Conclusions. Revisiter le passé colonial pour en comprendre l’histoire et avancer ensemble

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Pierre Tilly (historien, HELHa et UCL Mons)
Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

Qu’est-ce que l’histoire du Congo colonial nous apprend sur les réalités du travail d’hier et d’aujourd’hui ? Voici l’un des fils rouges que les intervenant.e.s ont tissé au travers de leurs contributions respectives à l’occasion du colloque international « Travail et conditions de travail hier et aujourd’hui en RD Congo », organisé par la Commission Justice et Paix, la HELHa et le CARHOP le 05 mai 2021. Le chantier relatif au travail colonial et post-colonial reste largement ouvert et en partie en friche pour les historien.ne.s et pour toutes celles et ceux qui se penchent sur l’histoire et la mémoire coloniale. C’est un sujet loin d’être épuisé et d’une extraordinaire actualité. Les avis et analyses partagés lors de ce colloque et reproduis dans ce numéro de Dynamiques. Histoire sociale en revue convergent vers un diagnostic du présent en matière de travail en République Démocratique du Congo et celui-ci donne le frisson. Le travail aujourd’hui en RD Congo, tue plus qu’il ne fait vivre les salariés.e.s. Le constat est dur et lourd à porter pour les acteurs et les actrices, mais il faut le remettre en perspective et l’affronter dans toutes ses dimensions, notamment en jetant un regard vers le passé qui intègre une donnée essentielle : le déterminisme historique n’existe pas.

Les sociétés colonisées comme celles qui ont endossé le rôle de colonisatrices partagent une histoire commune qui nous amène à nous interroger collectivement et individuellement sur cet héritage du passé et sa place dans le présent, en mobilisant la mémoire des rapports pays colonisateur-pays colonisé et colonisé.e.s-colons. Ces rapports doivent par ailleurs être analysés dans les deux sens. Loin de tourner le dos à ce passé, il s’agit de le revisiter et de le redessiner à l’aune d’enjeux contemporains, en misant sur les contacts et le métissage plutôt que sur la conflictualité et sur un dialogue de sourds. La relation au passé colonial nous renvoie inévitablement à des questions d’identité collective que la colonisation, par sa nature dominatrice et prédatrice, a évidemment malmenée et déstructurée.

Dans une perspective culturelle et de nature citoyenne à laquelle une démarche d’éducation permanente peut contribuer, l’objectif à atteindre vise à dialoguer et échanger entre jeunes et moins jeunes, Belges et Congolais.e.s sur les réalités du travail hier et aujourd’hui. Dans un processus d’éducation permanente, l’historien.ne recueille la parole des acteurs et actrices de l’histoire, afin de libérer leur témoignage, de se raconter, pour favoriser et développer une prise de conscience individuelle et collective et une connaissance critique des réalités de la société. Inscrits dans une perspective plus large, enrichis d’un contexte social, économique, politique et culturel, ces récits peuvent ensuite être réappropriés par les acteurs et actrices des mouvements sociaux, par les travailleurs et travailleuses.

Cet exercice peut être atteint en jetant des ponts entre les générations, comme Donatien Dibwe le réalise dans sa contribution à ce numéro, lui qui analyse ce qu’est devenu le travail dans la mémoire des travailleurs et travailleuses de la ville de Lubumbashi. Pour cet exercice, il prend comme point de départ le dialogue entre deux représentants de générations et de mondes de travail différents. Mais c’est une démarche que nous invite à suivre plusieurs autres analyses proposées. L’évocation des combats anciens, replacés dans leur contexte spécifique et historique, est parfois porteuse de changements de perspectives. La démarche permet également une prise de distance par rapport à un quotidien qui semble sans horizon mais pas sans espoir, comme si l’histoire ouvrait le champ des possibles. Au plan historique, la liberté syndicale acquise seulement en 1957, soit trois ans avant l’indépendance de la RD Congo et après des années de lutte, représente un bel exemple à ce titre. Ce qui ne doit pas empêcher la critique et un nécessaire recul Fanalytique, car il existe toujours un écart entre la reconnaissance légale et la réalité du terrain. Tout dépend évidemment du rapport de force qui peut être établi ou non en faveur des travailleuses et travailleurs, quels que soient les lieux et les époques.

Le passé colonial ne se résume pas à des archives textuelles, sonores et visuelles bien sûr, mais il a été transmis et continue de l’être tout en étant transformé au fil des sociétés qui en ont hérité. Il est impératif de mobiliser ce patrimoine, de le revisiter, de l’enrichir car il peut contribuer à assouvir le besoin de comprendre le présent que ressent la société actuelle. En se plongeant dans le temps long des flux et des héritages, on enrichit sa connaissance et la perception que l’on peut avoir quant au poids du passé sur nos vies contemporaines.

La coexistence de deux mondes, le rural et l’industriel, dit moderne, a longtemps été polluée par une narration savamment entretenue par le pouvoir colonial. Celle-ci évoque une Afrique ancienne « immobile », figée dans la Tradition, elle aussi avec un grand T, dont les « coutumes » seraient restées inchangées jusqu’à l’intrusion de la « modernité » coloniale. Or, il ne faut ni perdre de vue les évolutions historiques du monde rural, ni les résistances de ce dernier à l’instauration de la domination coloniale, comme le confirme l’analyse d’Ascépiade Mufungizi, avec l’exemple des Bashi dans le Kivu. D’autres éclairages sur les résistances à l’occupation européenne et au travail forcé, abordés à la lumière de l’expérience de l’Entre-deux-guerres mériteraient d’être élargis à d’autres espaces et territoires.

Le travail forcé colonial est institutionnalisé en RD Congo dans les années 1920 après avoir été expérimenté durant la décennie précédente. Si l’époque du travail forcé semble, dans l’imaginaire occidental collectif, a priori en partie révolue, une piqûre de rappel historique s’impose. L’abolition de l’esclavage devait permettre de libérer les forces productives nécessaires à la mise en place d’un marché du travail libre. On sera très loin du compte au cours de la période coloniale sauf peut-être, et de manière très relative, à la fin de celle-ci, dans les années 1950. Le pouvoir colonial s’est révélé incapable d’assurer la transition entre l’esclavagisme et l’avènement d’un travail libre et émancipateur. Comme le démontre Pierre Tilly dans son analyse, il a utilisé la force et la contrainte dans le recrutement des travailleurs et des travailleuses, car il s’agissait avant tout de mettre en valeur les territoires grâce à l’utilisation intensive de la main-d’œuvre, tout en instaurant un ordre politique et social favorable à ses intérêts économiques. Et, jusqu’au dernier jour de la colonisation, un apartheid de fait hiérarchise l’ensemble de la société. « Le plus petit des Blancs restera toujours au-dessus du plus haut des Noirs », ainsi que le démontre François Ryckmans dans sa contribution. Dans le système colonial, système d’inégalités de droit et de fait entre colonisateurs et colonisés basé sur la différenciation raciale, être Blanc ou être Noir définit et assigne les individus à leur place dans la société avant tout autre critère.

Suivant la vague paternaliste au cœur des rapports sociaux entre colonisé.e.s et colonisateurs, la valeur « libératrice » du travail ou sa « vertu éducative » est portée au fronton de l’administration du Congo belge comme base du succès de l’entreprise coloniale, justifiant du même coup la pratique du travail forcé. La glorification du travail ne s’est pas évanouie avec les indépendances. Les élites postcoloniales, pour mobiliser les populations dans la gestion du chantier national, ont appelé à la mise au travail des forces vives de la nation, stigmatisant dans le même temps l’inactivité et l’oisiveté, considérées comme un frein à la construction nationale.

Pour compléter l’analyse, on ne peut faire l’économie de se pencher sur le temps présent et la question de la formalisation de l’informel. En RD Congo, plus de 80 % de la population active est obligée de trouver une occupation dans la subsistance du secteur informel. Comme le soulignent de nombreux rapports scientifiques et d’organisations nationales et internationales, les conditions de travail sont souvent déplorables et la précarité des revenus frappe non seulement les individus mais elle ruine aussi les relations dans les communautés concernées. Ce processus d’informalisation de l’économie congolaise a été mis en place et encouragé par les milieux d’affaires pour contrer la baisse des taux de profit, avec la complicité d’une partie des élites politiques et économiques de la RD Congo. Le secteur informel a connu une formidable explosion dans le cadre des nouvelles formes d’externationalisation de la production minière, analysée dans cette revue par Sara Geenen. Cette informalisation du travail et les avantages qu’en retirent les entreprises évoquent pour la communauté historienne le système de production décentralisée, fondé sur le travail à domicile, qui prédomina dans certaines régions d’Europe à l’époque de la proto-industrialisation. L’entrepreneur fournit aux ouvriers et ouvrières les matières premières ou les produits semi-finis à travailler en échange d’un salaire, généralement dans un délai déterminé. La sous-traitance décrite ici dans le secteur minier au 21ème siècle n’est pas une nouveauté en Afrique subsaharienne. Dans un état qui ne parvient ni à garantir la sécurité de ses citoyen.ne.s, ni à assurer une sécurité sociale et d’existence, elle est une nécessité autant vitale que destructrice. C’est ce paradoxe que Marie-Rose Bashwira met en exergue, à savoir le caractère d’exploitation du travail minier et son rôle de moyen de subsistance pour une bonne partie de la population locale. Dans le secteur minier artisanal en RD Congo, malgré la loi et l’action des associations, l’exploitation, en particulier des femmes et des enfants, se produit au travers de contrats oraux et de dettes contractées par écrit. Le caractère socialement « acceptable » de ces formes d’esclavage moderne mais également le déni dont nombre d’acteurs font preuve à son égard rendent la situation plus compliquée encore. Les inégalités salariales au plan matériel se prolongent au travers du statut social. S’il y a un côté qui peut être considéré comme positif, à savoir l’emploi local, les mauvaises conditions de travail et les salaires précaires viennent ternir le tableau. Le secteur minier est également à pointer du doigt pour son implication dans les conflits armés et par ricochet, les conséquences sur le travail des enfants. Indépendamment des liens évidents entre les « minerais du sang » et les zones de conflits, la majorité des enfants associés aux forces et groupes armés en RD Congo sont en effet également exploités dans les mines artisanales, comme l’expose Patrick Balemba dans sa contribution. Si la situation est parfois meilleure dans le secteur formel, Henri Muhiya démontre dans son analyse comparée des conditions de travail entre les exploitations minières industrielles et artisanales du pays, que la différence est souvent minime.

