FNCC et offre des avantages aux coopérateurs recrutés[4] ; lesdites coopératives financières financent les coopératives de production et de service. Au fil du temps et de sa croissance, la COB/BACOB contribuera aussi à financer l’État, ainsi que des hôpitaux, des écoles, des maisons de repos : une banque pour le non-marchand.
Création du Groupe ARCO
Pour beaucoup d’acteurs de ce réseau coopératif, les années 1980 sont compliquées ; la réorganisation est nécessaire. La création du « Groupe ARCO » en 1990 est le résultat de cette restructuration, qui simplifie et rationalise un système jusque-là très éclaté. Pour des raisons de facilité, on dit « ARCO » mais c’est d’un « groupe » qu’il s’agit, comprenant plusieurs sociétés et des filiales. L’organigramme précis et le dessin des liens entre les sociétés n’est pas prioritaire pour notre propos à vocation généraliste.
Retenons simplement que le système est à trois niveaux. Le premier est celui des coopératives de financement. La principale est ARCOPAR, qui est le produit de la fusion des 28 coopératives sous-régionales de financement. C’est la société qui continuera à recruter de nouveaux membres, et qui en compte les plus nombreux[5]. L’argent récolté est placé dans deux holdings, c’est-à-dire des sociétés de gestion de portefeuilles ; ces holdings constituent le deuxième niveau de l’organigramme du groupe. L’une d’entre elles, ARCOFIN, gère les participations dans les sociétés financières : elle est la propriétaire de BACOB et DVV/LesAP, qui peuvent donc être situées en troisième niveau de l’organigramme. L’autre, AUXIPAR, est holding ayant participations dans des sociétés industrielles et commerciales. C’est important à dire car c’est souvent éludé : ARCO a aussi été propriétaire de EPC (de l’ordre de 600 emplois dans la distribution de produits pharmaceutiques et dans le réseau « Familia » de pharmacies principalement wallonnes)[6]. Les autres investissements ont été diversifiés, dans des perspectives de soutien à l’économie belge et de développement durable. Ils se sont faits dans les secteurs de l’énergie (éolienne pour la production, Elia pour la distribution), l’épuration des eaux, le logement social, les télécommunications (Belgacom), le traitement des déchets, une société publique (flamande) d’investissements, d’autres outils de financement de l’économie sociale (CREDAL côté francophone et Hefboom côté flamand)[7].
Complémentairement, le Groupe ARCO a organisé un service juridique de défense de ses coopérateurs, et un service d’achat groupé de combustible. Il a offert des services d’audit à des sociétés et associations demandeuses (le MOC en a bénéficié plus d’une fois, pour lui-même et pour « Loisirs & Vacances » son service de tourisme social), assuré la gestion des ASBL PROCURA (flamande) et SYNECO (francophone) pour informer et accompagner les projets non-marchands et/ou d’économie sociale, sauvé des équipements de tourisme social (Duinse Polders à Blankenberge et Sol Cress à Spa) en les reprenant dans une ASBL spécifique (SOFATO), offert de nombreux sponsoring à des initiatives et projets ponctuels.
Si on veut juger complètement et équitablement, il faut retenir d’ARCO que le Groupe ne faisait pas que dans la banque et l’assurance même si, par la force des choses, c’est 80 % des moyens qui y étaient investis. La ventilation des coopérateurs était de l’ordre 87 % Flamands-13 % francophones[8]. Cette réalité basique explique que l’essentiel de l’activité s’est joué en Flandre sans pour autant que, on vient de le voir, la Wallonie soit abandonnée. Dans le système, par la force des choses, les acteurs francophones étaient très minoritaires ! Pour renforcer la position relative, il aurait fallu plus de coopérateurs francophones ; mais, malgré les efforts, on n’y est jamais arrivé. Ceci écrit, il ne faut pas confondre : être minoritaire n’a jamais signifié être victime de maltraitance ! Dans les conseils d’administration, les francophones disposaient d’une représentation supérieure à leur poids objectif et disposaient également d’un administrateur indépendant (à comprendre dans le sens : pas un responsable salarié du MOC et des organisations, mais un académique disposant de l’expertise suffisante à utilement épauler le collectif).
Pierre Georis (anciennement secrétaire général au MOC)
L’ASBL SYNECO est une agence-conseil en économie sociale reconnue par la Wallonie. À ce titre, elle offre différents services d’information, d’assistance et d’accompagnement à des entreprises d’économie sociale, existantes ou en perspective (aides à la création). Elle relève du périmètre des associations et entreprises du MOC.
La contribution qu’on lira relève du témoignage réflexif, à partir d’une position particulière. L’auteur des présentes lignes a été administrateur de SYNECO de 1995 à décembre 2020. Il en a exercé la présidence à partir de 2012. À partir de cette même année 2012, il a collaboré à la politique éditoriale de l’ASBL. À l’écriture de la présente (2023), cette collaboration se poursuit toujours[1]. Il ne s’agit donc pas du témoignage d’un exécutif, acteur de l’action quotidienne. Mais de quelqu’un qui s’est trouvé pendant 25 ans dans l’environnement proche de l’action, en particulier celui où il s’agit d’être interlocuteur de l’exécutif, pour débattre des orientations stratégiques ou des options politiques. Le mandat est lié aux fonctions exercées par ailleurs par l’auteur : les AID qu’il dirigeait en début de période sont un dispositif du MOC clairement inscrit dans l’économie sociale ; la fonction ensuite de secrétaire général du MOC impliquait de s’occuper de la gestion d’une association relevant explicitement de son périmètre de responsabilité. Au-delà de la mise en récit d’une période de l’histoire de l’ASBL, on essayera de répondre à la question : en quoi SYNECO est-il un « révélateur » du positionnement du MOC dans le champ de l’économie sociale.
Économie sociale
Une mise en contexte est le préalable de la mise en récit. Il existe plusieurs façons de définir l’économie sociale[2], ce qui rend d’emblée le sujet compliqué ! Les acteurs belges sont cependant grosso modo en accord sur une définition qui combine deux approches d’abord distinctes. D’une part, une approche juridique et institutionnelle. Il s’agit d’y inclure toutes les formes pertinentes de statuts d’entreprises : les coopératives, les mutuelles, les associations et fondations. Autrement écrit : on regroupe tout ce qui n’a pas le profit pour finalité première. D’autre part, une approche normative, qui caractérise les principes que lesdites structures ont en commun :
La finalité est de service aux membres et à la collectivité plutôt que de profit.
La gestion est autonome : on n’est donc pas dans un service organisé par l’État.
Le processus de décision est démocratique, selon le principe « une personne = une voix » plutôt que « une action = une voix »
La primauté est donnée aux personnes et au travail sur le capital dans la répartition des revenus. On préfère offrir des ristournes aux usagers ou affecter les bénéfices à des fins sociales ; s’il y a rémunération du capital, ce sera de manière limitée.
La notion « solidaire » a vocation à « ramasser » les quatre principes en un seul mot, ce qui explique que, dans l’espace francophone tout au moins, la tendance est de plus en plus à parler de « l’économie sociale et solidaire ». Par le fait même, il y a aussi ouverture à un large informel. Car plein de choses se passent aussi, qui ont à voir avec l’économie, mais se jouent en dehors de toute structure juridique : l’aide dans le cadre familial, épauler un voisin dans son déménagement, faire une course pour une personne âgée, organiser un groupe d’achat, cultiver ses légumes dans un potager collectif…
Le choix de « mixer » les deux approches[3] présente l’avantage de sortir du champ ce qu’une facilité de langage nomme « les fausses ASBL » (ou « les fausses coopératives »), par exemple un café ASBL qui organise le deal de drogues (la vraie finalité est le profit) ou la milice d’extrême-droite qui aurait statut d’association (on sort du champ de la démocratie).
Tiers secteur
À l’international, on utilise « tiers secteur » : pour les non francophones, la notion est plus compréhensible que la traduction littérale de « économie sociale », tout en permettant d’appréhender, même intuitivement, qu’on réfère à un espace qui n’est ni le marché lucratif, ni l’État.
Non-marchand
Une notion qui comprend « non » se donne une définition d’abord « en creux » : est non-marchand tout ce qui n’est pas marchand. Mais que fait-on des très nombreuses situations hybrides, qui mêlent ressources marchandes et non-marchandes (en particulier des subventions publiques) ? Il n’y a pas de consensus sur la réponse à donner, ce qui complique les débats. Les scientifiques[4] s’accordent sur : secteur privé et public chaque fois qu’il y a combinaison de but non lucratif et ressources non-marchandes ou mixtes. La comptabilité nationale quant à elle répond en resserrant la condition lorsqu’il y a ressources mixtes : est non-marchande l’activité dont le produit des ventes ne permet pas de couvrir au moins 50 % des coûts de production. Ce critère est repris dans les législations régionales wallonne et bruxelloise : c’est à partir de lui qu’on va distinguer des situations assez proches. Ainsi, les entreprises d’insertion sont dans le marchand et ont l’autorisation d’un chiffre d’affaires illimité. Les entreprises de formation par le travail, quant à elles, relèvent du non-marchand dans la mesure où 50 % de leurs ressources ne sont pas procurées via leur chiffre d’affaires économiques : si elles franchissent cette frontière, elles basculent dans l’entreprise d’insertion et doivent s’adapter à des conditions sensiblement différentes pour leur fonctionnement, leur agrément et leurs subventions publiques. Depuis le tournant du 21e siècle, pour des raisons d’image et de communication, les acteurs du « non-marchand » tendent à faire évoluer la notion vers « profit social ». Il s’agit principalement de « positiver » le sujet.
Positionnement des champs l’un par rapport à l’autre
« Économie sociale » et « non-marchand » ne désignent donc pas des réalités identiques, même s’il existe un large espace d’intersection. En définitive, il existe un champ englobant : le non-lucratif (par opposition au lucratif), qui concerne le secteur privé tout autant que l’étatique d’une part, qui peut être marchand autant que non-marchand d’autre part. Là-dedans, l’économie sociale occupe tout l’espace du secteur privé non lucratif (qu’il soit marchand ou non-marchand). Le non-marchand quant à lui occupe tout l’espace des activités à but non lucratif mobilisant des ressources exclusivement non-marchandes ou des ressources hybridant marchand et non-marchand (que ce soit organisé par l’État ou le secteur privé). L’espace d’intersection entre les deux est l’économie sociale non-marchande.
Un point de tension : quelle économie sociale les gouvernements doivent-ils soutenir ?
Il ne faut pas se tromper : de manière générale, les gouvernements soutiennent le non-marchand autant que le marchand ; la question n’est pas celle de la présence/absence de soutien « en soi ». Lorsqu’il s’agit d’économie sociale cependant, une tension se manifeste autour de la priorité souvent affirmée de soutien au marchand, qui plus est dans un objectif principal de mise au travail de personnes éloignées de l’emploi. La controverse existe. Des acteurs de l’économie sociale trouvent l’approche pertinente, d’autres craignent une délégitimation du soutien au non-marchand. En tout état de cause, la Wallonie est dans l’option du soutien à l’économie sociale marchande. Elle s’observe jusqu’à sa manière de soutenir les agences-conseil en économie sociale : elles doivent montrer que leurs activités d’accompagnement concernent à plus de 50 % des entreprises marchandes. C’est en particulier le positionnement du MOC dans cette controverse qui sera questionné dans notre récit.
Une ASBL baladeuse
La CSC s’était déjà engagée dans des luttes sociales d’autoproduction/autogestion d’entreprises fermées, restructurées, en tout cas mal en point. Elle avait initié la Fondation André Oleffe (FAO) pour soutenir la dynamique. Mais, en 1988, la faillite des Galeries namuroises, entreprise issue des Galeries Anspach et gérée par la FAO, a fracturé la collaboration. La FAO s’est détachée de la CSC qui cherchait à y reprendre de contrôle. La CSC a alors créé une nouvelle ASBL afin d’assurer un service de soutien à l’entreprenariat d’économie sociale : SYNECO.
Les débuts ont été modestes : une personne, Ghislain Dethy, provenant de la CSC et un bureau à Namur, dans les locaux du MOC. Quelques années plus tard, 1993, pour des raisons que l’auteur ignore, l’ASBL a été transférée dans les locaux du Mouvement ouvrier chrétien national, sous la nouvelle direction de Philippe Joachim. Elle a eu statut de service du MOC, son directeur étant associé aux différentes instances et aux lieux de coordination du Mouvement[5].
En 1995, en suite d’une absence de résultat conjointe à du conflit avec le directeur, l’outil fait à nouveau l’objet d’un réaménagement : il est cette fois transféré dans le périmètre du groupe ARCO et Françoise Robert en est nommée directrice[6]. Le siège social est à Ciney, dans les locaux de l’EPC (Économie populaire de Ciney). Le groupe ARCO « fonctionne sur deux jambes » : une ASBL PROCURA est le pendant flamand de SYNECO. Les directeur et directrice siègent chacun dans le conseil d’administration de l’autre en sorte de faciliter les synergies. ARCO a veillé à composer le conseil d’administration en prenant en compte non seulement lui-même (l’ASBL était présidée par Marc Tinant, membre francophone du comité de direction du Groupe) mais aussi ses entreprises filiales (banque, assurances et EPC), et encore les organisations CSC et MC, ainsi que le MOC, tous représentés par des responsables nationaux. Cette composition organisait la coexistence des cultures marchande et non marchande dans la même ASBL.
Cécile Boss (Chercheuse en sciences de l’éducation, Erhise, Université de Genève)
Cet article entend explorer une facette de l’histoire du coopérativisme au sein des milieux pédagogiques de la Suisse romande du début du 20e siècle. La première partie se penche sur l’histoire du mouvement coopératif dans cette région, mettant en lumière ses origines, ses fondements ainsi que les figures et groupes politiques qui ont contribué à diffuser ses idées. La deuxième partie examine la place du coopérativisme au sein du mouvement pédagogique, en se concentrant sur le parcours d’enseignants et d’enseignantes engagés.
Pour éclairer ces éléments, cet article s’appuie sur des sources biographiques et des travaux qui documentent les engagements de ces femmes, notamment ceux liés au coopérativisme. En quête de compréhension du contexte social et militant qui les entourent, il explore les archives de plusieurs lieux emblématiques des mouvements pédagogiques et s’appuie sur une analyse de la presse de l’époque. L’attention est portée sur la période entre 1918 et 1930, marquée par une adhésion et une intensité importante vers le coopératisme, tant sur le plan politique que parmi les pédagogues. Notons cependant que les sources qui permettent de comprendre les engagements des membres de la communauté pédagogique restent rares, et que si cet intérêt pour le coopératisme se reflète dans leur pédagogie, il s’exprime à travers un éventail de traces de natures variées et parfois incomplètes. Au même titre que le coopérativisme au sein de l’histoire ouvrière suisse romande[1], il semble que cet engagement n’a pas encore fait l’objet d’étude approfondie.
Histoire du mouvement coopératif en Suisse romande
Le terme « mouvement coopératif »[2] désigne les initiatives coopératives nées au 19e siècle en Suisse. Ces initiatives, incarnant ce que nous comprenons comme une adhésion au « coopératisme », sont examinées ici, bien qu’il n’existe pas de terminologie unifiée pour définir ce mouvement. Comme c’est le cas pour plusieurs autres régions d’Europe centrale, il ne s’agit pas d’un mouvement structuré univoque. Chatriot, pour la France, évoque les « coopérateurs » du « mouvement coopératif »[3] et souligne que, bien que le coopératisme soit surtout lié à la gauche, des groupes ou économistes de droite s’emparent aussi du sujet. En Suisse, bien que le mouvement coopératif soit majoritairement progressiste, il présente une dualité : une faction tire ses racines du mouvement ouvrier, favorisant la socialisation, tandis qu’une autre émerge de la philanthropie bourgeoise, privilégiant diverses formes de redistribution et d’aide aux plus démunis, parfois avec une teinte de paternalisme[4].
Cet article se concentre principalement sur le coopératisme de gauche, comme une dimension présente dans les mouvements sociaux suisses romands au début du 20e siècle, tel le mouvement ouvrier, le socialisme chrétien, le socialisme et le pacifisme chrétien[5].
Ce mouvement s’appuie sur deux piliers complémentaires, le mouvement ouvrier et le socialisme chrétien protestant. Différents groupes périphériques contribuent aussi progressivement au mouvement. Parmi eux figurent des protestants engagés qui ne se reconnaissent pas dans des groupes partisans ou syndicats, tels que les quakers, également connus sous le nom de membres de la Société des Amis, les partisans du « Christianisme pratique »[6], du mutualisme et du solidarisme[7]. En Suisse romande, le mouvement du socialisme chrétien représente un centre névralgique significatif pour le mouvement coopératif au début du 20e siècle. Ouvert à toutes confessions, mais avec une base protestante, puisque fondé par des pasteurs et théologiens, il est étroitement lié aux milieux pacifistes à Genève et au mouvement ouvrier[8]. Ses origines coïncident avec la création du pacifisme chrétien en Suisse à la fin du 19e siècle en Suisse[9]. De nombreuses initiatives découlent du socialisme chrétien, avec lequel certains partisans de la gauche protestante se sentent davantage en phase que dans le socialisme laïque[10].
Le mutualisme
Désigne un système social dans lequel les membres d’une association à but non lucratif s’assurent mutuellement contre certains risques ou se promettent des prestations moyennant le versement d’une cotisation. Il valorise la prévoyance et l’entraide, et, à la différence de l’épargne, elle est un moyen de prévoyance collective, qui a été longtemps la forme privilégiée adoptée par les ouvriers pour se garantir contre les risques sociaux[11]. Nées de cette doctrine, des mutuelles scolaires apparaissent dans le système de l’enseignement primaire français vers 1880 pour inculquer concrètement aux élèves les principes de solidarité sociale, de prévoyance et d’épargne. Par exemple, on compte sur des écoles où les enfants sont des cotisants, et on tente par divers bais de transformer l’école en entreprises économiques miniatures. En Franche-Comté, des écoles investissent leur fonds dans des opérations de reboisement. Ces expérimentations pédagogiques vont influencer le fonctionnement des coopératives scolaires, notamment en France[12].
Figures clé du mouvement
Au 19e siècle, des penseurs comme Charles Fourier (1772-1837), des précurseurs de l’anarchisme tels que Joseph Proudhon (1804-1865) et le théoricien du mouvement coopératif français Charles Gide (1847-1932)[13] propagent les idées du coopératisme et du mutualisme, des concepts repris par la suite au cours du 20e siècle. Ces idées trouvent également écho chez certains pédagogues de l’éducation nouvelle, notamment en Suisse romande, où l’intérêt pour les idées de l’anarchisme, du mutualisme et du socialisme utopique est marqué[14].
Quant au mouvement socialiste-chrétien, il se développe en Suisse grâce à des personnalités telles que le député socialiste et pasteur Paul Pflüger (1865-1947)[15], le pasteur Leonhard Ragaz (1868-1945) et l’enseignante Hélène Monastier (1882-1976). Leonhard Ragaz, théologien réformé français résidant en Suisse, est connu pour être l’un des fondateurs du mouvement en Suisse alémanique, ainsi que pour son engagement en faveur de la paix. De son côté, Hélène Monastier, enseignante à l’École Vinet de 1904 à 1943, œuvre auprès de jeunes apprenties et ouvrières à la Maison du peuple à Lausanne. Créée en 1916 par la société coopérative du Cercle ouvrier lausannois, la Maison du peuple est un lieu de réunion et de culture ouvrière. Hélène Monastier crée un groupe local de socialistes chrétiens à Lausanne et préside la Fédération romande des socialistes chrétiens dès 1914[16].
L’émergence du socialisme chrétien coïncide avec une période de diffusion de courants de pensée de gauche dont celui du coopératisme. En 1910, Paul Passy (1859-1940), l’un des fondateurs du mouvement socialiste chrétien en France, est à Lausanne pour une tournée de conférences. Sous son impulsion, un groupe de personnes se rassemble à la Maison du Peuple, dont quelques ouvriers italiens et suisses autour de différentes personnalités proches des Unions chrétiennes. Cette petite assemblée, dont l’intention n’est pas de créer un parti, fonde le groupe des socialistes chrétien romand, rassemblant alors plusieurs pédagogues qui s’intéressent aux idées du mouvement coopératif. Hélène Monastier y participe et rapporte :
« Notre classe d’étude ouverte largement […] fut longtemps un foyer d’études vivantes et variées. Les pionniers de Rochdale et la Coopération, Proudhon, Marx, Fourrier. Toute l’histoire du socialisme et du syndicalisme y passa »[17].
D’autres personnalités marquent ces divers engagements, notamment Albert Thomas (1878-1932), issu du socialisme français[18], premier directeur du Bureau international du travail (de l’OIT) et proche des milieux pédagogiques suisses romands[19].
Le texte que vous vous apprêtez à découvrir mérite une petite introduction. Vous plongerez dans la vie d’Antoinette Labor, une femme née en 2005, et qui vous racontera sa longue et palpitante vie du haut de ses… 90 ans ! Vous l’aurez compris, il s’agit évidemment d’une fiction qui décrit ce que pourraient être les prochaines dizaines d’années, avec son lot de crises et de rebondissements.
Nous ne nous prétendons évidemment pas prophètes, et ce récit est une vision très personnelle et parcellaire d’un avenir possible. Mais dans un monde où le seul récit semble être celui du capitalisme ou de la fin du monde, il nous semble utile d’ouvrir d’autres horizons. Sans cesse, on nous répète que le capitalisme est dans la nature humaine, qu’il n’existe pas d’alternative[1], quand on ne nous rabâche pas les oreilles avec les milliers de façons dont l’humanité pourrait s’éteindre suite à une catastrophe naturelle ou une guerre nucléaire. Comme le montre le récit que nous proposons ci-dessous, loin de nous l’idée d’exclure les catastrophes et les guerres de notre avenir commun. Mais nous avons choisi d’introduire aussi une lueur d’espoir. Il a toujours existé dans l’humanité une part de solidarité, d’entraide, de résistance face à tous les individualismes ou les exclusions. Nous proposons d’imaginer un avenir où ces mouvements collectifs vaincraient les tendances au repli et à l’autodestruction. Ce texte est une invitation à réfléchir, à imaginer d’autres futurs possibles.
Mais d’abord, qui sommes-nous ? SAW-B, Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises, a été créée en 1981 pour soutenir et faire connaître l’économie sociale. Nous accompagnons et créons des entreprises qui fonctionnent de manière démocratique, et ne cherchent pas le profit, mais à répondre à des besoins sociaux. Nous défendons les valeurs et les principes de cette alternative à l’économie dominante. C’est aussi dans ce cadre que s’inscrit le récit ci-dessous, car l’économie sociale est trop souvent vue comme marginale, comme une économie de niche. Chez SAW-B, nous défendons l’idée que l’économie sociale pourrait être une véritable alternative capable de répondre aux enjeux sociaux et environnementaux actuels et futurs. Nous avons choisi de mettre en récit la manière dont cette alternative pourrait se déployer jusqu’à devenir le système économique dominant.
Pour construire ce récit, nous nous sommes appuyés sur trois types de ressources : des sources historiques, des ressources théoriques, et finalement notre propre expérience concrète.
Au niveau des sources historiques, trois sources ont principalement contribué à notre réflexion. En premier lieu, c’est le développement et l’extension du capitalisme lui-même qui nous a permis de poser les balises d’une nouvelle manière de produire. L’ouvrage d’Alain Bihr, Le Premier Âge du Capitalisme[2], qui retrace en détail les différentes étapes de l’extension et l’expansion du capitalisme sur la planète, a été une source d’inspiration importante. Ensuite, c’est l’histoire de l’économie sociale elle-même qui nous a beaucoup inspirés. Celle-ci a connu des hauts et des bas, que nous avons d’ailleurs synthétisé dans une analyse intitulée Deux siècles d’économie sociale en Belgique : quels enseignements ? publiée dans la revue Éduquer[3]. Cette histoire nous permet d’identifier les moments de mobilisation collective favorisant l’émergence et le développement de l’économie sociale au fur et à mesure de l’histoire. C’est aussi en voyant l’histoire de l’économie sociale que nous avons pu identifier les limites, et notamment une des dérives qui a mené à une chute importante du mouvement à partir des années 1930 : la banalisation du mouvement par la perte de ses valeurs et de son projet politique. Enfin, nous nous sommes plus directement inspirés de luttes et d’une grève générale qui se sont produites en 2009 en Guadeloupe. Le mouvement Liyannaj, qui est évoqué dans le récit, a réellement existé et dénonçait l’exploitation outrancière, les prix trop élevés, l’accaparement de l’économie par les békés (aux Antilles, ce mot est utilisé pour désigner les blancs qui descendent des colons)[4].
Nous avons aussi mobilisé diverses ressources plus théoriques, afin de nous donner un cadre de pensée et identifier ce qu’il nous semblait important de montrer dans ce récit. Ce sont principalement trois auteurs qui ont été mobilisés.
Edward Thompson, dans The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century[5], utilise le concept de « l’économie morale de la foule ». En étudiant la classe ouvrière anglaise pendant ses luttes, il voit que même dans les moments de révolte, qui paraissent chaotiques, se dégagent une certaine forme d’organisation, d’un nouveau type de droit, ainsi qu’une conviction d’agir en toute légalité, selon une nouvelle légalité affirmée par la foule. Ce concept nous a été utile pour imaginer comment des mobilisations massives peuvent se transformer en une nouvelle économie, et finalement en une nouvelle légalité.
Daniel Guérin, dans Fascisme et Grand Capital[6], observe de près les liens étroits entre le fascisme et le nazisme d’un côté, et les grands capitalistes de l’autre. Il montre que ce sont bien les grands propriétaires qui, craignant la perte de leur propriété, financent des groupes armés et des journaux pour diffamer le mouvement qui les menace ou créer des boucs émissaires. Son analyse a permis d’identifier la réaction du capital face à un mouvement qui s’attaque au fondement même de sa puissance : sa propriété privée lucrative.
C’est Robert Boyer qui nous a inspirés le plus largement. Dans son livre L’Économie sociale et solidaire. Une utopie réaliste pour le XXIème siècle[7], ce chercheur identifie quatre grands défis qui limitent le développement de l’économie sociale : le décalage entre les penseurs et les praticiens ; l’éclatement du mouvement et la difficulté à faire mouvement ; l’image de l’économie sociale, encore trop vue comme une économie à la marge ; le déséquilibre de pouvoir entre l’État, le marché et la société civile. Ces quatre points d’attention ont été au cœur de notre réflexion, et le récit propose une place centrale à la réponse de ces points.
Pour compléter la construction de ce récit, nous nous sommes évidemment aussi beaucoup appuyés sur notre propre expérience. Que ce soit par les liens étroits que nous avons avec des entreprises sociales, ou par nos propres expériences de création de projets, ou encore par notre travail de sensibilisation. Nous cherchons à apporter des réponses concrètes qui permettent de répondre aux grands défis identifiés par Boyer. Nous avons proposé une séance de réflexion prospective à plusieurs collègues pour nous aider à imaginer l’avenir de l’économie sociale.
La rencontre (fictive)
Voilà une histoire qui intéressera le monde entier. Le décès d’Antoinette Labor, l’avant-dernière personne survivante ayant participé à la fondation de l’Organisation Internationale pour l’Épanouissement (OIE) a déclenché un regain d’intérêt pour l’histoire de cette période complexe qui a vu la fin du capitalisme et le début d’une ère nouvelle. Derrière cette petite femme de 90 ans encore pleine d’énergie, se cachait une force de la nature qui a été à l’origine du mouvement qui a bouleversé le monde. Née en 2005 à Bruxelles de parents congolais, Antoinette a commencé sa vie comme femme de ménage, avant de trouver un poste d’ouvrière dans une entreprise sociale wallonne. C’est la découverte de l’économie sociale qui l’a amenée à défendre ses idées et à aller jusqu’à participer à la fondation de l’OIE, comme nous allons le voir dans ces lignes. SAW-B l’avait interviewée en exclusivité quelques semaines avant sa disparition.
Bonjour Antoinette, merci d’avoir accepté de à nos questions
La première que nous voulons te poser est celle-ci : Comment a commencé votre mouvement ?
C’est une période qui est bien connue des historien.ne.s. L’avoir vécue est une expérience extraordinaire. Il faut imaginer que le système capitaliste dominait toute l’économie mondiale. Presque tout était produit uniquement pour le profit d’une minorité, aussi aberrant que cela puisse paraître aujourd’hui. Et si ce système continuait à fonctionner, c’est qu’il y avait des médias et des armées pour le défendre. Cela signifie que la majorité de la population était dans le besoin. Le besoin de manger, de boire, d’avoir un logement décent, de se soigner etc. À ces besoins primaires s’ajoutent aussi ceux de s’élever, de se cultiver, de s’émanciper, de vivre ensemble. Pendant ce temps, une minorité possédait des richesses immenses. Il faut bien avoir ça en tête pour comprendre pourquoi la population avait besoin d’une autre économie.
Tout a commencé en Martinique et en Guadeloupe en 2030. Puis le mouvement s’est étendu à l’ensemble des Caraïbes, suite à la deuxième révolution haïtienne de 2031 (la première ayant donné naissance à la première république noire et à une première tentative de décolonisation en 1791). Les Caraïbes, en raison de la misère énorme et de la domination qui s’y exerçait par d’anciens pays coloniaux, était un terreau fertile à la contestation. Plusieurs mouvements y ont vu le jour au cours des siècles pour défier l’autorité venant d’ailleurs. L’un de ces mouvements, le « lyannajisme » repose sur l’idée de tisser des liens humains, comme le font les lianes ou le mycélium (ces racines souterraines des champignons), en réponse à la « pwofitasyon », c’est-à-dire l’exploitation outrancière de tout par le profit. Le mouvement lyannajiste a inspiré de nombreuses personnes se mobilisant contre l’exploitation. Son fondement était la créolisation, comme remède à la montée du repli sur soi et à ses traductions politiques extrêmes et funestes.
C’est impressionnant car les luttes qui avaient démarré dans ces petites îles se sont étendues au niveau régional, puis mondial. C’est quelque chose qu’on observe régulièrement dans l’histoire, une mobilisation à un endroit entraîne des conséquences dans le monde entier, une forme d’effet papillon.
En 2030, une série de crises ont provoqué un nouveau mouvement social. D’abord la crise écologique fait rage. Les inondations, les tempêtes et les incendies ravagent le monde. La sécheresse, la chaleur de plus en plus insupportables entraînent des famines et provoquent des morts par millions. Les Caraïbes sont particulièrement touchées. Haïti connaissait régulièrement ce genre de catastrophes. Une crise financière a frappé le monde en 2029. Elle a démarré en Chine et en Angleterre où une banque importante a fait faillite, entrainant dans son sillage d’autres établissements bancaires qui avaient, eux aussi, construit des produits financiers « abracadabrants » élaborés par une intelligence artificielle et qui se sont révélés pourris.
La crise a provoqué une augmentation du chômage et de la misère partout dans le monde. C’était gravissime, plein de gens se retrouvaient à la rue, sans rien. Des révoltes ont commencé dans de nombreux pays. Mais c’est en Haïti que la réaction a été la plus forte et innovante. Le mouvement Lyannaj avait bien mûri dans les têtes, les propositions alternatives étaient nombreuses. Pour le mouvement, si les « profiteurs et profiteuses » sont incapables de nous nourrir alors qu’ils possèdent nos champs et nos entreprises, alors nous allons reprendre nous-mêmes ces entreprises, et les faire tourner non plus pour la « pwofitasyon », mais pour répondre à nos besoins, de manière démocratique.
Que nous disent les jardins des rapports de force régissant une société donnée, d’une capacité à se coaliser, à résister et à transformer cette même société ? Voilà l’enjeu de ce nouveau numéro de Dynamiques. Les formes et les usages du travail de la terre évoluent constamment au cours du temps, les jardins ne cessant d’accompagner et de provoquer les mutations économiques, sociales, politiques et culturelles des régions où ils se développent. Dans cette optique, les jardins actuels sont les héritiers d’une longue tradition, certes de production alimentaire, mais aussi d’un dialogue avec le vivant « avec le souci permanent de refléter le monde en même temps que d’en manifester une vision »[1]. Cette permanence et cette diversité interpellent, en témoigne la vaste littérature qui aborde la thématique des jardins : de nombreuses monographies, articles, blogs, reportages en détaillent les différentes facettes. Les recherches et débats contemporains sont animés par des réflexions autour de la défense de l’environnement, du désir d’un autre rapport au vivant, d’une volonté de changer les modes de production et de consommation, de l’envie de retisser du lien et des solidarités entre toutes et tous.