La situation n’est pas idéale non plus au niveau du travail syndical aujourd’hui en RD Congo. Le contexte qui préside à son action est particulièrement difficile. Comme le montre Fidèle Kiyangi dans son exposé, l’inexistence d’un véritable dialogue social, le non-respect des engagements pris, les retards multiples dans le paiement des salaires tant dans le secteur public que privé et les absences d’un État de droit dans nombre de situations de la vie quotidienne, rendent toute action syndicale très difficile. Face à ces enjeux du quotidien des travailleurs et travailleuses, le syndicalisme congolais se montre tout autant créatif que désuni. La lutte syndicale passe hier comme aujourd’hui par l’éducation syndicale des membres, mais aussi par la coopération syndicale internationale, évoquée par Agathe Smyth. En la matière, il y a très certainement une expérience historique sur laquelle Congolais et Belges peuvent s’appuyer et s’entraider.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

TILLY P., TONDEUR J., « Conclusions du dossier. Revisiter le passé colonial pour en accepter l’histoire et avancer ensemble », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°15-16 : Travail et conditions de travail en RD Congo hier et aujourd’hui, octobre 2021, mis en ligne le 18 octobre 2021. URL : www.carhop.be/revuescarhop/ 

Edito

François Welter (directeur, CARHOP asbl)

La livraison de Dynamique n°13 présentait un cadre ainsi que les mobilisations autour des écoles de devoirs au moment de leur émergence. Elle analysait les traces laissées par celles-ci tant dans les collections, les archives que dans les mémoires. Ce numéro se focalise maintenant sur les acteurs et actrices de terrain. Car, les écoles de devoirs ont avant tout un ancrage local très fort, vivant où s’investissent des militantes et des militants qui ont pour idéal, la lutte contre l’échec, l’égalité des chances et un projet culturel d’épanouissement pour les enfants des milieux populaires. Leurs motivations et les balises de leur action sont tantôt semblables, tantôt très différentes d’une « école » à l’autre. Avec cet angle d’approche, les témoignages personnels constituent un matériau indispensable à la compréhension de ce que sont les écoles de devoirs sur le terrain, dans leurs réalités quotidiennes. Nous vous invitons donc à vous plonger dans cette diversité de l’agir quotidien, qui, avec le recul que permet le temps qui passe, donne une réelle chance à beaucoup d’enfants et de jeunes qui mobilisent leur soutien. À ce titre, elles contribuent à transformer la société par petites touches vers plus d’égalité et de liberté de choix, ce qui est en soi un espoir.

Bonne lecture.

Pierre Massart & l’aventure Rasquinet. Première partie : fragments d’engagements

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Pierre Massart est décédé le 20 janvier 2016 au Mont de la Salle à Ciney. Pour rendre hommage à cet homme d’action et de conviction, la revue Dynamiques. Histoire sociale en revue met l’accent sur les écoles de devoirs, dont il a été un pionnier au début des années 1970, mais ce n’est là qu’un aspect de ses nombreux engagements. Tout d’abord, Pierre Massart est Frère et a une vocation très précoce. Il a 37 ans et une expérience de vie derrière lui quand il s’installe à Schaerbeek. Commence, pour lui, l’aventure de Rasquinet et de l’APAJ (Association pédagogique d’accueil aux jeunes).

Dans le cadre de ce dossier, nous évoquerons le fondateur de Rasquinet, d’abord club des rues, ensuite centre d’expression et de créativité et école de devoirs pour les enfants immigrés du quartier Josaphat à Schaerbeek, en région bruxelloise. Nous laissons de côté, les autres initiatives, centre de formation, associations, groupes de réflexion, communauté de base, mandats institutionnels, engagements religieux et politiques etc. auxquelles son nom est attaché. Ce sera l’objet d’une notice biographique dans le Dictionnaire du mouvement ouvrier en Belgique, dictionnaire en ligne  accessible à tous et toutes [1].

Pierre Massart en compagnie d’enfants du quartier, dans la friche qui deviendra le parc Rasquinet, Schaerbeek, s.d. (Collection Rasquinet)

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Pierre Massart & l’aventure Rasquinet. Deuxième partie : Du Club des rues à l’école de devoirs

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Pierre Massart est tourné vers les enfants, les enfants d’immigrés en particulier, par profession, par vocation, par choix, quand il s’installe à Josaphat, dans ce quartier où se concentrent dans les années 1970, les plus grandes précarités et injustices sociales. Souvent, il évoque la Messe des jeunes l’Olivier comme point de départ de son action, mais aussi ses expériences de moniteur en Champagne et auprès d’ATD Quart Monde en Île de France. Il y puise ses modèles pour agir : club des rues, terrain d’aventure, camps, centre d’expression et de créativité et enfin école de devoirs. Rasquinet est tout cela. L’association, dont le relais a été fait et l’avenir assuré, poursuit année après année, son projet pédagogique et éducatif dans le quartier, avec de nouvelles générations d’enfants dont les familles continuent à s’inscrire dans le mouvement des migrations.

Le Club des rues

De septembre à décembre 1972, Pierre, Jeanne et des jeunes de la Messe des jeunes lancent un club des rues Josaphat. Ces « moniteurs et monitrices » improvisé.e.s partent à la rencontre des enfants du quartier, avec plus ou moins de succès.

« On se promène dans les rues avec un ballon, des billes, du savon liquide pour bulles ; on contacte les enfants ; on se joint à leurs jeux ou on leur en apprend d’autres. D’autres activités sont proposées, des sorties, une bibliothèque de rue et des histoires à raconter sur place ou au parc Josaphat, tout proche. »[1]

Il y a le désir d’être positif en faisant quelque chose pour eux et avec eux, suivant la méthode d’ATD Quart Monde. Il s’agit aussi, écrit Pierre, « d’apporter aux immigrés le témoignage concret de Belges désireux d’exprimer leur idéal de fraternité et de solidarité pour contester le racisme et toutes les manifestations hostiles dont les étrangers sont sujets. Et par les enfants, entrer en contact avec les parents »[2].

À la hauteur des numéros 117-123, bordant la rue Josaphat, les anciens établissements Rasquinet qui fabriquaient jusqu’en 1968 des pièces mécaniques pour vélo, sont à l’abandon. Le site en intérieur d’îlot, est borné par l’avenue Rogier, la chaussée d’Haecht, la rue Seutin et la rue des Coteaux. La rue Josaphat traverse de part en part le quartier. En 1972, la Société coopérative des locataires dans laquelle la commune de Schaerbeek détient la majorité des parts rachète le terrain pour quinze millions de francs belges ainsi que d’autres maisons situées dans le même périmètre avec un projet de constructions de logements.

Décembre 1972 : « Noël sous les poutrelles »

« Noel sous les poutrelles », affiche du Club des rues, Schaerbeek, 1972 (Collection Rasquinet).

Les jeunes de l’Olivier avaient pris l’habitude d’organiser pour la Noël, une animation dans le quartier, avec guitares, chants et distribution de soupe à l’oignon[3]. Quand Pierre Massart sollicite auprès de l’échevinat de la Jeunesse de Schaerbeek, la mise à disposition de l’ancienne usine, au moins les jours de pluie, l’échevin lui demande d’organiser, pour les jeunes du quartier, un réveillon dans les anciens halls de l’usine.

Ce n’est pas la première fois que le site est occupé. Des expériences théâtrales s’y étaient déroulées : une pièce, La colonne Durutti, du metteur en scène Armand Gatti[4] par les étudiants de l’Institut des arts de diffusion (IAD) et un projet de l’Université libre de Bruxelles (ULB)[5]. Pour le club des rues, ce sera « Noël sous les poutrelles » avec des ateliers, des jeux et un repas. La première grande réalisation du Centre culturel Rasquinet est une réussite. Organiser l’évènement et occuper un tel lieu plaisent aux jeunes. Pierre demande à l’échevin de prolonger l’occupation. Désormais, chaque mercredi, la grille de l’entrée de l’ancienne usine Rasquinet s’entrouvre et les gosses du quartier prennent possession des lieux. Il y a le terrain, un bâtiment avec une douzaine de petites pièces (ce qui permet un grand nombre d’ateliers différents) et surtout un grand hall de 600 mètres carrés pour les jeux, les activités sportives. L’usine est aménagée en espace jeux, ateliers et une bibliothèque mobilisant les faibles moyens du Club des rues et beaucoup d’énergie. Plus de 120 enfants de 4 à 14 ans viennent les mercredis après-midi, les samedis et les dimanches après-midi. La plaine est ouverte pendant les périodes de congés, si l’encadrement est assuré.

Le statut d’occupation précaire laisse toute liberté aux jeunes pour s’approprier le lieu. Le revers de la médaille est qu’il n’y a aucun confort, ni aucune mesure de sécurité. Être sans eau et sans électricité pose problème. Dès qu’il sollicite la commune pour obtenir ces aménagements élémentaires, Pierre essuie le refus de l’échevin des Travaux publics. Finalement, sur ordre du bourgmestre, l’usine est démolie en septembre 1973 pour des raisons de sécurité. C’est un coup dur pour les activités du Club, mais aussi un espoir puisque la commune annonce à la presse son projet d’y réaliser un parc public[6].

Pierre Massart soutien les jeunes du quartier qui utilisent l’espace de l’usine désaffectée comme terrain d’aventure. On y construit une cabane. Schaerbeek, s.d. (Collection Rasquinet)

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L’école des devoirs du CASI-UO, une activité seconde mais pas secondaire

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Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

C’est dans la commune bruxelloise d’Anderlecht que débute, il y a cinquante ans, l’aventure du Centre d’action sociale Italien-Université ouvrière, plus généralement appelé par son acronyme CASI-UO ou tout simplement « le CASI ».[1] Aujourd’hui association d’éducation permanente, centre culturel et école de devoir (EDD), le CASI-UO est lancé en 1970 par une petite équipe militante italienne venue poursuivre ses études en Belgique à la fin des années 1960. Leur souhait est de favoriser l’émancipation culturelle des travailleurs et travailleuses immigré.e.s, principalement en provenance d’Italie. Dans le sillage de l’Université ouvrière[2], à destination des jeunes adultes, le CASI-UO crée dès 1973 une école des devoirs. Si elle initie cette démarche, c’est parce que l’équipe du CASI prend conscience que l’école reproduit les rapports de domination ainsi que les inégalités sociales et de classe présents dans la société. De l’avis de l’équipe, les jeunes issu.e.s de l’immigration en sont les premières victimes. Le cinquantième anniversaire du CASI-UO représente aujourd’hui une belle opportunité pour demander à Teresa Butera, actuelle directrice de l’association, et elle-même issue du parcours de formation interne au CASI, de jeter un regard dans le rétroviseur et de nous parler du passé, de l’évolution mais également du futur de l’école des devoirs. Son récit est complété, pour la période récente, par celui de Giulio Iacovone, actuel responsable de l’école des devoirs.

Les débuts de la « doposcuela » anderlechtoise

    • L’arrivée de Teresa

Aujourd’hui, aborder l’histoire du CASI-UO, c’est inévitablement raconter aussi celle de Teresa. Notre interlocutrice débarque au milieu des années 1970 en Belgique. Elle ne se rappelle pas exactement la date parce que, dit-elle, « ça a été vraiment un déchirement assez profond et je ne veux plus me souvenir de tout cela. Je n’étais pas contente d’être là »[3]. Comme beaucoup d’immigré.e.s en provenance d’Italie qui atterrissent à Bruxelles, elle se retrouve à Cureghem. Quartier historique de l’est de la commune d’Anderlecht, physiquement coincé entre le canal de Bruxelles-Charleroi et les cinémas pornographiques qui jouxtent la gare du Midi, Cureghem a, de l’avis de Teresa, l’allure d’un ghetto. Par sa position et son passé industriel, Cureghem possède une tradition d’accueil des populations immigrées. Sur une superficie de moins de deux kilomètres carrés, de nombreuses nationalités, italienne, grecque, turque, espagnole ou marocaine s’y croisent déjà.[4] La communauté italienne y est importante. Dans une analyse publiée en 1978, le CASI-UO décrit le quartier comme « un monde qui pourrait être intéressant, s’il n’était pas le concentré des contradictions et de la rage de tous ces peuples »[5].

La gare de Cureghem, dès la fin du 19eme siècle, représente un point d’entrée sur le quartier pour les populations ouvrières. ABEELS G., Anderlecht en cartes postales anciennes, cinquième édition, Bibliothèque européenne, s.d, Zaltbommel, p.9.

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L’école de devoirs du Béguinage, une aventure qui commence sur le pas d’une porte…

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

L’école de devoirs du Béguinage commence de manière informelle au début des années 1970. Au point de départ, une institutrice, mise en disponibilité depuis 1963 pour raison de santé, s’installe dans le quartier du Béguinage, au cœur de Bruxelles. Les enfants l’intéressent, c’est son ancien métier. Rosa Collet raconte avec humour qu’engageant la discussion avec une petite Espagnole, elle accepte de l’aider à faire son devoir. Elle s’installe sur le pas de sa porte et explique à la fillette le problème à résoudre. « C’est une histoire de train, de temps de parcours à des vitesses différentes que la fillette ne comprend pas. C’est normal », souligne Rosa, « elle n’a jamais pris le train et ne voit pas comment cela fonctionne »[1]. Le lendemain, quatre garçons se présentent à elle avec la même demande. L’école de devoirs commence sur le trottoir. Avec l’autorisation des parents, elle reçoit sept à huit enfants du quartier chez elle. Elle leur apporte ainsi une aide personnelle et les accueille pour faire du bricolage, des promenades, mais rien n’est organisé systématiquement[2].

Nous nous proposons de retracer l’histoire de l’école de devoirs du Béguinage, à travers l’approche biographique de sa fondatrice et principale animatrice. La mise en œuvre est complexe et évolue avec le temps. L’approche biographique met en lumière l’articulation de ce projet, étroitement lié à la personnalité de Rosa Collet, avec le milieu dans lequel elle s’active, une communauté paroissiale évoluant à la marge de l’Église officielle, et l’action socioculturelle et politique du Groupe d’action de Bruxelles-sur-Senne (GABS). Ce comité d’habitants se mobilise pour la défense de leur quartier de vie, le Béguinage, pendant les années 1970, années noires pour Bruxelles-centre, où la spéculation immobilière se cumule à des projets pharaoniques de la Ville, en total décalage avec les besoins des habitants.

Portrait de Rosa Collet, Bruxelles, 11 novembre 2020, elle a 96 ans. (Collection privée Marie-Thérèse Coenen).

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Le Groupe d’entraide scolaire (GES) : une initiative de Bouillon de cultureS asbl

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Bouillon de cultureS asbl naît au début des années 1980 à l’initiative de quelques habitant.e.s du quartier Josaphat, situé à cheval sur Schaerbeek et Saint-Josse-ten-Noode. Au départ, Vincent Kervyn, objecteur de conscience qui effectue son service civil à SOS Jeunes, son épouse Marie Antoine, Jean-Pierre Demulder, curé de la paroisse Sainte-Marie, et des travailleurs sociaux ouvrent en juin 1980 « La Cantine de l’Olivier », au numéro 63 de la rue l’Olivier. C’est un petit restaurant populaire, tenu par des bénévoles, qui offre la possibilité de prendre un repas sur le temps de midi. « Le pari consistait à espérer que des conversations autour d’un verre de thé ou d’une omelette marocaine naîtraient des projets portés par les habitants »[1]. Ouvert à tous, il permet de tisser des liens notamment entre les acteurs sociaux des quartiers avoisinants mais aussi avec les ouvriers de l’imprimerie située Impasse de l’Olivier[2]. « L’art ou le plaisir de manger ou de donner à manger est resté une composante essentielle du projet »[3]. En 1982, La Cantine devient une asbl dont l’objet social qui se résume en quelques mots, est « la promotion sociale et culturelle du quartier et des éléments qui le composent »[4]. Elle obtient des postes de travail dans le cadre des plans de résorption de chômage (ACS-TCT[5]).

La Cantine mobilise les habitant.e.s et les forces militantes associatives alternatives qui fleurissent à Schaerbeek. L’époque est à la résistance face à un pouvoir communal, placé sous le joug de Roger Nols[6], bourgmestre depuis 1970, qui mène une politique ouvertement xénophobe et raciste. Il refuse, par exemple en 1981, d’inscrire les étrangers dans les registres de population car ils sont, d’après lui, responsables de la détérioration des quartiers, de l’insécurité, de la malpropreté, de la baisse de qualité de l’enseignement public et de la croissance du chômage. Face à ces dégradations, il décide, par exemple, d’instaurer un couvre-feu pendant le Ramadan. De plus, la commune ne fait rien pour améliorer les conditions de vie des habitants de ces quartiers autour de la gare du Nord-quartier Josaphat. En réaction à cette politique communale, les habitant.e.s se mobilisent. Schaerbeek devient un vivier d’initiatives diverses et un terreau fertile de la contestation urbaine démocratique et antiraciste polarisée par la campagne d’Objectif 82 (en faveur du droit de vote aux élections communales pour les étrangers) et la création d’un rassemblement politique, « Démocratie sans frontière », pour ne citer que quelques exemples.

En 1987, La Cantine quitte la rue l’Olivier pour la rue Josaphat et prend le nom de Bouillon de cultureS, une entreprise d’insertion par le travail en restauration et un service traiteur, rebaptisé « Sésam’ » en 2000, à l’occasion de l’installation du restaurant dans sa nouvelle implantation, à côté du parc Rasquinet. Appartenant au secteur de l’économie sociale, elle est reconnue, en 2008, comme initiative locale de développement de l’emploi (ILDE) avec, pour objectif premier, l’insertion socio-professionnelle de personnes difficilement plaçables sur le marché de l’emploi.

Le premier projet culturel éducatif est proposé en 1985 par Vladimir Simić, un artiste peintre yougoslave, habitant l’impasse, la petite rue l’Olivier. Il propose d’organiser un atelier créatif pour les enfants, une « Académie des Beaux-Arts pour les enfants de la rue » comme il se plaisait à l’appeler. Il en sera la cheville ouvrière. Grâce à l’autofinancement de La Cantine, les moyens sont rassemblés pour louer deux pièces au-dessus de l’école primaire Saint-Joseph, au numéro 94 de la rue l’Olivier, et acheter le matériel. Les ateliers Aurora sont lancés. Ils sont reconnus en 1990 comme centre d’expression et de créativité. Les enfants participent également à des excursions et à des camps. Par la suite, pour répondre à une forte demande des familles, Aurora organise également un accompagnement scolaire pour les enfants de 6 à 12 ans, avec le soutien de la Zone d’éducation prioritaire (ZEP)[7].

En 1986, quelques étudiant.e.s universitaires qui habitent le quartier, démarrent le soutien scolaire aux jeunes d’abord à domicile, ensuite dans les locaux de La Cantine. En 1988, sous l’impulsion de Dominique Dal qui rejoint l’équipe des animateurs et prend la fonction de coordinateur, l’école de devoirs prend le nom de Groupe d’entraide scolaire (GES).

Suite à la fermeture de l’école Saint-Joseph, Bouillon de cultureS occupe tout le bâtiment mais celui-ci devient rapidement trop petit pour accueillir toutes les activités. En 1999, avec deux autres partenaires, l’association a l’opportunité d’acquérir l’ancienne école primaire Sainte-Marie, située à la rue Philomène[8]. Cette très petite association est devenue aujourd’hui, une entreprise de taille moyenne qui occupent près de 50 salarié.e.s, des dizaines de bénévoles, des centaines de participant.e.s, et elle entretient de nombreux partenariats dans le quartier, la commune de Schaerbeek et la Région de Bruxelles-Capitale.

Affiche annonçant la journée Portes ouvertes du 18 mai 2013 à Bouillon de cultureS, Schaerbeek, 2016 (Bouillons de cultureS, publication sur Facebook : https://www.facebook.com/BouillondecultureS/photos/653817764756826)

Dans le secteur du soutien scolaire, Bouillon de cultureS développe des projets adaptés en fonction des âges. Il y a Aurora qui s’adresse aux enfants de 6 à 12 ans. En 2000, une nouvelle section, « @touts possibles », s’adresse aux adolescents de 12 à 15 ans, mais son soutien scolaire n’est qu’une des facettes des activités proposées[9] à ces jeunes qui naviguent entre

Affiche annonçant l’exposition organisée par Aurora, la structure d’accueil extrascolaire de Bouillon de cultureS du 16 novembre au 9 décembre 2018, Schaerbeek, 2018 (Bouillon de cultureS, publication sur Facebook : https://www.facebook.com/BouillondecultureS/posts/1204017453070185/

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Les écoles de devoirs et les volontaires. Regard de Brigitte Dayez-Despret

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Du côté des volontaires

Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

L’apport et l’investissement des volontaires sont essentiels au bon fonctionnement des écoles de devoirs (EDD). Dominique Rossion et François Moors[1], dans leur évaluation des écoles de devoirs 2015-2017, précisent que 10 % des EDD n’ont aucun salarié, 24 % en ont un à deux, 49 %, trois à cinq, et 16 % six et plus. À côté des salarié.e.s, 71 % des EDD, soit trois sur quatre, peuvent compter sur des volontaires. C’est une contribution importante et nécessaire pour répondre aux demandes de soutien scolaire de celles et ceux qui s’adressent à eux. Les équipes pédagogiques se complètent également de stagiaires et des personnes embauchées sur d’autres statuts (ALE – Agence locale pour l’emploi, article 30 § 7 de la loi organique des CPAS – Centres publics d’aide sociale devenus en 2002 Centres publics d’action sociale, etc.).

Ci-dessous : Graphique n° 1, réalisé à partir des données fournies par Rossion D., Moors F., État des lieux des réalisations, besoins et enjeux des écoles de devoirs en Fédération Wallonie-Bruxelles 2014-2017, Bruxelles, Observatoire de l’Enfance, de la Jeunesse et de l’Aide à la jeunesse, Fédération Wallonie-Bruxelles, octobre 2019, p. 6-7.

Salariés

3,82

Volontaires

6,57

Stagiaires

1,16

Autres

1,94

Brigitte Dayez-Despret est licenciée en philologie classique, diplômée des Facultés universitaires de Saint-Louis et de l’Université catholique de Louvain. Au début des années 1970, elle commence sa carrière d’enseignante dans deux institutions pour filles, au Lycée Mater Dei (Woluwé-Saint-Pierre) et à l’Institut des Dames de Marie (chaussée d’Haecht à Saint-Josse). Comme professeur de latin et de grec dans ces deux écoles, pendant plus de dix ans, elle organise des rencontres entre ces jeunes filles, issues de milieux très différents. Les premières viennent majoritairement de classes aisées installées à la périphérie verte de Bruxelles, les secondes appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler la seconde génération immigrée. Nées en Belgique, elles habitent avec leurs familles, les quartiers de la première ceinture, et restent culturellement très proches du pays d’origine. Un documentaire réalisé par Lista Boudalika, « Photo de classe »[1], relate cette rencontre. Il croise les regards des unes et des autres et aborde les préoccupations que peuvent avoir des jeunes du même âge, mais aussi les stéréotypes que véhicule chaque groupe sur l’autre.

Brigitte Dayez-Despret habite un quartier où la communauté turque est très présente. Pour entrer en contact avec elle, elle apprend le turc et participe à des rencontres avec des femmes, dans diverses associations. En 2000, elle s’engage comme enseignante bénévole à Bouillon de cultureS, au Groupe d’entraide scolaire (GES) et à l’école de devoirs d’@touts possible. Elle accompagne les jeunes, qui ont des difficultés en français, en latin et en grec, dans la réalisation de leur travail de fin d’études, etc. Quand elle arrive comme bénévole au GES, Brigitte Dayez-Despret organise également un atelier de culture, histoire et littérature turque, avec la participation de Nilufer Bozuk, mère d’une élève fréquentant le groupe. Le but de cet atelier est triple : faire connaître aux jeunes turcs de Belgique la richesse de leur histoire, de leur culture et de leur langue ; affiner leur connaissance de la langue française par l’exercice de traduction de textes turcs littéraires avec des mots adéquats ; et préparer un séjour en Turquie. Brigitte Dayez-Despret organise au moins de cinq voyages culturels en Turquie autour de thématiques comme la civilisation seldjoukide dans le centre de l’Anatolie ou encore la découverte d’Istanbul. Pour les jeunes qui suivent l’atelier, c’est une véritable aventure et une découverte intellectuelle[2].