À leur tour, les auteur.e.s de ce Dynamiques sèment quelques graines dans le champ de la réflexion autour des jardins collectifs et des forces vives qui les animent depuis le 19e siècle. Des jardins ouvriers aux jardins partagés, pédagogiques, d’insertion sociale, ou encore de formation professionnelle, ils interrogent les différentes formes qui permettent de tisser du lien au cœur du jardin, de faire acte de résistance et de transformation sociale.
Bonne lecture !
Notes [1] VASSORT J., Les jardins de France. Une histoire du Moyen Âge à nos jours, Paris, Perrin, 2020, p. 317.
Claudine Lienard (bénévole, CARHOP et auparavant coordinatrice de projets, Université des Femmes)
Amélie Roucloux (historienne, CARHOP asbl)
Les jardins ouvriers, également appelés familiaux, accompagnent l’avènement de l’ère industrielle. Dans le courant du 19e siècle, la population ouvrière s’accroît dans et autour des villes et des usines. Le jardin offre un remède à la misère du peuple qui y trouve un complément de ressources, mais aussi, du point de vue patronal, un loisir sain et un élément de structuration de la famille. On les appelle alors le champ ou clos des pauvres. Avec leur parcelle de terre, les ouvriers cultivent leurs propres légumes, diversifient leur régime alimentaire et améliorent leurs conditions de vie.
Les jardins familiaux apparaissent d’abord en Angleterre, puis en Allemagne. L’idée est reprise en France. D’abord à Sedan, sous l’impulsion de Félicie Hervieu et à Saint-Etienne, avec l’abbé Félix Volpette. À partir de ces expériences, l’abbé Jules Lemire lance le concept de jardin ouvrier et fonde en 1896 la Ligue française du coin de terre et du foyer qu’il développe dans la région d’Hazebrouck, en Flandre française. À la même époque, en Belgique, l’abbé Gruel suit son exemple avec la Ligue belge du coin de terre et du foyer fondée en 1897. La Ligue se développe ensuite dans une optique moraliste et sociale-chrétienne. Sa mission est d’assurer la jouissance, voire la propriété, d’un coin de terre à cultiver et d’une habitation convenable aux classes populaires. À travers cet engagement, l’abbé Gruel veut tirer les classes laborieuses du prolétariat non par le collectivisme mais par la propriété. L’initiative prend de l’ampleur et le 3 octobre 1926, la Fédération internationale des jardins familiaux est fondée à Luxembourg. Elle compte plus de deux millions de jardiniers répartis dans plusieurs fédérations nationales de pays européens auxquels s’est jointe la fédération japonaise. En France, après la deuxième guerre mondiale, le gouvernement pousse ces initiatives, portant à 250 000 le nombre de jardins. En 1952, le législateur les inscrit officiellement dans la loi sous l’appellation de jardins familiaux.
Avec le temps, les jardins collectifs dépassent le simple but de production alimentaire pour intégrer des visées sociales multiples. Ils se distinguent selon leurs objectifs : proposer des exemples aux enfants et aux adultes (pédagogiques), expérimenter de nouveaux types de culture (biologiques), ouvrir à la créativité et au divertissement (artistiques, imaginaires), produire des ressources (urbains), créer du lien social (intergénérationnel, interculturel, pour personnes handicapées), expérimenter de nouvelles gouvernances (laboratoires de démocratie locale), favoriser la santé mentale et physique (thérapeutique), etc. Les jardins peuvent déboucher ou intégrer d’autres projets à vocation sociale et à gestion collective. Par exemple, le compostage de quartier organisé à La Fonderie à Bruxelles au départ d’un projet de transformation de terrain vague porté par une association d’éducation permanente « La Rue » en 2003. Les jardins collectifs diffèrent également par leur mode d’organisation : distribution de parcelles dans les jardins ouvriers ou gestion partagée dans les jardins communautaires.
Par les buts qu’ils suivent et la diversité de leur mode d’organisation, les jardins collectifs permettent aux jardiniers et jardinières de se réapproprier des enjeux actuels. Parmi ceux-ci, on retrouve l’aspect écologique avec la volonté de changer le rapport entre l’humain et la nature pour lutter contre la crise environnementale. L’idée, en toile de fond, est que l’être humain ne pourra pas affronter cette crise tant qu’il ne se sentira pas lié à la nature. Les jardins font partie de ces lieux qui permettent de reconnecter à la nature. Il y a aussi le désir du retour au collectif, de lutter contre l’individualisme et le consumérisme en encourageant le partage. Il y a également la volonté de court-circuiter les grandes enseignes commerciales en revenant vers une consommation locale, plus respectueuse de l’environnement et des producteurs et productrices locaux. Il y a encore l’envie de retrouver du pouvoir d’agir, de choisir, de construire, d’échapper aux normes en s’en créant de nouvelles, plus respectueuses du collectif. Ainsi, en pratiquant régulièrement le jardinage dans un potager collectif, les jardiniers et jardinières se reconnectent à la nature et créent de nouvelles manières de s’organiser et de faire collectif. Selon la sociologue Geneviève Pruvost, ils et elles reconsidèrent ainsi des activités de subsistance ancrées dans une collectivité, un lieu, des usages comme une possibilité de s’émanciper, de faire société autrement. « La fabrique du quotidien apparaît alors pour ce qu’elle est : un enjeu révolutionnaire »[1].
La pérennité des projets et des dispositifs de jardins collectifs est liée au statut des terres qu’ils occupent. Souvent, les utilisateurs et utilisatrices ne savent pas ou plus à qui appartient le terrain occupé par leurs cultures et cela occasionne des luttes mettant en jeux les jardiniers et jardinières, les associations qui les encadrent, les propriétaires, les promoteurs immobiliers, les pouvoirs publics concernés. L’existence des jardins collectifs devient ainsi un enjeu de démocratie et pose la question de l’accès à la terre, de la protection des communs.
« Les jardins sont des lieux où s’inventent les résiliences lorsque les temps sont durs. Face aux précarités contemporaines, les redécouvrir ouvre de belles perspectives, à condition de mieux comprendre les fonctions qu’ils forgent pour les jardiniers. »[2]
Damien Deville, thèse sur la société jardinière
L’ensemble de ces dynamiques anime les réflexions des contributeurs et contributrices de cette revue. Dans un premier temps, Claudine Lienard et Amélie Roucloux prennent leur sac à dos et partent à la rencontre de quelques initiatives qui existent en Wallonie et à Bruxelles afin de faire un tour d’horizon de ce qui existe aujourd’hui.
Le Charbonnage du Bois-du-Luc, une histoire vieille de plus de 300 ans !
La Ligue horticole et du Coin de terre de Bois-du-Luc naît dans le contexte particulier d’un charbonnage emblématique de la région du Centre. La société des Charbonnages du Bois-du-Luc arbore en effet près de 300 ans d’existence (de 1685 à 1973) et nous laisse un patrimoine industriel et social des mieux conservés qui en fait aujourd’hui un lieu de mémoire exceptionnel.[1] Située à Houdeng-Aimeries, sur le terrain houiller du sillon Haine-Sambre-Meuse, la société des Charbonnages du Bois-du-Luc trouve son origine dans la création en 1685 de la Société du Grand Conduit et du Charbonnage de Houdeng.[2] Exemple le plus lointain de structure capitaliste en Europe, la société houillère est fondée dans le but de résoudre les problèmes d’évacuation de l’eau souterraine (ou d’exhaure), par l’usage de conduits de bois, un système de drainage souterrain fabriqué à partir de troncs d’arbres évidés, aboutés et disposés en pente douce afin d’évacuer les eaux par gravitation. Ce système D de l’époque fonctionne pendant près d’un siècle avant d’être remplacé par une machine à feu de type Newcomen[3] permettant de puiser l’eau dans les galeries de mine située en profondeur. Dès lors, les dirigeants de la société ne cesseront d’investir régulièrement dans de nouvelles technologies pouvant accroître la production de charbon.
Devenue en 1807 « Société civile des Charbonnages du Bois-du-Luc », l’entreprise entame au 19e siècle une importante croissance industrielle marquée par l’achat de concessions minières, le creusement de nouvelles fosses à Houdeng mais aussi à Havré et à Trivières et apparaît à l’aube du 20e siècle plus florissante que jamais. Transformée en 1936 en société anonyme, elle poursuit l’aventure et estime la prolongation de la période d’exploitation à… 100 ans.[4] Une estimation qui s’avère un peu trop optimiste car l’entreprise n’arrive pas à contrecarrer le déclin industriel qui atteint tous les bassins houillers à partir des années 1960. Les puits sont de moins en moins rentables et ne peuvent rivaliser avec les productions étrangères et les nouvelles sources d’énergie (hydrocarbures, puis nucléaire). Le programme de fermetures élaboré à l’initiative de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA)[5] atteint la région du Centre dès le début des années 1950. Bois-du-Luc se voit dès lors contraint par la CECA de fermer le puits Saint-Emmanuel en 1959. La société continue l’exploitation de son siège de Beaulieu à Havré jusqu’en 1961 et de celui du Quesnoy à Trivières jusqu’en 1973. La fermeture de ce dernier entraîne la mise en liquidation de la société des Charbonnages du Bois-du-Luc, dernière société houillère de la région du Centre.
Un charbonnage et un village
En pleine expansion industrielle, la société des Charbonnages du Bois-du-Luc entreprend en 1835 le fonçage d’un nouveau puits à Houdeng, au cœur même du site du Bois-du-Luc. La fosse Saint-Emmanuel est ouverte à l’exploitation en 1846 et devient le siège central de la société qui y installe ses bureaux et ateliers. C’est là aussi que sont construits des logements ouvriers marquant le début d’une période de prise en charge des ouvriers par un paternalisme patronal que la société consolide par la suite en créant toutes sortes d’œuvres sociales.
Le paternalisme industriel est un dispositif de contrôle social dans lequel le directeur ou patron d’entreprise exerce une emprise sur ses ouvriers et leurs familles en leur offrant toute une série d’avantages (logements, soins médicaux, écoles, loisirs, etc.) mais en attendant d’eux en retour une certaine docilité et une fidélité à l’entreprise.
Le but de la cité dite « du Bosquet » est de fixer la main-d’œuvre, de lui procurer un maximum de confort afin d’en assurer sa docilité et son obéissance. Ces principes, animés par la mouvance paternaliste chrétienne qui se développe dans la région, s’inspirent clairement des méthodes patronales de l’époque. En 1844, la décision de bâtir la maison directoriale au sein de la cité est un signal fort de la société qui souhaite exercer une surveillance « continue sur toutes les parties de cet établissement (Saint-Emmanuel) »[6]. La bâtisse est située stratégiquement près du nouveau puits et des bureaux, en hauteur et face à la cité.
Pierre Georis (auparavant secrétaire général, MOC)
Le jardin des Fraternités ouvrières (FO) est créé vers 1980 et, depuis plus de quatre décennies, plein de choses se passent autour de celui-ci, qui impliquent un nombre important de personnes –pas que les affilié.e.s qui payent une cotisation pour bénéficier des cours, des conseils, des achats groupés et des plaisirs de “faire collectif”– mais aussi de nombreux bénévoles qui “font tourner la boutique”.[1] Mais les FO ont une histoire plus ancienne. Fondées en 1969, une décennie d’activités précède le jardin. C’est dans cet avant que l’auteur est impliqué (bien plus que dans le jardin[2]). C’est donc sur la décennie 1970 qu’il mobilise ses souvenirs. L’article interroge ainsi le préquel du jardin, ce qui s’est passé avant et, partant de là, propose quelques éléments de compréhension :de quel vivier émerge le jardin des FO ? Quelles en sont les forces vives ? Au final, de quelles trajectoires collectives le jardin est-il révélateur ?
Gageons qu’il n’y a pas de copyright sur “Le jardin extraordinaire” parce qu’il s’agit aussi du nom d’une très populaire émission de la Radio-télévision belge de la Communauté française (RTBF) ! Ce n’est pas de l’émission que nous allons traiter mais d’un jardin particulier, celui des Fraternités ouvrières (FO), qui a d’ailleurs, une fois ou l’autre, eu les honneurs du… Jardin extraordinaire, l’émission. Bien caché en intérieur d’îlot, entre gare et Grand Place de la petite ville de Mouscron, accessible par la rue Charles Quint, alignement de maisons modestes ne payant pas de mine. À côté du n° 58, une seconde porte ouvre sur un couloir latéral – qu’à vrai dire on a souvent vu encombré – arrivée ensuite dans une pièce claire dont l’un des murs impressionne par le nombre de livres qu’accueillent les étagères. Et ça défile : traversée d’une petite cour attenante, puis soudain… La jungle !
Mais une drôle de jungle quand même qui parvient aussi à être potager : où qu’on passe, quel que soit le végétal qu’on frôle ou contourne, malgré le sentiment de chaos et de désordre qu’on peut ressentir, il y a fruits à cueillir et légumes à ramasser, et ce en toutes saisons. C’est tout à la fois grand et pas bien grand : 1 800 m² (en rectangle, ça ferait 45 mètres sur 40) pour un entrelacs de 6 000 espèces estimées, dont 2 000 arbres fruitiers différents. Les visites du lieu se succèdent, avec aussi la surprise de s’y retrouver dans un mini microclimat, où il fait bon en hiver (la taille des arbres leur fait offrir une protection naturelle contre les vents du Nord), tandis qu’il devient îlot de fraicheur par temps de canicule. On en irait presqu’à dire que la nature s’y autogère (mais ce n’est évidemment pas vrai, car c’est aussi le produit de nombreuses impulsions humaines).
Une fois par mois, un dimanche matin, cours de jardinage biologique, avec parfois des extras un autre jour (cours sur la greffe des arbres fruitiers ou sur les jardins ornementaux, mais aussi conférences et débats sur des sujets de société). Chaque jeudi, “grainothèque”, groupement d’achat de plus de 5 000 variétés de graines, mobilisant les bénévoles pour les mises en sachet de ce qui a été acheté en gros, les répertoires, les classements, le contact avec les acquéreurs et les acquéreuses. Ce n’est accessible qu’aux membres de l’association, qui s’acquittent d’une modeste cotisation.[3] Selon les FO, ils sont de l’ordre de 3 000 ! Pas uniquement vivant à Mouscron, petite ville de de 60 000 habitant.e.s, mais aussi des environs : la position géographique singulière du lieu fait rayonner l’activité auprès de voisin.ne.s flamand.e.s (Kortrijk) et français.es. Une petite coopérative de produits naturels participe de l’offre. La bibliothèque compte, quant à elle, environ 2 000 livres, eux aussi disponibles aux membres.[4] Avec ceci, on a posé l’aujourd’hui des FO et de son jardin. Plongeons maintenant dans ses racines.
Le mystère des origines
À l’origine des FO : Gilbert Cardon et Joséphine, dite Josine, Marchal. Gilbert, entré en usine dès l’âge de 15 ans, est travailleur frontalier, ouvrier du secteur chimique dans le nord de la France. C’est à l’occasion d’un déplacement en Amérique latine, dans le cadre de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) que le couple se rencontre : Josine y assurait le secrétariat du fondateur de la JOC, le futur cardinal Joseph Cardijn. Un peu plus tard, le couple s’installe à Mouscron, au 58 rue Charles-Quint, et y fonde les FO en 1969.
Claudine Lienard (bénévole, CARHOP et auparavant coordinatrice de projets, Université des Femmes)
Paysagiste et pratiquante en éducation permanente, passionnée d’écoféminisme et de démocratie, je vous déroule cet article comme une promenade organisée à partir de la question : comment les femmes ont-elles été, sont-elles concernées par l’aventure humaine des jardins partagés ? L’égalité entre femmes et hommes y a-t-elle progressé ou régressé ? Les réponses indiquent que les actions des femmes y sont comme les nervures d’un végétal : invisibles mais structurantes, ténues mais essentielles, particulières mais reliées. Elles leur ont permis d’user du jardinage et du collectif pour s’émanciper et revendiquer leur part dans l’organisation de nos sociétés.
Au tournant du 20e siècle, le jardin sépare des rôles sociaux
Si l’adjectif « ouvrier » est accolé au mot jardin, c’est parce que des parcelles de terre sont mises à disposition des ouvriers dès l’ère industrielle à l’initiative de patrons et de mécènes caritatifs dans un but de santé à tout point de vue : santé des travailleurs et santé des voisinages, la première par l’exercice d’une activité saine et une meilleure alimentation, la deuxième par l’éloignement du bistrot et de la surconsommation d’alcool. Nous sommes donc bien dans une perspective paternaliste où l’on cherche à fusionner l’usine et la vie quotidienne des ouvriers et de leur famille pour les moraliser, les contrôler, réduire les effets néfastes de l’industrialisation.
Les femmes des ménages ouvriers doivent y tenir leur rôle : nourrir leur famille et trouver des légumes nourrissants car « à l’ouvrier qui fait beaucoup d’efforts musculaires, la nourriture qui convient le mieux est faite d’un peu de viande et de beaucoup de légumes »[1] note Raphaële Bernard-Bacot dans Le Jardin ouvrier de France édité en 1934 par la Ligue du coin de terre et du foyer.
« Le bonheur de tous dépend pour une très large part du dévouement de la mère, de l’ordre,
de l’économie de la femme,
de l’habileté de la cuisinière »
Les femmes restent cantonnées à la cuisine et deviennent des virtuoses de la conservation, des recettes et de l’habileté culinaire. Citons Madeleine Maraval, directrice d’une école ménagère, qui publie Ma pratique des conserves de fruits et légumes en 1910 et conclut notamment ainsi : « Le bonheur de tous dépend pour une très large part du dévouement de la mère, de l’ordre, de l’économie de la femme, de l’habileté de la cuisinière »[2]. Les produits du potager sont destinés aux mères de famille pour qu’elles les transforment en nourriture, mais cela n’implique pas leur présence régulière dans les parcelles, mises à disposition des ouvriers, qu’elles fréquentent toutefois le dimanche. Elles sont aussi de la partie lors des fêtes et des processions organisées dans les jardins ouvriers. Il s’agit alors de les glorifier et les mettre à l’honneur. Dans ces moments propices aux discours et aux rassemblements de notables auprès de la population ouvrière, il n’était pas rare d’élire une « reine des jardiniers ».
Une à une, puis ensemble, les femmes cultivent leur émancipation
Les jardins cultivés collectivement ont joué un rôle pour « éponger » les crises économiques et alimentaires, mais aussi pour réduire les impacts du travail, contraint et pénible, sur la santé physique et psychique. Les fondateurs et fondatrices des jardins ouvriers poursuivent l’objectif de permettre une meilleure alimentation des familles, et des familles nombreuses en priorité, pour une meilleure santé des enfants et des travailleurs. Les femmes, socialisées au soin, ont pris leur place dans cette démarche sociale notamment par le biais d’actions caritatives menées par des femmes bourgeoises.
La misère vécue par la population au tournant des 19e et 20e siècles est considérée par la bourgeoisie comme un problème de moralité à résoudre par une éducation aux valeurs. Les dames de cette société sont envoyées auprès de la classe ouvrière pour apporter à la fois du secours et assurer un contrôle via des œuvres philanthropiques[3] dont des jardins feront partie. Difficile de ne pas citer ici l’action d’une dame patronnesse dont l’histoire a longtemps été occultée derrière celle de l’Abbé Jules Lemire, considéré comme l’inventeur des jardins ouvriers dans les Flandres française et belge à partir de 1896. Il s’est pourtant inspiré de l’action de Félicie Hervieu qui, en 1889 à Sedan, via son Œuvre pour la reconstitution de la famille et avec l’aide d’un petit groupe de femmes, remplace la traditionnelle aumône par la mise à disposition d’un jardin à cultiver pour la dignité et la liberté de l’ouvrier et de sa famille. Proche de la démocratie chrétienne, sage-femme et entrepreneuse, elle est reconnue pour avoir contribué à transformer l’action charitable en démarche collective d’émancipation.
À partir des années 1970, le jardinage collectif entre dans l’éventail des actions féministes
Ayant conquis l’accès à l’éducation puis à la citoyenneté, les femmes s’appuient sur leurs savoirs et leurs expériences pour développer leur émancipation. Dans le contexte d’un mouvement social féministe qui s’affirme, elles continuent des actions de développement social telles que celles menées par les dames patronnesses, mais en organisent de nouvelles, dans des cadres de militance et dans celui de l’éducation permanente qui se structure en Belgique francophone. Il s’agit d’ouvrir des champs de développement social pensés et animés « par des femmes pour des femmes ». S’y intègrent des jardins partagés comme base de valorisation, d’apprentissages, voire d’intégration dans la vie citoyenne. Deux visites sur le terrain potager permettent de mieux comprendre.
Cet article constitue un prolongement du dossier publié en juin 2022 par l’auteure dans le périodique des Équipes populairesPoints de repères « Les potagers collectifs, comment être mieux dans son assiette planétaire ? ». Une centaine de pages propose un large tour d’horizon de l’historicité et des enjeux actuelssur les questions alimentaires.Pour cet article, l’auteure propose un rapide rappel de quelques éléments du dossier, mais surtout une approche nouvelle sur des initiatives de terrain, à savoirAgroecology in Actionet Terre-en-vue.Pour terminer, un focus est fait sur les actions mises en place par des femmes en Belgique et au Sénégal. La question transversale : comment les citoyen.ne.s et les associations peuvent se réapproprier la terre et sa culture ?
Aux sources de cet article
Le mouvement Les Équipes Populaires est une organisation constitutive du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) active dans le secteur de l’éducation permanente. La question environnementale fait partie des six thématiques qui alimentent les réflexions et les actions des militant.e.s des neuf régionales qui composent le mouvement (Bruxelles, Brabant wallon, Liège-Huy-Waremme, Luxembourg, Hainaut Centre, Hainaut Occidental, Namur, Charleroi-Thuin, Verviers). Dans ce cadre, deux documentaires ont été réalisés sur le thème « Femmes et agroécologie », l’un au Sénégal, l’autre en Wallonie. C’est lors des rencontres avec les femmes témoignant dans « Elles racontent leur agroécologie » (Wallonie) que l’association Terre-en-vue fut évoquée. C’est ensuite, lors de la présentation publique des documentaires, que nous avons invité une représentante d’Agroecology in action pour éclairer la thématique de l’agroécologie aux niveaux régional, européen, et international. Agroecology in action fédère de nombreuses associations en Europe, parmi lesquelles le MOC.
Il nous a donc paru intéressant de présenter dans le présent article les objectifs de ces deux acteurs incontournables qui apportent des avancées significatives en matière d’agriculture aujourd’hui. Elles contribuent à faire bouger les sillons dans la manière de nourrir la planète. Nous avons participé en juin 2023 à une soirée de présentation du projet Terre de Bruyère en Brabant wallon durant laquelle Zoé Gallez, co-coordinatrice de Terre-en-vie, en a rappelé l’historique.
Mécanisation des mains et appauvrissement des sols : de la paysannerie à l’industrie
Alors que l’agriculture occupait autrefois une place centrale dans la vie des citoyen.ne.s, elle a été supplantée par le travail industriel et des services. On estime qu’au 15e siècle, en Europe occidentale (France, Pays-Bas et Angleterre), entre 60 et 70 % des personnes travaillent dans l’agriculture. En 2012, elles ne représentent plus qu’environ 2 % de la population.[1] Pourtant, depuis la révolution industrielle, mais surtout après la Seconde guerre mondiale, la production agricole des pays occidentaux a considérablement augmenté. Entre 1850 et 1950, on assiste à l’extension massive de l’agriculture à grande échelle surtout en Amérique du Nord et dans le sud et l’est de la Russie puis de l’Union soviétique. Dans l’après-guerre, les intrants chimiques coûteux (engrais et pesticides) font leur apparition dans l’agriculture. Le rendement devient le leitmotiv. Ces cinquante dernières années, la production s’est aussi étendue en Amérique latine, en Asie du Sud-Est, en Afrique. C’est donc la productivité des terres agricoles qui ne cesse de croître alors que, dans le même temps, le nombre de travailleurs du secteur diminue.
Les monocultures intensives gagnent du terrain aux dépens des cultures alimentaires locales et des espaces naturels. Toutes ces pratiques appauvrissent les terres et donnent un coup fatal à de nombreuses espèces vivantes. L’agriculture intensive porte la responsabilité de la réduction de la biodiversité, et de la pollution des nappes phréatiques. Le secteur est responsable de 70 % de la déforestation et indirectement de ses conséquences sur les populations et sur l’environnement. Elle utilise 70 % de l’eau douce actuelle alors que dans le même temps, les épisodes de sécheresses se multiplient un peu partout sur la planète. La fertilité des sols diminue, l’air que nous respirons est chargé en carbone (on en attribue, pour un tiers, la responsabilité à l’agriculture intensive). Autre conséquence : les cultivateurs et cultivatrices s’endettent et l’accès à la terre est presque impossible pour un.e jeune qui souhaiterait se lancer dans ce métier. En France, de grands groupes industriels rachètent les terres aux agriculteurs et agricultrices partant à la retraite.[2]
Le défi actuel est d’augmenter la production, la population ne cessant de croître, tout en limitant au maximum les impacts environnementaux, sociaux et économiques négatifs. L’agriculture contemporaine est donc à la croisée des chemins. Un nouvel élan est nécessaire pour rendre la production agricole durable de manière à répondre aux besoins de la population mondiale. Selon une étude, pour nourrir les 9,1 milliards de personnes habitant la planète en 2050, il faudra 30 à 60 % de nourriture supplémentaire.[3] Dans ce contexte, le rôle de l’aménagement du territoire et de l’accompagnement des mutations de ce secteur, est fondamental. L’accès à la terre pour les jeunes générations représente aussi un enjeu essentiel.
L’économie capitaliste nous montre tous les jours à quel point elle peut se montrer fragile et violente. Au nom de motivations financières, de logiques d’enrichissements, d’accaparement, elle fait basculer l’idée d’une économie au service des individus vers une exploitation du plus grand nombre pour quelques privilégié.e.s. En d’autres termes, l’individu comme simple outil d’un modèle économique, dont seule une minorité en tire une richesse et du bien-être. Face à ce mouvement de fond, l’économie sociale – sociale et solidaire diront certain.e.s – apparait comme une alternative qui replace l’humain au centre de l’économie. Elle est polymorphe et se décline donc dans divers secteurs d’activité ; elle est aussi un puissant levier de transformation sociale, suffisant en tout cas pour que les pouvoirs publics la considèrent et la soutiennent. Ce nouveau de Dynamiques vous propose de vous plonger dans quelques considérations théoriques, mais tellement ancrées dans le terrain, et historiques sur les formes et les champs de transformation de l’économie sociale.
Depuis son émergence à la fin du XVIIIe siècle[1], le capitalisme a montré sa fragilité, tant il semble facilement ébranlé, et sa violence, dès lors qu’il participe à l’exploitation des individus, contribue aux politiques d’accaparement des richesses menées par les Etats et des grandes entreprises, entretient, voire creuse, les inégalités socioéconomiques, politiques et culturelles. Ce modèle dominant qui, aux yeux d’acteurs et actrices politiques, d’employeurs, apparait comme la seule voie économique possible et valable est pourtant rapidement interrogé, remis en cause par le mouvement ouvrier ; et, principalement sous l’impulsion de celui-ci, des formes alternatives d’économie se déploient, d’abord en marge du modèle capitaliste, puis en occupant de plus en plus de place dans l’économie. Un mouvement qui se poursuit actuellement. L’économie sociale en est l’une d’elles. Son originalité ? Elle est « un mouvement social qui organise l’économie dans le but de la mettre au service des personnes. Cette organisation s’appuie sur un ensemble coordonné d’actions collectives dont la base est le groupement de personnes. Au contraire de l’économie capitaliste, l’[économie sociale et solidaire] considère que l’épanouissement, l’émancipation, la réalisation de chacun.e passe par la coopération et l’action collective plutôt que par la concurrence des actions individuelles[2]. Sa finalité émancipatrice trace un trait d’union avec l’éducation populaire.
Aujourd’hui, l’économie sociale est surtout connue du grand public par les organisations d’entreprises en coopératives. Le mouvement est toutefois plus large. D’après Jean-François Draperi, responsable du Cestes, le Centre d’économie sociale du Conservatoire national des arts et métiers, il intègre aussi le champ associatif[3]. Dans l’absolu, l’économie sociale couvre donc un champ d’activité conséquent, suffisamment en tout cas pour que la Wallonie la reconnaissance et légifère de manière à permettre à des initiatives d’économie sociale d’obtenir un agrément et, par-là, un subventionnement. Sont ainsi concernés des sociétés à finalité sociale, des asbl et des CPAS[4]. Sans parler d’un mouvement de fond qui ébranle l’économie capitaliste dans ses fondements, l’économie sociale ne cesse de prendre de l’ampleur, avec ses réussites et ses échecs. Sans prétendre à l’exhaustivité, ce numéro de Dynamiques met en évidence quelques enjeux et tensions de l’économie sociale d’hier et d’aujourd’hui, ainsi que deux exemples concrets d’économie sociale, qui témoignent de modèles économiques diversifiés et évolutifs.
Par son histoire longue de près de 150 ans, l’économie sociale connait des évolutions notables et est animée d’enjeux et de tensions qui fluctuent avec le temps. Le terme même « d’économie sociale » est à multiples facettes. Ainsi, alors que, en France, on parlera d’économie sociale et solidaire, symptomatique de deux réalités économiques à la fois liées, mais aussi différentes, cette distinction n’est pas un sujet particulier de préoccupation en Belgique francophone. Les secteurs d’activité couverts par l’économie sociale sont également très diversifiés, entre le marchand, le non marchand, les organisations relevant du secteur privé et les acteurs publics. Les exemples d’une économie sociale pluridimensionnelle ne manquent pas. Dans ce cadre-là, il apparait nécessaire de baliser ce qu’est l’économie sociale, ce qu’elle recouvre dans ses principes, son organisation, son fonctionnement. Sa complexité nécessite un regard aiguisé. C’est pourquoi, son analyse est confiée à l’ancien secrétaire général du MOC et sociologue, Pierre Georis. Le lecteur et la lectrice se rendront rapidement compte que cette contribution est une étude critique d’un acteur de terrain, qui a été en prise directe avec les enjeux et les tensions de l’économie sociale.
Du fait que le mouvement ouvrier soit le principal – sinon l’unique – initiateur de l’économie sociale, ce numéro de Dynamiques ne peut faire l’économie d’un regard rétrospectif sur la longue durée. Un panorama complet aurait mérité une approche croisée des pratiques d’économie sociale émanant du mouvement ouvrier socialiste et du mouvement ouvrier chrétien en Belgique, tant les approches tantôt divergent, tantôt convergent. Cependant, une telle ambition ne peut se concrétiser dans un article de quelques pages. Une analyse globale et suffisamment nuancée de l’action du mouvement ouvrier chrétien au niveau de l’économie sociale est elle-même complexe. La bibliographie est foisonnante et témoigne là encore d’une diversité des formes d’économie sociale dans le pilier chrétien. Le choix a donc été fait de retracer à grands traits l’histoire de l’Economie populaire de Ciney (EPC). Rédigé par Renée Dresse et Catherine Pinon, cet article met en lumière le positionnement tout à fait particulier de l’économie sociale dans le monde chrétien, le déploiement de celle-ci et sa diversification. De coopérative de consommation dont les ventes concernent essentiellement l’alimentation, des vêtements ou des combustibles, l’EPC s’élargit au secteur pharmaceutique. Sans cesse au cours de son histoire, elle devra articuler les enjeux de son expansion, de sa rentabilité, de l’accessibilité de ses produits à ses premiers publics (les populations ouvrières et populaires) et de la concurrence d’autres acteurs de l’économie.