20 ans de présence au Groupe d’entraide scolaire (GES), 20 ans de soutien à la réussite des études du secondaire et des études supérieures [2000-2020].

Brigitte Dayez-Despret

L’école de devoirs où je travaille depuis une vingtaine d’années s’appelle le GES (Groupe d’entraide scolaire). Elle a déjà une longue histoire, car elle fait partie d’une association bien connue à Schaerbeek, Bouillon de cultureS asbl qui fête cette année, en 2020, ses quarante ans.

Elle est née d’une prise de conscience, par quelques étudiants schaerbeekois, des difficultés rencontrées par les jeunes adolescent.e.s, né.e.s en Belgique, mais issu.e.s de l’immigration, de suivre un enseignement supérieur, d’y réussir, et d’obtenir un diplôme qui leur permettra de se lancer dans la vie professionnelle. Ces étudiants se sont mobilisés pour leur organiser une aide personnalisée et adaptée à leurs besoins intellectuels et sociaux.

Le GES est encore bien vivant aujourd’hui, et attire de plus en plus de jeunes. Il est organisé à Schaerbeek, rue Philomène, dans une ancienne école.

L’encadrement des étudiant.e.s qui fréquentent l’école de devoirs est fait de deux permanents rémunérés par des subsides, par un groupe de bénévoles généralement retraités et de travailleurs sous contrat dit article 60[1]. Chacune de ces personnes a sa spécialité et peut donc aider les étudiant.e.s dans son domaine. Les compétences des animateurs couvrent aussi bien les branches littéraires (français, néerlandais, anglais, histoire) que scientifiques (mathématiques, sciences, géographie, sciences économiques). Chaque étudiant.e a l’occasion de rencontrer personnellement et individuellement un professeur, de lui exposer ses difficultés, de recevoir des explications adaptées et de revenir aussi souvent qu’elle ou il le veut, car le GES est ouvert toute la semaine de 16 heures à 17 heures et le samedi sur rendez-vous[2].

Le secteur accorde son aide aussi bien aux adolescents du secondaire supérieur qu’à ceux des universités et des hautes écoles, ce qui est relativement rare à Bruxelles et donc très précieux !

Les étudiant.e.s du GES, tant garçons que filles, avec une majorité de ces dernières pour le secondaire, sont d’origine turque et marocaine pour la plupart, mais aussi de différents pays comme le Cameroun ou l’Éthiopie ou la Syrie et l’Irak.

Une session de suivi scolaire au GES. Dominique Dal, coordinateur du GES jusqu’en 2013, se trouve au fond de la photographie, sur la gauche, s.d. (Schaerbeek, Bouillon de cultureS)

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Du côté des « usagères » des écoles de devoirs. Un parcours singulier : Döne Dagyaran, avocate

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Entretien avec Marie-Thérèse COENEN (historienne, CARHOP asbl),
30 octobre 2020

Du côté des usagères

Dans son analyse sur les effets des écoles de devoirs (EDD) comme actrices d’une politique d’égalité des chances et de luttes contre les inégalités[1], Georges Liénard exprimait le souhait que « des moyens de recherche soient mobilisés afin de conduire une recherche longitudinale (au moins 6 ans) sur un échantillon des enfants et des adolescents participants aux écoles de devoirs afin de comparer leur trajectoire avec celle des enfants et des adolescents de même milieu social, culturel, économique, qui ne fréquentent pas les écoles de devoirs. Cela permettrait de mieux apercevoir et de démontrer (autant que faire se peut) les effets multidimensionnels de l’action des écoles de devoirs ». Partir du témoignage des « consommatrices, clientes ou usagères » des écoles de devoirs comme celui de Döne Dagyaran nous permet de saisir les stratégies de réussite mobilisées par ces jeunes femmes pour qui les écoles de devoirs ne sont qu’un élément, mais aussi un apport essentiel dans leur trajectoire de formation.

Döne Dagyaran est avocate au barreau de Bruxelles. Elle est née le 10 décembre 1986 à Bruxelles. Très tôt, elle fréquente les écoles de devoirs. Après un parcours sans faute à l’école primaire et secondaire, elle entreprend des études de droit en 2005, à l’Université libre de Bruxelles. Diplômée en juin 2011, elle est inscrite au barreau depuis 2011. Elle s’engage en même temps dans l’action politique. Élue sur la liste PS (Parti socialiste) à Saint-Josse-Ten-Noode aux élections communales de 2012, elle est conseillère communale, conseillère CPAS (Centre public d’action sociale – comité senior et comité social général). Elle est mandataire à la société des habitations à bon marché (HBM SCRL) de Saint-Josse-Ten-Noode et à l’Intercommunale d’inhumation interculturelle. Elle ne se représente pas en 2018.

À côté de la vision de l’accompagnement d’une « bénévole » en école de devoirs, Brigitte Dayez-Despret[2], le témoignage de Döne Dagyaran éclaire l’autre versant de l’accompagnement et montre son impact sur ceux et celles qui les fréquentent, même des années après cette expérience. Son témoignage illustre parfaitement les effets multidimensionnels de l’action des écoles de devoirs, soulignés par Georges Liénard.

Un parcours en école de devoirs

Je vais me présenter d’abord et ensuite je t’explique comment je suis arrivée à l’école de devoirs et ce que cela m’a apporté. Je m’appelle Döne Dagyaran. J’ai 34 ans, je suis avocate au barreau de Bruxelles depuis 2011 et j’y exerce mon métier. Je suis maman de deux petites filles. J’aimerais vous retracer mon parcours d’étudiante, mon parcours d’enfant de parents venus comme travailleurs étrangers.

Mes parents sont arrivés en Belgique, dans les années 1980. Ils ne parlaient pas vraiment bien le français. Nous sommes, si vous voulez, les enfants d’une époque où chacun devait se débrouiller avec le pays d’accueil. Malgré le fait que nous sommes nés ici, il y avait toujours la barrière de la langue parce que la langue maternelle, la langue parlée à la maison, était le turc. Nos parents étaient incapables de suivre la scolarité des enfants qui sont en quelque sorte abandonnés à leur sort. Leur parcours scolaire dépend d’une part, de leur prise en charge par des éducateurs et des professeurs sur lesquels ils vont pouvoir compter, et, d’autre part, sur leur capacité à s’adapter et à faire les efforts pour être au même niveau que les autres élèves de leur classe, belges pour la plupart, qui bénéficient d’un soutien à la maison

  • Quel est le parcours que tu as suivi pour arriver à l’école de devoirs ?

En fait, la première école de devoirs que j’ai fréquentée est l’Atelier du Soleil qui se situait à côté de l’école n° 9. J’avais 8 ans, et mon professeur de l’époque avait remarqué que je ne parlais pas correctement le français et que je ne le lisais pas correctement. À l’occasion de la rencontre avec les parents, il avait présenté ses observations à ma maman qui ne comprenait qu’à moitié ce que disait, mon professeur. Et moi, j’accompagnais ma maman, et je devais encore traduire ce que le professeur disait que je n’étais pas capable de lire et de parler correctement le français. Nous étions, d’une certaine façon, des petits enfants adultes, c’est-à-dire des enfants qui devaient traduire aux parents les problèmes personnels rencontrés, et, de l’autre, se débrouiller.

Le lieu où se situait l’Atelier du Soleil était d’une facilité cruciale pour moi. Les locaux de l’association se trouvaient juste à côté de l’école que je fréquentais. Le professeur nous a donc recommandés de nous rendre à cette école de devoirs. C’est ainsi que nous avons poussé la porte de l’Atelier du soleil et c’est là que j’ai appris, après les heures d’école, à parler et à écrire en français. Après l’école, je me rendais directement à cette école de devoirs pour faire mes devoirs, et ensuite faire une heure de lecture, des dictées, des exercices d’orthographe pour améliorer mon français. Très rapidement, j’ai amélioré ma maîtrise de la langue et pallié mes lacunes.

De là, je suis entrée en humanités secondaires à l’Athénée Adolphe Max, parce que j’avais un bon niveau. L’Athénée Adolphe Max était, à l’époque, une école élitiste qui sélectionnait ses élèves, mais vu mes points, le préfet a accepté de m’inscrire dans l’école. Là encore, j’ai senti la différence. Je comprenais qu’on n’était pas tout à fait au même niveau que les autres élèves, les Belges, qui fréquentaient cette école.

J’ai fait trois ans de latin de la première à la troisième année secondaire, latin-sciences, mais après, j’ai suivi les humanités scientifiques B.

À partir de l’entrée en humanités, je suis partie à la recherche des écoles de devoirs adaptées à l’enseignement secondaire. J’ai donc fréquenté les écoles de devoirs en primaire, et ensuite en secondaire. C’est une amie qui m’a parlé de Bouillon de cultureS à Schaerbeek et je me suis inscrite. J’en garde un souvenir très important. J’ai rencontré des personnes formidables, j’y ai trouvé un soutien. Vraiment ! Quand je vois tous ces ingénieurs, ces avocats d’origine étrangère qui occupent ces métiers, sans cette aide, est-ce qu’on serait arrivé là où l’on se trouve aujourd’hui ? Je ne crois pas. Ce sont des personnes passionnées, dévouées. Il n’y a aucune barrière de culture. J’ai vraiment été très touchée par les gens que j’y ai rencontrés. Comme je les remercie, quand j’y pense, cela ne sera jamais assez ! Si je n’avais pas rencontré ce soutien dans les associations, je ne serais pas là où je suis actuellement, je dois être honnête.

  • Comment t’organisais-tu ?

À l’école primaire, c’était surtout pour l’orthographe et la lecture qui restaient un exercice difficile pour moi. En secondaire, il y avait les dissertations en français et j’avais des lacunes en mathématiques. Cela devenait de plus en plus compliqué, mais c’est surtout dans les dissertations en français que j’avais le plus de problèmes. Comment le dire ? Nous n’avions pas d’activité à l’extérieur de l’école pour pouvoir nous épanouir, nous améliorer. Ma vie était entre l’école et l’école de devoirs. C’était ma vie.

En fait, je fréquentais deux écoles de devoirs : l’une, Bouillon de cultureS et l’autre, à Saint-Josse, l’association La Voix des femmes. C’était surtout des filles qui fréquentaient les écoles de devoirs. On voyait très peu les garçons.

Comme professeure à La Voix des femmes, il y avait une personne qui s’appelait Olga Chianovitch. Elle avait travaillé dans la diplomatie. Elle voulait s’investir dans la formation des femmes. Olga donnait des cours d’anglais. J’ai également rencontré Monique Parker, qui était professeure de mathématiques à l’ULB. Elle donnait cours aux étudiants de médecine (Faculté de sciences, retraitée en 2000). Elle nous a aidés en mathématiques. À La Voix des femmes, j’ai été suivie par ces deux dames.

À Bouillon de cultureS, j’ai fréquenté un ingénieur, Dominique Dal, et j’étais suivie par Brigitte Dayez[3] pour le cours de français. Brigitte donnait des cours de littérature turque, et c’est grâce à elle que j’ai découvert mon pays. À part ma ville d’origine, Emirdağ, je ne connaissais pas la Turquie. C’est avec Brigitte que j’ai fait un voyage culturel en Turquie, à Istanbul. J’ai découvert mon pays avec son histoire et toutes ses facettes, et c’était formidable. Cela m’interpelle, car Brigitte, qui est belge, a appris le turc et est passionnée par l’histoire de la Turquie. C’est incroyable. Elle connaît mieux que moi, mon pays. Elle parle presque, comme moi, le turc. J’étais vraiment impressionnée par son parcours.

Voyage de Döne Dagyaran en Turquie. On reconnait Brigitte Dayez, deuxième en partant de la gauche. (Collection privée Döne Dagyaran).

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Hatice Özlücanbaz : un parcours de formation qui surmonte tous les obstacles

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Entretien avec Marie-Thérèse COENEN (historienne, CARHOP asbl),
6 novembre 2020

Du côté des usagères

Hatice est infirmière sociale et travaille dans un centre psycho-médico-social (PMS). Elle est conseillère communale, conseillère au Conseil de l’action sociale (CPAS-Centre public d’action sociale) à Saint-Josse-Ten-Noode. Elle a toujours habité le quartier Brabant-Botanique, à cheval entre Schaerbeek et Saint-Josse. Mariée, maman de trois filles, elle fréquente le Groupe d’entraide scolaire (GES) de 1989 à 1994, pendant la durée de ses humanités qu’elle poursuit, après une première année de médecine, par une formation d’infirmière dont elle sort diplômée en 1998. Elle complète ses études par une spécialisation en santé communautaire, en 1999.

Campagne électorale pour les élections communales, 2018 (coll. Marie-Thérèse Coenen).

Un parcours en école de devoirs

Mon père est arrivé en Belgique en 1972. Le regroupement familial s’est fait deux ans plus tard. Je suis née en 1976. J’ai un frère ainé et une sœur ainée qui sont nés en Turquie et encore une plus jeune sœur.

Mes primaires, je les ai faites à l’École de la Fraternité, rue de la Fraternité, à Schaerbeek (rue de Brabant). Ensuite, ma première secondaire, je l’ai faite dans une école du quartier, mais qui a déménagé. À partir de ma deuxième année de secondaire, je suis allée aux Dames de Marie, chaussée d’Haecht à Saint-Josse.

Ce n’est pas l’école qui m’a orienté vers l’école de devoirs, non, c’est une copine. Elle habitait le quartier et elle connaissait cette aide. Elle avait fait ses primaires aux Dames de Marie. Dans ma classe, la plupart avaient fait toute leur scolarité aux Dames de Marie. Mes parents ne connaissaient pas tout ce système. Je me débrouillais. Je savais que j’avais besoin d’aide et je cherchais le soutien dont j’avais besoin. Je faisais déjà appel pendant le temps de midi ou à la récréation, à mes professeurs pour corriger mes textes. Je n’étais pas forte en orthographe et ils acceptaient de me donner un coup de main pour corriger mes fautes. Une fois que j’ai connu l’école de devoirs, c’est là que je trouvais de l’aide.

Un jour, alors qu’avec une copine, j’essayais de faire un devoir et d’étudier à l’avance une matière, elle m’a dit qu’elle allait à l’école de devoirs, rue l’Olivier, et m’a proposé d’y aller. J’ai été voir et ensuite, comme c’était très bien, j’y allais chaque fois que j’en avais besoin. Comme j’habitais plus loin, j’y allais directement après les cours. C’est là que j’ai rencontré Dominique (Dal). Il pouvait aider dans plusieurs matières, et comme j’arrivais quasi la première, j’avais cette chance de pouvoir compter sur lui parce qu’il expliquait très bien. Moi, cela m’a beaucoup apporté. Je pense que si je n’avais pas eu ce soutien, j’aurais demandé à des amies et à d’autres personnes, mais je ne serais pas arrivée au même résultat, à la même réussite. J’allais à Bouillon de cultureS pour plusieurs branches :  français, néerlandais surtout, mais aussi math, chimie, physique, etc. Comme il n’y avait pas de professeur d’anglais, ils m’ont orientée vers La Voix des femmes, et, là, j’y suis allée plusieurs fois.

Dominique Dal lors d’une session de suivi personnalisé à l’école des devoirs de Bouillon de cultureS. Hatice y a reçu le même type d’aide, Schaerbeek, s.d. (Collection Bouillon de cultureS).

J’ai reçu du soutien dans plusieurs branches, car si je me débrouillais en général, parfois je bloquais sur un exercice, sur un point, et, là, le soutien scolaire était précieux. Cela m’aidait à surmonter les difficultés. J’ai toujours dû beaucoup étudier, beaucoup travailler pour réussir. Ma deuxième année, je l’ai réussie sans problème. À partir de la troisième année, j’ai eu en général des examens de passage. Pour les sessions de préparation aux examens de seconde session du mois d’août, je préparais déjà la matière et j’étudiais à l’avance. Fin août, je savais très bien ce que je voulais demander. J’ai fréquenté Bouillon de cultureS de 1989 à 1994, jusqu’à la fin de mes humanités.

Ces aides m’ont aidée à réussir. Je ne dis pas que je n’y serais pas arrivée, mais j’aurais sans doute perdu une année ou j’aurais galéré peut-être beaucoup plus. L’école de devoirs m’a donné une chance de réussir. Cela est clair.

  • Et après ?

Si j’ai choisi de faire les modernes, c’était dans l’idée d’étudier. Faire des humanités générales, cela ne te donne pas accès à un métier. On se prépare à continuer les études. J’ai fait une année à l’université, en médecine. C’est ma première expérience dans l’enseignement supérieur. Je n’ai pas compris que je devais m’y mettre tout de suite. Il n’y avait personne pour vous le dire. C’est une autre manière d’enseigner et je n’étais pas habituée à cette manière de faire. Je passais d’un système très cadrant à un système très libre, j’étais perdue. J’ai hésité à refaire cette année, mais j’ai réfléchi en me disant que les matières étaient complexes et importantes. Je pouvais réussir mais avec quelle énergie ? L’aide que j’avais connue pour mes humanités n’existait pas pour l’université. Comme je voulais rester dans le secteur médical, j’ai fait des études d’infirmière, à l’Institut supérieur d’enseignement infirmier (Haute école Léonard de Vinci).

  • Et ta famille ?

Mon frère et ma sœur n’ont pas fait d’études. De ma génération, je ne dis pas que je suis la seule – d’autres ont entamé un parcours de formation et l’ont réussi – mais l’idée générale dans mon entourage, – ce dont je me rappelle –, était que la fille doit apprendre à coudre, à cuisiner. Beaucoup de personnes que je côtoyais alors pensaient ainsi. Pour les filles, c’était l’école de couture. En ce qui me concerne, j’avais bien réussi l’école primaire et je n’avais jamais redoublé de classe. J’étais aussi la troisième dans la lignée. Mon père, voyant que je réussissais et que j’étudiais, disait : « Vas-y, on te soutient ». Mes parents disaient toujours : « Si vous étudiez, vous devez réussir sinon vous n’aurez pas grand-chose comme travail si ce n’est dans le nettoyage ». Il faut dire aussi que ma mère a toujours voulu étudier et que cela lui a manqué. Elle était l’aînée de la famille et devait s’occuper de ses plus jeunes frères et sœurs. Elle allait quelques semaines à l’école, et, puis, elle arrêtait quand ses parents avaient besoin d’elle à la maison pour garder les petits et faire à manger, etc. Elle raconte que le professeur du village venait voir ses parents en leur disant : « Votre fille, sa place est à l’école ». Elle y retournait une à deux semaines et puis cela recommençait. Elle-même était en décalage avec les autres enfants de sa classe, c’était difficile à gérer. Elle n’a pas eu cette chance d’avoir une scolarité normale pour une enfant de son âge.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

COENEN M.-Th., Hatice Özlücanbaz : un parcours de formation qui surmonte tous les obstacles », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14 : Les écoles de devoirs (partie II). Des expériences militantes,  mars-juin 2021, mis en ligne le 1er juin 2021. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/

Témoignages et actions des écoles de devoirs et associations. Réflexions sociologiques « prudentes »

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Georges Liénard (sociologue, FOPES-CIRTES (UCL))
Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Introduction

Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Dans la première livraison de Dynamiques consacrée aux écoles de devoirs, Georges Liénard analyse l’apport spécifique du mouvement des écoles de devoirs dans la lutte contre l’échec scolaire, à la fois comme structure militante, mais aussi comme opérateur institutionnel dans le cadre général d’une politique d’égalité des chances[1]. Les écoles de devoirs viennent en soutien à des groupes minoritaires et minorisés dans la société, ne maîtrisant pas les codes socioculturels mobilisés par le système scolaire. Dans son analyse, l’auteur souligne que les écoles de devoirs ont été bien plus qu’une simple remédiation. Elles ont privilégié l’épanouissement et le développement autonome des enfants et des jeunes qui s’adressaient à elles en associant aux besoins scolaires, la maîtrise de leurs identités multiples et la construction d’une estime de soi. À ce titre, elles ont fait œuvre d’émancipation socioculturelle.

Avec son bagage de sociologue et sa longue fréquentation de la problématique des inégalités socioculturelles, Georges Liénard a lu et relu les monographies des quatre écoles de devoirs, objets de ce dossier, les trajectoires militantes des fondateurs et fondatrices ainsi que les parcours de vie de deux bénéficiaires assidues des écoles de devoirs. Partant de ces récits élaborés par les historiens et historiennes et mobilisant sa boite à outils conceptuels, il pose son regard de sociologue sur un mouvement qui plonge ses racines dans un passé finalement récent et sur ses effets perceptibles aujourd’hui, auprès des générations de jeunes adultes ayant suivi ce parcours. Il en tire une analyse des moyens culturels, sociaux et politiques mis en œuvre pour construire, par l’action militante individuelle et collective, un outil de développement culturel. Cette dernière contribution est une invitation à approfondir la démarche entreprise dans les numéros 13 et 14 de Dynamiques consacrés aux écoles de devoirs, à multiplier les études de cas, – chaque école de devoir étant singulière –, et poursuivre la recherche sociohistorique sur les effets de l’accompagnement des écoles de devoirs. À terme, il serait intéressant de pouvoir creuser l’hypothèse que les écoles de devoirs sont des opérateurs d’émancipation socioculturelle, non seulement pour des individus, mais peut-être pour des groupes familiaux voire sociaux ? La question reste ouverte.

Une activité de l’école des devoirs Rasquinet, Schaerbeek, s.d. (Collection Rasquinet)

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Edito

François Welter (directeur du CARHOP)

Les écoles de devoirs ! Voilà un sujet surprenant pour quiconque s’intéresse au secteur de l’éducation permanente. Et, pourtant, à bien y regarder, la relation est plus qu’évidente. Nées au début des années 1970, les écoles de devoirs sont des projets portés par des militant.e.s actifs dans les quartiers populaires, où se regroupent des populations immigrées. Elles émanent de comités de quartier, d’activités créatives pour les enfants, de groupes d’actions impliqués dans les luttes urbaines. Surtout, elles s’inscrivent dans un processus qui, au-delà de la lutte contre l’échec scolaire, vise à construire des espaces de culture pour les enfants des travailleurs et travailleuses, à contribuer à leur promotion socioculturelle. En analysant la pensée qui les anime, en retraçant les initiatives militantes aboutissant à de telles structures, les numéros 13 et 14 de notre revue Dynamiques apportent un éclairage historique sur des écoles de devoirs qui, chacune ou collectivement, participent à un projet politique ; un projet politique qui, aujourd’hui encore, fait partie intégrante de notre paysage éducatif et socioculturel, nous ramène au travail de terrain et à la réflexion autour de la méthodologie en éducation permanente, dans et hors d’un système scolaire qui est loin d’être le seul lieu d’apprentissage. Dans ce n°13, plongez-vous dans les espaces et les organes où sont pensées et coordonnées ces écoles de devoirs.