Aujourd’hui, l’économie sociale n’est plus l’apanage du mouvement ouvrier. D’autres opérateurs se sont appropriés ce modèle alternatif à l’économie capitaliste et le remodèlent selon d’autres logiques que celles qui ont animé les piliers chrétiens et socialistes. Ils sont foisonnants : le magazine Médor en est un des résultats. Partant du témoignage de Laurence Jenard, la Fakira de Médor comme elle aime se nommer, Josiane Jacoby dresse un portrait d’un magazine qui, il n’y a pas dix ans, nait d’une initiative citoyenne et dont la volonté est de lutter contre la précarisation de l’information et des conditions de travail des journalistes. Un journal d’investigation donc qui propose un journalisme de qualité et qui se distingue d’un paysage médiatique contrôlé par quelques acteurs privés majeurs. Face aux dynamiques capitalistes des grands groupes, Médor oppose des principes fondamentaux tels que les services aux membres de sa coopérative, un processus décisionnel démocratique comme par exemple le principe qu’une personne égale une voix, l’autonomie de gestion par rapport à ces grands groupes et la primauté de l’humain sur l’économie. Enfin, cette coopérative à finalité sociale entend oeuvrer à une transformation sociale. Médor est animé par des valeurs fortes telles que l’éthique, la liberté de la presse, la solidarité,… Valeurs que le trimestriel déclinent au quotidien.
Notes [1] À ce propos, voir : Questions d’histoire sociale, Bruxelles, CARHOP-FEC, 2005. [2] « Entretien avec Jean-François Draperi. Le projet de l’économie sociale et solidaire : fonder une économie capitaliste », Mouvements, n° 81, 2015/1, sect. 2, https://www.cairn.info/revue-mouvements-2015-1-page-38.htm, page consultée le 7 décembre 2022. [3]Ibid., sect. 5, page consultée le 7 décembre 2022. [4] WALLONIE. DIRECTION DE L’ÉCONOMIE SOCIALE, Agrément en tant qu’Initiative d’économie sociale, s.d., https://economie.wallonie.be/Dvlp_Economique/Economie_sociale/AgrementES.html, page consultée le 7 décembre 2022.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
WELTER F., « Introduction : l’économie sociale : une économie pour l’humain ? », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°20 : L’économie sociale, de l’Économie populaire de Ciney à Médor, décembre 2022, mis en ligne le 16 décembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
Pierre Georis (Sociologue, ancien secrétaire général du MOC)
Cet article cherche à présenter la notion « économie sociale », en relation avec quelques voisines, en particulier « non-marchand » et à donner un aperçu des tensions qui traversent le domaine. L’approche est principalement sociologique, en ceci qu’on définit un champ et qu’on le présente comme « champ de tensions ».
LE CHAMP DE L’ÉCONOMIE SOCIALE
Pour “lire” correctement les questions posées à l’économie sociale – son histoire et son actualité, en particulier belge francophone – il faut en passer par une séquence de conceptualisation. Cela impose d’ouvrir deux « portes » successivement : celle de l’économie sociale (le tiers secteur, l’économie solidaire) d’une part ; celle du non-marchand (le non profit, le profit social) d’autre part, avant de proposer une grille de synthèse qui positionne les éléments les uns par rapport aux autres.
Économie sociale
Le vocable « économie sociale » nomme un phénomène qui plonge ses racines dans une histoire longue : il existait déjà des corporations et des fonds de secours dans l’Égypte des pharaons.[1] Au 19e siècle et au début du 20e, de multiples initiatives coopératives et mutuellistes se sont développées relevant des périmètres des mouvements ouvriers socialistes et chrétiens. L’idéologie libérale n’était pas pour autant « contraire » dès lors qu’elle récusait toute ingérence de l’État et insistait sur le principe du « self-help » (l’auto-assistance).[2]
Aujourd’hui, il y a deux approches différentes pour définir le sujet voire une troisième, qui combine les deux précédentes : c’est assez largement celle adoptée par les acteurs belges du domaine.[3]
La première approche consiste à relever les formes juridiques et institutionnelles pertinentes, en l’occurrence :
Les coopératives (qui ont d’abord été de production, puis ont investi la distribution et les services) ;
Les sociétés mutuellistes (dont le point de départ était la rencontre des enjeux de secours mutuels. En Belgique, on les connaît bien dans le secteur de la santé et comme actrices de la gestion de la sécurité sociale. Ailleurs, la formule peut concerner d’autres domaines – en France par exemple, « mutuelle » est souvent synonyme de « compagnie d’assurances ») ;
Les associations et fondations[4] (qui unissent des personnes libres autour de projets sans finalité première de profit).
Notons qu’il existe des synonymes pour nommer la même réalité associative : ONG (organisations non gouvernementales), organisations volontaires, et leur variante anglophone : non profit organisations.
La seconde approche est dite normative, caractérisant les principes que les structures ont en commun :
La finalité de services aux membres ou à la collectivité plutôt que de profit (une entreprise d’économie sociale n’est pas un outil de maximisation financière de l’apport en capital) ;
L’autonomie de gestion (qui distingue l’économie sociale d’une production ou d’un service organisé par l’État) ;
Le processus de décision démocratique (« une personne = une voix » plutôt que « une action = une voix ») ; principe de plus en plus fréquemment complété d’une ambition additionnelle : « et participatif » (élargissement de la démocratie aux travailleurs de l’organisme même s’ils sont non membres ou non coopérateurs) ;
La primauté donnée aux personnes et au travail sur le capital dans la répartition des revenus (choix d’offrir des ristournes aux usagers ou d’affecter les bénéfices à des fins sociales ; s’il y a rémunération du capital, ce sera de manière limitée).
Le choix des acteurs belges francophones de « mixer » les deux approches, pour en constituer une troisième[5], présente l’avantage de sortir du champ « les fausses ASBL » (ou « les fausses coopératives »), par exemple un café ASBL qui organise le deal de drogues (la vraie finalité est le profit) ou la milice d’extrême-droite qui aurait statut d’association (on sort du champ de la démocratie). Pour autant, la définition laisse de la marge pour des interprétations (par exemple sur la signification du fonctionnement démocratique d’une entreprise)[6].
Quelques chiffres
L’Observatoire de l’économie sociale chiffre l’importance actuelle du secteur en Wallonie (y compris y compris les cantons de l’est et à Bruxelles (chiffres au 31 décembre 2020) : 11 221 entreprises employeuses, qui fournissent 247 472 emplois, soit 12,3 % de l’emploi total (dont 14 744 emplois nets créés depuis 2016, soit une croissance de +6 %).[7] Du point de vue du statut juridique, les ASBL se taillent la part du lion : elles sont 10 621. Trois secteurs représentent à eux seuls près de 70 % des entreprises. Il s’agit tout d’abord du secteur qualifié de « Autres activités de services » (28 %) comprenant un grand nombre de sous-catégories comme les associations de représentation (type syndicats), les associations de jeunesse ou encore les associations religieuses et philosophiques. Suivent alors les secteurs de la « santé humaine et action sociale » (24 %) et des « arts, spectacles et activités récréatives » (16 %).
Une sérieuse difficulté rencontrée par les acteurs wallons et bruxellois depuis les années 1990 est la tendance des pouvoirs publics et d’une partie de l’opinion publique à circonscrire le but de l’économie sociale à la seule insertion professionnelle des publics éloignés de l’emploi : conceptuellement, l’ambition de l’économie sociale est sensiblement plus élevée, dont la finalité utopique est de concerner la société tout entière ! La notion « économie sociale d’insertion » s’est incrustée, globalement soutenue par les gouvernements régionaux, mais il convient de ne pas manipuler la synecdoque (la figure de style qui consiste à prendre la partie pour le tout).[8]
À l’international, on utilise l’expression de « tiers secteur » : pour les non francophones, la notion est plus compréhensible que la traduction littérale de « économie sociale », tout en permettant d’appréhender qu’on réfère à un espace qui n’est ni le marché lucratif, ni l’État.
Enregistrons encore que l’approche présentée ici est occidentalo-centrée : on ne sait pas en faire un « copier – coller » valide sous toutes les latitudes : les principes identifiés existent et sont également mis en pratique dans le « Sud » mais y relèvent généralement du large secteur dit « informel », faute de structure juridique ad hoc institutionnellement organisée.
Et l’économie solidaire ? À vrai dire, la notion n’est pas stabilisée, même dans l’espace simplement francophone. La France a réglé le problème en parlant systématiquement de « l’économie sociale et solidaire », « solidaire » ayant vocation à résumer les 4 principes fondateurs. En Belgique, lorsqu’on parle de « l’économie solidaire », on vise plus largement l’économie sociale étendue à un large informel (car la notion recouvre diverses activités qui ont à voir avec l’économie, mais se jouent en dehors de toute structure juridique : l’aide dans le cadre familial, épauler un voisin dans son déménagement, faire une course pour une personne âgée, organiser un groupe d’achat, cultiver ses légumes dans un potager collectif,…), ou des projets qui ne sont pas particulièrement de production ou de distribution mais qui organisent néanmoins des solidarités (une monnaie locale, un système d’échange local de services entre citoyen·nes).[9]
De manière générale, la définition positionne l’économie sociale pour une part dans le marchand, pour une autre part dans le non-marchand : c’est un facteur de possible confusion à laquelle on n’échappe qu’à la condition de clarifier ce volet spécifique.
Non-marchand
Une notion qui comprend « non » se donne une définition d’abord « en creux » : « est non-marchand tout ce qui n’est pas marchand ».[10]
En effet, « marchand » peut référer à :
Une caractéristique technique : toute activité qui passe par le marché pour faire en sorte que le coût de production soit couvert par un prix. En creux : le non-marchand a recours à d’autres types de ressources que la vente (c’est-à-dire : des cotisations, des dons privés, des subventions publiques).
La finalité lucrative : il s’agit de maximiser l’excédent en vue de rémunérer le capital. En creux : le non-marchand est non lucratif.
Des catégories d’activités. Ici, ce sont les activités non-marchandes qui définissent le marchand en creux ! Sont non-marchands les biens collectifs assumés par l’État (la défense, la sécurité, la recherche fondamentale…) ou conjointement par l’État et le secteur privé associatif (éducation, santé, culture, aide sociale…). Une difficulté de ce type d’approche est que le périmètre du non-marchand ainsi défini bouge tout le temps, en fonction des engagements ou désengagements de l’État dans certains secteurs.
Le fait est qu’il existe énormément de situations hybrides, qui mêlent ressources marchandes et non-marchandes (en particulier des subventions publiques)[11] : comment classe-t-on de telles situations ? Il n’y a pas de consensus sur la réponse à donner, ce qui complique les débats.
Les scientifiques[12] s’accordent sur : secteur privé et public chaque fois qu’il y a combinaison – de but non lucratif – de ressources non-marchandes ou mixtes ;
La comptabilité nationale quant à elle resserre la condition lorsqu’il y a ressources mixtes : est non-marchande l’activité dont le produit des ventes ne permet pas de couvrir au moins 50% des coûts de production. Ce critère est repris dans les législations régionales wallonne et bruxelloise. C’est à partir de lui qu’on va distinguer des situations assez proches – les entreprises d’insertion sont dans le marchand et ont l’autorisation d’un chiffre d’affaires illimité ; les entreprises de formation par le travail relèvent du non-marchand dans la mesure où 50 % de leurs ressources ne sont pas procurées via leur chiffre d’affaires économiques (si elles franchissent cette frontière, elles basculent dans l’entreprise d’insertion et doivent s’adapter à des conditions sensiblement différentes pour leur fonctionnement, leur agrément et leurs subventions publiques) ;
L’UNISOC, la fédération patronale représentative du non-marchand belge (en particulier pour la concertation interprofessionnelle fédérale) ne parle qu’au nom du seul secteur non-marchand privé. Ce faisant, elle est en phase avec l’approche anglo-saxonne des « non profit organisations ». Le risque de synecdoque est à nouveau présent,car le non-marchand comprend aussi un vaste pan étatique ! Ceci écrit, il n’est évidemment pas illogique qu’une fédération circonscrive son expression à celle pour laquelle ses membres la mandatent.
Depuis le tournant du 21e siècle, pour des raisons d’image et de communication, les acteurs du « non-marchand/non profit » tendent à faire évoluer la notion vers « profit social ». Il s’agit principalement de « positiver » le sujet. Ainsi, significativement, la structure représentative des employeurs du non-marchand francophone et germanophone a-t-elle fait évoluer sa dénomination de « Union francophone des entreprises du non-marchand » (UFENM) à « Union des entreprises à profit social » (UNIPSO). L’UNISOC déjà citée réfère elle-aussi à une représentation des « entreprises à profit social » (au niveau fédéral cette fois).
Positionnement des champs les uns par rapport aux autres
En définitive, il existe un champ englobant : le non-lucratif (par opposition au lucratif), qui concerne le secteur privé tout autant que l’étatique d’une part, qui peut être marchand autant que non-marchand d’autre part. Cela autorise une représentation en un tableau à double entrée.[13]
Secteur privé
État
Marchand
ES
SIG
Non-marchand
ES/NM/SIG
NM/SIG
« Économie sociale » (ES) et « non-marchand » (NM) sont des sous-ensembles du champ non-lucratif, qui à eux deux ne suffisent pas à couvrir l’entièreté du champ et ne se superposent pas complètement tout en comportant néanmoins un espace d’intersection !
L’économie sociale occupe tout l’espace du secteur privé non lucratif (qu’il soit marchand ou non-marchand).
Le non-marchand occupe tout l’espace des activités à but non lucratif mobilisant des ressources exclusivement non-marchandes ou des ressources hybridant marchand et non-marchand (que ce soit organisé par l’État ou le secteur privé).
L’économie sociale non-marchande constitue l’espace d’intersection entre les deux réalités.
Les activités étatiques marchandes non lucratives ne relèvent quant à elles ni de l’économie sociale ni du non-marchand.
Dans trois cases, on a ajouté l’acronyme (SIG) comme « service d’intérêt général ». Il s’agit d’un vocabulaire européen pour désigner des services considérés par les autorités publiques des pays membres de l’Union Européenne (UE) comme étant d’intérêt général et faisant par conséquent l’objet d’obligations de services publics spécifiques. Ils peuvent être fournis par l’État ou par le secteur privé. SIG s’applique dès lors aux deux cases « État » et à la case « non-marchand du secteur privé » dans la mesure où celui-ci peut bénéficier de subventions publiques.[14]
UN CHAMP TRAVERSÉ DE TENSIONS
Notre approche conceptuelle permet d’emblée de repérer certaines des tensions qui traversent l’économie sociale : les sorts respectifs à faire aux initiatives marchandes et non-marchandes d’une part ; la gestion du principe démocratique d’autre part. Il en est encore d’autres, qu’on commentera sommairement, et sans intention d’exhaustivité.
Les sorts respectifs à faire aux initiatives marchandes et non-marchandes
De manière générale, les gouvernements soutiennent le non-marchand autant que le marchand ; la question n’est pas celle de la présence/absence de soutien « en soi » (même si les acteurs de terrain ont toujours à commenter la hauteur et les conditions du soutien).
Lorsqu’il s’agit d’économie sociale cependant, une tension se manifeste autour de la priorité souvent affirmée de soutien à la dimension marchande des activités, compréhensible dans un objectif principal de mise au travail de personnes éloignées de l’emploi. À vrai dire, il n’y a rien d’illégitime là-dedans, mais notons quand même une tension entre acteurs autour de visions différentes d’une part de l’économie, d’autre part de l’organisation concrète du soutien.
Certains acteurs évoquent que « le non marchand coûte cher » et ne peut être financé que parce qu’il y a, en amont, une richesse produite par les secteurs marchands ; la relation ne serait qu’à sens unique : le marchand financerait le non marchand par redistribution d’une partie de la richesse que lui seul produirait. Dérivée de ce raisonnement : lorsque la crise atteint le « secteur producteur de richesse », il conviendrait de moins redistribuer vers le non marchand. Tout le monde n’est pas d’accord avec cette approche : dans une conception systémique de la macro-économie, les choses sont plus subtiles, plus imbriquées : sans le non-lucratif, le marchand serait plus pauvre et la société aussi !. Par leurs nombreux achats de fournitures, et par les emplois créés, les entreprises non-marchandes constituent un formidable débouché pour les secteurs marchands. Il est donc possible de retourner l’affirmation : sans le non-lucratif, le marchand serait plus pauvre et la société aussi. A fortiori si on ne limite pas la « richesse » à ses aspects « sonnants et trébuchants » mais qu’on l’élargit au « profit social et culturel ». C’est donc moins le fait que l’économie sociale marchande soit soutenue qui est constitutif de la tension que le sous-jacent théorique qui, dans les esprits d’une partie des interlocuteurs, justifie ce soutien, en ceci qu’il pourrait avoir comme conséquence ultime la délégitimation du soutien au non-marchand.
Les conditions concrètes du soutien sont également constitutives de la tension, relevant d’une sorte de « hors-sol» Il manque d’emplois ? « N’y a qu’à » en créer. On veut en créer pour des personnes « défavorisées » ou « gravement défavorisées » ? Pas de problème : le gouvernement va aider l’entreprise avec une aide unique ne couvrant que partiellement la charge, un peu comme si chaque situation « public cible » était identique, chaque problème étant d’autant plus facilement réglable qu’un emploi de travailleur social dans l’entreprise sera également financé au prorata du nombre de personnes « groupe cible » (ceci écrit, pour bénéficier d’un forfait permettant d’engager un travailleur social temps plein en début de carrière, il faut employer rien de moins que 26 personnes du groupe cible ! C’est déjà une fameuse entreprise !). Une condition « simple » pour bénéficier de tout cela : Il faut qu’au bout de quatre années après l’obtention de l’agrément, 50 % de l’effectif employé soit constitué de personnes issues du « groupe cible ».[15] Qui peut croire que l’économie concrète d’une entreprise permette un résultat aussi automatiquement linéaire ? S’il y a des réussites, il y a aussi des déceptions ![16]
L’option préférentielle de la Région pour le marchand s’observe également en matière de soutien aux agences-conseil en économie sociale (qui doivent montrer que leurs activités d’accompagnement concernent à plus de 50% des entreprises marchandes).
Une tension additionnelle à celle qu’on vient de développer possède une grande proximité avec celle-ci : on voit bien que nombre d’entreprises d’économie sociale, en particulier celles d’insertion, sont tiraillées entre l’objectif social qu’elles se fixent et celui d’atteindre au moins l’équilibre économique. L’enjeu, tout simplement de survie, n’autorise pas n’importe quelle tolérance à l’égard de faiblesses individuelles, n’importe quel élargissement de l’accueil de publics difficiles. « Vous êtes obsédés par la rentabilité », accuseront les uns ; « Nous cherchons à préserver l’emploi de tous, et d’abord des vôtres », rétorqueront les autres.
La gestion de la question démocratique
« Une personne = une voix » est une équation sensiblement plus démocratique que « une action = une voix ». Mais, à la lettre, ça ne vise que la décision en assemblée générale des membres ou des coopérateurs. L’ambition démocratique peut déborder ce cercle, également au nom de la primauté donnée au travail. Bien qu’elles ne soient pas « par essence » limitées à l’économie sociale, c’est pourtant logiquement dans ce champ qu’on trouvera préférentiellement les expériences autogestionnaires.
Une certaine confusion peut exister avec la notion d’autoproduction. Celle-ci est parfois le débouché d’un conflit social d’entreprise : une faillite est déclarée, le patron s’en va, un conflit se développe pour la défense de l’emploi, parfois avec une occupation (on contrôle l’outil, on évite son démantèlement et on l’entretient ; on garde les stocks) et parfois aussi avec continuation de la production dans l’espoir de faciliter l’intérêt d’un repreneur, tout en permettant une continuation au moins temporaire de l’emploi. Si on limite la notion à « produire sans patron », cette phase (l’autoproduction) a à voir avec l’autogestion. Mais dès qu’une solution est trouvée (si elle est trouvée), on peut fort bien en revenir au schéma classique de management. Il est par ailleurs quelques fois arrivé que les conditions institutionnelles, politiques et économiques ont permis au collectif des travailleurs (au vrai, dans des cas très significatifs, surtout des travailleuses ) de créer une société reprenant l’activité[18]. Rien ne dit qu’alors le destin soit de persévérer dans l’autogestion : on peut imaginer au fil du temps l’engagement de travailleurs et travailleuses non coopérateurs et/ou l’installation d’une ligne hiérarchique classique.[19]
En tout état de cause, l’autogestion, si on la comprend en un sens plus ambitieux comme « tout le monde de l’entreprise est associé à toute décision » nécessite méthode et cadre contraignant pour fonctionner correctement.
Notre sujet est l’entreprise. Mais il existe un courant autogestionnaire aux ambitions plus larges, qui vise l’ensemble des espaces où des décisions collectives doivent être prises. Des collectifs en lutte sur des domaines tout autres, par exemple l’environnement, peuvent avoir la volonté de s’organiser en autogestion ; certaines initiatives de démocratie participative peuvent s’en référer. Lorsqu’il s’agit d’organiser l’État, le schéma des autogestionnaires est celui d’un fédéralisme extrêmement poussé. L’autogestion est mal perçue par de larges pans de la gauche militante, vue comme une forme de légitimation des principes anarchistes, dont elle est une forme de continuation (en tout cas si on réfère aux principes qui en ont été théorisés, plutôt qu’à l’imagerie du chaos à laquelle elle est fréquemment associée). En filiation théorique longue, on est dans le conflit Marx contre Proudhon : les principes communistes de la « centralisation démocratique » (une vraie hiérarchie) et le conflit de classes assumé (y compris dans la violence) ne se marient pas avec ceux de l’organisation autogestionnaire égalitaire et de l’anarchie apaisée par le retrait de l’espace de la lutte (plus précisément une autre forme de lutte que « frontale » par aménagement de lieux alternatifs réputés, par les effets de la mise en réseaux, conquérir de plus en plus d’espaces au détriment du capitalisme)
Ce n’est pas sans tensions parfois très lourdes, ou prises du pouvoir réel par l’un ou l’autre leader.[21] Une entreprise autogérée n’est pas à l’abri de nécessités de restructuration, ni de licenciements, pas moins d’éventuelles situations de harcèlement : le clivage patron/travailleur étant réputé ne pas y exister, le positionnement des syndicats y est tout au moins paradoxal[22].
Le fait est que l’autogestion n’est pas très bien vue par les partenaires sociaux : la démocratie économique a représenté une réelle avancée dans le sens d’un « plus de démocratie » ; mais celle-ci s’appuie sur la gestion d’une conflictualité entre des employeurs et des travailleurs, par le biais d’informations, de concertations, de négociations entre interlocuteurs ou partenaires sociaux.[23] Que faire avec une structure « sans patron » ou dans laquelle « tout le monde est un peu le patron » ? Qui représente les travailleurs d’une entreprise autogérée ? La Fédération des entreprises de Belgique parce qu’il n’y a que des patrons ? Le syndicat parce qu’il n’y a que des travailleurs ? La réponse est : personne, car personne ne sait que faire avec ces entreprises qui sortent des codes. Il en résulte que leurs spécificités ne sont jamais prises en compte dans les négociations de commissions paritaires sectorielles par exemple. Les entreprises concernées s’en plaignent amèrement… dans le désert.
D’autres tensions encore
Un « paquet » de tensions a à voir avec le classique clivage institué/instituant. Dans un cadre de ressources limitées, qu’il s’agisse de subventions publiques ou de marchés solvables, par définition l’institué les capte déjà, et ça ne laisse pas beaucoup d’opportunités aux nouveautés (l’instituant). Si une enveloppe budgétaire est entièrement consommée et pas améliorée, un nouveau n’y accède qu’à la condition qu’un ancien en sorte ! Qui peut croire que cela se joue dans la pure sérénité ? Identiquement, se trouver un client pour soi, ce sera un client que l’autre n’aura pas. D’autre part, ceux qui sont en scène depuis longtemps ont souvent eu l’occasion de grossir. Même s’il n’y a pas superposition automatique, institué/instituant peut souvent être vu comme un clivage gros/petits. Enfin, se surajoute la question des piliers.
« …ces ensembles d’organisations qui forment un réseau partageant une même tendance idéologique. Les réseaux se structurent et s’opposent sur la base de clivages, en particulier du clivage philosophique. De manière plus ou moins complète selon les cas, un pilier peut se composer d’une fédération de mutualités, d’une confédération syndicale, d’organisations professionnelles patronales, de classes moyenneset/ou d’agriculteurs, de coopératives, de mouvements féminins, de mouvements de jeunesse ou d’éducation permanente, d’écoles ou d’institutions de soins privées, d’associations culturelles, sociales, philosophiques ou religieuses, sportives, récréatives, etc. Chaque pilier aspire ainsi à encadrer les citoyens « du berceau à la tombe ». De plus, les organisations qui le constituent visentla cohésion et l’émancipation de groupes minoritaires (les agriculteurs, les ouvriers…) »[24]. Piliers socialistes et chrétiens sont présents dans le champ de l’économie sociale depuis plus d’un siècle. Même si toutes les initiatives n’ont pas survécu, nombre d’entre elles subsistent, parfois avec bonheur, toujours labellisées de leur pilier. À nouveau, institué/instituant peut prendre la forme d’un clivage piliers/indépendance (ou pluralisme).
Les petits indépendants instituants, bloqués dans leur développement faute de moyens accessibles vont facilement déployer une rhétorique agressive à l’encontre d’un adversaire « gros institué pilarisé », alors que les deux ont à se mobiliser contre l’adversaire commun que, pour faire bref, on nommera « le lucratif capitaliste ». En tout état de cause, on incitera le lecteur à sortir de la caricature : une structure qui survit pendant des décennies est aussi celle qui reste à l’écoute de son environnement, sa base, ses clients ; en quelque sorte, un institué qui est en mesure, aux moments clés de sa trajectoire, de redevenir instituant, pour lui-même autant que pour les autres.
La Belgique a une grande tradition de concertation à tous les étages, y compris sectoriels : les tensions autour du « paquet » institué/instituant, gros/petits, piliers/indépendants trouvent un espace de dialogue et d’échanges intra francophones dans la structure ConcertES[25] qui regroupe une série de fédérations et d’acteurs de toutes provenances. C’est un facteur d’atténuation des tensions – expliquées, nommées, traitées – autant que de meilleure cohésion. Le fait que ConcertES soit reconnu comme interlocuteur sectoriel par les gouvernements fédéral et régionaux est vraisemblablement un incitant à l’adhésion !
On terminera ce panorama certainement non exhaustif des tensions en évoquant celle qui se noue entre les professionnel.le.s d’une part, les bénévoles militant.e.s d’autre part. Par définition, l’économie sociale attire des militant.e.s. Ceux-ci peuvent investir dans un projet à titre strictement bénévole. C’est précieux mais comporte une faiblesse substantielle : au moindre conflit, à la moindre divergence, au moindre désaccord, le bénévole peut quitter sans demander son reste ! Si la fonction exercée est stratégique ou essentielle, les difficultés peuvent être importantes. Pour gérer ce risque, le « volontariat » s’intercale entre le bénévole pur (qui fait ce qu’il veut quand il veut, et pour rien) et le professionnel (qui fait ce qu’on lui dit de faire contre rémunération) : le volontaire doit recevoir une série d’informations sur l’organisation au profit de laquelle il preste et sur son statut propre (le remboursement des frais qu’il engage, les assurances qui le couvrent) ; il n’est pas interdit (mais pas obligé non plus) de préciser ce qu’on attend de lui (il est, par exemple, fort recommandé d’être explicite quant au devoir de confidentialité auquel on peut être tenu dans certaines fonctions) ; il arrive que cela débouche sur un document écrit formel, qui n’est pas un « contrat » à proprement parler mais qui a quelque chose à voir avec une forme de « professionnalisation du bénévolat ».[26]
Cependant, si l’activité se développe et permet la création d’emplois, un bénévole ou volontaire peut, le cas échéant, devenir un professionnel. Comment évolue-t-on dès lors qu’on est payé pour une fonction qui fait sens pour soi ? On considère qu’on doit rester militant pour une part et on offre des heures gratuites au-delà de son horaire officiel (ce faisant, on organise une saine équivalence avec les militant.e.s bénévoles qui, quant à eux prestent sans rémunération) ? Ou on fait ses heures, sans plus et on récupère strictement tous les débordements horaires (une tension évidente se créera avec les bénévoles) ? Le plus souvent, le syndicat, au nom de la protection du travailleur, encouragera l’attitude « je ne fais rien de plus que ce qu’il y a dans le contrat » et stigmatisera l’autre posture comme relevant de « l’auto-exploitation ». Il n’est pourtant pas certain que le monde idéal soit sans bénévole, mais soit.
Ajoutons, pour être complet, qu’on peut aussi fort bien être recruté.e comme salarié.e dans l’économie sociale sans adhésion militante particulière : on était à la recherche d’un job, on l’a trouvé et voilà tout. Une fois encore : rien d’illégitime à cela mais tensions à nouveau à prévoir avec les professionnel.le.s militant.e.s qui s’auto-exploitent tout autant qu’avec les bénévoles (« Par quelle folie est-ce que je consacre autant de temps gratuit pour une œuvre qui offre de l’emploi à des personnes aussi peu investies dans le projet ? »). Il est notoirement compliqué de trouver des candidat.e.s pour les Organes d’administration des structures indépendantes lorsque les fondateurs et fondatrices doivent passer la main ; quand on les a trouvés, il est difficile de les garder si leur sentiment est qu’ils n’ont affaire qu’à des crises et des personnels non mobilisés. L’ampleur de la difficulté n’est pas à sous-estimer).
Notes [1] DEFOURNY J. et DEVELTERE P. Origines et contours de l’économie sociale au Nord et au Sud , L’économie sociale au Nord et au Sud, De Boeck, 1999, p.26 [2] Ibidem, p. 29 Ils y réfèrent notamment à Léon Walras. [3] Un compromis par empilement ? Aucun doute : c’est bien « nous », Belges ! [4] Les statistiques de la Banque Nationale de Belgique regroupent associations et fondations en un seul « compte satellite » intitulé « institutions sans but lucratif » (ISBL). [5] Cela a été formalisé de manière tout-à-fait explicite par le Conseil wallon de l’économie sociale, dès 1990, à l’occasion de la remise de son « Rapport à l’Exécutif régional wallon sur le secteur de l’économie sociale ». L’accord des membres s’appuyait naturellement sur une littérature et un travail scientifique préexistants. Le « et participatif » ne figurait pas dans le rapport. [6] Enregistrons aussi que toutes les questions éthiques ne sont pas réglées avec la lettre des principes : même si ça ne s’est pas posé à ce jour, il est concevable d’imaginer une coopérative active dans l’industrie d’armement qui respecterait chacun des quatre principes (être attaqué, ou prévenir l’attaque, peut justifier l’armement comme un service à la collectivité. On est d’accord : ça se discute !). [7] Observatoire de l’économie sociale, « L’état des lieux de l’économie sociale 2019-20 », Les cahiers de l’Observatoire, n°16, juillet 2022, https://observatoire-es.be/wp-content/uploads/2022/07/EDL-2019-2020.pdf, page consultée en août 2022. [8] Ou d’ailleurs le tout pour une partie, mais ce n’est pas de cela qu’il est question ici. La figure synecdoque est une des formes possibles de la métonymie qui consiste à user d’un mot pour un autre (« Je lis Zola » pour « Je lis un livre écrit par Zola » ; « boire un verre » pour boire le liquide qui est dans un verre). [9] Économie sociale, L’économie sociale, au juste, c’est quoi ? , mis en ligne le 26 novembre 2020, https://economiesociale.be/decouvrir/definition, page consultée en août 2022. [10] Sur cette partie non-marchand, notre exposé réfère à : MAREE M. et MERTENS S., Contours et statistiques du non-marchand en Belgique, éditions de l’Université de Liège, 2002 [11] Le rôle de soutien de l’État est abordé dans : COENEN M-Th, L’État, Questions d’histoire sociale n°8, CARHOP, à paraître [12] On vise ici les travaux par exemple de Jacques Defourny, Michel Marée, Sybille Mertens (ULg), Marthe Nyssens (UCLouvain). [13] Tableau inspiré d’un plus complexe : MAREE M. et MERTENS S., Contours et statistiques du non-marchand en Belgique, Éditions de l’Université de Liège, 2002. [14] Pour tout dire, l’introduction de SIG dans le tableau a aussi une raison « esthétique » : ne pas laisser vide la case « État marchand ». La notion SIG se décline en sous-ensembles. Celui du « service d’intérêt économique général » (SIEG) reprend les services fournis à titre onéreux : le marchand de l’État en relève indubitablement, ainsi d’ailleurs que l’économie sociale non marchande lorsqu’elle est subventionnée et livre des biens et services contre rémunération. Être identifié comme SIEG autorise à déroger aux règles européennes de la concurrence (par exemple en raison de la spécificité du public qui, sans l’aide étatique, n’aurait pas accès au service de base proposé). [15] Notre commentaire vise le décret wallon sur les entreprises d’insertion, dans sa dernière version à ce jour (décret du 20 octobre 2016, complété de l’arrêté du gouvernement wallon du 24 mai 2017). Ce qui est exposé ici n’épuise pas la législation dans ses conditions et aides précises, qu’on a beaucoup résumées (par exemple, dans le décret, le groupe cible est décomposé en deux sous-ensembles donnant droit à des hauteurs d’aides distinctes) : Fédération Wallonie Bruxelles. Portail Wallonie, Economie sociale. Projets Pilotes, https://economie.wallonie.be/Dvlp_Economique/Economie_sociale/AgrementEI.html, page consultée le 08 décembre 2022. Soyons néanmoins de bon compte : le dispositif a évolué au fil du temps et l’objectivité oblige à reconnaître que des linéarités plus absurdes que celles ici identifiées ont pu être gommées. Au fil du temps, tout en devant trouver le chemin pour n’être pas accusé de fausser la concurrence par des aides d’État (normes européennes), l’approche s’est modifiée : partant du paradigme « entreprise d’insertion = nouvelle entreprise créée », il y a eu élargissement à « une entreprise existante et ayant trouvé son équilibre économique peut élargir son activité à l’insertion de personnes du public cible ». La législation bruxelloise quant à elle a fait l’objet d’une refonte complète, en particulier pour ce qui y est désormais nommé « économie sociale mandatée insertion » (arrêté du 16 mai 2019). La situation nouvelle créée à Bruxelles (et d’application depuis le 1er janvier 2021) offre une aide qui nous semble plus réaliste. Pour des informations sur la situation bruxelloise : GEORIS P., Les aides à l’emploi en Région bruxelloise : un paysage redessiné, ASBL Actualités, n°301, avril 2021, http://syneco.be/espace-membres/wp-content/uploads/sites/2/2021/01/ASBL_Actualites_301_erratum.pdf, page consultée le 08 décembre 2022. [16] Les entreprises d’insertion peuvent aller chercher d’autres sources de financement public que celles liées à leur reconnaissance formelle : c’est le cas par exemple pour toutes celles d’entre elles qui disposent d’un agrément titres-services, qui contribue à solvabiliser le marché (une large partie de la prestation est payée par les pouvoirs publics en lieu et place des clients). [17] Référence aux expériences du « Balai libéré » à Louvain-la-Neuve (1975-1989) et de Daphica, transformée en « Textiles d’Ere » à Tournai (1976-2002). [18] Pas forcément une société coopérative. Les « Textiles d’Ere » ont changé de statut et sont devenus une société anonyme à partir de 1995, ce qui aurait dû les exclure de la définition de l’économie sociale ! Il est des circonstances où on peut admettre une exception. [19] Relativement aux « Textiles d’Ere », Nicolas Verschueren indique : « Commencée avec 14 ouvriers, l’entreprise autogérée passa à 130 emplois en 1978. Cette expérience s’est poursuivie jusqu’en 2002, survivant à la crise du secteur et à un incendie volontaire. Elle a surtout été portée par Denise Vincent, une ouvrière et déléguée syndicale de la CSC, qui a encadré cette autogestion avec une poigne de fer, refusant de lui donner une trop grande visibilité́ militante pour se concentrer sur la réussite économique et la sauvegarde de l’emploi ». VERSCHUEREN N., Une utopie ouvrière à l’aube de la société post-industrielle. Le « Balai libéré » et les expériences d’autogestion en Belgique, Histoire Politique, n°42, 2020, mis en ligne le 01 octobre 2020, https://doi.org/10.4000/histoirepolitique.607 , page consultée le 15 décembre 2021. Pour un (excellent) historique de l’entreprise jusque 1990 : BAILLIEUX P., Textiles d’Ere : 15 années de fil à retordre ! , Fondation André Oleffe, Éditions Vie ouvrière, 1990. [20] Pour des ressources sur l’autogestion, voir notamment : ASSOCIATION AUTOGESTION, L’autogestion qu’est-ce que c’est ?, mis en ligne le 19 février 2018, https://autogestion.asso.fr/lautogestion-quest-cest/, page consultée le 08 décembre 2022 [21] Il existe plusieurs façon de gagner en influence (et donc en pouvoir) dans un collectif, même autogéré : l’exercice d’une compétence cruciale pour l’organisation ; la capacité à donner un sens aux tâches individuelles (qui, précisément, peuvent en manquer dans leur exercice routinier quotidien) dans une perspective de mobilisation collective (fonction idéologique) ; la maîtrise de l’information et des contraintes de l’environnement (avoir mandat dans les réseaux externes, savoir y capter, comprendre et traiter les informations pertinentes) ; savoir exprimer et soutenir une position y compris dans les désaccords. Le cumul de ces capacités sur une même personne lui donne du pouvoir dans toutes les configurations. Commentaire trouvant son inspiration notamment dans : CROZIER M. et FRIEDBERG E, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977 ; MINTZBERG H., Le pouvoir dans les organisations, Paris, Editions d’organisation, 1986. [22] Cela n’a pas empêché la CSC de soutenir les initiatives de reprises en autoproduction. [23] L’usage « interlocuteurs » ou « partenaires » est indicateur de l’option de celui qui parle. En l’occurrence, on se situe dans un espace de coopération conflictuelle. Dire « partenaires », c’est se positionner préférentiellement du côté du pôle « coopération ». À l’inverse, « interlocuteurs » assume plus la conflictualité. D’un point de vue des clivages institutionnels, « partenaires sociaux » appartient plutôt au langage de la CSC et « interlocuteurs sociaux » plutôt au langage de la FGTB … tout cela avec des exceptions (sinon ce ne serait pas drôle). [24] CRISP, Pilier”, Vocabulaire politique , mis en ligne le 07 novembre 2019, https://www.vocabulairepolitique.be/pilier/ , page consultée en juillet 2022. [25] ConcertES. Plateforme de concertation des organisations représentatives de l’économie socialehttps://concertes.be , page consultée le 08 décembre 2022. [26] Entre le volontariat et l’emploi classique s’est encore intercalé le « travail associatif », ensuite cassé par la Cour constitutionnelle, désormais revenu par aménagement de l’article 17 de l’AR du 28 novembre 1969 sur l’ONSS. En l’occurrence, on est moins réputé être « entre » le volontariat et l’emploi que dans une forme de statut de travailleur avec dérogations ! C’est très circonscrit : seules des ASBL des secteurs socioculturels et sportifs peuvent y faire appel (ainsi que l’enseignement et les pouvoirs publics). En l’occurrence, il est possible d’engager pour certaines fonctions très précises pour des durées plafonnées à 300 ou 450h/an (selon le sous-secteur) et des rémunérations tout autant plafonnées sans avoir à payer de cotisations de sécurité sociale (mais il n’y a pas non plus constitution de droits sociaux !). « ASBL Actualités », a suivi toutes les péripéties de ce dossier : le cas échéant, on se reportera aux ASBL ACTUALITES : lettre d’information, Liège, Éditions des CCI de Wallonie, Bruxellles, Syneco, n°272, septembre 2018, n°274, novembre 2018, n°292, juin-juillet 2020, n°299, février 2021, n°309, janvier 2022, et n° 313, mai 2022.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
GEORIS P., « L’ÉCONOMIE SOCIALE, une définition », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°20 : L’économie sociale, de l’Économie populaire de Ciney à Médor, décembre 2022, mis en ligne le 16 décembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
Renée DRESSE (historienne, CARHOP asbl)
Catherine PINON (gestionnaire documentaire et des archives CARHOP asbl)
Au 19e siècle, l’industrialisation engendre de profondes mutations économiques et sociales. Attirée par l’espoir d’une vie meilleure, une partie de la population rurale rejoint les manufactures, la plupart concentrées dans le Hainaut, la région liégeoise ou Gand. La classe ouvrière, qui ne cesse de croître, est confrontée à des conditions d’existence difficiles. Son régime de travail est exténuant (10 à 12 heures de travail en moyenne par jour) et les salaires ne suffisent pas à combler les besoins essentiels de la famille (location élevée d’un logement décent, nourriture peu variée et chère…). Pire encore, les ouvriers sont assujettis à un patronat qui n’hésite pas à utiliser tous les moyens de pression (livret ouvrier, licenciement immédiat en cas de « faute ») pour réprimer la moindre revendication. L’absence d’une législation sociale laisse les abus impunis et l’ouvrier sans protection.
LA COOPÉRATION EN BELGIQUE AU 19E SIÈCLE
En Belgique, l’action coopérative belge s’inspire du modèle de la coopérative de consommation, l’Equitable Pioneers Society, fondée en 1844 à Rochdale en Grande-Bretagne. Elle se base sur les principes suivants : libre adhésion, participation des coopérateurs, partage des bénéfices, ristournes aux clients-coopérateurs, formation et information du public, soutien aux initiatives identiques, etc.
C’est le mouvement socialiste qui donne l’impulsion nécessaire au développement des coopératives de production et de consommation, grâce au Vooruit à Gand, fondé en 1880, la Boulangerie coopérative ouvrière de Bruxelles en 1882, la Populaire de Liège en 1887 à Verviers, le Progrès à Jolimont près de La Louvière en 1887, etc.[1]
Du côté catholique, l’option coopérative ne fait pas l’unanimité. Beaucoup n’y voient pas un moyen d’émancipation de la classe ouvrière[2]. Ils préfèrent encourager les patronages. Néanmoins, une minorité de catholiques, issus de la démocratie chrétienne, décide de se lancer dans l’action coopérative afin de contrecarrer le développement du mouvement socialiste et apporter des moyens financiers nécessaires au développement du mouvement ouvrier chrétien naissant. Les premières coopératives sont : Het Volk à Gand en 1887, la Société coopérative Saint-Joseph à Liège en 1890, les Ouvriers réunis à Charleroi en 1891, le Bon grain à Mariemont en 1893, etc.
LA COOPÉRATIVE DANS LE DIOCÈSE DE NAMUR
L’initiative d’une coopérative de consommation destinée aux ouvriers industriels vient de l’abbé Jean Pierlot (1881-1944)[3]. Ce jeune prêtre s’intéresse de près aux questions sociales. Il est à l’origine de la création du Syndicat des francs-verriers de Namur en 1909 et réfléchit à l’organisation coopérative. En 1911, devenu directeur du Secrétariat des Unions professionnelles[4] chrétiennes des provinces de Namur et de Luxembourg, il fonde le Bon pain namurois, une société anonyme, dont les actionnaires appartiennent à la bourgeoisie catholique. Son objectif est d’assurer les revenus nécessaires au bon fonctionnement des œuvres sociales et de fournir aux familles ouvrières un pain de bonne qualité à un prix juste. Il suit en cela d’autres initiatives, pour la plupart des sociétés anonymes : le Bon pain d’Auvelais en 1907, les Ouvriers réunis de Dinant et la Providence de Romerée en 1910. En 1912, il crée à Namur la première coopérative de consommation, La Populaire. Les premiers magasins ouvrent entre 1913 et 1914, dans les provinces de Namur (Namur, Andenne, Couvin) et de Luxembourg (Meix-devant-Virton, Musson, Warmifontaine, Mortehan et Herbeumont).
La Populaire fonctionne sans intermédiaire. Les produits vendus tels que des denrées alimentaires, des vêtements et du charbon sont de qualité et à des prix abordables. Les ouvriers et ouvrières qui y adhèrent (en achetant des actions) bénéficient directement de la ristourne due au moment de leurs achats. Les bénéfices obtenus par la coopérative sont redistribués aux Secrétariats des œuvres sociales qui se développent dès la fin du 19e siècle à l’initiative de l’Église.[5]
La Première Guerre mondiale stoppe le développement de la société. Les bombardements des premiers jours, les premières décisions en matière de ravitaillement empêchent l’approvisionnement des zones hors de Namur. Le magasin de Musson est incendié. Aux dégâts matériels s’ajoutent les réquisitions de l’occupant allemand. Quelques magasins tentent tant bien que mal de maintenir leurs activités. Le fondateur de la coopérative, l’abbé Pierlot, est arrêté en 1916 et emprisonné à Godinne d’où il continue à gérer l’entreprise. À la fin de la guerre, les dommages subis par la Populaire sont importants et vont impacter sa reconstruction.
Après l’Armistice, les activités de la coopérative namuroise reprennent mais avec de grandes difficultés dues notamment aux dommages causés par la guerre. Malgré la création de nouveaux magasins, les dirigeants namurois ne peuvent faire face aux demandes pressantes de l’abbé Achille Knood (1844-1957), directeur du Secrétariat des œuvres sociales de l’arrondissement de Dinant, de poursuivre l’ouverture d’autres filiales dans la région de Ciney. Ce dernier veut enrayer la montée en puissance du mouvement socialiste. L’abbé Pierlot l’encourage à prendre l’initiative. En 1919, A. Knood fonde une nouvelle coopérative, La Populaire condruzienne. Il en confie la direction commerciale à Charles Chaput (1898-1972). Les débuts sont modestes avec l’ouverture de deux magasins à Ciney et à Natoye. La coopérative investit dans l’achat de locaux pour y abriter sa centrale d’achat, ses bureaux et aussi les organisations sociales chrétiennes naissantes (syndicat, ligue des travailleurs chrétiens, ligues des femmes et plus tard, la Jeunesse ouvrière chrétienne). Le 13 novembre 1921, la société acquiert d’anciennes écuries, au n° 30 de la rue des Champs à Ciney (devenue entretemps rue Edouard Dinot)[6]. Elle s’y installe le 1er novembre 1922. La même année, la coopérative cinacienne compte neuf magasins à Ciney, Natoye, Aye, Havelange, Assesse, Yvoir, Thynes, Beauraing et Hamois.
En 1922, une nouvelle initiative sur le plan coopératif est lancée dans l’arrondissement de Philippeville, l’abbé Edmond Decoux (1884-1973), directeur du Secrétariat des œuvres sociales : l’Économie Populaire de Walcourt. En 1923, la démission de l’abbé Pierlot vers d’autres fonctions pousse les directeurs des œuvres sociales relevant du diocèse à recommander la réorganisation des coopératives chrétiennes dans le diocèse, car, selon eux, le mouvement coopératif n’apporte pas entière satisfaction, notamment en matière de gestion financière ce qui impacte le développement des organisations sociales chrétiennes.[7] Une réforme est nécessaire vu les grandes difficultés que rencontrent La Populaire de Namur et l’Économie populaire de Walcourt. L’abbé Knood, avec l’appui de l’Évêché de Namur, insiste sur la nécessité d’une centralisation coopérative dans le diocèse tout en soulignant le danger que représentent les coopératives socialistes. En 1925, un premier pas est franchi avec la reprise par la Populaire condruzienne de Ciney de la gestion commerciale de la société de Walcourt. En 1926, l’abbé Knood, nommé par l’Évêché au conseil d’administration de La Populaire de Namur, travaille à la fusion des coopératives de Ciney et de Namur mais les pourparlers traînent en raison des réticences des Namurois tant ils craignent de perdre leur autonomie décisionnelle. En 1928, la fusion de ces coopératives est effective, et, en 1929, l’Économie populaire de Ciney (EPC) se voit confirmer comme unique coopérative du diocèse de Namur.[8] Ciney devient le centre administratif et décisionnel de l’EPC.
LE SUCCÈS AU RENDEZ-VOUS
En 1929, l’EPC compte 120 succursales, 12 500 coopérateurs. La même année, à l’occasion du dixième anniversaire de la centrale, des travaux d’agrandissement des locaux de la rue des Champs permettent l’organisation de nouvelles activités : la distillerie, la torréfaction… En 1938, l’EPC absorbe la boulangerie La Providence de Romerée car la fabrication du pain, base de la nourriture de l’ouvrier au 19ème siècle, reste toujours un enjeu essentiel. L’extension de ses activités a pour conséquence l’augmentation du personnel et la mise en place d’un système automatisé de stockage et de distribution est mis à sa disposition. En 1939, l’EPC regroupe 203 succursales. La même année, elle accède au rang de caisse d’épargne privée.
LA PLACE DE L’EPC DANS LE MOUVEMENT OUVRIER CHRÉTIEN
Dès sa constitution, l’EPC occupe une place particulière au sein du mouvement ouvrier chrétien, représenté dans l’entre-deux-guerres par la Ligue nationale des travailleurs chrétiens[9]. Créée en 1921, cette dernière cherche les moyens nécessaires au financement de ses missions de formation, de représentation politique et de coordination des organisations sociales chrétiennes (syndicat, Ligues des femmes, Jeunesse ouvrière chrétienne). Comme pour les directeurs de secrétariat des œuvres sociales, elle considère le développement des coopératives comme indispensable. Elle entend organiser une unité d’action sur le plan national. En plus de la centralisation commerciale, la Ligue nationale veut rassembler les services en charge de la propagande et obtenir les capitaux destinés à financer les magasins. C’est dans ce but qu’elle crée en août 1924 la Coopération ouvrière belge, chargée de contrôler les sociétés régionales dont l’exploitation commerciale est confiée à la société coopérative Le Bien-Être. La Coopération ouvrière va investir, puis administrer les nouvelles entreprises coopératives : la société coopérative Banque d’épargne des ouvriers chrétiens fondée en 1925, qui devient en 1934 la Coopération ouvrière belge (COB), la société anonyme le Bien-Être du Pays wallon, créée en 1927, la société anonyme Les Assurances populaires[10] établie en 1929.[11]
En 1929, une organisation économique échappe au contrôle de la Ligue nationale : l’Économie populaire de Ciney. La Ligue a un plan : elle veut pénétrer dans le diocèse de Namur par le biais de l’épargne. Le 17 octobre 1929, l’Évêque de Namur, Monseigneur Heylen[12], engage les dirigeants de l’EPC à établir un accord sur l’épargne avec la Banque d’épargne des ouvriers chrétiens de Bruxelles. Les dirigeants de la coopérative, à l’exception des directeurs d’œuvres, rejettent cette option tout en reconnaissant, « toutefois, que certaines ententes entre coopératives chrétiennes peuvent être utiles et même nécessaires »[13]. Le 10 janvier 1930, l’Évêché tranche en faveur de la Ligue nationale : la Banque d’épargne des travailleurs chrétiens sera en charge de l’épargne, et la Coopération ouvrière belge, devenue en 1929 la Fédération nationale des coopératives chrétiennes (FNCC), doit assurer la gestion commerciale de la société cinacienne. Refus de l’EPC qui envisage une centralisation limitée (centrale d’achat, centralisation financière, centralisation de la propagande) ! En 1932, les pourparlers sont au point mort.
Ce contexte déjà difficile s’alourdit davantage avec la question de la répartition des bénéfices sociaux.[14] Jusqu’en 1930, l’EPC répartit les bénéfices aux secrétariats des œuvres sociales des divers arrondissements. Le 28 avril 1930, l’Évêché informe l’EPC que dorénavant le Secrétariat diocésain des œuvres sociales s’occupera de cette répartition. L’EPC refuse. Or, l’appui de l’Évêque de Namur lui est nécessaire dans les négociations avec la Ligue nationale. L’occasion lui est fournie « grâce » aux difficultés financières des Ligues des travailleurs chrétiens du diocèse. Ces dernières bénéficient de fonds provenant des divers secrétariats des œuvres sociales mais c’est insuffisant. Le 28 décembre 1933, les dirigeants des Ligues provinciales de Namur et de Luxembourg expriment le vœu de voir « le Mouvement économique en liaison totale avec le mouvement ouvrier chrétien ». Le problème coopératif doit trouver une solution, « par voie d’organisation fédérée ou autre », tout en tenant compte « des faits existants et des intérêts régionaux ». Le même jour, l’EPC les rassure en admettant le principe d’un accord avec le Bien-Être. Mais les négociations échouent à nouveau : les uns défendent la centralisation nationale surtout dans le secteur de l’épargne, les autres acceptent de s’intégrer dans le mouvement ouvrier chrétien à condition de préserver leur autonomie. Finalement, la Ligue nationale autorise les Ligues d’arrondissement de Namur, Dinant et Walcourt-Philippeville, chapeautées par la Ligue provinciale de Namur, et la Ligue provinciale de Luxembourg à s’entendre avec l’EPC. C’est alors qu’a lieu un retournement de situation : le 3 mai 1934, l’Évêché de Namur reconnaît officiellement l’EPC comme seule et unique coopérative chrétienne du diocèse. Il faut attendre septembre 1937 pour que la Ligue nationale et les Ligues provinciales de Namur et Luxembourg reconnaissent officiellement l’EPC La caisse d’épargne de l’EPC, créée en 1934, est autorisée par arrêté royal du 28 juillet 1939 à fonctionner comme caisse d’épargne privée[15].
UN INTERMÈDE DOULOUREUX : LA GUERRE DE L’OCCUPATION ALLEMANDE
En septembre 1939, la Seconde Guerre mondiale éclate. L’EPC continue tant bien que mal ses activités jusqu’à l’évacuation de la centrale en mai 1940. La centrale de Ciney n’échappe pas au pillage de l’armée allemande. Durant toute l’Occupation, la direction de l’EPC s’efforce de garder la main sur la coopérative. Elle réussit à contrecarrer en partie les restrictions et réquisitions imposées par les allemands et tente de limiter l’augmentation du prix des marchandises, mais elle est contrainte de les rationner. De son côté, le personnel se mobilise et s’associe pour former « l’Amicale du personnel » ou « l’Amicale épéciste » dont l’objectif est d’acheter, à son profit, des marchandises à des prix avantageux, via l’entreprise afin de les redistribuer soit pour la Saint-Nicolas des enfants soit pour les prisonniers. « À nouveau pillées en 1944 par les allemands, la centrale est réquisitionnée pour y abriter un dépôt de médicament. » Au terme du conflit, l’EPC dont certains de ses dirigeants et membres ont été actifs au sein de la Résistance, a payé un lourd tribut : pertes humaines, matérielles et financières.[16]
DES INITIATIVES COURONNÉES DE SUCCÈS (1945-1960)
L’après-guerre est synonyme de croissance fulgurante pour l’entreprise. Malgré la perte de quelques magasins, l’EPC redémarre avec succès. Les ventes explosent : elles atteignent 39 millions de francs, puis 215 millions en 1948 et 250 millions en 1949. Cette année-là, elle regroupe 260 succursales, 35 500 coopérateurs. Elle diversifie ses activités en dotant ses magasins de Neufchâteau, de Ciney, de Beauraing et de Rochefort d’un rayon de confection, ce qui permet aux coopérateurs de bénéficier de la ristourne pour des biens d’usage moins courant. En 1946 et 1947, l’EPC reprend les activités des boulangeries : les Ouvriers réunis de Dinant et le Bon pain andennais. Le 10 octobre 1953, l’EPC ouvre à Neufchâteau le premier magasin en libre-service ! En mars 1954, un service « Fruits et légumes » est créé par le service « Frais » : un premier dépôt est installé à proximité de Namur, puis un second à Paliseul. La même année, un service « Boucheries » est mis en place et développe rapidement ses activités à Bastogne, Arlon, Libramont, Florennes et Neufchâteau.
Un nouveau centre d’intérêts : la pharmacie
Le 7 décembre 1953, la première officine pharmaceutique de l’EPC ouvre ses portes à Rochefort, ce qui provoque des remous dans le secteur pharmaceutique ! En effet, les pharmaciens privés craignent une concurrence déloyale, ils interpellent l’Union pharmaceutique de la province de Namur (UPPN). Une rencontre organisée entre les parties n’apaise pas les tensions. Une campagne de désinformation et un boycott sont menés auprès des fournisseurs de médicaments pour empêcher toute livraison à l’EPC. Mais la pharmacie coopérative a la faveur d’une partie de la classe ouvrière grâce aux mutualités.[17] De nouvelles officines sont installées : à Beauraing dans l’ancienne pharmacie Léonard, à Bastogne, à Dinant, à Arlon, à Tamines, à Ciney, à Neufchâteau. Le dépôt est installé à Ciney. En 1960, il bénéficie de la construction des nouveaux entrepôts sur le haut du site pour s’installer dans les locaux de la centrale[18].
Augmenter ses ventes passe par l’extension hors du diocèse
Jusqu’en 1953, l’EPC occupe la quatrième place parmi les coopératives belges, derrière la Fédération nationale des coopératives chrétiennes. Une fusion récente à Charleroi la relègue à la cinquième place malgré un très bon chiffre d’affaires. Les perspectives d’avenir de la société sont moroses. Les dirigeants de l’EPC décident d’étendre le champ d’action de la société et d’établir des conventions avec les secrétariats fédéraux des MOC[19] d’arrondissement et de la province de Luxembourg afin d’intéresser l’ensemble des organisations sociales chrétiennes à la coopération.Très vite, la volonté d’expansion de l’EPC heurte la FNCC. À la fin de 1954, les rapports entre les deux organisations sociales chrétiennes se détériorent, car le MOC de Huy décide d’ouvrir une succursale de la société cinacienne sur la rive de la Meuse. La FNCC, appuyée par le MOC national, tente de l’en empêcher, sans succès. L’année suivante, un regain de tension est dû au rachat par l’EPC des magasins La Vierge noire, implantés dans la région liégeoise, propriété des Établissements Winandy. En 1956, des militants chrétiens de Thuin manifestent à leur tour le souhait de voir l’EPC ouvrir des magasins dans leur région.
Au terme de négociations, un accord est signé le 18 décembre 1957 entre l’EPC, les MOC fédéraux et le MOC national. L’EPC est reconnue « comme la seule coopérative du MOC chargée de l’organisation des activités commerciales, financières et industrielles ». Elle obtient le droit de siéger dans les instances dirigeantes des MOC fédéraux et locaux du diocèse. De son côté, le MOC sera représenté dans les conseils de section. Il prendra en charge la propagande, notamment avec l’organisation annuelle du « mois coopératif », et contribuera au développement des services économiques de l’EPC : caisse d’épargne, assurances, ventes aux consommateurs, etc. Cet accord ne résout pas toutes les difficultés car la question de l’extension de la coopérative cinacienne hors du diocèse reste sans solution.
En attendant, à Ciney, la centrale poursuit sa politique d’agrandissement. Elle finance l’aménagement de « Notre Maison ». Inauguré le 11 mai 1957, ce bâtiment abrite aujourd’hui les sections des organisations sociales de Ciney : la mutualité chrétienne, Vie féminine et certains de ses services comme Les Arsouilles, le MOC. La boulangerie, des nouveaux entrepôts, dont la construction démarre le 1er juin 1958, sont érigés sur le haut du site, ainsi qu’un entrepôt-garage. Ces nouveaux locaux sont inaugurés le 6 juillet et le 4 septembre 1960. Mille personnes (gérants, délégués de sections et personnel de la centrale) participent à ces festivités. Au cours des années 1950, le nombre de succursales EPC est passé de 250 à 390 et le nombre de coopérateurs est de 74.000.
LA COOPÉRATIVE CHRÉTIENNE SE REMET EN QUESTION
Les années 1960 et 1970 sont marquées par une forte évolution du secteur du commerce. La concurrence s’accentue avec notamment l’ouverture de supermarchés. L’EPC agrandit et modernise ses magasins. Elle propose à sa clientèle des espaces plus grands, de 300 à 700 mètres carrés, un large assortiment de produits et des prix « discount » à Bastogne, Salzinnes, Thier-à-Liège, Bertrix, Gembloux, La Calamine, Raeren, Jemeppe-sur-Sambre (1.000 m²). Ce sont des supermarchés « Super V » ou « Super Épécé ». Cette politique nécessite des investissements et l’EPC ne dispose pas de capitaux suffisants. Le 27 avril 1969, l’EPC fête le 50ème anniversaire de sa fondation. Elle compte 466 magasins, 94.679 coopérateurs.
Les décisions prises par l’EPC dans les années 1960 n’ont pas le résultat attendu. Dès les années 1980, des restructurations sont nécessaires. La plus importante a lieu au début des années 1990. La fragilité financière de la société est confirmée. La décision de centrer les activités de l’EPC sur la pharmacie est prise. Le secteur de l’alimentation est cédé au groupe Louis Delhaize – DELFOOD en vue de permettre la reconversion d’un maximum de travailleurs. Les départements administratif et financier sont entièrement réorganisés.
L’EPC renonce à son activité dans le secteur alimentaire, pour se concentrer sur les pharmacies qui se regroupent en 2010 sous l’appellation de « Familia ».
Notes
[1] Pour plus d’informations sur l’implantation des coopératives socialistes au 19e siècle, voir Bertrand L, Histoire de la coopération en Belgique. Les hommes – Les idées – Les faits, 2 vol., Bruxelles, 1902-1903. [2] La question coopérative a fait l’objet de nombreux débats au sein du monde catholique, voir Kwanten G., La Moisson de l’Entraide. Histoire des coopératives chrétiennes de 1886 à 1986, Bruxelles, FNCC-KADOC, 1987, p. 27-37. [3] Pour plus d’informations sur Jean Pierlot, voir Dresse R., L’Ilon. Histoire du Mouvement Ouvrier Chrétien à Namur (1850-1980), Namur, CIEP Namur-CARHOP, p. 45-52. [4] Nom désignant les organisations syndicales. [5] DRESSE R., L’Ilon. Histoire du Mouvement…, p. 52. [6] En 1997, le siège social de la société est transféré au n° 32 de la rue Edouard Dinot. [7] DRESSE R., L’Ilon. Histoire du Mouvement…, p. 153. [8]De l’EPC à Familia, 100 ans d’une coopérative guidée par ses valeurs, CARHOP, Braine-Le-Comte, 2019, p. 28. [9] Pour plus d’informations sur l’histoire de la Ligue nationale des travailleurs chrétiens, voir CARHOP, Le Mouvement ouvrier chrétien 1921-1996. 75 ans de luttes, Bruxelles, EVO-MOC, 1996. [10] Les Assurances Populaires, aujourd’hui AP Assurances, et la COB, qui a fusionné avec le Crédit Communal, devenue par la suite Dexia et puis Belfius, seront amenés à jouer un rôle important dans l’évolution du secteur financier de l’EPC. [11] Pour plus d’informations, voir Kwanten G., La Moisson de l’Entraide…, p. 70-72. [12] Thomas-Louis Heylen (1853-1941), évêque de Namur de 1899 à 1941. [13] Ibidem. [14] Pour plus d’informations, voir Dresse R., L’Ilon. Histoire du Mouvement…, p. 165-166. [15] Aujourd’hui, à la suite de fusions (et de changements de nom), la caisse d’épargne fait partie de la banque Belfius. [16]De l’EPC à Familia …, p. 35-39. [17]Ibid., p. 71. [18] Pour plus d’informations sur l’histoire du secteur « Pharmacies » de l’EPC, voir : De l’EPC à Familia. 100 ans d’une coopérative guidée par ses valeurs, Bruxelles, CARHOP, 2019. [19] En 1945, la Ligue nationale des travailleurs chrétiens a cédé la place à une nouvelle organisation toujours en charge de la coordination des organisations sociales chrétiens : le Mouvement ouvrier chrétien (MOC) qui dispose de la même structure pyramidale que l’ancienne ligue (nationale, fédérale/arrondissement et locale).
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
DRESSE R. et PINON C., « L’Économie populaire de Ciney (EPC), une coopérative chrétienne au cœur de l’action sociale dans le diocèse de Namur (1919-1970) », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°20 : L’économie sociale, de l’Économie populaire de Ciney à Médor, décembre 2022, mis en ligne le 16 décembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
Le champ de l’économie sociale[1] est vaste et touche autant de domaines que l’agriculture biologique, le commerce équitable, la formation et l’insertion professionnelle, la finance éthique, le recyclage, la production d’énergies renouvelables, … Ces initiatives peuvent prendre différentes formes : ASBL , coopératives à finalité sociale, fondations ou encore mutuelles.[2]Cet article se centre sur l’exploration d’une expérience singulière, celle de Médor, média belge indépendant qui déploie ses activités sous la forme d’une coopérative à finalité sociale.
Le point d’appui de cette exploration est l’interview de Laurence Jenard[3], directrice du trimestriel. Directrice ? Ce n’est pas comme cela qu’elle se présente, elle choisit plutôt de se nommer « fakira ».