Introduction au dossier : Les écoles de devoirs : un engagement militant et politique

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Marie-Thérèse COENEN (historienne au CARHOP asbl),
coordinatrice des n° 13 et 14 de Dynamiques. Histoire sociale en revue.

Les écoles de devoirs apparaissent en Belgique francophone au tournant des années 1970. Elles sont le fait de militantes et militants, agissant dans les quartiers populaires où se regroupent les populations immigrées. Elles ont en commun d’offrir une réponse pragmatique à des demandes d’enfants et d’adolescents, pour les aider à remplir les exigences de l’école : préparer les leçons et faire les devoirs. Certaines partagent un engagement politique et ont la volonté de lutter non seulement contre l’échec scolaire, mais aussi d’œuvrer à la valorisation de la culture des enfants de travailleurs migrants et, pourquoi pas, de changer l’école. D’autres ambitionnent simplement de faire du rattrapage scolaire, de l’apprentissage du français, des mathématiques, etc., et de combler les lacunes accumulées par les enfants, avant que le décrochage scolaire ne s’installe. Aucune d’entre elles ne veut être assimilée aux séances d’étude dirigée, proposées par les écoles. L’école de devoirs (la mal nommée) cultive d’autres dimensions.

D’une dizaine d’initiatives en 1975, les écoles de devoirs sont passées à 30 en 1977, à 50 en 1980, à 200 en 2000 et à plus de 300 en 2020. Progressivement reconnues et subventionnées par les autorités publiques, elles se sont constituées en un mouvement pédagogique qui développe ses propres caractéristiques à côté de l’école.

À l’origine, elles s’adressent à un même public : des enfants et des adolescents issus des vagues migratoires italienne, espagnole, marocaine, turque, grecque, en fonction de leur implantation locale. Les conditions sont précaires : des locaux peu adéquats, des équipes d’animateurs et d’animatrices de bonne volonté, mais pas toujours régulier.ère.ses bénévoles et des stagiaires peu outillés pour décoder les difficultés d’apprentissage, des moyens financiers aléatoires et quasiment aucun subside pour le travail d’accompagnement. La plupart s’adossent à un centre reconnu pour une autre activité : une structure pour la santé mentale, un centre d’expression et de créativité, une maison de jeunes ou un service d’aide aux jeunes en milieu ouvert, une organisation d’éducation permanente (après 1976) et des centres d’alphabétisation. De nouveaux acteurs investissent ce segment pédagogique : les communes, les CPAS[1] soutiennent des initiatives qui s’inscrivent dans leur politique de l’enfance et de la jeunesse tandis que des animateurs et animatrices sont engagé.e.s sur des programmes de mise au travail des jeunes sans-emplois. Peu à peu, les initiatives spontanées et militantes s’inscrivent dans la durée.

La reconnaissance institutionnelle pour le travail spécifique des écoles de devoirs en matière de lutte contre l’exclusion scolaire et comme outil de promotion socioculturelle pour les enfants de milieu populaire sera progressive avec un moment décisif, l’adoption par le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, du décret du 28 avril 2004 relatif à la reconnaissance et au soutien des écoles de devoirs (Moniteur belge, 19 juin 2004). Dans l’histoire des écoles de devoirs, il y a un avant et un après 2004. Le décret reconnait la mission pédagogique et socioculturelle des écoles de devoirs et institue une Fédération des écoles de devoirs en Fédération Wallonie-Bruxelles et cinq fédérations régionales qui reçoivent la mission de coordonner et d’épauler les initiatives locales, de stimuler de nouvelles créations en fonction des besoins locaux, de former les animateurs, de développer des outils pédagogiques et de faire réseau entre autres en publiant un périodique.

Des traces… pour une histoire encore à écrire !

À la base de ce dossier consacré aux écoles de devoirs, il y a le décès de Pierre Massart, Frère des Écoles chrétiennes, instituteur, initiateur de nombreux projets de lutte contre l’exclusion scolaire à Schaerbeek avec l’asbl Rasquinet et l’asbl APAJI[2]. Retracer le parcours de Pierre Massart n’est pas simple vu ses engagements multiples dans des milieux très divers. À côté de la réalisation d’une notice biographique de ce militant des Équipes populaires destinée au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier en Belgique, a émergé l’idée de mettre en avant un projet pour lequel il s’était particulièrement engagé, l’école de devoirs Rasquinet.

Au même moment, d’autres initiatives existent comme l’école de devoirs du CASI-UO[3], des Ateliers Marolliens, etc., ou celle moins connue, de l’école de devoirs du Béguinage improvisée par Rosa Collet sur le seuil de sa porte. Cette institutrice maternelle, pensionnée en 1968 pour des raisons de santé, se met à la disposition des enfants de son quartier. Aujourd’hui, à 96 ans, elle témoigne avec enthousiasme de cette expérience qui a marqué son engagement dans le quartier et dans la paroisse. Rosa Collet a classé et déposé ses archives au CARHOP, à un moment où elle quittait un appartement pour emménager dans une résidence pour seniors. L’intérêt de ce fonds d’archives privées est multiple. Il rassemble les traces de ses divers engagements militants. L’école de devoirs du Béguinage y tient une place importante. Dans ces archives, on retrouve des rapports d’activités, des évaluations, des dessins, des affiches, des albums photos retraçant la vie quotidienne de l’école, les activités et les productions réalisées par les enfants. Ce fonds garde aussi les traces des mobilisations sociopolitiques et des mouvements pédagogiques dans lesquels Rosa Collet a été active. Nous tenions la matière pour consacrer un numéro aux écoles de devoirs et retracer les enjeux qu’elles ont portés.

Ce fonds d’archives fait figure d’exception. De manière générale, la précarité des écoles de devoirs pendant plus de trente ans a eu des répercussions sur la conservation de leurs archives. Des sondages dans d’autres centres d’archives privées, dans les centres de documentation spécialisés en pédagogie alternative, dans quelques écoles de devoirs ont abouti à des résultats assez décevants : la conservation des archives est aléatoire et leurs accès difficiles.

Dans ce numéro, plusieurs contributions ont comme point de départ, la documentation et les archives conservées au CARHOP. À notre grande surprise, la recherche a révélé une histoire riche et féconde qui finalement sera présentée dans les n° 13 et 14 de Dynamiques. Histoire sociale en revue, construits en parallèle, car les thématiques s’entrecroisent à de nombreux moments.

Deux numéros pour deux approches complémentaires

Le n° 13 de Dynamiques est consacré à l’analyse du mouvement des écoles de devoirs dans la période 1973 à 1985, à Bruxelles. Le n° 14 de Dynamiques sera entièrement dédié à des monographies d’écoles de devoirs ainsi qu’à une analyse de la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui. Ces deux numéros n’ont pas l’ambition de dire toute l’histoire de ce mouvement complexe, mais de repérer les questionnements existants depuis le début, de pointer quelques expériences concrètes et de mettre en avant le projet politique qu’elles défendent.

Sommaire

Le n° 13 s’ouvre avec le regard d’un sociologue de l’école sur le mouvement des écoles de devoirs comme opérateur pédagogique en Fédération Wallonie-Bruxelles. Dans sa contribution, Les écoles de devoirs : actions et défis, Georges Liénard prend comme point de départ, l’utopie politique qui animait les fondateurs et animateurs des écoles de devoirs, à savoir lutter contre l’exclusion scolaire, promouvoir une école ouverte aux valeurs des milieux populaires et reconnaître des compétences spécifiques, pour ces derniers et pour les publics migrants. À travers les concepts pédagogiques mobilisés, « politique de rattrapage » versus « politique d’émancipation », il souligne leur impact dans l’épanouissement des enfants qui les fréquentent et relève leurs contributions aux programmes de lutte contre les inégalités socioculturelles. La reconnaissance institutionnelle et le financement structurel ont professionnalisé le secteur. Les écoles de devoirs sont devenues des opératrices à part entière dans la sphère de l’éducation et de la formation et contribuent à leur niveau, à une société plus égalitaire ou moins discriminante.

Les fondateurs et fondatrices d’écoles de devoirs agissent à un niveau très local, un quartier, quelques rues autour d’une école primaire ou secondaire. Ils et elles se rencontrent dans les mobilisations politiques, dans les luttes urbaines des années 1970. Ils et elles se reconnaissent des points communs. Ils et elles décident de partager leurs expériences en écoles de devoirs et de conjuguer leurs efforts pour développer une pédagogie alternative adaptée aux difficultés rencontrées par les enfants immigrés dès l’école primaire ou secondaire, à Bruxelles. Une affiche, présente dans les collections du CARHOP, raconte cet évènement du 27 avril 1975 : quand une affiche raconte le point de départ d’un mouvement ! Nous nous interrogeons sur les acteurs à l’origine de la rencontre, son déroulement ainsi que les positions qui y sont défendues.

De l’annonce de cette rencontre du 27 avril 1975 au lancement, en janvier 1976, d’un Comité de liaison des écoles alternatives en milieu populaire, le pas est franchi d’autant plus que le mouvement politique Hypothèse d’école apporte son soutien et en assure la coordination. La troisième contribution en retrace l’histoire. Rosa Collet participe à ces journées d’étude, aux formations pour animateurs et animatrices et aux réunions du Comité de liaison des écoles de devoirs. Elle est, avec Pierre Massart, membre de la section bruxelloise d’Hypothèse d’école. Son fonds d’archives conserve les procès-verbaux, les notes, les bulletins de liaison, les périodiques, mais aussi les brochures pédagogiques produites par le Comité de liaison des écoles alternatives en milieu populaire (qui deviendra rapidement le Comité de liaison des écoles de devoirs). Complété par les collections de périodiques et les brochures conservées au CARHOP, il nous permet de retracer l’évolution du Comité de liaison entre 1975 à 1985. Pour combler des lacunes documentaires, Jos Palange, membre actif d’Hypothèse d’école, a fourni quelques documents qu’un mémoire de fin d’études de deux stagiaires-assistantes sociales, est venu compléter.

Les écoles de devoirs ont souvent accueilli des étudiant.e.s, futur.e.s travailleurs et travailleuses sociaux, ou d’écoles normales qui consacraient leur travail de fin d’études à cette expérience. Le CARHOP en possède une collection. Ce sont des sources intéressantes à prendre avec un recul critique et qui, croisées avec d’autres éléments, donnent des informations précieuses : que nous disent-elles sur les écoles de devoirs dans un contexte précis ? Cet exercice est proposé dans l’article Les stagiaires & leurs mémoires : un certain regard sur les écoles de devoirs.

Les écoles de devoirs méritent d’avoir leur historien ou historienne. La matière est abondante et passionnante. Des fonds d’archives existent ou sont à découvrir. Pour aider les futurs chercheurs et chercheuses à se repérer dans les collections, Camille Vanbersy, archiviste, fait le point sur les fonds conservés au CARHOP et dégage de nombreuses pistes de recherche qui viennent compléter les analyses proposées dans ce numéro de Dynamiques.