« Fakira », parce que c’est le féminin de fakir et parce que les fondateurs et fondatrices étaient persuadés que c’était un boulot hyper compliqué … et ils avaient mis en sous-titre “quelqu’un qui peut marcher sur des clous et avec le sourire” mais je crois qu’au-delà de la blague, cela voulait dire aussi que même si la fonction peut être apparentée à une fonction de direction, l’idée était plus d’avoir une fonction de soutien. »
Son témoignage se centre sur les fondamentaux de la coopérative qui propose un « journalisme belge d’investigation, indépendant, inclusif, participatif »[4]. Tout un programme ! À travers son récit, quelques principes qui caractérisent l’entreprise d’économie sociale[5] sont explicités afin de comprendre comment, concrètement, ceux-ci se déclinent au quotidien au sein de la coopérative.
NAISSANCE D’UN PROJET CITOYEN
L’aventure commence en 2014 quand un groupe de personnes se retrouvent autour d’un projet citoyen : lancer un nouveau média de presse écrite. L’idée germe à partir d’un double constat « la précarisation de l’information et celle des conditions de travail »[6] de ceux et celles qui y travaillent. Refusant cette situation, ces 19 personnes pour la plupart des journalistes, des photographes, des graphistes… décident de créer un magazine ou plus exactement un « mook » soit un condensé entre magazine et book. Il prendra la forme d’un trimestriel se centrant uniquement sur de l’information belge. Il sera un journal d’investigations, de récits et de portraits. Bref, de la slow presse et du local. Laurence Jenard n’a pas participé à la création du projet. Elle est entrée chez Médor en 2016. Cependant, elle connait bien l’historique de l’entreprise. D’emblée, l’initiative est présenté comme un projet porté, guidé par des valeurs fortes, qu’elle énonce.
« Moi, j’explique toujours les choses comme ça : d’abord il faut savoir que, de par leur métier, les journalistes sont au courant des changements au niveau de la société, des nouvelles pensées et structures. Donc il y avait déjà ça comme terreau. Sinon, je crois et c’est toujours comme ça que je l’explique, ils sont partis, à partir des valeurs qu’ils voulaient défendre. Pourquoi est né Médor ? C’était vraiment pour faire du journalisme autrement, pour faire du journalisme de dimension publique et donc qui puisse atteindre le public et qui permet, du coup, une certaine justice sociale en donnant la parole au plus de monde possible et pour pouvoir donner les outils au lecteur pour changer le monde, dans une vision assez éloignée dans le temps, changer le monde par l’information et se donner les conditions pour pouvoir le faire et, du coup, pour permettre ça, il y a la valeur d’indépendance. »
Pour l’équipe, cette indépendance est fondamentale car elle garantit la liberté rédactionnelle. Ainsi, le média ne perçoit, au départ, aucune subvention et ne comporte aucune publicité. Aujourd’hui, la posture s’est assouplie pour une question de viabilité financière de la coopérative. Médor est subsidié à hauteur de 10% de son budget et comporte maximum quatre publicités par numéro, ce qui est peu pour un trimestriel qui compte une bonne centaine de pages. Cela permet à l’équipe de se professionnaliser avec l’embauche de trois personnes à contrat indéterminé. (2,5 ETP). Alors qu’au début, les 19 fondateurs « ont travaillé pendant un an, plus ou moins, à quatre numéros où grosso modo, ils étaient payés pour leur métier de journaliste ou d’illustrateur, illustratrice ou de graphiste mais tout le reste, ils le faisaient bénévolement ou étaient payés ponctuellement … Et donc au bout d’un an, ils étaient un peu “cramés” et donc là s’est posée la question de professionnaliser tout l’aspect qu’on appelle maintenant, dans un jargon spécial, la « sortie d’usine ».
Pour conclure, l’histoire des fondements du projet, il faut rajouter que :
Le mook choisit de se donner le nom de Médor car il symbolise la volonté des fondateurs et fondatrices d’exercer leur mission de « chiens de garde de la démocratie ».
Médor se donne une forme, celle d’une coopérative. En d’autres termes, Médor n’est pas édité par un groupe privé mais par une coopérative à finalité sociale (SCLR-FS).[7] Une question de cohérence pour les fondateurs. La coopérative n’a « à sa tête ni grand patron ni puissant groupe d’entreprises… Pour un projet de presse qui lutte contre toute forme d’injustice et œuvre à enrichir le débat démocratique, se constituer en coopérative à finalité sociale était une évidence. »[8] Laurence Jenard fait la même analyse mais complète le choix du modèle coopératif par un argument plus pragmatique.
L’idée est que « le maximum de l’argent des bénéfices retourne au projet et c’était ça qui était important, c’était effectivement de ne pas créer une société qui était pour l’enrichissement personnel mais vraiment pour faire fonctionner et être au service d’un projet. Cela, c’était vraiment la première chose pour laquelle ils ont choisi la coopérative et la deuxième est que ces gens n’avaient pas un niveau de revenus ni un réseau avec un niveau de revenu hyper élevé et donc, ils ne savaient pas demander… de mettre d’un coup 500.000 balles pour financer. Donc, il y avait aussi cet aspect-là où cet outil de coopérative leur a permis dans un premier temps, aussi, en lien avec une campagne de pré-abonnement, de lancer des parts et donc d’avoir le cash nécessaire pour commencer l’activité. »
Enfin, pour développer l’initiative, Médor décide de lancer un appel à financement participatif. C’est ainsi que fin 2014, la collecte de fonds démarre via la plateforme « KissKissBankBank » une entreprise de financement collaboratif fondée en France en mars 2010. L’appel est entendu puisque « …pas moins de 213 personnes ont mis la main au portefeuille permettant à Médor de thésauriser 10750 euros pour assurer son lancement ».[9] Pour être coopérateur, il faut acheter au minimum une part de la société qui est de 20 euros. Chacun possède une voix, peu importe le nombre de parts investies, lui permettant de siéger à l’assemblée générale et de se présenter au conseil d’administration Le financement assuré, l’aventure peut commencer, Médor est né. On pressent l’emballement et l’ambition des coopérateurs et coopératrices en consultant le site de la coopérative :
« Cette entreprise est la prunelle de nos yeux. A travers elle, nous contribuons avec enthousiasme à l’économie sociale et solidaire, plus respectueuse et responsable que celle qui tend à guider les choix mondiaux. »
UNE COOPÉRATIVE D’ÉCONOMIE SOCIALE
Aujourd’hui, Médor a sept ans et publie son vingt-huitième numéro. Mais qu’en est-il des valeurs fondatrices du projet et des principes qui guident une entreprise en économie sociale ?
Le témoignage de Laurence Jenard explicite concrètement cinq principes qui définissent Médor comme une entreprise d’économie sociale tels que présentés sur le site gouvernemental[10] . savoir la primauté de l’humain sur le capital, l’autonomie de gestion, la finalité de service aux membres, le choix d’un processus de décision démocratique.
Primauté de l’humain sur le capital niveau
L’investissement dans la société Médor ne permet d’engranger des profits financiers. « …si on fait des bénéfices, il n’y a que 6% qui va dans les dividendes » pour les actionnaires. Ce mécanisme ne permet donc pas d’enrichissement personnel. « L’économie financière est devenue une finalité et on a l’impression qu’il n’y a que ce modèle-là qui fonctionne. Mais normalement, l’économie sert à analyser et à avoir des outils pour faire effectivement fonctionner des relations économiques mais toujours liées à un service, à un travail qu’on donne à la société. Je veux dire, même un projet comme Amazon, devrait fonctionner pour bien faire fonctionner son projet et pas pour essayer d’enrichir ses actionnaires, alors c’est sans doute tout à fait naïf et Bisounours et bateau mais je reste persuadée de cela … » La priorité à l’humain, c’est aussi s’assurer que les travailleurs et travailleuses chez Médor exercent dans de bonnes conditions de travail. Cela se traduit par exemple, « … c’est effectivement en termes très concrets, c’est le fait que certains bénéfices doivent revenir d’abord au projet et que les choix aussi, ne fût-ce que par exemple nos barèmes. C’est choisir pour qu’on travaille sur le projet et quand on voit au niveau de la diversité de nos dépenses, on fait le calcul chaque année pour nos projets, 65% est directement injecté dans le projet plutôt que dans le marketing ou d’autres choses et donc voilà, c’est cela qu’on veut dire … moi, avec ma casquette actuelle de direction, j’ai la responsabilité de m’assurer que les travailleurs se sentent bien… »
L’équipe de Médor travaille avec des barèmes les plus hauts du secteur tels que proposés par l’AJP[11], une question de dignité dont l’esprit est résumé non sans humour. « Les personnes qui ont pensé Médor sont des producteurs et productrices de sens (journalistes, graphistes, etc.), souvent indépendants. Or, les pigistes belges gagnent en moyenne moins que les laveurs de vitres (voir l’étude de l’AJP). Nous voulons un média digne sur toute la ligne, qui paie correctement les personnes qui y contribuent. Augmentons les journalistes et les laveurs de vitres ! Ils et elles aident à y voir clair. »[12]
L’autonomie de gestion
La plupart des médias belges sont dans les mains de grands groupes comme Rossel, Roularta, Sud Presse, eux-mêmes aux mains de quelques familles[13]( Le Hodey, De Nolf,…). À l’inverse, Médor n’appartient pas un groupe privé et garde donc toutes les cartes en main. A la clef : liberté de la presse et indépendance. L’autonomie de gestion signifie que les organes de décision (assemblée générale, conseil d’administration) sont indépendants des institutions publiques ou de groupes d’entreprises privées, malgré leur éventuel soutien financier (subventions, dons, …).
Laurence Jenard analyse la situation « … il y a deux, maximum trois grands groupes de presse qui ont tous les titres et donc qui ont, du coup, une force de frappe aussi. Et du coup, là, il n’y a pas d’autonomie de gestion. Dans notre façon de travailler et de ne pas avoir fait le choix de se raccrocher à ces groupes-là, d’une part, d’avoir fait le choix d’une coopérative d’autre part d’avoir fait le choix au niveau de l’organisation interne où se sont les travailleurs eux-mêmes qui prennent les décisions. Ces deux éléments, ça correspond à cette autonomie de gestion. »
La finalité de service aux membres
Dans une entreprise d’économie sociale, la finalité du service fourni est une finalité de service à la collectivité ou aux membres, plutôt qu’une finalité de profit. En d’autres termes, l’entreprise a une finalité sociale à l’inverse « d’une entreprise privée capitaliste. Elles ne se cantonnent pas pour autant dans la sphère non marchande de l’économie et, si elles développent des activités marchandes, les recettes qu’elles tirent de leurs activités sont un moyen pour atteindre voire dépasser leurs objectifs et améliorer leur impact social. »[14]
En fait, « c’est là où on interprète le modèle de coopérative de la façon la plus large possible parce que la finalité, en général, est effectivement une coopérative pour ses membres et nous on va au-delà de ça dans le sens où la finalité de Médor et sa mission est vraiment plus ouvert au niveau de la société dans le sens où la finalité de Médor, c’est de changer le monde par l’information et par là c’est d’effectivement organiser un média d’intérêt public avec une attention de justice sociale assez marquée. Mais donc, elle va au-delà d’un service rien qu’à ses coopérateurs et c’est clair que plus on est soutenus, plus on a d’impact sur la société et plus le bien-être du coopérateur est élevé mais c’est plus indirect… Il y a en tout cas une réflexion à avoir pour que le projet soit un projet sociétal. »
Un processus décisionnel démocratique
La démocratie est au cœur de l’entreprise sociale. L’idée est d’avoir une structure hiérarchique la plus horizontale possible. Ce principe se traduit concrètement par le mécanisme d’une personne égale une voix quel que soit le nombre de part que celle-ci détient. Chez Médor, les travailleurs sont souvent également coopérateurs comme l’explique Laurence Jenard « dans l’équipe… une fois qu’un travailleur s’est mis dans les statuts et commence à travailler plus régulièrement, on le pousse à prendre une ou plusieurs parts pour qu’il puisse avoir la possibilité de voter en assemblée générale et donc en cela, ça correspond à la dynamique d’une coopérative… ».
La démocratie au sein de l’entreprise Médor l’illustre avec deux exemples : une hiérarchie tournante, des logiciels et collaborateurs libres. L’équipe de rédaction fonctionne en tournante c’est-à-dire que «… il y a sur cinq pilotes journalistes qui sont tous et toutes fondateurs ou fondatrices et qui prennent chaque fois leur tour, pour une période bien précise, la fonction de rédaction en chef. On peut dire qu’il y a la même chose du côté graphisme, icono. et là, il y a aussi une tournante autour de la fonction de direction artistique, c’est lui qui donne le ton graphique, au numéro et aussi aux articles et les illustrateurs et illustratrices donnent le ton général. Et après, là on rentre vraiment dans les subtilités, les uns fonctionnent en duo, les autres en trio et il y a une tournante qui se fait en fonction de ce mandat-là et c’est comme ça qu’on continue à travailler. »
Autre exemple, le choix de travailler avec des logiciels libres offre divers avantages dont l’un est de favoriser une utilisation démocratique. « Les licences couvrant ce type de logiciels offrent en effet la liberté de faire des copies, de diffuser des copies, de donner des copies aux autres, amis, collègues, inconnus, mais aussi les libertés de faire des changements pour que le logiciel serve à vos propres besoins et de publier des versions améliorées telles que la société en reçoive les bienfaits. De façon très égalitaire, tout le monde possède les mêmes libertés en utilisant le logiciel. Et bien sûr la philosophie sous-jacente encourage tout le monde à coopérer et à s’entraider… »[15]. Concrètement, chez Médor, outre les vertus au niveau de la mise en page par exemple « qui permet aussi un langage visuel plus artisanal et plus original parce que l’outil, lui-même, est développé spécifiquement pour Médor », Laurence Jenard pointe d’abord un choix « …éthique, c’est que c’est quelque chose d’ouvert et de nouveau, c’est resté un outil qui n’est pas quelque chose qui est mis en place pour n’enrichir que les actionnaires de l’entreprise, qu’elle soit Adobe ou Microsoft. Mais en termes aussi simplement pratico pratique, cela permet d’avoir, du coup, des outils assez adaptés à la demande ». L’utilisation de ce type de logiciel permet aussi le partage. Ainsi, Médor a permis à deux médias de s’approprier l’outil mis au point par l’équipe informatique : « on l’a vraiment construit, avec les informaticiens, et a eu quelque chose de vraiment adapté pour nous et puis après, par exemple, une autre revue comme « Alter écho » était aussi intéressée de l’avoir et bien ils l’on eut gratuitement, c’est-à-dire que tout ce que les informaticiens avaient développé pour nous, ils ont pu le reprendre comme ça et après, il y a eu une adaptation à faire pour leur propre système qui était payant. Et puis après, « Wilfried », par exemple, en a joui après et cela veut dire que si, plus tard, Wilfried développe quelque chose, on pourrait en jouir à notre tour et l’avoir gratuitement aussi… ». Enfin, les articles, les illustrations ne sont pas soumis à copyright : « … à la fin de chaque article, il y a ce petit logo-là. Ça veut dire que les auteurs, autrices, illustrateurs et illustratrices acceptent que leurs articles soient diffusés gratuitement, sous certaines conditions… »
Au final, L. Jenard revient sur les valeurs de la coopérative et de son mook. « Pour moi, les valeurs peuvent se résumer par indépendance, solidarité et transparence. L’idée (du groupe de fondateurs) était que ces valeurs ne soient pas simplement du « green washing » mais que la structure même les reflètent. » Au vu des mots concrets apportés par la témoin pour illustrer au quotidien les principes fondamentaux d’une coopérative d’économie sociale, telle que Médor, il faut rajouter la cohérence par rapport à la finalité sociale de l’entreprise. Jusque dans les moindres détails. Ainsi, à l’entame de l’interview, la directrice-fakira déplace la chaise en face de son bureau pour la placer quasi à ses côtés. « Pour ne pas être dans le frontal » dit-elle !
JACOBY J., « Médor, une coopérative à haute(s) valeur(s) ajoutée(s) », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°20 : L’économie sociale, de l’Économie populaire de Ciney à Médor, décembre 2022, mis en ligne le 16 décembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
« Les luttes antiracistes en Belgique… Encore et toujours… ». Les premiers mots de ce numéro 19 de la revue Dynamiques sont le miroir d’une réalité dont l’actualité nous rappelle tous les jours sa présence : le racisme est omniprésent, y compris dans nos sociétés démocratiques qui prétendent promouvoir et défendre l’égalité. Nous en avons encore eu un exemple très récent, au sein même de l’Assemblée nationale, en France ! Face à cette violence endémique, structurelle, institutionnelle, contre des femmes et des hommes placé.e.s en situation d’infériorité, discriminé.e.s dans leur vie quotidienne, au travail, dans l’accès aux services, la lutte est permanente et multiforme. Dans la foulée de la campagne annuelle 2021 menée par le CIEP et intitulée « Raciste malgré moi. Ensemble, déconstruisons le racisme structurel ! », ce numéro de Dynamiques vous invite à vous plonger dans les dispositifs élaborés par les mouvements sociaux et le monde politique, à partir des années 1970, pour combattre le racisme et, plus largement, l’extrême-droite.
Il y a bientôt 10 ans, en 2013, la Semaine Sociale du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) consacre ses travaux au thème « Égaux et différents. Diversité ethno-culturelle et justice sociale ». En introduction aux débats, Pierre Georis, alors secrétaire général du Mouvement, dresse un constat, celui de la difficile lutte contre le racisme, alors même que l’Autre, ce différent, vit bien souvent en Belgique depuis plusieurs générations. « Dans de très nombreuses situations, le contexte doit désormais être qualifié de post-migratoire : les personnes sont installées durablement, leurs enfants et petits-enfants sont Belges, dans un pays qui se caractérise de plus en plus par sa diversité ethno-culturelle. Est-ce grave docteur ? Cela pourrait fort bien ne pas l’être ! Il faut malheureusement bien constater que ce n’est pas si simple : il y a des « frottements », parfois des conflits, beaucoup de discriminations et d’injustices. »[1]
Le MOC est alors membre de « la plateforme de lutte contre le racisme et les discriminations » créée en février 2012, par Fadila Laanan (PS), ministre de l’Égalité des chances de la Communauté française. On y retrouve de multiples associations : CIRE, CAL, CBAI, Amnesty international, CCLJ, CNAPD, Ligue des droits de l’Homme, les Centres régionaux d’intégration… La ministre souhaite à travers cette plateforme solliciter le mouvement antiraciste à travers ses associations afin qu’il porte une revendication forte.[2] Le Centre régional d’intégration de Charleroi résume l’initiative :« Le lancement de cette « plateforme contre le racisme» met le secteur associatif au cœur de la réflexion. Les acteurs associatifs sont ici le maillon incontournable reconnu dans de nombreux combats pour plus d’égalité et d’avancée dans la lutte contre le racisme. De son expertise découle le triste constat que malgré un arsenal judiciaire bien complet, une réprobation institutionnelle et sociale des actes de racisme, la réalité du terrain regorge d’exemples de comportements et d’injures racistes. La vocation de ce nouveau dispositif serait d’être une plateforme associative, un lieu de rencontre, de réflexion et d’élaboration d’une stratégie concertée contre le racisme.[3] »
Quelques années plus tard, en 2021, le Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) en charge des activités éducatives et culturelles du MOC lance la campagne « Raciste malgré moi. Ensemble, déconstruisons le racisme structurel ! » À cette occasion, le Centre dresse le même constat. Les différentes formes de discriminations raciales (éducation, emploi, santé…) persistent. La campagne du CIEP dénonce l’existence d’une ségrégation raciale aux multiples tentacules. Un racisme dit « structurel » qui s’immisce dans chaque recoin de la vie sociale et qui n’est pas le fait, uniquement, de celles ou ceux qui adhèrent aux thèses d’extrême-droite. « Depuis des années, le MOC et ses organisations luttent contre la triple domination capitaliste, patriarcale et raciste. Cette campagne vise à mettre l’accent sur la domination raciste, beaucoup plus invisibilisée dans notre société et dans notre mouvement. »[4]
Enfin, un dernier constat saisissant qui vient, une fois encore, confirmer la persistance des discriminations raciales. Il y a un peu plus d’un an, le centre pour l’égalité des chances et contre le racisme, Unia, annonce, à l’occasion de la parution de son Rapport annuel 2021, avoir traité plus de 100 000 signalements de discriminations. Un chiffre qu’Unia qualifie de record. Le centre informe que ces signalements aboutissent à l’ouverture de 2 379 dossiers. Parmi ceux-ci, 32,4 % sont motivés par des critères raciaux. Il s’agit du pourcentage le plus élevé. À titre de comparaison, le handicap est le deuxième critère de discrimination avec 19,4 %.[5] Ainsi donc, le racisme se porte bien en 2022 et les différentes formes de discriminations raciales restent toujours une préoccupation centrale pour les militants et militantes des droits humains.
Pourtant, depuis plusieurs décennies, le mouvement antiraciste agit en élaborant des revendications et en mettant sur pied des actions en faveur « du vivre ensemble ». Il en est de même au niveau politique où les gouvernements successifs adoptent des lois sur l’immigration ainsi que des lois antiracistes. Enfin, l’Union européenne infléchit ces politiques nationales. En effet, celle-ci manifeste à plusieurs occasions son souhait d’harmoniser les politiques de l’immigration au sein des pays membres. À cette fin, les politiques nationales adaptent, bon gré mal gré, leur arsenal législatif aux directives européennes telles que celles définissant la citoyenneté, la libre circulation, les discriminations, … C’est le cas notamment pour l’adoption de mesures qui respectent les principes du traité de Maastricht ou de la convention de Schengen.
Le droit de vote pour les étrangers est une revendication importante pour le mouvement antiraciste. Avec l’Europe, dans les années 1990, un pas est franchi en sa faveur. « En ce qui concerne l’octroi du droit de vote et d’éligibilité aux immigrés, le Traité de Maastricht a institué une citoyenneté européenne et a accordé également le droit de vote et d’éligibilité aux élections locales et européennes dès 1994 pour les ressortissants de pays membres de l’Union européenne ».[6] Quant à la convention de Schengen ou l’espace Schengen qui entre en vigueur en 1995, elle consacre la liberté de circuler et abolit les contrôles aux frontières intérieures de ses pays membres. Dernier exemple, la loi de 2003 sur les discriminations est une réponse à l’exigence européenne en la matière comme le rappelle Unia : « Sous l’impulsion de la réglementation européenne, la législation (fédérale) antidiscrimination a subi une profonde réforme en 2003 avec l’adoption de la loi antidiscrimination du 25 février 2003, qui est venue compléter la loi antiracisme (1981) – à l’époque de nature exclusivement pénale – et la loi sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes (dite ‘loi sur le genre’) (1999). »[7]
Ce numéro de Dynamiques se propose de retracer quelques moments clés de la lutte contre le racisme qui, faut-il le rappeler, figure dans la Déclaration universelle des droits humains.
L’article de Benjamin Biard retrace diverses initiatives adoptées par les partis politiques francophones, pensées comme autant d’outils en faveur du respect de la démocratie. En leur sein d’abord, ces partis travaillent à des propositions de lutte ou organisent des conférences, des actions, des journées de travail… sur la problématique. Entre eux, également, les partis s’engagent en respectant les principes du cordon sanitaire. Ces résolutions évoluent au fil des ans : tantôt faibles voire absentes comme l’illustre le cas de « l’affaire Nols » des années 1970 qui n’aboutit à aucune sanction de la part de son parti, tantôt fortes comme les diverses exclusions de mandataires politiques qui se succèdent dans les années 2010. Ces partis politiques sont aussi actifs au niveau parlementaire ou gouvernemental. Par exemple, en finançant le centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, Unia. Au niveau législatif, le pays adopte différentes lois antiracistes majeures comme la loi Moureaux de 1981 et les lois anti-discriminations qui lui succèdent. Pourtant, aucune ne permet d’interdire les partis d’extrême-droite. Enfin en conclusion, l’auteur montre que la lutte antiraciste au niveau du monde politique reste une question évolutive qui ne peut se résumer à un front antiraciste face à l’extrême-droite, comme l’atteste la posture de partis dits démocratiques.
La société civile porte depuis longtemps des revendications fortes[8] en matière de lutte contre le racisme comme l’obtention du droit de vote, d’une loi antiraciste, notamment. Les articles suivants de ce numéro de Dynamiques présentent des initiatives émanant de la société civile.
L’article de François Welter retrace le combat des syndicats contre l’extrême-droite dès le lendemain des élections législatives qui donnent lieu à une montée en puissance des partis d’extrême-droite. En 1991, lors des élections législatives, le score électoral de trois partis politiques suscite l’émoi. Le Front national (FN), le Vlaams Blok[9] (VB) et Agir, trois partis politiques d’extrême-droite obtiennent un score inédit. En tête, le score important du VB inquiéte, quant aux résultats électoraux du FN et Agir, s’ils sont plus insignifiants , ils questionnent pourtant: sont-ils les prémisces d’une poussée plus importante lors d’élections prochaines ? Toujours est-il que, les résultats obtenus par ceux-ci, près de 500 0000 voix, surviennent après une campagne électorale clairement axée sur des thématiques racistes. Suite à ce « dimanche noir », la CSC pose un geste fort en 1994 lorsqu’elle tient un congrès à propos de ses valeurs. d’où ressortent des lignes de force et des résolutions d’activités. Il en découle une politique de lutte contre les idées d’extrême-droite et le racisme qui articule plusieurs dispositifs: la formation, l’information des affilié.e.s et des militant.e.s; l’intégration des travailleurs et travailleuses d’origine étrangère dans les structures syndicales; la collaboration avec d’autres organisations dans la lutte contre l’extrême-droite et le racisme; l’exclusion des membres de la CSC porteurs d’idées incompatibles avec les valeurs syndicales.
L’article de Julien Tondeur analyse la position de la JOC face aux discriminations et au racisme que vivent les immigré.e.s dans les années 1970 en Belgique. Epoque où la crise économique et sociale de la deuxième moitié des années 1970 est propice, à l’intensification d’une certaine racialisation des rapports sociaux. Les pratiques administratives et les discours publics d’alors reflètent la pensée d’État qui considère illégitimes les revendications des immigré.e.s et leurs descendant.e.s à l’obtention de droits égaux. La crise aidant, les formes de luttes changent, les revendications et les militant.e.s également. C’est avec ce contexte socio-économique et politique comme cadre que la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) s’investit davantage dans le champ de la lutte contre les discriminations et le racisme. Les militant.e.s immigré.e.s et de « deuxième génération » deviennent les fers de lance des combats menés par le mouvement dans les entreprises, les écoles et sur la place publique pour une égalité des droits entre belges et immigré.e.s. Le recours à la méthode « Voir-Juger-Agir » les aide à analyser leur situation et à planifier leurs actions, leur permettant d’être acteurs et actrices du monde qui les entoure. Le témoignage d’Alfredo Alvarez Lafuente, jociste belgo-espagnol et permanent de la JOC de Bruxelles, contemporain de ces événements, donne du relief à cette histoire puisée dans les archives du mouvement.
L’article de Josiane Jacoby « Le MOC et la lutte contre le racisme, regard d’une actrice de terrain » a comme point de départ l’interview de Véronique Oruba, secrétaire nationale au MOC. Son témoignage, qui est un regard subjectif et non exhaustif de l’engagement du MOC au sein du mouvement antiraciste des années 1980 à aujourd’hui qu’elle revisite, constitue un premier niveau de lecture. Un deuxième niveau a l’ambition de préciser, d’approfondir les propos de cette militante en s’attardant sur les mobilisations du Mouvement ouvrier chrétien durant la période couverte par la témoin. Durant ces années, le MOC se mobilise, par exemple, dès les années 1980 contre le racisme à l’occasion de l’adoption de la loi Gol[10] en 1984 où il lance un appel à manifestations. En parallèle à ses actions propres, le MOC s’associe également à une multitude d’autres initiatives tels que des collectifs, des réseaux, des plateformes. Du MRAX au Collectif de soutien aux sans-papiers, il occupe le terrain d’une lutte de plusieurs décennies. Une lutte qui crée des convergence avec d’autres mouvements comme ceux luttant contre l’extrême-droite, ou ceux revendiquant une politique humaine en matière d’accueil des candidat.e.s au statut de réfugié.e. Enfin, la rencontre avec Véronique Oruba est l’occasion de mettre en lumière un questionnement contemporain concernant la légitimité des acteurs et actrices de l’antiracisme. En d’autres termes, qui aujourd’hui peut porter les revendications antiracistes ? Un débat qui interroge la possibilité de construire, encore aujourd’hui, un front qui associe les acteurs institutionnels et les victimes de discriminations raciales.
Notes
[1] GEORIS P., “ Un monde en mouvement ; introduction et présentation générale des travaux” , Mouvement ouvrier chrétien, Programme de la 91ième SSW, avril 2013. [2] KECH A., « S’attaquer aux sources du racisme », BePax, mai 2013, . [3] Centre régional d’Intégration de Charleroi (CRIC), « Lancement d’une plateforme associative de lutte contre le racisme », octobre 2013, https://www.cricharleroi.be/2013/10/11/lancement-dune-plateforme-associative-de-lutte-contre-le-racisme, page consultée en septembre 2022. [4] LESCEUX T., TINANT N., « Ensemble, déconstruisons le racisme ! L’Esperluette n°109, 2021, p.4. [5] « Unia, Le travail d’Unia exprimé en chiffre , « Rapport annuel 2021 : un autre monde est possible », https://www.Unia.be/fr/publications-et-statistiques/publications/le-travail-dUNIA-en-2021-exprime-en-chiffres, consulté en ligne en août 2021. [6] KAGNÉ B., « Représentations de l’immigration en Belgique », Quadermi n°36, 1998, p. 18. [7] https://www.Unia.be/fr/legislation-et-recommandations/legislation/loi-du-10-mai-2007-tendant-a-lutter-contre-certaines-formes-de-discrimination, consulté en octobre 2022. [8] comme la plateforme antiraciste de 2012 l’ambitionne. [9] Actuel Vlaams Belang [10] La loi permet notamment de limiter l’inscription d’immigré.es dans certaines communes (Forest, Molenbeek, Schaerbeek, … adoptent cette mesure), de limiter les possibilités de regroupement familial, d’octroyer une prime au retour. Pour en savoir plus, voir Lire et Ecrire, CARHOP, « Une Ligne du temps pour découvrir l’histoire, comprendre le présent et construire l’avenir », Livret de l’animateur 2019, p.89.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
JACOBY J., « Introduction », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
Benjamin BIARD (Docteur en sciences politiques, Chercheur au Centre de recherche et d’information socio-politiques – CRISP)
Les moyens déployés par les partis politiques belges francophones pour lutter contre le racisme et les discriminations sont variés. Depuis longtemps, des engagements sont pris par ceux-ci afin d’afficher leur respect des valeurs démocratiques fondamentales et leur opposition à toute forme de racisme ou de discrimination. D’ailleurs, en interne, les organisations partisanes adoptent des mesures spécifiques permettant de sanctionner pareilles expressions. En outre, elles tentent de mettre en œuvre leurs engagements à travers les arènes institutionnelles. Cela se traduit notamment par la construction d’un arsenal juridique sur la base duquel des poursuites judiciaires peuvent être engagées. Plus qu’un combat militant, c’est souvent en tant que combat pour la démocratie que la lutte antiraciste est envisagée par les partis.
Un engagement antiraciste ancien
De longue date, les principaux partis politiques s’engagent à lutter contre le racisme et les discriminations. La journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, célébrée le 21 mars de chaque année depuis 1966[1], est une occasion pour ces partis de réaffirmer leurs engagements. Plus encore, cette date constitue une impulsion leur permettant de déposer des propositions pour les concrétiser. Ainsi, le 21 mars 2021, le MR annonce préparer une série de mesures visant à lutter contre les discriminations, notamment à l’embauche. Le 7 juin de la même année, son bureau politique adopte un plan appelé à être décliné en initiatives parlementaires et ministérielles. Plus globalement, la plupart des partis sont régulièrement mobilisés contre le racisme à travers l’organisation de conférences ou d’actions de sensibilisation diverses. Par exemple, en 2021, à l’occasion du quarantième anniversaire de la loi Moureaux (cf. infra), le centre d’étude du Parti socialiste organise une série de quatre séminaires en ligne sur la question de la lutte contre le racisme.