Quand c’était possible, les textes ont été soumis aux acteurs et actrices de cette histoire. Ils et elles ont marqué leur accord sur le propos tenu, nous ont aidé.e.s à préciser les faits, les personnes impliquées. Ils et elles ont manifesté leur enthousiasme à l’idée que soient rappelés à travers ce numéro, leur engagement, mais surtout le sens politique de leur mobilisation pour une école ouverte et incluante. Qu’ils et elles en soient remercié.e.s. Ces témoins restent disponibles pour de nouvelles recherches.

Pour conclure ce dossier consacré au mouvement pédagogique des écoles de devoirs entre 1975-1985, l’occasion est belle de souligner le dynamisme et l’innovation pédagogique qu’elles ont apportés, mais aussi de pointer la fragilité de leur patrimoine archivistique. Nous plaidons pour l’urgence de le repérer, de le conserver et de le rassembler dans des lieux ou institutions qui assurent une conservation pérenne et garantissent un accès. C’est entre autres la mission des centres d’archives privées.

Notes

[1] Le Centre public d’aide sociale remplace la Commission d’assistance publique lors de la réforme de 1976. En 2002, le terme « aide » est remplacé par « action ».
[2] Association pédagogique d’accueil aux jeunes immigrés (APAJI) aujourd’hui AFT APAJ, Atelier de formation par le travail – Association pédagogique d’accueil aux jeunes.
[3] Centre d’action italien – Université ouvrière.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Coenen M.-T., « Introduction au dossier : Les écoles de devoirs : un engagement militant et politique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°13, décembre 2020, mis en ligne le 07 janvier 2021, URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/

Les écoles de devoirs : regard d’un sociologue

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Au point de départ de notre demande de contribution à Georges Liénard, il y a la découverte d’un questionnement récurrent qui traverse toute l’histoire du mouvement des écoles de devoirs, très présent à ses débuts, mais qui persiste jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit du rôle des écoles de devoirs dans la promotion sociale des enfants et des jeunes des milieux populaires alors qu’elles sont relativement très nombreuses, qu’elles touchent un petit nombre d’écoliers et écolières et qu’elles n’ont ni les moyens financiers, ni l’outillage pédagogique pour combler les difficultés d’apprentissage de ces mêmes enfants au sein du système scolaire. La deuxième observation porte sur leur légitimité : servent-elles d’alibi quand elles compensent, par un accompagnement personnalisé et proche de l’enfant, le manque de temps et de moyens que l’école obligatoire mobilise pour accompagner chacun et chacune avec son propre cheminement, à son rythme, pour passer le cap de la réussite scolaire ? La troisième interrogation porte sur les relations avec l’institution scolaire. Elles n’ont jamais été faciles. Ces deux mondes se sont-ils finalement accordés ou sont-ils restés des mondes évoluant de manière parallèle, chacun poursuivant ses propres objectifs ?

Respectant nos échanges, Georges Liénard s’est plié à l’exercice. Sa contribution tente d’y répondre. L’auteur met donc le lecteur et la lectrice en garde : cette analyse des écoles de devoirs n’est pas exhaustive, elle tente d’approfondir quelques aspects de leur travail et de les situer dans l’action constructive contre les effets des inégalités socio-culturelles.

Marie-Thérèse Coenen (historienne au CARHOP asbl)

Les écoles de devoirs : actions et défis

Georges Liénard (sociologue FOPES-CIRTES (UCL))[1]

QUESTION 1 : Les écoles de devoirs sont-elles une nécessité, vu le système de sélection sociale et la panne de l’ascenseur social ?

Page de couverture du Journal de classe, n° 3, janvier-février 1977 (CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 54).

Dans le système scolaire actuel tel qu’il est et tel qu’il fonctionne malgré les efforts et le dévouement de la grande majorité des enseignant.e.s, les écoles de devoirs[2] sont une nécessité afin de pallier et de faire face – autant que faire se peut – d’une part, aux inégalités de départ des enfants et d’autre part aux inégalités socio-économiques des élèves qui séparent les établissements scolaires entre eux.

Les écoles de devoirs et les inégalités scolaires

Comme des études[3] l’ont montré, les inégalités de départ des enfants dès la maternelle et les années d’école primaire sont corrélées aux niveaux des diplômes des parents, en premier lieu celui de la mère (vu la division actuelle des tâches éducatives), puis celui du père et des grands-parents.

Quant à la répartition des élèves selon les établissements, répartition qui conduit à un renforcement de la ségrégation scolaire, elle est corrélée aux inégalités de trajectoire scolaire des enfants. En effet, il existe une concentration effective des élèves les plus faibles ou les plus forts selon les établissements scolaires. Ce fait est mesuré par l’indice socio-économique des établissements en fonction des caractéristiques socio-économiques des élèves (voir encadré 1).

Comme les conclusions des Indicateurs de l’enseignement 2019[4] le précisent : « la répartition différenciée des élèves en fonction de l’indice socio-économique apparait très tôt dans le parcours scolaire et s’accentue tout au long de la scolarité obligatoire. Cette disparité se marque selon les formes et les degrés d’enseignement lorsqu’ils sont mis en relation avec le niveau socio-économique du secteur (statistique) dans lequel réside l’élève »[5]. Ce type d’analyse a permis de définir les écoles à « discrimination positive » qui reçoivent des moyens humains (sous forme de capital-périodes ou périodes-professeur) et budgétaires (dotations/subventions) supplémentaires.

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Quand une affiche raconte le point de départ d’un mouvement !

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Marie-Thérèse Coenen (historienne au CARHOP asbl)

 

Le CARHOP conserve un très grand nombre d’affiches. Elles nous arrivent souvent avec les fonds d’archives déposés. Celui de Rosa Collet[1] en possède une cinquantaine et même davantage qui n’ont pas encore été identifiées comme telles. Mais au-delà de l’illustration, l’affiche est aussi une trace laissée par un évènement et, à les regarder de plus près, c’est parfois un pan d’histoire qui se dévoile. Démonstration avec cette affiche du 27 avril 1975, repérée à l’occasion de la préparation de ce dossier.

Affiche invitant à la journée de rencontre et de débat autour des « Écoles alternatives et quartiers
populaires », s.d., Bruxelles, dans Agence schaerbeekoise d’information, n° 23, avril 1975 (collection CARHOP). Cette affiche est également en ligne sur le site du CASI. L’éditrice responsable, Anne Quinet († 1998), est membre d’Hypothèse d’école et journaliste à la RTB (Radio-télévision belge).

Le 27 avril 1975, se tient à la Maison des jeunes de Forest une première rencontre autour de la problématique des « Écoles alternatives dans les quartiers populaires ». L’initiative est portée par Hypothèse d’école (HE), l’Agence schaerbeekoise d’information (ASI), le Centre d’action sociale italien – Université ouvrière (CASI-UO). La Maison des jeunes de Forest met ses locaux à disposition et prend en charge l’animation de la soirée. Une affiche annonce l’évènement. Elle est largement diffusée via les réseaux et les bulletins des associations à l’origine de l’initiative.

Quel est leur rôle dans la création et le développement des écoles de devoirs ? Le CASI et l’ASI ont chacun une « école alternative ». Quelques membres d’Hypothèse d’école sont à l’origine d’écoles de devoirs dans la région bruxelloise. Cette affiche est la première trace d’un intérêt pour ces initiatives « spontanées » de soutien scolaire. Elles sont alors, à Bruxelles, une dizaine d’écoles de devoirs, de cours de rattrapage, de doposcuola. En 1975, la manière de les nommer n’est pas encore fixée. C’est ensemble que ces différentes organisations décident de se retrouver pour en discuter. Le 27 avril est ainsi le point de départ de la première coordination des écoles de devoirs sur Bruxelles.

Cette affiche et ce qu’elle nous dit sur les promoteurs de la rencontre mettent opportunément en lumière l’Agence schaerbeekoise d’information et le mouvement Hypothèse d’école, des mouvements engagés pour une école démocratique, aujourd’hui disparus.

Les associations, promotrices de la rencontre

Les trois associations à la base de la journée partagent en effet une même critique de l’enseignement quant aux publics populaires, et se sont engagées dans des initiatives de soutien scolaire aux enfants des quartiers populaires de Bruxelles où vivent un grand nombre de familles immigrées.

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1976-1985 : une expérience innovante. Le Comité de liaison des écoles alternatives en milieu populaire

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Marie-Thérèse Coenen (historienne au CARHOP asbl)

La suite concrète de la journée du 27 avril 1975, « Rencontre des écoles alternatives », organisée par le CASI-UO, l’Agence schaerbeekoise d’information et Hypothèse d’école[1], est la naissance d’un Comité de liaison des écoles alternatives en quartiers populaires. Il se réunit à partir de janvier 1976, tous les premiers mercredis du mois, au n° 114 de la rue des Tanneurs à Bruxelles. Geneviève Outers, militante à Hypothèse d’école, en assure l’animation et le suivi. En juin, les rencontres se déplacent au nouveau siège du secrétariat général d’Hypothèse d’école, situé au n° 19, rue des Palais à Schaerbeek.

Une dizaine d’écoles y sont représentées par un.e ou deux délégué.e.s. Les premières rencontres permettent de lister les attentes des « animateurs »[2]. Les sujets ne manquent pas : l’organisation concrète des groupes d’enfants, l’éveil à la conscience politique, le lien avec l’école, avec les instituteurs ou les enseignants, les parents, la télévision et les enfants, les jeux, les rapports entre les différentes cultures, entre les garçons et les filles, etc. Plusieurs demandent des outils pédagogiques. Ils expriment aussi pour eux-mêmes un besoin de formation. De cette efflorescence d’idées, émergent quelques priorités : la connaissance de l’immigration et l’école, l’échec scolaire et la relégation des classes populaires, l’examen de l’utilité des devoirs. L’approche est aussi pragmatique : des fiches pédagogiques pour l’apprentissage de la langue, la mutualisation des outils mobilisés par chacun et chacune, la liste de manuels intéressants à utiliser, les jeux autour du vocabulaire, les exercices de français, de mathématique, etc.

À chaque rencontre, un temps est consacré à la présentation d’une ou deux expériences : l’histoire de ses origines, ses caractéristiques, son public, les objectifs poursuivis, les outils pédagogiques mobilisés. Cet exercice permet de mieux se connaître, mais montre aussi les limites du dispositif. Chaque école a ses propres règles de fonctionnement souvent en lien avec le milieu qui l’a vu naître[3].

Une priorité : l’accompagnement des animateurs et animatrices

Le constat est vite fait que les écoles alternatives se situent dans le registre du rattrapage et de l’aide à la réussite scolaire plutôt que dans la formation à l’action politique et à la critique du système scolaire, mais il apparaît aussi que le problème se situe plutôt du côté des animateurs et animatrices. Pour beaucoup, l’accompagnement des enfants dans la réalisation de leurs devoirs et de l’étude des leçons apparaît comme une mission impossible tant les difficultés sont multiples. Comment arriver à combler les lacunes déjà présentes dès le premier cycle scolaire ? D’un côté, les animateurs et animatrices se sentent peu formé.e.s pour les décoder, les analyser et y remédier. D’un autre côté, ils ont l’ambition de « changer l’école » et d’outiller les enfants à l’analyse critique du système scolaire, mais le temps manque, et les enfants, une fois les devoirs terminés, n’ont qu’une envie, aller jouer. Il y a une distorsion entre l’idéal, la conscientisation politique, et la réalité, les devoirs et les leçons.