En leur sein, ces mêmes partis réagissent généralement de façon rapide et sans équivoque à l’expression de propos racistes, xénophobes ou, par extension, négationnistes tenus par leurs mandataires, souvent à travers les réseaux sociaux. Ainsi, en octobre 2014, le comité de déontologie du CDH décide à l’unanimité des membres présents d’exclure Thierry Van De Plas, échevin à Crainhem, après qu’il eût déclaré « les chambres à gaz c’est du bidon » lors d’un échange sur Facebook. En septembre 2015, deux mandataires socialistes font également l’objet d’une procédure disciplinaire. Ayant relayé une photo du Front national contenant des propos racistes sur Facebook, Jean-Jacques Tavernini, échevin à Aiseau-Presles, est suspendu du parti pour une période de six mois et se voit retirer son mandat d’échevin. Après avoir publié des « propos déplacés et insultants à l’égard des réfugiés », Serge Reynders, conseiller au CPAS de Saint-Nicolas, est quant à lui exclu. Au MR aussi, des exclusions sont à recenser pour des motifs similaires. Cela est le cas de Guy Flament, échevin à Soignies, et de son fils Steve Flament – alors appelé à devenir échevin lors de la mandature suivante –, pour avoir partagé sur Facebook des propos à caractère raciste en octobre 2018. En juin 2020, à nouveau à Soignies, la conseillère communale Nathalie Dobbels est par ailleurs exclue du parti libéral après avoir à son tour diffusé de tels propos.
Enfin, la plupart des partis s’engagent à ne pas conclure d’alliance et à ne pas gouverner avec des formations d’extrême droite compte tenu du racisme ou de la xénophobie qui les caractérisent souvent. Pris par plusieurs partis conjointement, cet engagement est plus connu sous le nom de cordon sanitaire. Vieux de près de trente ans en Belgique francophone, il vient d’être à nouveau réaffirmé[2].
Si l’engagement antiraciste des partis est ancien, il évolue toutefois et n’a pas toujours la même vigueur. Particulièrement dans les années 1970-1980, les sanctions adoptées à l’encontre des mandataires tenant des discours ouvertement racistes ou posant des actes qualifiés comme tels sont nettement moins évidentes. Ainsi, alors qu’il multiplie les positions et attitudes xénophobes ou racistes durant cette période[3] et commet divers actes illégaux[4], Roger Nols, alors bourgmestre de Schaerbeek, n’est exclu ni du FDF ni du PRL, qu’il rejoint en 1983[5].
Vers l’adoption de politiques publiques
En matière de lutte contre le racisme, les partis politiques sont aussi actifs au sein des enceintes parlementaires et gouvernementales, et ce à différents niveaux de pouvoir. Concrètement, ils participent à la création et/ou au financement d’institutions actives en la matière, développent des outils permettant de stimuler la réflexion et de dégager des solutions et contribuent à l’adoption d’un arsenal juridique de plus en plus contraignant.
Tout d’abord, plusieurs institutions dont la mission première est de lutter contre le racisme et/ou les discriminations sont actives à l’initiative ou grâce au soutien de l’État. Tel est le cas du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, devenu Unia en 2016, institution publique indépendante fondée par la loi du 15 février 1993 et chargée de « promouvoir l’égalité des chances et de combattre toute forme de distinction, d’exclusion, de restriction ou de préférence ». De son côté, le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (MRAX) est fondé après la Seconde Guerre mondiale en tant qu’initiative de la société civile ; il fonctionne actuellement sur la base de subsides publics afin de mener des actions de sensibilisation, de soutien aux victimes et de dénonciation (judiciaires, le cas échéant) des discriminations et propos racistes. Plus largement, l’État subventionne bon nombre de projets dont l’objectif est de lutter contre le racisme ou d’autres discriminations. Ainsi, le 21 mars 2022, la secrétaire d’État fédérale à l’Égalité des genres, à l’Égalité des chances et à la Diversité, Sarah Schlitz (Écolo), annonce le lancement d’un appel à projets de 500 000 euros contre le racisme. Au même moment, en Wallonie, la ministre régionale en charge de l’Égalité des chances, Christie Morreale (PS), indique avoir débloqué 750 000 euros afin de soutenir 45 projets visant à lutter contre les discours haineux en ligne, à informer et à aider les victimes ou encore à sensibiliser la population.
Ensuite, des réflexions visant à mieux cerner la problématique du racisme et à lui apporter des réponses sont également initiées au sein des institutions publiques. Ainsi, en avril 2021, le Parlement bruxellois lance les premières assises consacrées à cette question. Nourries par de nombreuses discussions et auditions, celles-ci débouchent en janvier 2022 sur pas moins de 207 recommandations transmises, entre autres, à l’exécutif régional afin de l’aider à se doter d’un plan régional de lutte contre le racisme.
Enfin, l’arsenal juridique visant à réprimer toute expression raciste, xénophobe, négationniste ou discriminatoire trouve à se renforcer au fil des années, et ce depuis 1981 (cf. infra).
Bref, l’ensemble des partis politiques belges francophones représentés au sein d’une assemblée parlementaire renouvellent régulièrement leur engagement contre le racisme et tentent de le traduire en actions concrètes, que ce soit au sein des institutions publiques ou non. Un consensus peut d’autant plus être forgé entre eux qu’aucun élu francophone ne provient d’une formation d’extrême droite[6] ; il n’en va pas de même du côté flamand où le Vlaams Belang (VB) redevient la deuxième force électorale[7].
Malgré cela, la Belgique est régulièrement pointée du doigt pour ses manquements en matière de lutte contre le racisme et les discriminations. Sur la scène internationale mais aussi au sein de la société civile organisée en Belgique[8], les demandes adressées à l’État pour que celui-ci se dote d’un plan d’action interfédéral de lutte contre le racisme se font pressantes depuis longtemps. En effet, du 31 août au 8 septembre 2001, à Durban, la Belgique participe à la conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée et s’est engagée à élaborer et mettre en œuvre pareil plan. Néanmoins, ainsi que le repère Patrick Charlier, codirecteur d’Unia, « au fil des législatures, le dossier est passé des mains d’un premier ministre à l’autre sans jamais aboutir, et ce jusqu’au 23 janvier 2020 »[9]. À cette date, la Première ministre Sophie Wilmès annonce la mise sur pied d’une conférence interministérielle chargée de réaliser un plan national d’action contre le racisme. Il faut toutefois attendre juillet 2022 pour qu’un plan soit adopté par le gouvernement fédéral.
La législation anti-raciste
Depuis le début des années 1980, la volonté des partis dits démocratiques de lutter contre le racisme et ses expressions – mais aussi, ce faisant, de se conformer à un ensemble d’obligations internationales, par exemple contenues dans la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale – se traduit par l’adoption de plusieurs lois majeures[10].
La première d’entre elles est la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie (dite loi Moureaux). Celle-ci érige en infraction pénale le fait de commettre ou de prôner la discrimination sur la base de la nationalité, d’une prétendue race, de la couleur de peau, de l’ascendance ou de l’origine nationale ou ethnique. Son applicabilité a fait l’objet de vifs et longs débats par le passé. Primo, alors que la loi ne définissait pas la notion de « discrimination », il faut attendre 1994 pour que celle-ci reçoive une définition légale. Secundo, jusqu’à l’adoption de la loi du 4 mai 1999 instaurant la responsabilité pénale des personnes morales, les poursuites ne peuvent concerner que les personnes physiques[11]. Tertio, alors que les incitations à la haine raciale et à la discrimination prennent le plus souvent la forme de délits de presse[12] (impliquant la constitution d’un jury d’assises), c’est en 1999 que les délits de presse inspirés par le racisme ou la xénophobie sont correctionnalisés. Aujourd’hui, l’application de la loi Moureaux est toutefois large et s’étend aussi aux propos tenus en ligne, par exemple sur les réseaux sociaux.
Deuxièmement, une loi du 23 mars 1995 tend à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci est votée à la Chambre des représentants à l’unanimité des membres présent.e.s (y compris ceux du VB) ainsi qu’au Sénat à l’unanimité des membres présent.e.s moins une abstention (CVP)[13]. Quatre ans plus tard, une nouvelle loi vient la compléter, prévoyant que les juges puissent prononcer une peine accessoire visant à priver une personne condamnée sur cette base de l’exercice de certains droits politiques.
Enfin, la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination érige en infraction pénale toute discrimination fondée sur l’âge, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, la fortune, les convictions religieuses ou philosophiques, les convictions politiques, la langue, l’état de santé actuel ou futur, le handicap, les caractéristiques physiques ou génétiques et l’origine sociale. Aujourd’hui, de nombreuses condamnations sont aussi prononcées sur cette base légale.
Malgré l’adoption de ces lois, il n’est pas possible de procéder à l’interdiction de partis politiques – notamment d’extrême droite – en Belgique. Cela tient au fait que les partis belges ne disposent pas de la personnalité juridique. Ils n’existent donc guère au regard du droit et ne peuvent faire l’objet de poursuites judiciaires, à la différence de ce qui existe dans plusieurs pays européens, comme en Allemagne ou en République tchèque. Néanmoins, ainsi que le rappelle Jérôme Jamin, ces lois peuvent « servir de base pour justifier certains choix et activer certains mécanismes mis en place par les démocrates pour se protéger contre ce qu’ils considèrent comme des ennemis de la démocratie »[14]. Par exemple, en Belgique, les lois de 1981 et de 1995 peuvent justifier une demande de suspension du financement public d’un parti politique auprès de la commission de contrôle des dépenses électorales[15]. Elles peuvent aussi permettre le maintien du cordon sanitaire médiatique en Belgique francophone, ou écarter les formations d’extrême droite des bénéfices de la loi du Pacte culturel (par exemple en termes de représentation au sein d’organismes publics)[16].
Conclusion
Les partis politiques dits démocratiques sont engagés depuis longtemps dans la lutte contre le racisme, que ce soit en interne, par la conclusion d’accords politiques, par le financement de certains organismes ou actions, ou encore à travers l’adoption de mesures législatives. Pour autant, la concrétisation de ces dernières n’est pas toujours évidente. Certaines lois nécessitent parfois d’être affinées pour devenir pleinement applicables. Mais plus encore, la survie de textes ou de mécanismes déjà mis en œuvre est parfois menacée. En attestent la volonté du VB d’abroger la loi Moureaux[17] ou celle des partis de la majorité flamande actuelle (N-VA, CD&V, Open VLD) de quitter Unia[18]. Le défi est donc double et le consensus politique autour de la lutte antiraciste loin d’être total.
Notes
[1] Le 26 octobre 1966, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte une résolution par laquelle elle institue le 21 mars comme journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale. Celle-ci commémore les évènements survenus le 21 mars 1960 en Afrique du Sud lors desquels la police tue 69 personnes venues manifester pacifiquement à Sharpeville pour s’opposer à l’Apartheid. [2] C’est le 8 mai 1993 que la « charte pour la démocratie » consacrant le principe du cordon sanitaire est signée pour la première fois en Belgique francophone. Elle est réactualisée à trois reprises : en 1998, 2002 et 2022. [3] En 1979, R. Nols publie dans le bulletin communal Schaerbeek Info un « Appel aux immigrés », indiquant notamment : « Il faut bien admettre (…) que vous avez engendré dans notre population un laisser-aller dans la propreté des rues (…). Nos correspondants, qui sont aussi nos contribuables, comprennent mal, en cette période de crise économique et de chômage, le maintien de votre présence parmi nous ». En 1991, il diffuse une affiche électorale comportant l’image de deux hommes habillés en djellabas sur fond de palmiers ainsi que le texte « En charter ou en C 130, avec Nols, ils y seraient déjà ». [4] En 1971, R. Nols établit une séparation linguistique entre les guichets communaux de Schaerbeek. Quelques années plus tard, la pratique est jugée illégale par la Commission permanente de contrôle linguistique et par le Conseil d’État. [5] Quittant le mayorat de la commune bruxelloise en 1989, officiellement pour des raisons de santé, R. Nols finit sa carrière politique en rejoignant le Front national en 1995 puis le Front nouveau de Belgique l’année suivante. [6] Le Front national a perdu son dernier siège en 2010 et le Parti populaire, dont le rapport à la question du racisme est pour le moins complexe, a disparu en 2019. [7] BIARD B., « Le Vlaams Belang », dans DELWIT P., VAN HAUTE E. (dir.), Les partis politiques en Belgique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2021, p. 397-419. [8] C’est le cas de NAPAR Belgium, qui est une coalition de plus de 60 organisations de la société civile engagées dans la lutte contre le racisme et toutes les formes de discrimination qui y sont liées en Belgique. [9]Le Vif/L’Express, 24 mars 2022. [10] BIARD B., La lutte contre l’extrême droite en Belgique. I. Moyens légaux et cordon sanitaire politique , Bruxelles, CRISP, 2021 (Courrier hebdomadaire, n° 2522-2523), p. 15-30. [11] C’est sur la base de cette loi et après cette modification qu’ont été condamnées en 2004 trois ASBL liées au Vlaams Blok. [12] JAMIN J., NOSSENT J., « Groupements liberticides et pluralisme politique », dans BOUHON F., REUCHAMPS M. (dir.), Les systèmes électoraux de la Belgique, 2e édition, Bruxelles, Larcier, 2018, p. 238. [13] GRANDJEAN G., « La reconnaissance des génocides et la répression du négationnisme », Bruxelles, CRISP, 2016 (Courrier hebdomadaire, n° 2304-2305). [14] JAMIN J., « Trente ans de lutte contre le racisme en Belgique : bilan et perspectives », La Revue Nouvelle, n° 4, 2013, p. 81. [15] GÖRANSSON M., FANIEL J., Le financement et la comptabilité des partis politiques francophones , Bruxelles, CRISP, 2008 (Courrier hebdomadaire, n° 1989-1990). [16] BIARD B., La lutte contre l’extrême droite en Belgique. II. Cordon sanitaire médiatique, société civile et services de renseignement , Bruxelles, CRISP, 2021 (Courrier hebdomadaire, n° 2524-2525), p. 5-20. [17] Par ex. : Sénat, Proposition de loi abrogeant la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie, déposée par Filip Dewinter, Anke Van Dermeersch et Bart Laeremans (VB), n° 5 – 1383/1, 7 décembre 2011. [18] Le 6 juillet 2022, le Parlement flamand adopte un décret autorisant le gouvernement flamand à résilier l’accord de coopération du 12 juin 2013 entre l’Autorité fédérale, les Régions et les Communautés visant à créer un Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations sous la forme d’une institution commune au sens de l’article 92bis de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980. Cf. Moniteur belge, 1er août 2022.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
BIARD B., « Partis politiques francophones et antiracisme : quel bilan en 2022 ? », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
Le 24 novembre 1991, la Belgique connait la plus grande percée électorale de l’extrême-droite depuis l’entre-deux-guerres ; cette date sera connue par la postérité comme « le dimanche noir ». Particulièrement en Flandre, le Vlaams Blok, en progression continue mais lente depuis 1981, atteint le seuil des 10 % et devient la quatrième formation politique du nord du pays. Il progresse dans tous les arrondissements administratifs, jusqu’à récolter 20 % des voix dans celui d’Anvers et plus de 10 % dans ceux de Malines (15 %) et Saint-Trond (14,3 %). Il obtient 290 000 voix en plus par rapport aux élections législatives précédentes. En Wallonie, le Front national (FN) atteint 1,7 %, à côté d’autres formations très marginales. Ses plus importants succès sont enregistrés dans les cantons de Namur (5,9 %), Charleroi (4,7 %) et Nivelles (4,4 %). Présente uniquement à Liège, la liste Agir obtient 4,67 %, soit le double des voix du FN. À Bruxelles, ce dernier multiplie son score par quatre (5,7 %) et devance le Vlaams Blok (3,9 %). Avec d’autres formations politiques d’extrême-droite, ils dépassent les 10 % des votes valables ; ils progressent dans tous les cantons par rapport aux élections de 1987. À la chambre des représentants, le Vlaams Blok bénéficie de la plus forte progression en obtenant douze sièges, soit dix de plus que sous la législature précédente ; le FN en obtient un. Au Sénat, le parti flamand en a cinq, soit quatre supplémentaires[1].
Pour la Confédération des syndicats chrétiens (CSC), cette percée de l’extrême-droite n’est pas anodine. En tant que syndicat de masse[2], elle compte potentiellement dans ses rangs des affilié.e.s, voire des militant.e.s, qui portent leur choix sur des formations politiques qui promeuvent des valeurs contraires aux siennes : racisme, contestation de la démocratie, xénophobie, notamment. Face à ces attaques frontales contre ses fondements, la CSC se doit de se positionner clairement. Cette contribution a donc pour objet de montrer comment un syndicat de masse incarne ses valeurs fondamentales dans ses actes et sa composition face à des influences qui s’y opposent.
Le XXXe Congrès de 1994 : « Un syndicat de valeur(s) »
Trois ans après le dimanche noir, la CSC entend redéfinir et réaffirmer ses valeurs. Le congrès de 1994 est entièrement dédié à ce projet. à l’instar des congrès précédents, le syndicat chrétien entend garantir au maximum le caractère démocratique des débats, ce qui est une gageure pour un évènement qui réunit des dizaines de congressistes. Outre le processus habituel de consultation des fédérations et des centrales en amont, les discussions menées lors du congrès sont organisées à partir de petits groupes d’une quinzaine de personnes qui se regroupent ensuite en trois sections, puis se retrouvent en séances plénières. En marge du congrès, la CSC organise un colloque international à l’intention de syndicalistes étrangers invités et consacré à l’avenir des politiques sociales dans la perspective européenne et internationale.
L’individu et le collectif au cœur du syndicalisme
L’enjeu du congrès dépasse évidemment la seule question de l’attitude attendue de la part des militant.e.s par rapport au racisme. Le président Willy Peirens formule l’ambition de la manière suivante : « Un syndicat de valeurs, au pluriel, et par conséquent un syndicat de valeur, au singulier, pourquoi ce thème de congrès ? Principalement pour deux raisons : parce que le rôle et l’importance du mouvement syndical sont remis en question par certains et parce que l’économie, la société et le groupe de travailleurs connaîtront très probablement encore d’autres changements. (…). C’est précisément face à la vague des glissements et des changements qu’il est nécessaire que nous approfondissions nos propres convictions et que nous ne nous laissions pas emporter par les changements. Pour la CSC, les valeurs ont toujours été une base importante de son action »[3]. En d’autres termes, les valeurs apparaissent « en tant qu’expression de nos choix fondamentaux et en tant que force motrice de notre action et de notre volonté de changement ; (…) nous voulons et pouvons concrétiser des valeurs dans notre action »[4].
Les valeurs discutées par les participant.e.s du congrès sont multiples : le droit au travail complété par un droit au revenu, au sein duquel le maintien du système en vigueur de sécurité sociale est une priorité ; la justice ; l’attention pour la chose publique ; la famille ; le caractère chrétien du syndicat. Le personnalisme est aussi fortement discuté par certaines sections. « Certains estiment que ce terme est trop vague, d’autres qu’il est historiquement dévalorisé par l’usage qu’en ont fait les milieux conservateurs et d’extrême droite ». Pour la CSC, le respect du groupe et de la personne dans le groupe sont en fait essentiels et indissociables. Effectivement, le congrès de 1994 montre cette capacité du syndicat chrétien à articuler le rejet du racisme comme une valeur cardinale qui s’incarne collectivement et individuellement dès lors qu’elle s’inscrit dans le respect de l’égalité en droits et en dignité pour tous et qu’elle s’applique à chaque individu. D’un côté, le congrès affirme que « chaque travailleur est en premier lieu une personne humaine, avec des droits fondamentaux et inaliénables, qui doivent être respectés par chacun. Chaque être humain naît avec des droits égaux et une dignité égale et c’est pour cette raison que toute forme de discrimination basée sur l’origine, le sexe, la race, etc. doit être rejetée »[5]. D’un autre côté, la vision collective d’une société inclusive est affirmée par le biais des lignes de force. La ligne de force 4 stipule que « la tolérance et l’égalité, comme modèles de base pour des efforts en faveur d’une société pluraliste et diversifiée, équilibrée et démocratique, garantissant l’égalité des droits et de traitement à tous, dans laquelle une autre croyance, culture, race ou couleur de peau est perçue comme un enrichissement et non une menace ».[6] Plus largement, les lignes de force du congrès expriment la volonté d’être un large mouvement syndical solidaire où la défense des intérêts des travailleurs, si elle est un pan essentiel du travail de la CSC, s’inscrit dans une champ de lutte plus large : ses dimensions professionnelles et interprofessionnelles et le partage de valeurs communes avec d’autres organisations, à commencer par le MOC et l’ACW, révèlent un syndicalisme qui a pour vocation d’être « un porte-parole des moins favorisés et des victimes des exclusions sociales »[7].
Incarner les valeurs syndicales
Le Congrès ne se limite pas à des grands principes. La CSC entend avoir un regard avisé et mener des actions ciblées pour concrétiser son rejet du racisme, de l’extrême-droite et incarner ses valeurs. Sur le terrain, et pour reprendre les propos de Willy Peirens, « en tant que syndicat de valeurs, nous voulons des candidats [aux élections sociales] de valeur (…). Des candidats qui, tout comme les membres de ce congrès, considèrent le respect de la dignité humaine comme la première des valeurs. C’est un principe dont nous ne démordons pas. Voilà pourquoi il n’y a pas de place dans notre syndicat pour des candidats appartenant à l’extrême-droite et à des mouvements racistes ». L’importance de cette position est perceptible dès lors qu’elle fait l’objet d’un encart particulier dans le numéro de Syndicaliste CSC consacré au congrès[8]. C’est pourquoi, le Congrès adopte deux résolutions d’activité qui vont dans ce sens. La résolution 38 stipule que « le Congrès insiste fermement sur l’incompatibilité qui existe entre la prise de responsabilités syndicales à la CSC et une appartenance à un groupe d’extrême-droite ou à tout autre groupe poursuivant des objectifs anti-démocratiques ou racistes. La CSC ne présentera pas aux élections sociales des candidat(e)s appartenant ou apportant leur soutien à des mouvements racistes et anti-démocratiques. C’est-à-dire : (…) les personnes qui posent des actes racistes ou qui organisent des discriminations racistes ». Tout individu participant ou faisant la promotion de l’extrême-droite ne pourra pas non plus se présenter. La résolution 38bis exige de la CSC un pas supplémentaire : « le Congrès affirme que ces personnes n’ont pas leur place, en tant que membre, au sein de la CSC »[9].
Défendre ses valeurs sur le terrain
Former, sensibiliser, intégrer et défendre
Sans pouvoir présumer que le congrès de 1994 constitue bien le point de départ de toutes les initiatives qui sont observées après cet évènement, la CSC multiplie les initiatives destinées, à travailler en interne les valeurs démocratique, à combattre les thèses d’extrême-droite et à des défendre les affilié.e.s qui seraient victimes de discrimination. Au niveau de la confédération, les services de formation doivent porter une attention particulière aux thèmes de l’extrême-droite et du racisme dans leur programme de formation « pour renforcer la conscientisation des militant(e)s aux valeurs démocratiques et éviter que des thèses anti-démocratiques et racistes ne trouvent un écho dans nos organisations »[10]. Par ailleurs, dès février 1995, dans la droite ligne de la Loi Erdman qui modifie la loi Moureaux de 1981 en aggravant les peines contre certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie et en s’appliquant au contexte du travail, la CSC édifie une cellule d’accompagnement et établit un protocole de collaboration avec le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Composée de quelques représentant.e.s de centrales, d’un.e représentant.e du Service travailleurs migrants, du service entreprise et du service d’études, cette même cellule sert d’interlocutrice pour le Centre : ensemble, ils collaborent sur les plaintes relatives au racisme sur le lieux de travail[11].
Aux échelons régionaux, le Comité régional wallon (CRW) et le Vlaams regionaal comité (VRC) installent chacun un groupe de travail « Intégration – Droits de l’Homme ». Les sections immigrés arabe et turque sont maintenues, afin que les problèmes spécifiques à ces travailleurs et travailleuses soient pris en compte et que leur insertion dans le mouvement syndical soit renforcée. Particulièrement, du côté wallon, sont réalisés des outils d’animation sur les causes du réveil des intolérances, sur la nature et le sens de la démocratie, ainsi que sur la menace de l’extrême-droite. La CSC participe également à la définition d’une stratégie du MOC destinée à lutter contre la montée de l’extrême-droite[12]. D’après le rapport d’activités de la CSC de 1994-1996, les Jeunes CSC mènent également des actions vers les étudiant.e.s par le biais de sessions de formations consacrées au racisme et à la xénophobie[13].
En Flandre, la principale impulsion est la transformation de l’action pour les migrants en action pour l’intégration des travailleurs et travailleuses allochtones dans l’ensemble des activités de la CSC : en d’autres termes, le syndicat lutte contre le racisme et la discrimination en travaillant l’intégration. Aussi, la lutte pour la démocratie et contre l’extrême-droite se formalise par un travail de sensibilisation et d’information : diffusion de brochures et de dépliants sur l’histoire des migrations, sur l’intégration sur le lieu de travail, en préparation aux élections sociales, formation des militant.e.s et du personnel de la CSC sur la stratégie et la tactique de l’extrême-droite et la façon de la combattre, travail avec les permanent.e.s sur le thème des migrant.e.s, développement et aide aux actions des fédérations. Dans la perspective des élections sociales, les trois principales organisations syndicales signent un protocole de lutte contre la présence de l’extrême-droite sur les listes des candidat.e.s. Elles lancent également un programme dans le cadre de la campagne « Ieder zijn kleur » (« Chacun sa couleur ») dont les trois pans sont l’introduction d’une clause de non-discrimination dans le règlement de travail, une veille qui permet de contrôler la présence de migrants dans les entreprises et l’introduction de projets « Le néerlandais dans l’entreprise »[14]. Il s’agit là de quelques initiatives parmi bien d’autres.
L’exclusion : ou comment ne pas sacrifier ses convictions sur l’autel de la massification
Toutefois, l’action la plus forte de la CSC reste l’exclusion pure et simple de sympathisant.e.s de l’extrême-droite. Dès février 1995, le bureau national communique aux organisations les principes qui définissent « l’exclusion d’affiliés membres de groupes d’extrême-droite ou de tout autre groupe poursuivant des objectifs racistes ou anti-démocratiques ». L’enjeu n’est pas d’organiser une chasse aux sorcières : « il s’agit de constater l’incompatibilité entre l’appartenance à la C.S.C. (même comme simple affilié) et une activité militante clairement affirmée (…) au sein de formations anti-démocratiques ou racistes ». Comprenez par-là que le simple affilié, la simple affiliée.e doivent incarner les valeurs de la CSC.
Cette posture du syndicat chrétien est juridiquement solide : la CSC est une association libre, qui a le droit de définir les valeurs de son action, de ne pas accepter ou d’exclure des membres qui les refusent et de définir elle-même la procédure menant au refus ou à l’exclusion. Cependant, elle se doit de pouvoir assumer cette posture en tenant compte de ses deux jambes : le service aux affilié.e.s, notamment en tant qu’organisme de paiement des allocations de chômage, et son action d’organisation militante. Or, dans un cas comme dans l’autre, le bureau national estime que la CSC reste dans son bon droit. Concernant l’exclusion des affilié.e.s qui ne rencontrent pas ses valeurs, « les statuts du « service central du chômage » de la C.S.C. (autrement dit de l’organisme de paiement des allocations de chômage institué par la C.S.C.) énoncent explicitement qu’il ne fournit ses services qu’aux affiliés de la C.S.C. Ce principe n’est pas incompatible avec la disposition de la réglementation du chômage selon laquelle le chômeur « choisit librement son organisme de paiement » (article 132 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991). Cette disposition garantit que les droits du chômeur aux prestations de l’assurance-chômage seront appréciés sans discrimination selon l’organisme de paiement. Elle n’interdit pas aux organismes de paiement privés de mettre des conditions à leur intervention – notamment celle d’être affilié à l’organisation syndicale, conformément aux statuts de celle-ci. En permettant aux organisations syndicales d’instituer des organismes de paiement d’allocations de chômage, en concurrence avec la caisse auxiliaire publique, la réglementation du chômage vise à ce que les chômeurs qui le souhaitent puissent conserver un lien avec l’organisation syndicale à laquelle ils apportent leur confiance. Les chômeurs qui s’opposent résolument aux valeurs incarnées par la C.S.C. n’ont donc pas à faire appel à ses services, et n’en subissent aucun désavantage en matière d’allocations de chômage. Les chômeurs syndiqués ne disposent d’aucun avantage ou privilège [en] matière d’assurance-chômage. Conformément à la réglementation, les statuts de l’organisme de paiement ont été approuvés par le Ministre de l’Emploi et du Travail, qui s’est porté garant de leur légalité. Il reste cependant que la décision d’exclure un affilié qui touche des allocations par le biais de notre organisme de paiement ne peut compromettre le droit de cet affilié aux prestations de la sécurité sociale. En plus des règles normales de procédures (…), il y a donc lieu de laisser à l’intéressé un préavis convenable, de façon à ce qu’il puisse préserver ses droits en faisant mutation vers une autre organisation ou vers la C.A.P.A.C. »[15].
Quant aux militant.e.s, la CSC a les coudées encore plus franches dès lors que les délégué.e.s siégeant dans les conseils d’entreprise ou dans les conseils de sécurité et d’hygiène et les candidat.e.s aux élections sociales tiennent leur mandat de leur organisation syndicale. En excluant un.e membre, celle-ci met automatiquement fin à leur mandat. Le principal garde-fou est la possibilité pour les tribunaux d’exercer un contrôle marginal, avec la possibilité de remettre en question la décision syndicale s’il apparait « que le syndicat n’a pas agi avec le soin nécessaire (la décision est manifestement non fondée en fonction des critères dont elle s’inspire) ; que le syndicat n’a pas appliqué ses propres statuts ; que le syndicat n’a pas respecté une procédure équitable »[16].
Seules les centrales sont habilitées à exclure un.e affilié.e. Les instances interprofessionnelles peuvent toutefois intervenir dans la procédure, notamment en ce qui concerne les chômeurs et les prépensionné.e.s, et saisir les instances de la centrale concernée[17]. Dans un rapport au bureau journalier du 13 mars 1996, Edwin Loof fait état de plus de 95 cas d’incompatibilité entre l’appartenance à un groupe d’extrême-droite et l’affiliation à la CSC : 52 d’entre eux sont encore en suspens d’une décision, 6 ne donnent pas lieu à une démission et environ 37 aboutissent probablement à une décision d’exclusion. Vraisemblablement parce que l’extrême-droite est mieux structurée dans le nord du pays, la plus grande majorité de ces dossiers est identifiée en Flandre – les fédérations wallonnes ne recensent pas 20 cas[18]. En 2000, des échanges de courriers entre responsables de la CSC à propos d’affilié.e.s (pas des militant.e.s) élus ou candidats sur des listes d’extrême-droite flamandes et francophones aboutissent à la décision d’appliquer les résolutions du congrès de 1994 et d’engager la procédure d’exclusion[19]. Le 6 mars 2001, sur rapport du bureau du VRC, le bureau national traite le cas de 400 membres, dont 17 militants, qui figurent sur les listes du Vlaams Blok aux élections communales. La décision finale ne revient pas à cette instance de la confédération. Cependant, celle-ci met en lumière la disparité des pratiques et des procédures propres à chaque centrale. Les résolutions du congrès ne pouvant rester lettres mortes et le travail des permanent.e.s pour identifier les militant.e.s du Vlaams Blok ne pouvant être ignoré, le bureau national émet plusieurs propositions : la transposition des décisions du congrès dans les statuts de toutes les organisations ; utiliser les listes nominatives pour identifier les militant.e.s d’extrême-droite et suivre de près leur activité syndicale ; faire de cette question une « superpriorité » ; concerter au niveau approprié sur la pertinence d’enclencher la procédure d’exclusion ; communiquer aux militant.e.s visés une lettre expliquant la position de la CSC et la nécessité pour eux de choisir entre le Vlaams Blok et la CSC. Par cette dernière posture, manifestement, la CSC reste à la recherche d’une solution « par le haut » qui laisse encore l’opportunité au militant de se rétracter par rapport à sa position favorable au Vlaams Blok.
Elle reste en revanche intransigeante sur la défense de ses valeurs : ou bien le militant change de position, ou bien il quitte le syndicat, via l’exclusion si nécessaire. Cette posture la mène d’ailleurs à conclure un accord avec la FGTB et la CGSLB selon lequel les trois organisations syndicales s’engagent à se communiquer l’une à l’autre les listes des membres exclus. Le bureau du VRC rapporte ainsi qu’à Ostende, dans le Limbourg et à Gand, le syndicat socialiste communique à la CSC une liste de membres exclus et demande de ne pas affilier ces personnes. Au 6 mars 2001, la FGTB a exclu 98 militant.e.s dans six régions. La CGSLB semble plus frileuse, dès lors qu’elle ne semble avoir exclu aucun.e de ses membres et affilie des membres exclus d’autres organisations syndicales à Anvers et dans le Limbourg. Au final, les sources consultées ne mentionnent pas le nombre de militant.e.s et d’affilié.e.s exclus de la CSC en 2001. Le syndicat chrétien est en tout cas bien déterminé à communiquer les noms des exclu.e.s, ce qui présume qu’il a bien procédé à des exclusions, et le bureau national demande de suivre scrupuleusement les listes qui seront envoyées par les autres syndicats, afin d’éviter « que l’on affilie des membres exclus par la FGTB ou la CGSL[B] »[20].
L’action plus ou moins ordonnée des trois principales organisations syndicales ne dure toutefois qu’un temps : sur plainte de plusieurs candidat.e.s du Vlaams Blok et, par ailleurs, affilié.e.s à l’une des trois organisations syndicales, la commission de la protection de la vie privée « constate que l’établissement d’une liste des membres exclus par chaque syndicat séparément sur la base de la consultation de la liste des candidats du Vlaams Blok et de la comparaison avec sa propre liste de membres constitue un traitement légitime ». En revanche, la transmission de la liste nominative des membres exclus aux autres syndicats constitue une violation de la loi sur la vie privée. Du reste, la commission ne se prononce pas sur le fond du problème : l’incompatibilité entre les valeurs défendues par les plaignant.e.s et celles de la CSC[21]. Les organisations syndicales subissent un sérieux coup de frein dans leur lutte interne contre l’extrême-droite ; elles ne desserrent pas pour autant le collet, comme en témoignent les multiples rappels de leurs valeurs, congrès après congrès et lors d’actions menées en partenariat.
Conclusions
La percée de l’extrême-droite en Flandre et, de manière marginale, en Wallonie et à Bruxelles met en perspective les conflits de valeurs qui mettent sous tension un syndicalisme de masse, entre une organisation qui porte des principes démocratiques et certain.e.s de ses membres qui sont animé.e.s par d’autres convictions. Elle met aussi en lumière le choc que peut provoquer un syndicalisme à deux jambes : de service et de militance. Jusqu’en 1994, il ne semble pas qu’il y ait de contrat mutuel entre la CSC et ses affilié.e.s, la première ne semblant pas conditionner les services qu’elle rend aux second.e.s à une adhésion philosophique explicite. Le dimanche noir semble reconsidérer fortement cette relation ; le phénomène est d’ailleurs commun aux trois principales organisations syndicales. Celles-ci ne semblent pas prêtes à sacrifier leurs fondamentaux au nom d’une affiliation massive : les affilié.e.s et les militant.e.s se doivent d’incarner sur le terrain les valeurs du mouvement syndical auquel ils appartiennent ou, en tout cas, de ne pas adopter des positions contraires. Ce front commun, porteur de valeurs démocratiques communes, opposé à l’extrême-droite et au racisme, ira même jusqu’à l’échange de listes de militant.e.s du Vlaams Blok et du Front national, ce qui sera contesté par la commission pour la protection de la vie privée, laquelle ne s’opposera par ailleurs pas au principe de l’exclusion.
Les exclusions restent toutefois les mesures ultimes employées par la CSC. Car, celle-ci ne s’épargne pas de nombreux efforts de formation, de conscientisation et d’intégration pour lutter contre les idées de l’extrême-droite et pour combattre le racisme. En d’autres termes, elle en revient à ses fondamentaux de travail d’éducation permanente pour lutter contre les aspirations anti-démocratiques. De plus, jusqu’au bout, elle appelle les affilié.e.s et les militant.e.s à réinterroger leur position, avant de se résoudre à les exclure lorsqu’ils maintiennent leur posture.
Notes
[1] Pour l’analyse détaillée de ces élections législatives, voir : MABILLE, X., LENTZEN, é., BLAISE, P., Les élections législatives du 24 novembre 1991, Bruxelles, CRISP, 1991 (Courrier hebdomadaire, n°1335-1336). [2] Fin 1988, la CSC compte près d’1 400 000 affilié.e.s. Voir : CSC, Rapport d’activité administratif. 1985-1989, Bruxelles, CSC, p. 8. [3]Syndicaliste CSC, n° 426, 10 janvier 1995, p. 4. [4]Ibid., p. 7. [5]Ibid., p. 9. [6]Ibid., p. 10. [7]Ibid., p. 18. [8]Ibid., p. 38-39. [9]Ibid., p. 27. [10]Ibid., p. 28. [11] CARHOP, CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Note d’[Edwin Loof], 8 février 1995 ; CARHOP, CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Projet de convention de collaboration entre la CSC et le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, 1995. [12]Rapport d’activité 1994-1996, Bruxelles, CSC, p. 58. [13]Ibid., p. 51. [14]Ibid., p. 57. [15] CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Note du bureau national aux organisations, 14 février 1995. [16] CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Note du bureau national aux organisations, 14 février 1995. [17] CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Note du bureau national aux organisations, 14 février 1995. [18] CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Note aux membres du bureau journalier, 13 mars 1996. [19] CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Correspondance entre Marc Becker, Jacques Debatty e.a., 9-10 octobre 2000. [20] CARHOP, CSC – versement Josly Piette, n°A15.1 (prov.), Rapport au bureau national : exclusion membres extrême droite, 6 mars 2001. [21] CARHOP, CSC – versement Josly Piette, n°A15.2 (prov.), Avis n° 51/2002 de la commission de la protection de la vie privée, 19 décembre 2002.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
WELTER F., « Un mouvement syndical de masse face à la percée de l’extrême-droite. Ne pas sacrifier ses valeurs sur l’autel de l’affiliation à tout prix », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
La crise économique et sociale de la deuxième moitié des années 1970 est propice, en Belgique comme ailleurs en Europe, à l’intensification d’une certaine racialisation des rapports sociaux. Les pratiques administratives et les discours publics d’alors reflètent la pensée d’un État qui considère illégitimes les revendications des immigré.e.s et leurs descendant.e.s à l’obtention de droits égaux. Le monde du travail, lieu par excellence de cristallisation des tensions socio-économiques, n’est pas épargné par les conflits. Des travailleurs et travailleuses immigré.e.s déclenchent des grèves, liées à des questions d’emploi dans les secteurs où la main-d’œuvre étrangère est importante, comme dans l’industrie. Ils et elles dénoncent également la pénibilité de leurs conditions de travail et de vie, ainsi que la difficulté de leurs rapports avec les collègues belges d’une part et la hiérarchie d’autre part. Des travailleurs clandestins entament une grève de la faim à Schaerbeek en 1974, réclamant l’octroi pour toutes et tous les clandestins d’un permis de travail donnant accès à l’ensemble des secteurs ainsi qu’un permis de séjour. Les formes de luttes changent, les revendications et les militant.e.s également. C’est avec ce contexte socio-économique et politique comme cadre que la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) s’investit davantage dans le champ de la lutte contre les discriminations et le racisme, ce dernier étant vu et – vécu – comme une conséquence de ces discriminations. Les militant.e.s immigré.e.s de « deuxième génération » deviennent les fers de lance des combats menés par le mouvement dans les entreprises, les écoles et sur la place publique pour une égalité des droits entre Belges et immigré.e.e.s. Le recours à la méthode « Voir-Juger-Agir » les aide à analyser leur situation et à planifier leurs actions, leur permettant d’être acteurs et actrices du monde qui les entoure. Le témoignage d’Alfonso Álvarez Lafuente, jociste belgo-espagnol et permanent de la JOC de Bruxelles, contemporain de ces événements, donne du relief à cette histoire puisée dans les archives du mouvement.
De l’Espagne vers la Belgique
Né en 1957 en Galice, région du nord-ouest de l’Espagne située au-dessus du Portugal, face à l’océan Atlantique, Alfonso est âgé de sept ans quand sa famille émigre en Belgique. Le voyage, son père l’entreprend d’abord seul, aux Pays-Bas. Il s’installe ensuite en Belgique, où il est rejoint par sa femme et ses quatre enfants en 1964, après un long périple en train. L’idée des parents est d’y travailler quelques années, d’économiser suffisamment d’argent et de rentrer en Espagne. Finalement, Alfonso passera 26 ans en Belgique .
Installés dans un appartement de trois pièces, situé dans le haut de l’avenue de la Victoire, dans la commune de Saint-Gilles à Bruxelles, ils vivent le sort de l’immense majorité des familles immigrées arrivées en Belgique. Le changement de climat et d’alimentation, couplé au fait que le logement est exigu et mal chauffé, à pour conséquence que toute la fratrie tombe malade dès les premiers mois, « on était plein de boutons ». [1] Les enfants commencent l’année scolaire en retard et sans cours de français spécifique. Alfonso entre à l’école, « avec cette impression d’être complètement déplacé, incompris ». Après avoir doublé sa deuxième primaire à cause de la barrière de la langue, Alfonso ne rencontre plus de problème de compréhension à l’école. Mais l’expérience du déracinement est traumatique. Passer d’une vie de village à celle d’une grande ville n’aide pas. À l’école comme ailleurs, il ressent parfois du racisme. « Certains professeurs, certains élèves, pas tous. Particulièrement un élève qui était un espagnol, était très raciste envers nous ». En 1971, après une tentative avortée de retour en Espagne, qui aura duré un an, la famille revient s’installer à Bruxelles. Suite à ce retour manqué à Barcelone, Alfonso a maintenant deux ans de retard sur ses études. Ses parents souhaitent qu’il suive une formation professionnelle courte, il s’inscrit dans un établissement technique et professionnel à Saint-Gilles, rue Louis Coenen. C’est lors de ses études qu’il fait une rencontre qui va influencer de manière fondamentale la suite de son parcours.
Rencontre avec la JOC et les enquêtes
Lors de son inscription, Alfonso doit passer un test organisé par le Centre Psycho-Médico-Social (PMS). Malgré son souhait de suivre une formation technique, appelée à cette époque filière technique « A3 », qui ouvre plus de possibilités et qui est réputée pour avoir un meilleur niveau, il est, à la suite du test, orienté vers la filière professionnelle « A4 ». La raison invoquée par le personnel du centre PMS pour justifier cette décision est qu’Alfonso présente des difficultés en français. Alfonso vit cette décision comme une injustice, car, précise-t-il, « j’avais commis deux fautes d’orthographe, dans une dictée qui faisait une page. À treize ou quatorze ans, c’était plutôt une excuse [de la part du centre PMS] ». Malgré la déception de leur fils, ses parents accordent leur confiance à cette procédure « c’est un test officiel, disent-ils, ça a l’air sérieux, ce sont des psychologues, des experts en formations ». Alfonso entame alors son parcours dans la filière professionnelle, en mécanique.
En 1973 et 1974, une enquête menée par des jeunes de la JOC est réalisée dans son établissement, ainsi que dans différents établissements de formation professionnelle du pays et en Europe, sur la thématique des immigré.e.s de deuxième génération. Intéressé, Alfonso y participe et commence à fréquenter ce groupe de jeunes. Ensemble, les jeunes analysent les résultats. Le constat est sans appel et les choque profondément, car dans l’ensemble des pays où la JOC réalise son enquête, les enfants d’immigré.e.es sont systématiquement orienté.e.s vers la formation professionnelle.[2] En Belgique, les filles se retrouvent surtout « en coupe et couture, et les garçons en mécanique par exemple ». Pourtant, les machines-outils utilisées en atelier sont déclassées et n’ont presque plus d’utilité en industrie explique Alfonso, quant aux études de couture, « l’industrie textile commençait à disparaitre, ce qui en restait était complétement mécanisé, donc on n’avait pas besoin de couturières ». Le petit groupe JOC dans lequel Alfonso est entré se rend compte que ces études ne conduisent à aucune qualification professionnelle, ce sont des « filières parkings ». « On commence à se demander pourquoi ? C’est peut-être parce qu’on est immigrés justement ».
Ce type de constats, la JOC y est déjà confrontée une dizaine d’années plus tôt, lors d’une grande enquête sur la formation professionnelle et le travail, lancée sur l’impulsion de son Deuxième Conseil International, qui a lieu à Rio de Janeiro en novembre 1961. La partie de cette enquête qui concerne l’immigration est diffusée à 2 000 exemplaires en Belgique, pour environ 300 questionnaires en retour. À partir des résultats, la JOC publie vers 1964 ou 1965 un document de synthèse qui inclut des constatations et des revendications sur des questions aussi diverses que l’accueil, le logement, le permis de travail, la carte d’identité, la vie professionnelle, l’enseignement et la participation à la vie en société.[3] La JOC y perçoit déjà que les jeunes immigré.e.s rencontrent des difficultés particulières à l’école, notamment suite à des problèmes de compréhension de la langue, et que beaucoup redoublent ou sont dirigé.e.s vers des filières techniques et professionnelles. Le mouvement recommande alors que soient instituées, dans les écoles où un certain nombre d’immigré.e.s sont présent.es, des classes spéciales qui pratiquent un apprentissage progressif et un renforcement des cours de langue. Par ailleurs, la JOC demande également que l’orientation professionnelle soit « exercée en toute objectivité, dans le seul intérêt des jeunes et complètement à l’abri de toute pression extérieure venant des instances scolaires, des services de placement, des pouvoirs publics ou des organisations sociales et économiques ».[4]
Si une dizaine d’années sépare ces deux enquêtes, leurs conclusions tendent à démontrer que la situation n’évolue pas positivement entre 1964 et 1974 pour les jeunes étudiant.e.s d’origine immigrée en Belgique. Cette stagnation présente un terrain de militance propice pour la JOC, notamment les sections de la JOC immigrée, italiennes, espagnoles et portugaises, qui émergent ou prennent de l’importance au tournant des années 1960-1970. L’enquête sur la formation professionnelle et le travail, lancée au Conseil de Rio, joue à ce titre un rôle de catalyseur, car elle favorise la structuration des sections immigrées qui affinent leurs constats et revendications. Dans la foulée, pour l’année 1964, les permanent.e.s jocistes d’origine immigrée décident, après une réunion spéciale, d’articuler leur action annuelle autour de quelques point principaux que sont : l’information « de l’opinion publique sur le rôle que jouent les travailleurs immigrés en Belgique »[5] ; le repérage systématique et la dénonciation aux autorités des propriétaires qui ne louent pas leurs biens aux immigré.e.es ; le repérage des entreprises qui refusent « catégoriquement d’embaucher de la main d’œuvre étrangère » ; l’information des immigré.e.s sur les démarches à effectuer pour obtenir des papiers d’identité et un permis de travail, ainsi que sur les conditions de naturalisation ; et enfin, d’enclencher les démarches à tous les niveaux de pouvoirs pour obtenir la création de « Conseils consultatifs d’immigrés ». Afin de favoriser l’aboutissement de ce programme ainsi que pour mener toute action suggérée par les travailleurs et travailleuses immigré.e.s eux-mêmes, proposition est faite de créer, « dans les fédérations qui comptent un grand nombre de travailleurs migrants, une commission fédérale d’Immigrés ».
La JOC, ces informations le démontrent, évolue tant sur le fond que sur la forme. À partir de la fin des années 1960, elle traverse toutefois une période d’instabilité qui accentue et accélère sa mutation, influençant ses méthodes et modes d’action.
La mutation de la JOC
Depuis le décès de son fondateur Joseph Cardijn en 1967, la JOC connait des bouleversements. Après mai 1968, la jeunesse se politise, elle revendique plus de libertés, à tous les niveaux. En 1969, des militant.e.s et des permanent.e.s jocistes sont réprimés, emprisonnés et torturés au Brésil par la dictature militaire, qui se revendique pourtant « chrétienne ».[6] Une manifestation est organisée en juin devant l’ambassade du Brésil à Bruxelles. Elle est interdite et sévèrement réprimée par la police. Pour nombre de militant.e.s, il s’agit là d’un baptême politique.[7]
Quelques mois plus tard s’ouvre à Beyrouth le quatrième Conseil mondial de la JOC internationale (JOCI), au cours duquel la prise de conscience de l’importance des enjeux politiques se précise. Sous l’impulsion des responsables d’Amérique latine et d’Asie, un approfondissement de l’analyse socio-économique de la JOC est mobilisé dans le but d’expliquer le sort de la jeunesse travailleuse.[8] Certains responsables de la JOC wallonne œuvrent alors afin de faire pénétrer les préoccupations de la JOCI sur le territoire belge. C’est à cette période que la branche immigrée de la JOC acquiert une plus grande autonomie par rapport au Bureau national du mouvement, notamment suite à l’influence de deux permanents d’origine italienne. « C’est en effet parmi les immigrés, italiens mais aussi espagnols, que le langage radical de la JOC internationale trouve le plus d’écho. Le caractère ouvrier de la JOC est mis en avant et les compromissions de l’Église sont dénoncées »[9], elle dont les dirigeants à Rome étaient restés muets devant la situation au Brésil, malgré l’intervention d’une délégation de la JOC au Vatican. Les responsables du mouvement en Belgique estiment en conséquence qu’ils ne peuvent pas se reposer sur les dirigeants ecclésiastiques, puisque l’Église ne soutient pas la lutte d’émancipation des jeunes travailleurs. Le but assigné au mouvement se transforme également. Il ne s’agit plus dorénavant de conquérir le cœur de la jeunesse travailleuse pour le compte du Christ, mais il importe avant tout, selon le permanent jociste Mario Gotto de « développer la lutte des classes en vue de la prise de pouvoir, pour construire une société sans classes ».[10]
Les conclusions du conseil de Beyrouth percolent dans les mouvements nationaux au début des années 1970 et, en Belgique, cela se cristallise lors du Conseil de la JOC-JOCF à Namur, aux mois de juillet-août 1973. Lors de ce Conseil commun aux filles (JOCF) et garçons (JOC), ce qui n’est pas une habitude du mouvement, la décision est prise de travailler dorénavant par catégories : militant.e.s en entreprises, travailleurs et travailleuses immigré.e.s, apprenti.e.s et étudiant.e.s. Suite à cette décision, en lieu et place des commissions nationales, on retrouve des commissions par catégories.
Ce changement induit une certaine acuité dans l’analyse, car celle-ci s’en trouve précisée et plus directe, puisque issue des questions posées principalement par les jeunes immigré.e.s sur leur situation propre. La JOC est alors composée de fédérations belges et immigrées, mais le mouvement national est impulsé par les actions et réflexions des fédérations immigrées, qui sont à cette époque plus fortes, plus dynamiques que les fédérations belges. Par ailleurs, l’immigration espagnole ayant été composée, pour partie, d’opposant.e.s au franquisme, de communistes, d’anarchistes, de socialistes, de trotskystes, de chrétiens progressistes, elle possède parfois une tradition de lutte et un anti-franquisme ancré.[11] La fédération de JOC espagnole détient par ailleurs la particularité d’avoir été fondée par des membres envoyé.e.s directement par la JOC d’Espagne explique Alfonso, afin d’accompagner la première vague d’émigration vers l’Europe, principalement « de jeunes filles qui allaient travailler comme employées domestiques. Et donc, la JOC d’Espagne avait envoyé des gens qui étaient déjà formés, pour organiser les employées domestiques en Belgique, en France, dans d’autres pays ». Ce phénomène s’explique également par la volonté de l’Église espagnole d’encadrer les émigrant.e.s. Vers le milieu des années 1950, une Commission épiscopale des migrations est mise sur pieds et chargée de leur apporter une assistance spirituelle, rendant obligatoire la présence de « prêtres des émigrants ».[12]
La JOC immigrée, le « Voir-Juger-Agir » et la question du racisme
Pour beaucoup de jeunes immigré.e.s de la deuxième génération, la prise de contact avec la JOC s’effectue au travail ou à l’école. Elle leur permet, grâce aux enquêtes et aux groupes de base, d’analyser leur situation personnelle tout en la reliant au destin de milliers d’autres jeunes comme eux. L’injustice qui transparait des résultats des enquêtes résonne avec leur vécu, celui de leur famille. Les groupes de JOC espagnole qu’Alfonso fréquente, ainsi que d’autres, s’interrogent sur la place des immigré.e.s en Belgique et dans leurs pays d’origine, sur les discriminations qu’ils constatent.
Avec comme guide de conduite la méthode jociste du « Voir-Juger-Agir », les groupes partent des enquêtes pour développer ensuite leur analyse et leurs actions, du plus petit au plus grand échelon : « on ne concevait pas une action nationale sans une action locale, ou une action européenne sans une action nationale et locale ». Ces jeunes remontent le fil de leur histoire et questionnent les raisons qu’y ont poussé leurs parents à émigrer. Ils éditent des brochures comme support de réflexion pour les groupes de base, qui réunissent des jeunes espagnols de la deuxième génération. « ¿ Quiennes Somos. Por qué estamos en Bélgica » (Qui sommes-nous. Pourquoi sommes-nous en Belgique ?). « Quand nous retournons en Espagne, nous sommes les étrangers », « En Belgique, nous sommes les espagnols ». [13]
Les JOC invitent des intervenant.e.s qui sollicitent des approches sociologiques afin de les aider à comprendre leur situation de migrant.e.s. Les jeunes se rendent compte que leur pays, l’Espagne, a facilité leur émigration, puisqu’un accord bilatéral est signé avec la Belgique en novembre 1956 et qu’un Institut de l’émigration espagnole (IEE) est fondé la même année, par le régime franquiste, dans le but d’encourager les départs vers l’Amérique latine et l’Europe.
La dictature de Franco, explique Alfonso, « avait conduit à une économie qui était assez fermée sur elle-même. À un certain moment, il n’y avait pas de travail pour tout le monde, car le marché stagnait. Donc l’émigration était intéressante pour l’Espagne en tant que pays, car ça permettait de soulager la pression sociale, il y avait moins de chômage, etc. Et en même temps, on envoyait les devises en Espagne, on envoyait des francs belges, ce qui était très intéressant pour l’économie espagnole ». Du côté belge, l’immigration représente une main-d’œuvre nécessaire afin d’effectuer les métiers que les travailleurs et travailleuses belges désertent, comme celui de mineur, de domestique, etc. « L’immigration était une main-d’œuvre bon marché, c’est ça aussi qu’on a compris », continue Alfonso, « Pourquoi nos mères font des ménages dans les maisons des quartiers riches de Bruxelles ? Pourquoi nos parents travaillent dans des usines où la plupart des travailleurs non-qualifiés sont des immigrés ? Ou dans la construction, dans les mines, etc. C’est parce qu’en fait, ça arrange bien les entreprises belges, parce que comme cela, on [les travailleurs et travailleuses étrangers] est moins informés, on ne connait pas nos droits, on est moins revendicatifs, etc. ».
À travers leurs brochures et publications, on comprend que les différentes JOC immigrées, qu’elles soient espagnoles ou italiennes par exemple, perçoivent la migration comme une nécessité fondamentale pour la viabilité du système économique capitaliste. Et, suivant cette analyse, c’est ce système capitaliste qui est responsable du racisme : « pour nous, le racisme était une conséquence d’un système qui finalement favorise les intérêts des puissants, des classes sociales les plus puissantes, des pays les plus développés ». Ce qui transparait des brochures de la JOC espagnole des années 1970, c’est l’idée que l’immigration arrange surtout le patronat, qui y voit une opportunité précieuse de casser la solidarité entre travailleurs et travailleuses et donc de déforcer les mouvements syndicaux, tout en tirant les salaires vers le bas . Les JOC constatent que l’immigration est un phénomène structurel, qui arrange d’une certaine manière l’immigré.e, qui n’a cependant pas le choix, mais qui arrange surtout le pays d’origine et le pays d’accueil. Donc poursuit Alfonso, « le racisme, pour nous, c’est une conséquence de ce système, qui à la base est injuste. (…) car personne ne devrait immigrer dans une société idéale. C’est une expérience très traumatisante, dure, difficile, qui ne devrait pas exister ».
Cette analyse qui conclut à la particularité de leur situation par rapport au reste du mouvement ouvrier amène les travailleurs et travailleuses immigré.e.s de la JOC à prendre conscience au début des années 1970 qu’ils doivent agir différemment, ainsi que semble le prouver cet extrait de la brochure Gioventu Operaia, destinée aux immigré.e.s d’origine italienne : « nous croyons qu’il faut que les immigrés s’organisent entre eux pour défendre leurs droits. Jusqu’à maintenant, on nous a toujours fait participer aux luttes ouvrières sans tenir compte de nos situations spécifiques. Notre lutte doit être solidaire de celle de notre pays d’origine et il faut qu’elle réponde à la situation de sous-développement de celui-ci ».[14] Les JOC immigrées se concentrent dorénavant principalement sur des luttes déclenchées par ou pour des immigré.e.s en Belgique. C’est le cas dès 1974 avec le combat pour la régularisation des travailleurs et travailleuses « clandestins », comme ils sont appelés alors .
La circulaire Califice, mobilisation pour la régularisation des clandestin.es
La situation des personnes issues de l’immigration ne s’améliore pas en Belgique dans la deuxième moitié des années 1970 et durant la décennie 1980. La crise économique et de l’emploi modifie la position sociale des migrant.e.s, « les plus jeunes se retrouvant parfois même dans une position sociale inférieure à celle des parents ».[15] En 1974, en raison de cette crise économique naissante, le nombre de chômeurs et de chômeuses dépasse le nombre symbolique des 100 000 personnes. Le gouvernement belge de Leo Tindemans II (chrétien-libéral)[16], décide l’arrêt total de l’immigration de la main-d’œuvre non-qualifiée en provenance des États non membres de la Communauté économique européenne (CEE).[17] Cette décision provoque l’arrêt officiel de l’immigration dans le pays. Dès lors, « si la présence de l’immigration n’est pas clairement contestée, sa stabilisation n’est toutefois pas immédiatement admise ».[18] La circulaire connue sous l’appellation de « circulaire Califice », du nom du ministre de l’Emploi et du travail de l’époque, Alfred Califice (démocrate-chrétien), qui prend effet le 1er août 1974, doit pourtant permettre la régularisation des travailleurs et travailleuses « clandestins ». Possibilité est laissée jusqu’au 19 août pour introduire un dossier de régularisation.[19]
Mais pour la JOC, il s’agit là d’une fausse campagne de régularisation, et ce pour diverses raisons. La première d’entre elles est symbolisée par la période au cours de laquelle cette circulaire est promulguée, car ce sont les vacances, en plein mois d’août. Le pays tourne encore au ralenti, et des travailleurs et travailleuses clandestins peuvent ne pas être présents dans le pays. Ensuite, le délai pour remettre un dossier de régularisation est extrêmement court, du 1er au 19 août. Enfin, les critères sont jugés impossibles à remplir, car les dossiers doivent contenir : la preuve que les personnes concernées vivent dans le pays depuis le 1er avril 1974 ; celles et ceux qui possèdent déjà un travail doivent fournir un contrat de travail et un certificat médical ; celles et ceux qui n’en possèdent pas doivent trouver un employeur et signer un contrat grâce au concours de l’Office national de l’emploi (ONEm).[20]
La JOC, et ses groupes de jeunes d’origine immigrée particulièrement, se mobilise immédiatement contre cette décision. Elle revendique quelques éléments principaux : la régularisation des travailleurs et travailleuses clandestins sans conditions, le permis « A » pour tous les immigrés[21], la dissolution de la police spéciale des étrangers et la fin des contingentements, qui régulent les entrées sur le territoire et les limitent à des profils bien spécifiques. Les militant.e.s de la JOC impriment et diffusent des dossiers spéciaux sur l’immigration, tentant d’informer le plus grand nombre, et participent activement à la mobilisation qui inclut également les syndicats, à savoir la FGTB et la CSC. Ils s’engagent dans la plateforme de lutte pour la régularisation de tous les clandestins, qui organise une pétition, et récoltent des milliers de signatures. Des numéros spéciaux de Juventud Obrera et de Gioventu Operaia, les revues de la JOC à destination des hispanophones et italophones, expliquent la situation, réalisent un récapitulatif sur l’immigration en Belgique et posent les revendications principales du mouvement sur cette question.
Grâce à cette mobilisation et à la pression constante exercée sur le ministère de l’Emploi et du travail tout au long de la procédure, notamment des manifestations devant les sièges de l’ONEm de Bruxelles, Hasselt et Anvers, trois prolongations successives d’un mois du délai pour la recherche d’un emploi sont obtenues et les critères sont également assouplis.[22] Des groupes JOC se forment un peu partout en Wallonie, et vers la mi-novembre, plus de 100 jeunes travailleurs et travailleuses déclenchent une grève de la faim pendant deux jours. Dans sa brochure à destination des immigré.e.s d’origine italienne, la JOC écrit que, « sous la pression des grèves de la faim et de toutes les actions menées auprès des ministres, des organisations syndicales et des personnes influentes, nous avons obtenu la prolongation jusqu’au 31 janvier pour les 800 inscrits à l’ONEm qui n’avaient pas trouvé de travail au 31 novembre ».[23] En tout, « 7.470 clandestins (dont 3.447 en province de Brabant, 2.720 en Flandre et 1.303 en Wallonie) seront finalement régularisés » [24] durant ce que la mémoire collective retient sous le nom « d’opération Bidaka », qui signifie « Une minute s’il vous plait » en turc, et qui consiste en un accompagnement des clandestin.e.s pour présenter leur dossier de régularisation.
Les jeunes JOC jugent finalement dans Gioventu Operaia que la plus grande victoire de cette mobilisation, « c’est d’abord la solidarité ouvrière qui s’est créée et la prise de conscience qui s’est faite sur le problème immigré. Ceci pour ceux qui ont participé à l’action, mais aussi pour les milliers de visiteurs qui sont venus nous apporter leur soutien ».[25]
En guise de conclusion
Le changement de cap qui s’opère au niveau mondial lors des différents Conseils internationaux de la JOC, influencés par les luttes et revendications sud-américaines et asiatiques, percole et impacte la JOC en Belgique, particulièrement à partir de 1969. Au tournant de la fin des années 1960 et du début des années 1970, les jeunes d’origine immigrée s’organisent dans la JOC. Ils prennent conscience de la spécificité de leur situation, de la double domination, capitaliste et raciste, qui s’applique à leur parcours, même s’ils ne la nomment alors pas encore comme cela. Cette discrimination les incite à s’organiser entre eux et à affirmer leurs revendications spécifiques, tout en inscrivant leurs luttes dans celles du mouvement ouvrier. Pour la JOC, c’est le système capitaliste qui est responsable du racisme dont sont victimes les travailleurs et travailleuses immigré.e.s, et ce racisme sert les intérêts du patronat. En se mobilisant sur des objectifs tels que la régularisation de tous les clandestins lors de « l’opération Bidaka » en 1974, la JOC démontre qu’elle prend conscience de l’importance de lutter contre les discriminations dont sont victimes les immigré.e.s en Belgique. Le mouvement inscrit progressivement son combat dans une perspective d’égalité des droits politiques entre immigré.e.s et belges, afin de contrer le racisme et d’unifier les luttes des travailleurs et travailleuses, quelles que soient leurs origines. Ce sera la revendication de la plateforme « Objectif 82 », qui milite pour le droit de vote de tous et toutes aux élections communales de 1982.
Notes
[1] CARHOP, interview d’Alfonso Álvarez Lafuente, réalisée par Julien Tondeur, 14 octobre 2022. Sauf mention contraire, toutes les citations proviennent de cette interview. [2] Ces enquêtes sur la question de la « Deuxième génération » continuent tout au long des années 1970. CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC espagnole, Résultats des enquêtes : 2ème génération, Bruxelles, mars 1977. [3] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, « Synthèse nationale et résolutions de l’enquête sur la formation professionnelle et le travail », sd, sl. [4] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, dos Résultats enquête travail et suite pour les immigrés, « Synthèse nationale et résolutions de l’enquête sur la formation professionnelle et le travail », sd, sl. [5] Pour cette citation ainsi que toutes celles de ce paragraphe, CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, dos Résultats enquête travail et suite pour les immigrés, « Action avec les immigrés », 11 juillet 1964. [6] COENEN M.T., notice biographique d’Epis Fabrizio, Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier en Belgique, https://maitron.fr/spip.php?article220595, page consultée le 14 octobre 2022. [7] DENIS P., « La JOC depuis 1970, histoire d’une mutation », La Revue Nouvelle, Bruxelles, n° 84, 1986, p.516. [8] Les informations de ce chapitre proviennent, sauf mention contraire, de : Interview de Luc ROUSSEL, La JOC et son identité, CARHOP asbl, 2013, https://www.youtube.com/watch?v=MlQKjEb-rCc. [9] DENIS P., « La JOC…”, p. 516-517. [10] WYNANTS P., « De l’Action catholique spécialisée à l’utopie politique. Le changement de cap de la JOC francophone (1969-1974) », Cahiers d’histoire du temps présent, n° 11, 2003, p. 102. [11] SANCHEZ M.J., « Les Espagnols en Belgique au XXe siècle », MORELLI A., (dir.), Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique, de la préhistoire à nos jours, Couleur livres, Bruxelles, 2004, p. 279-296. [12] FERNÁNDEZ VICENTE M.J., « Émigrer sous Franco. Politiques publiques et stratégies individuelles dans l’émigration espagnole vers la France (1945-1965), » Exils et migrations ibériques au XXe siècle, n°2, Espagnols et Portugais en France au XXe siècle. Travail et politiques migratoires, 2006. p. 160, https://doi.org/10.3406/emixx.2006.1084, page consultée le 10 octobre 2022. [13] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, Quiennes Somos. Por que estamos en Belgica ?, brochure éditée par la JOC-JOCF, Bruxelles, sd. [14] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, Gioventu Operaia (Foglio di collegamento dei gruppi J.O.C immigrati e universita operaia), n° 1, février 1973, p. 12. [15] OUALI N., « Emploi : de la discrimination à l’égalité de traitement ? », La Belgique et ses immigrés. Les politiques manquées, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 1997, p. 147-148. [16] Gouvernement en place du 11 juin 1974 au 4 mars 1977. [17] KHOOJINIAN M., « Du travailleur au clandestin. La politique de l’emploi et l’immigration de travail dans la Belgique de la fin des Trente Glorieuses (1965-1974) », Revue belge de philologie et d’histoire, t. 97, fasc. 2, 2019. p. 522. [18] OUALI N., « Emploi…”, p. 148. [19] KHOOJINIAN M., « Du travailleur…”, p. 569. [20] CARHOP, fonds JOC Nationale, JOC immigrée, « Gioventu Operaia », octobre 1974. [21] Contrairement au permis « B », le permis de travail « A » donne accès à tous les secteurs non protégés. [22] CARHOP, fonds JOC Nationale, Juventud Obrera et Gioventu Operaia, octobre 1974. [23] KHOOJINIAN M., Le rôle des organisations syndicales dans la régularisation des clandestins de 1974-1975, CFS-EP, http://ep.cfsasbl.be/IMG/pdf/en_ligne_analyse2014_le_role_des_organisations_syndicales_dans_regularisation_clandestins.pdf, 2014, p. 8. [24] CARHOP, fonds JOC Nationale, Gioventu Operaia, février 1975, n° 9, p. 3. [25] KHOOJINIAN M., « Du travailleur…”, p. 569-570. [26] CARHOP, fonds JOC Nationale, Gioventu Operaia, février 1975, n° 9, p. 3.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
TONDEUR J., « La JOC et la question des discriminations et du racisme dans les années 1970 en Belgique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop
Cet article repose sur le témoignage d’une militante de l’antiracisme francophone en Belgique, Véronique Oruba, secrétaire nationale du Mouvement ouvrier chrétien. Quand elle rentre au MOC, en 1992, les acteurs de l’antiracisme dispose déjà de la loi Moureaux[1] qui sanctionne les discours racistes et le milieu associatif, ayant la lutte contre le racisme comme objectif prioritaire, est bien implanté (le Mouvement contre le racisme et la xénophobie (MRAX ), le Comité de Liaison des Organisations de Travailleurs Immigrés (CLOTI)[2],…
Au sein du mouvement, elle travaille essentiellement sur la question d À travers son récit, ce sont les enjeux portés par le MOC en tant que tel que l’on découvre ainsi que le travail qu’il mène en intégrant de structures plus larges (collectifs, plateformes, …). Enfin, c’est la lutte antiraciste présentée par une militante du Mouvement.
Le témoignage de V. Oruba n’a pas l’ambition d’être une histoire exhaustive de mouvement antiraciste des années 1990 à aujourd’hui. Comme souvent dans les récits de vie, il s’agit d’un témoignage subjectif où la mémoire pointe quelques moments du parcours. Ce sont des moments choisis. De même, les souvenirs des dates peuvent être approximatifs.Les propos de l’interview sont recontextualisés, recoupés à l’aide d’ archives et des publications.
Des droits sociaux pour tous les travailleurs
D’emblée, V. Oruba tient à souligner le rôle central des syndicats dans l’accueil des travailleurs immigrés. Elle aime d’ailleurs de rappeler que le droit de vote à d’aborder été accordé par les organisations syndicales dans le cadre des élections sociales.
« …cela a toujours été la fierté des syndicats, les premiers étrangers qui ont pu voter, c’était dans l’entreprise. »
Œuvrant dans un premier temps à accorder les mêmes droits à l’ensemble des travailleur.euse.s, le travail d’intégration des immigré.e.s se poursuit avec l’extension des droits, soit les droits sociaux sociaux
« Puisqu’ils sont là, il faut désormais compter avec eux, d’autant plus qu’ils sont désormais majoritaires dans une entreprise, dans un secteur. Les syndicats vont donc intégrer dans leurs revendications la défense de certains droits, pensés comme autant de protections vis-à-vis de leur propre statut ouvrier. C’est le cas, par exemple, du principe que, pour un travail égal, le salaire de l’étranger doit être égal… Mais progressivement, il s’agit de considérer ces travailleurs comme membres à part entière de la classe ouvrière et donc de revendiquer des droits, tel celui de participer aux instances de la démocratie économique, aux élections sociales. Plus tard, ce seront les droits culturels, sociaux et politiques… »[4]
La loi Gol, le MOC se positionne
Dans les années 1980, il devient évident que la crise économique est une crise structurelle. Pour le front antiraciste, une première victoire apparait, la loi Moureaux. Celle-ci permet de condamner les incitations à la haine. Vers le milieu des années 1980, le chômage devient une préoccupation majeure des politiques.[5] « Ce chômage massif fragilise la position des immigrés et laisse le terrain libre à l’expression d’attitudes politiques xénophobes. »[6] C’est dans ce contexte que l’avant-projet de loi “Gol” apparait en 1983. La loi est adoptée le 28 juin 1984..Cette loi sur l’immigration incite le MOC à se profiler comme un acteur de l’antiracisme. Celle-ci limite les possibilités en matière de regroupement familial. De plus, le gouvernement Martens V dans son programme de crise et de lutte contre le chômage, encourage le retour au pays d’origine sous forme d’une prime au retour pour les chômeurs étrangers de longue durée. Ces mesures jugées inacceptables incitent le MOC à se mobiliser au côté de ses organisations constitutives. « … le MOC s’oppose particulièrement aux dispositions de l’avant-projet qui limitent le regroupement familial et qui portent atteinte à la liberté d’établissement des immigrés séjournant régulièrement dans le pays. »[7] Il appelle à des manifestations nationales, comme celle de décembre 1983 ou celle de janvier 1984, demandant le retrait de loi du gouvernement sur l’immigration et une politique positive d’insertion. Le Mouvement apporte également son soutien aux grévistes de la faim (dont le soutien aux étudiants de l’UCL évoqué par V. Oruba plus haut).
L’engagement antiraciste du MOC au sein du MRAX
Quand V. Oruba arrive au MOC en 1992, le président est François Martou. C’est à son initiative que le mouvement intègre le MRAX. Ce dernier est un acteur historique et central du combat antiraciste. Il regroupe de multiples associations et les organisations syndicales. Le MRAX est présidé par Hava Groisman, dite Yvonne Jospa qui est le pseudonyme de la résistante belge. Elle crée le Comité de défense des juifs, rejoint à la fin de la guerre le MRAP,le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix qui deviendra, en 1966, le MRAX qu’elle présidera.Les actions contre le racisme du MRAX sont multiples : travail de sensibilisation, d’information, de prévention et campagnes de mobilisation.
« … quand je suis arrivée en ’92, avec François Martou, on avait parlé des engagements du MOC et il m’a dit ” Tu dois aller pour le MOC au MRAX “. C’est comme ça que je suis entrée dans le MRAX. Voilà, notre action antiraciste se faisait à travers le MRAX parce qu’on était aussi avec Madame Jospa. C’était aussi dans une tradition importante qu’(elle) avait amené d’avoir le MOC dans les luttes ainsi que des intellectuels. Et à l’époque c’était surtout l’ULB où il y avait Mateo Alaluf, et d’autres, surtout des profs de l’ULB, les syndicats, le MOC et les associations comme l’association belgo-marocaine et donc on retrouvait les acteurs antiracistes qui voulaient vraiment participer à la construction d’une société de travailleurs étrangers, etc. et on se retrouvaient tous au MRAX… la police a toujours été raciste et moi, je me rappelle à ce moment-là, le MRAX faisait beaucoup de formations avec les policiers et chez nous il y avait aussi des formations et j’ai été une fois avec les policiers d’une centrale …”
La lutte contre l’extrême droite, du cordon sanitaire au Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme
Dès les années 1980 se profile un autre enjeu important, la lutte contre l’extrême-droite.[8]
Lors de élections communales en 1988, le Vlaams Blok[9] remporte une première victoire.
En réponse, en 1989, le gouvernement met en place un Commissariat royal à la politique des immigrés. Il est en charge de faire l’état de la situation, de l’analyser et définir une politique des immigrés. En 1993, le Commissariat royal à la politique des immigrés est remplacé par le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Il est pensé comme une structure permanente de lutte contre le racisme et de promotion de l’égalité des chances et de l’intégration[10]. Le Centre est un organe indépendant, Il reçoit ses missions du parlement et exerce ses missions en toute indépendance. « Il a non seulement pour mission d’effectuer des recherches et d’adresser des avis et recommandations aux pouvoirs publics et aux personnes et institutions privées, mais aussi de traiter des dossiers individuels, et donc d’accompagner des victimes de comportements racistes, que ce soit via des conseils, par voie de médiation ou, lorsque c’est nécessaire, devant les tribunaux. »[11]
Au début des années 1990, la montée en puissance de partis d’extrême-droite se confirme. En 1991, lors des élections législatives, le score électoral de trois partis politiques[12] suscite une véritable onde de choc. Si les deux partis d’extrême-droite, Front national et Agir obtiennent un faible score dand le sud du pays , le Vlaams Blok (VB) en Flandre réalise un score important.
L’élection du 24 novembre 1991 est baptisé « dimanche noir » par les militant.e.s de la démocratie. Les résultats obtenus par ceux-ci, près de 500 0000 voix, surviennent après une campagne électorale clairement axée sur des thématiques racistes.
Un tract bilingue du FN titré « IMMIGRATION… IMMIGRATIE… OUVRONS LES YEUX ! OGEN OPEN ! », réclame, entre autre, le rapatriement des travailleurs étrangers en fin de contrat de travail ou celui des immigrés délinquants. Il assimile les migrants à des envahisseurs, profiteurs.
« Notre pays n’a pas une capacité d’assimilation illimitée, ni vocation à accueillir tous les étrangers qui sont sur son sol… 487.200 pensionnés de chez nous, doivent vivre avec moins de 16.000 FB par mois, alors que n’importe quel étranger, qui débarque à Zaventem et qui se dit “réfugié politique « reçoit d’office 18.361 FB… » [13]
V. Oruba souligne la convergence de lutte entre antiracistes et anti extrême-droite. Pour le MOC, elle siège à la CNAPD[14]. C’est l’occasion, pour le Mouvement, de se joindre aux débats liées à cette poussée de l’extrême droite.
« Il fallait quand même faire barrage et cela a été des années de stratégie politique où on a mis le cordon sanitaire en route… avec les autres partenaires de la CNAPD, pour que les engagements des politiques se fassent…”
Ce barrage prend donc la forme du cordon sanitaire. Porté par le milieu associatif flamand, il apparait d’abord en Flandre en réponse à la montée en puissance du Vlaams Blok. Côté associatif francophone, la « Charte 91 » se constitue et prend la forme d’un appel aux élus des partis politiques démocratiques à s’engager à ne pas conclure d’accord avec les partis d’extrême droite.
Au final, cinq partis flamands concluent un accord permettant, effectivement, d’exclure l’extrême droite de toute coalition politique et s’engagent à ne pas faire passer de textes de loi grâce au soutien des élus d’extrême droite. En 1993, c’est au tour des partis politiques francophones d’adopter la pratique du cordon sanitaire. La « Charte de la démocratie » est signée par quatre partis politiques francophones (PS, PSC, PRL, FDF). [15]
Le droit de vote des étrangers, un combat de longue haleine
Le droit de vote pour tous est un autre dossier important qui mobilise le MOC.
Des premières initiatives en faveur de ce droit apparaissent dès le début des années 1970. Certaines communes ( Liège, Bruxelles, Gand …) instaurent des Conseils consultatifs communaux pour immigrés. Sensés créer un lien entre population immigrée et communes, « …le caractère consultatif de ces conseils en limite fortement l’impact sur les décisions politiques… » [16] Cette faiblesse amène à la revendication du droit de vote pour les étrangers aux communales. Dans un premier temps, en 1971, à Liège cette revendication émane du front commun syndical liégeois qui demande, pour la première fois, le droit de vote pour les étrangers aux élections communales après cinq années de résidence en Belgique. La revendication n’aboutit pas.
En 1977, face à cet échec, la CSC, la FGTB et de nombreuses associations démocratiques s’associent autour du collectif « Objectif 82 ». Le MOC prend également position en faveur des droits politiques. Dans une note intitulée « Définition d’une stratégie devant aboutir à l’attribution, aux immigrés, du droit de vote au communales » datant de 1980, le Mouvement écrit « Se limiter à une large campagne de sensibilisation de l’opinion publique se révélera inefficace. Il est illusoire de penser que, d’ici à 1982, on parviendra à créer un large mouvement d’opinion… Si une initiative gouvernementale parait offrir les meilleures chances de réalisation, il n’en demeurera pas moins qu’à titre complémentaires, une initiative parlementaire est souhaitable. » [17]
Objectif 82 développe une campagne de sensibilisation vers la population et vers les politiques. Le collectif porte trois revendications : l’obtention de la sécurité juridique des étrangers, l’obtention d’une loi contre le racisme et la xénophobie et enfin l’octroi du droit de vote et éligibilité pour les étrangers aux élections communales. L’objectif n’est pas atteint concernant le droit de vote mais la revendication d’une loi contre le racisme, la loi Moureaux, aboutit . Il faudra encore plusieurs années pour que le droit de vote soit effectif. D’abord, pour les ressortissants des pays membres de l’Union européenne autorisé par le traité de Maastricht de 1992, qui institue le principe de citoyenneté au sein des membres de l’Union. Ensuite, ce droit est étendu aux résidents hors Union européenne.
Au-delà des spéculations électorales, c’est un pas important en faveur de l’intégration qui est franchi. De plus, la libéralisation de la naturalisation dans les années 2000 permet aux personnes d’origine étrangère d’acquérir la nationalité belge et de voter en tant que nationaux.[18]
La question du droit d’asile et des sans-papiers, les années 1990, 2000
La fin de l’immigration économique ne signifie pas que l’immigration cesse. D’abord, le droit à vivre en famille (regroupement familial) permet de franchir la frontière. Ensuite, il y a le droit d’asile qui repose sur la Convention de Genève (1951) qui institue le statut de réfugié.
Si jusqu’à la fin des années 1970, ce droit est perçu comme un principe humanitaire. Depuis, « … la perception des candidats et candidates à l’asile tend à changer. Ils sont moins perçus comme des victimes d’oppression qui ont le droit d’être secouru et sont petit-à-petit considérés comme des profiteurs et des fraudeurs potentiels. »[19] Cette perception négative va donner lieu à une politique d’accueil plus répressive.
Face à cette politique d’accueil plus « répressive », le MOC va également monter au combat en soutenant les sans-papiers et en menant des campagnes en faveur d’une régularisation. Ces actions se font dans le cadre de la Coordination et Initiatives pour réfugiés et étrangers (CIRE) dont il est membre.
C’est avec force que V. Oruba s’implique dans les actions liées au droit d’asile. Avec d’autres organisations, le MOC réclame une politique juste et humaine en matière d’’accueil des réfugiés. Progressivement, la mobilisation portera aussi sur la fermeture des centres fermés.
« … il y avait le CIRE, le MOC, les organisations néerlandophones et ensemble, on a créé une grosse plateforme. Parce que, de fait, depuis la fermeture des frontières avec l’arrêt de l’immigration, on voyait bien que les seules portes d’ouverture étant celles pour les étudiants, le regroupement familial et l’emploi. On voyait qu’il y avait des gens qui restaient ici, sur le territoire et que le nombre des sans-papiers commençait à se visibiliser … Et donc la première étape a été de visibiliser les sans-papiers et de dire qu’ils existent. Et ensuite, le combat a été politique pour obtenir la première régularisation. Dans le mouvement, on a vraiment travaillé plus sur les sans-papiers. Ça a été un travail politique, un travail de conscientisation pour, après, repartir dans une deuxième régularisation. Aujourd’hui, on est toujours impliqué pour une troisième qui, malheureusement, n’arrivera sans doute jamais. »
En 1998, un fait divers tragique, l’étouffement par coussin d’une demandeuse d’asile déboutée, Samira Amadu, secoue la société. Le mouvement antiraciste et le mouvement des sans-papiers se retrouvent sur le même terrain d’action. Ils se mobilisent pour obtenir une régularisation à travers le Mouvement national pour la Régularisation des Sans-papiers et des Réfugiés. Une opération de régularisation est acceptée et lancée par le gouvernement Verhofstadt I en 1999 , elle se fera sur dossier, sera individuelle et conditionnelle (santé, preuve d’intégration, famille, enfants scolarisés). Une deuxième vague est organisée en 2009 gouvernement (coalition chrétien, libéraux, socialistes ).
Les flux migratoires restant incessants et le nombre de refus augmentant, une nouvelle plateforme s’organise, la « plateforme citoyenne d’aide aux réfugiés » en 2015..
Elle explique : « … alors on a été, nous, comme MOC, plus sur les questions d’asile avec le CIRE parce qu’on était au CIRE aussi… à ce moment-là, on a la loi de 80 (Gol) et on commence à créer des centres fermés et des centres d’accueil pour les personnes. Alors qu’avant, quand une personne arrivait ici, elle demandait l’asile et elle choisissait où elle allait. (Après) il y a eu le plan de répartition. Les personnes devaient se rendre à l’Office des étrangers et toutes les structures d’accueil sont créées… on a construit des centres fermés et des centres ouverts. Ces dossiers-là étaient tellement nouveaux qu’il fallait réagir sur tout et là c’est devenu une priorité pour le MOC de travailler sur ces enjeux-là… »
2012, une nouvelle plateforme antiraciste.
Le MRAX, acteur historique et incontournable de l’antiracisme, traverse diverses turbulences autour des années 2010[20] : communautarisme, gestion du personnel et perd sa reconnaissance « éducation permanente » qui l’ampute d’un tiers de ses subsides. Face à cette perte de légitimité et à la crainte du vide que cette situation pourrait engendrer, la ministre Fadila Laanan, alors ministre de l’Égalité des chances à la Région bruxelloise lance, en 2012, la plateforme de lutte contre le racisme et les discriminations. On y retrouve de multiples associations parmi lesquelles le CIRE, la CNAPD, des collectifs de migrants, …
« C’était intéressant parce qu’on avait des petites associations, il y avait des associations de toutes confessions mais au début, c’étaient des colloques le samedi et on s’était dit qu’on essaierait de ne pas traiter des questions qui fâchent telles que la question du port du voile, la laïcité, etc. et cela a fonctionné quelques années comme ça. C’était intéressant et puis on a vu que le débat changeait et qui était amené par des associations qui étaient plus communautaires. »
La campagne « Le racisme, vous valez mieux que ça » est une des réalisations qui émane de la plateforme antiraciste qui s’allie avec la Fédération Wallonie-Bruxelles et la RTBF. Celle-ci est destinée au grand public, du moins au public de la RTBF. À partir de ce constat, par exemple, un travail de réflexion est organisé avec les étudiants de l’ISCO-CNE-Transcom (Groupe XII) dans le cadre du cours de Philo, en leur proposant des outils conceptuels pour explorer la relation d’articulation dialectique entre capitalisme et racisme, universalisme et exclusion.[21]
Finalement, la plateforme antiraciste cesse ses activités cinq ans plus tard, en 2017.
Le MOC rejoint NAPAR
En 2001, une délégation belge participe à la conférence mondiale de Durban contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance organisée par l’UNESCO. Cette initiative née après la Seconde guerre mondiale a pour objectif un engagement politique des États à lutter contre la discrimination raciale en mettant sur pied des actions coordonnées et mesurables. Cependant, cette invitation à agir étant non contraignante, 18 ans plus tard, et bien que ces engagements aient été adoptés par la Belgique, aucun plan d’action n’a été mis en place.[22] Face à cette passivité, une coalition regroupant une soixantaine d’organisations antiracistes (Bepax, MRAX, UPJB, Vie féminine, …) se forme afin d’obtenir un plan d’actions interfédéral de lutte contre le racisme, NAPAR. Le MOC entre dans Napar où BePax amène de nouveaux concepts.
V. Oruba analyse « Et puis alors, il y a quelques associations qui se sont vues dans le but de créer NAPAR… Les socialistes n’ont pas voulu y entrer vu qu’ils ont remis dans leur texte tout ce qu’on avait mis de côté, c’est-à-dire remise en cause de la laïcité et non prise de position autour du port du voile, les signes religieux, etc. Donc se sont retrouvées, à ce moment-là, des associations comme la CSC. … Ariane Estenne (présidente du MOC) s’est positionnée en disant : ” On rentre dans NAPAR”. BePax avait pris le lead avec les communautés pour construire NAPAR et donc il y a eu un investissement plus dans BePax où Ariane est devenue présidente… c’est ainsi que BePax est venu avec des théories parce que BePax, c’est plutôt une organisation qui conceptualise les choses. Et donc là, c’est eux qui sont venus avec l’intersectionnalité et les nouveaux concepts de personnes racisées ».
NAPAR lance diverses actions pour mettre à l’agenda la lutte antiraciste comme la campagne « 21 jours contre le racisme ». L’idée consiste à faire intervenir un.e militant.e qui démontre que le racisme n’est pas seulement un problème individuel mais qu’il s’ancre dans les institutions et les structures qui façonnent notre société.[23]
Leadership de l’antiracisme
La plateforme de lutte contre le racisme et les discriminations de 2012 va faire surgir un autre débat. À l’époque, Henri Goldman[24] constate à regret « qu’aucune organisation n’émane des groupes visés par le racisme, qui pourtant sont en train d’émerger à ce moment (ceci sera corrigé par la suite) et toutes sont dirigées par des personnes ” blanches”. » Le contexte de l’antiracisme change, en effet. Des nouveaux concepts apparaissent comme celui des personnes racisées ou des personnes blanches.
« …la “racisation par autrui, par le regard et les attitudes des autres et désignent des personnes renvoyées à une appartenance (réelle ou supposée), à un groupe ayant subi un processus de construction sociale. Si la race biologique n’existe pas, il existe bien une construction sociale qui discrimine des groupes et des individus, qui font l’objet d’une racisation. Nous utilisons donc les termes de ” personnes racisées” et ” personnes blanches” pour mieux comprendre les mécanismes en place, les visibiliser, les dénoncer et les déconstruire. Ils n’ont pas vocation à enfermer les personnes ainsi désignées, ni à faire une différence sur base de la couleur de peau. »[25]
Pour V. Oruba, ce nouvel enjeu conduit à un débat difficile. « …on est quand même entré dans une sale période, je trouve, où on arrivait avec ses concepts de victimes …”
Véronique Oruba constate que le débat autour du racisme devient une surenchère entre les victimes de celui-ci. Face à cette évolution, le Mouvement ouvrier chrétien se met en retrait. Pour lui, l’antiracisme est un projet global de société qu’il place dans une perspective de lutte des classes face à une société capitaliste. Face à cette multiplicité d’acteurs et à leur particularisme, le Moc estime que l’organisation de la lutte anti-raciste se complique.
La question centrale qui se pose aujourd’hui pour V. Oruba est la suivante : qui peut légitimement porter la lutte contre le racisme ? Elle rappelle que le MOC est plutôt dans une perception collective. Et que l’analyse se fait en terme de lutte des classes. Face à ce défi, elle plaide pour ne pas diviser le mouvement antiraciste.
Elle s’attarde aux réactions communautaires et évoque, à ce propos, la venue d’Angela Davis en avril 2022.
A. Davis est une militante féministe, pacifiste, communiste. Elle est aussi une militante historique de la défense des minorités. Elle est également membre du mouvement « Black Panther ». La rencontre de cette militante à multiples facettes est organisée par trois partenaires : Présence et Action culturelle (PAC), Bruxelles Laïque et le théâtre National. Ceux-ci travaillent en amont et en aval de la rencontre afin de permettre à des groupes cibles comme les militant.e.s féministes, les syndicalistes, les militant.e.s antiracistes ou les jeunes artistes de dialoguer avec A. Davis. Un travail d’éducation permanente confrontant les points de vue et permettant de construire un point de vue collectif.
« Par cet échange, nous souhaitions ancrer cette rencontre dans un temps de travail
long avec des citoyen·es concerné·es par ces discriminations croisées. En effet,
contrairement aux conférences ex cathedra, l’éducation populaire nécessite
une confrontation des points de vue et des expériences pour construire un
point de vue collectif, un travail qui est difficilement conciliable avec le format
conférence ex cathedra. »[26]
La conférence prend une tournure inattendue. Dans un post sur Facebook[27], une militante affiche son rejet de la journaliste Safia Kessas[28] qui anime les débats :
« En tant que militant.e.s Noir.e.s et queer, nous nous interrogeons fortement sur le choix de Safia Kessas pour entretenir une conversation avec Angela Davis… Pourquoi donc avoir choisi une personne non-Noire pour dialogue avec elle ? … Ne sommes-nous pas les mieux placés pour discuter de la libération des peuples Noirs de la domination blanche et capitaliste ? »
V. Oruba conteste cette évolution et insiste le résultat étant la division de la lutte antiraciste. Elle se dit à la fois, déçue et perplexe face à cette idée que seules les personnes racisées peuvent parler de racisme et le combattre.
« Mon Dieu mais quelle affaire parce que c’était Safia Kessas qui devait prendre la parole pour l’animation ! Après un travail de deux ou trois ans … et puis un groupe de femmes, je crois que c’étaient les Blacks Panthers, sont sorties en l’agressant en disant que ça n’allait pas, qu’elle n’était pas noire et qu’elle n’avait pas à accueillir Angela Davis. Alors quand on voit ça, on se dit qu’on est loin. Et donc, pour moi, on est arrivé à un point où ils devraient réfléchir à une autre forme de combat et arriver à des solidarités… »
Les réseaux sociaux, outils de visibilité
Selon Véronique Oruba, l’existence des réseaux sociaux a des répercussions sur les acteurs antiracistes et leurs actions. « C’est aussi une autre dimension (les réseaux sociaux) car maintenant tout se sait, tout se dit, tout s’écrit et l’affaire Georges Floyd a permis à toute la communauté noire d’aller un pas plus loin dans leur existence et de monter en termes de revendications… ».
L’impact des réseaux sociaux sur la lutte antiraciste est aussi pointé par BePax.
Un changement intervient là avec internet. Celui-ci va avoir un impact de deux natures : la mise en réseau d’abord. Les militants de pays différents sont soudainement capables de se lire et d’échanger. Cela facilite l’émergence et la circulation de concepts et de grilles d’analyse qui seront autant de boîtes à outils pour les militants antiracistes. Cela permet d’armer conceptuellement leur discours. Ensuite, internet offre un espace d’expression qui n’est pas conditionné aux franchissements des barrières à l’entrée que les autres canaux ont développés. Dès lors des associations peu ou pas subventionnées, parviennent maintenant à développer et diffuser des contenus. »[29]
Et plutôt amère, V. Oruba, revient sur la remise en question des acteurs traditionnels de l’antiracisme et conclut « … pour moi, c’est vraiment un modèle qui doit se terminer sinon, on va rater une nouvelle société où on risque d’aller de plus en plus dans les divisions. Moi, je dis toujours qu’on a un ennemi commun, c’est vraiment bête de se diviser et de ne pas lutter ensemble et c’est pourquoi, j’ai dit qu’après la plateforme, je ne voulais plus avoir aucun mandat là-dedans … ».
Notes
[1] BIARD B., Partis politiques francophones et antiracisme: quel bilan en 2022 ?, Dynamiques, [2] Le CLOTI est la première plateforme qui rassemble toutes les associations antiracistes. Il sera à la base de toutes les mobilisations de la fin des années 1970 et dans les années 1980. [3] https://maitron.fr/spip.php?article188970, notice WYNANTS Jeanine, née KEMPS., Notice provisoire, version mise en ligne le 26 janvier 2017, dernière modification le 19 janvier 2022. [4] COENEN M-Th (dir), Les syndicats et les immigrés. Du rejet à l’intégration, EVO CARHOP FEC, 1999, p.178. [5] DE JONGHE D., DOUTREMONT M, L’obtention de la nationalité et volonté d’intégration, Le Courrier hebdomadaire, CRISP, 2012, p.15. [6] Historique%20d’Unia%20_%20Unia.html [7] MOC, Le MOC et les immigrés, MOC secrétariat national, 1983, Tony Dhanis, farde 148. [8] STESSEL M., COENEN M-Th ( collab), ROUSSEL L. (collab), Kiosque, Cahier 4, Bruxelles, 150 ans d’immigration, Dossier pédagogique pour formateurs, Carhop, 1992, p. 22. [9] Aujourd’hui appelé le Vlaams Belang. [10] Historique%20d’Unia%20_%20Unia.html [11] Historique%20d’Unia%20_%20Unia.html [12] VICK A., Le « dimanche noir » en Belgique de 1991, Résistances, 2017, http://resistances-infos.blogspot.com/2017/12/le-dimanche-noir-en-belgique-de-1991.html, consulté en octobre 2022 [13]150 ans d’immigration,…….. [14] La Coordination Nationale d’Action pour la Paix et la Démocratie. [15] Cordon sanitaire, Vocabulaire politique, CRISP, notice mise à jour en 2022, https://www.vocabulairepolitique.be/cordon-sanitaire/ [16] Citoyens à part entière, Bruxelles, 150 ans d’immigration, Cahier 8, p.8 [17] MOC, Définition d’une stratégie devant aboutir à l’attribution, aux immigrés, du droit de vote sur le plan communal, MOC MONS, farde 327, 1980. [18]TENEY C., JACOBS D., Le droit de vote des étrangers en Belgique : le cas de Bruxelles, Migrations Société2007/6 (N° 114), Cairn, 2007, p.4. [19]Ibid.,p..29 [20] www.rtbf.be/article/le-mrax-en-crise-face-a-une-nouvelle-diminution-de-subsides-7802443 [21]CIEP, Racisme: c’est pas bientôt fini ? Racisme et capitalisme: réflexions d’un groupe Isco, L’Esperuelette n°92,2017. [22] https://www.bePax.org/publications/document-926.html [23] https://naparbelgium.org/fr/21-days-against-racism/ [24] GOLDMAN H., La plateforme antiraciste et l’antiracisme institutionnel, Politique, 12 mai 2017. Consulté en ligne en août 2022, https://www.revuepolitique.be/plateforme-antiraciste [25] LESCEUX T., TINANT N., Raciste malgré moi ! Ensemble, déconstruisons le racisme structurel, L’Esperluette , n°109, 2021, p.5. [26] https://www.pac-g.be/docs/analyses2022/analyse_14.pdf [27]Ainsi, une tribune hostile à son encontre a été partagée sur Facebook, sous la forme d’une “carte blanche”. [28] Journaliste à la RTBF. [29] PELTIER B., L’évolution de l’antiracisme dans notre société : un chemin, encore long, pour s’éloigner du déni, BePax, 2021
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
JACOBY J., « Introduction », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°19 : Histoire des mobilisations antiracistes, septembre 2022, mis en ligne le 4 novembre 2022. www.carhop.be/revuescarhop