Pour les soutenir dans les apprentissages, un groupe de travail élabore des fiches pédagogiques pour l’apprentissage du français. Pour les aider dans l’accompagnement des enfants et des jeunes de milieux populaires, le Comité organise un cycle de formation sur le thème « Les immigrés et l’enseignement » (approche du système scolaire, analyse du milieu, comment combattre la sélectivité scolaire, les enfants et la politique, etc.). Ce cycle se déroule d’octobre 1976 à janvier 1977 et rencontre un grand intérêt. Les intervenants sont des membres d’Hypothèse d’école, mais aussi des membres d’autres initiatives comme le Centre socioculturel des immigrés. La collection Lire l’immigration[4] sert de base à l’analyse. Le cycle sera repris par le groupe des animateurs des écoles de devoirs de Liège et de Verviers qui se met en place. Un atelier, animé par Michelle Tassin de l’école de devoirs des Marolles en décembre 1977, traite des problèmes de langage des enfants immigrés, à l’école primaire et dans les écoles de devoirs. Ce module attire beaucoup de monde, preuve de l’importance des problèmes rencontrés dans les accompagnements des enfants.

Le Comité de liaison discute aussi des finalités d’une école de devoirs. Le risque est de conforter le système scolaire et d’être un palliatif à l’incapacité de l’école de développer une politique d’égalité des chances. Ne devrait-elle pas se concentrer sur les alternatives pédagogiques et viser l’autonomie des enfants et des valeurs comme la collaboration plutôt que la compétition pour la réussite scolaire ou dans la vie ? Finalement, ne faut-il pas plutôt lutter au sein de l’école pour que les pédagogues, dont c’est le métier, aient l’obligation de mener chaque enfant à son rythme le plus loin possible sur le chemin de la réussite ? Le Comité décide de consacrer une nouvelle journée d’étude aux pédagogies de libération comme alternatives aux pédagogies de compensation. En filigrane, c’est la dimension politique des écoles de devoirs qui est interrogée.

15 mai 1977 : La pédagogie de la libération

Programme des journées des 14 et 15 mai 1997, dans Journal de Classe (éditée par Hypothèse d’école), n° 4, mars-avril 1977, p. 2 (CARHOP, fonds Rosa Collet, n° 54).

La deuxième journée de rencontre des écoles alternatives en quartier populaire est consacrée à la pédagogie de la libération. Elle se déroule le 15 mai 1977 à la Maison de quartier des Quais au n° 67, rue d’Ophem à Bruxelles, et a comme partenaire le Groupe d’action Bruxelles-sur-Senne. Sont invités les animateurs d’écoles de devoirs, mais également les moniteurs en alphabétisation, les militants des mouvements d’éducation populaire, les enseignants, etc.[5] La veille, le samedi 14 mai dans l’après-midi, une animation « L’École en folie » est réservée aux enfants fréquentant les écoles de devoirs[6]. Les activités proposées sont multiples : des expositions de dessins d’enfants, des ateliers (créer des dessins pour illustrer les mots, inventer des histoires et les mettre en diapositive), les ombres chinoises, des déguisements, la projection de dessins animés, etc. Rosa Collet[7] et Renée Ponette, animatrice bénévole à l’école de devoirs Rasquinet, dans le quartier Josaphat à Schaerbeek, en sont les chevilles ouvrières.

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Les stagiaires & leurs mémoires : un certain regard sur les écoles de devoirs

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Marie-Thérèse Coenen (historienne au CARHOP asbl)

Les premières écoles de devoirs voient le jour à Bruxelles en 1973. Elles sont souvent liées à des initiatives locales situées dans des quartiers défavorisés de la capitale où se concentre une population immigrée appartenant à diverses communautés italienne, espagnole, marocaine, turque. L’école de devoirs est rarement la seule activité proposée. Elle s’adosse à des centres de santé mentale, des services d’aide aux jeunes, des ateliers créatifs ou d’animation à destination des enfants. Elles n’ont pas pour seul objectif la réussite scolaire, elles visent un projet pédagogique alternatif à l’école obligatoire en se démarquant des heures d’études surveillées, souvent payantes, organisées au sein des écoles.

Chaque école de devoirs est singulière dans son origine et dans son organisation, mais quasi toutes, surtout dans les années pionnières, fonctionnent sur base du volontariat : des étudiants y consacrent une part de leurs loisirs ou y réalisent leur stage, et des adultes, actifs ou retraités, donnent de leur temps. À partir de 1980, un basculement s’opère avec une diversification des équipes pédagogiques où des animateurs et animatrices bénévoles côtoient des salariés, des contractuels temporaires (cadres spéciaux temporaires), des objecteurs de conscience et des stagiaires. Vu l’évolution des statuts de travail au sein des collaborateurs et collaboratrices, des tensions peuvent apparaître entre les « permanents salariés » (adhésion au projet, temps de travail, précarité des contrats, etc.) et les autres, les « militants et militantes » qui ont investi, parfois depuis des années, dans le soutien à la scolarité des enfants. Les stagiaires se retrouvent parfois impliqués dans ces rapports de légitimité et leurs travaux en gardent la trace.

Beaucoup d’écoles de devoirs, même celles qui ont traversé ces cinquante années d’existence, ont une connaissance relativement partielle de leurs origines. Aujourd’hui, les fondateurs disparaissent et, avec eux, leurs souvenirs, mais si certains ont abondamment témoigné comme Pierre Massart, leurs récits ne sont pas exempts d’approximations, d’oublis. La consultation des archives reste nécessaire pour comprendre l’origine du projet, sa finalité, les acteurs en présence, le public visé, les succès, les difficultés, le contexte sociopolitique, l’insertion dans le tissu associatif local, etc. Le caractère spontané et militant de ces initiatives locales rend la conservation de leurs archives aléatoire et leur consultation difficile. Souvent, le projet initial a évolué. Il s’est donné des statuts d’ASBL, ce qui permet une reconnaissance et un subventionnement public (au niveau local, régional ou communautaire). Cette institutionnalisation a obligé les écoles de devoirs à produire des bilans, des rapports d’activités et de nombreuses traces de l’action menée, mais cela ne comble pas nécessairement toutes les lacunes.

Les écoles de devoirs ont accueilli dès le début du mouvement des stagiaires de deuxième et troisième année des écoles d’assistants sociaux. Ils ont souvent été un soutien qui a rendu l’école de devoirs possible (permanence, accueil des enfants, réflexion pédagogique, etc.), et, aujourd’hui encore, ils viennent régulièrement renforcer les équipes pédagogiques. Certains consacrent leur travail de fin d’études à cette expérience, travaux qui deviennent, quelque cinquante années plus tard, une source d’informations quand il s’agit de retracer l’histoire d’une école de devoirs, surtout quand celle-ci a disparu et, avec elle, les traces de son activité. Les mémoires constituent donc une piste intéressante à investiguer même si le genre se prête à une analyse critique de la part du chercheur ou de la chercheuse qui les consulte. Que nous disent-ils sur les écoles de devoirs ? Comment appréhender ces textes ? Sont-ils une pièce à verser comme matériau d’analyse pour contribuer à l’histoire des écoles de devoirs et mieux comprendre le mouvement dans sa diversité et sa complexité ?

Un repérage dans les collections

Les écoles de formation en travail social n’ont pas toutes adopté la même stratégie en matière de conservation des travaux de fin d’études. En 2007, l’Institut supérieur de formation sociale et de communication (ISFSC-Haute école ICHEC-ECAM-ISFSC)[1] versait au CARHOP sa collection de mémoires[2]. Les mémoires de l’École ouvrière supérieure, aujourd’hui Haute école libre de Bruxelles Ilya Prigogine, sont consultables à la bibliothèque de l’Institut Émile Vandervelde (IEV). L’Institut d’enseignement supérieur social, de l’information et de la documentation (IESSID-Haute école Bruxelles-Brabant HE2B) conserve ses mémoires, ils sont accessibles à la bibliothèque. Son thesaurus reprend le sujet « école de devoirs ». Pour les autres écoles sociales, elles gardent leurs mémoires sur un site, mais la recherche est plus complexe et ne se fait qu’à partir des mots du titre… ce qui ne permet pas de repérer les travaux qui n’ont pas explicitement mentionné « école de devoirs » dans le titre. Cette recherche à partir des catalogues en ligne des écoles sociales francophones a permis de repérer environ quarante titres contenant les mots « école de devoirs » ou répondant à ce sujet[3].

Ces collections ne sont pas complètes. Certains mémoires manquent à l’appel, par exemple celui de Danielle De Crom[4], consacré au CASI , qui devrait se trouver à l’IESSID. Parfois, un ouvrage fait référence et publie un extrait d’un mémoire portant sur un stage en école de devoirs : c’est le cas du mémoire de Myriam Uytdenbroek, stagiaire à Rasquinet[5]. D’autres sans doute réapparaîtront au hasard des recherches futures.

Notre option : un corpus restreint (1976 à 1985)

Notre projet est d’aborder l’histoire des écoles de devoirs à partir de quelques pionniers et pionnières et de retracer l’expérience du premier Comité de liaison des écoles de devoirs au sein du mouvement Hypothèse d’école. C’est pourquoi notre échantillon se limite aux mémoires portant sur la période pionnière de 1973 à 1985[6] ce qui représente, dans l’état de nos recherches, neuf travaux de fin d’études. Ce corpus est complété par le mémoire d’André Demarque[7], présenté en 1979 à la Faculté ouverte en politique économique et sociale (FOPES-UCL). L’auteur a créé à Molenbeek une école de devoirs qui fonctionne de 1974 à 1977. Son mémoire est devenu une référence pour les équipes pédagogiques et est souvent mobilisé par les stagiaires. Réalisant une enquête auprès des écoles de devoirs, il publie deux dossiers qui font partie à cette époque des outils pédagogiques de l’animateur et de l’animatrice en école de devoirs.

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Les écoles de devoirs, des archives à découvrir pour une histoire à écrire

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Camille Vanbersy (historienne et archiviste au CARHOP asbl)

Comme les différents articles de ce numéro de Dynamiques. Histoire sociale en revue ont déjà pu le mettre en lumière, les écoles de devoirs constituent un champ d’étude et de recherche important et encore à explorer. Pour tout qui s’intéresse à cette thématique, les archives et collections conservées au CARHOP sont une source précieuse.

La période chronologique couverte par les différents articles de ce numéro s’étend de 1973 à 1985, tout en s’ouvrant aux problématiques contemporaines grâce aux témoignages qui seront présentés dans le prochain numéro de février 2021. Les archives conservées au CARHOP éclairent en effet principalement cette période de naissance des mouvements mais peuvent également renseigner sur l’évolution que connaissent les écoles de devoirs par la suite. À titre d’exemple, les archives déposées par la Jeunesse maghrébine asbl conservent différents documents de type administratif : rapports, programmes d’activités, de stages, formations des animateurs, préparation de colloque… rassemblés dans le cadre de la Coordination des écoles de devoirs de Bruxelles asbl (CEDD)[1].

La plus belle porte d’entrée pour cette thématique se trouve au sein des archives de militant.e.s et plus particulièrement dans le fonds d’archives Rosa Collet. Ce fonds d’une grande richesse, et déjà présenté en détail par ailleurs, témoigne des multiples facettes de l’action de Rosa Collet au sein du mouvement chrétien bruxellois et plus particulièrement de ses actions envers les plus jeunes. Les documents présents permettent de cerner dans les détails la vie quotidienne et les grands enjeux qui traversent les vécus de ces écoles comme en témoigne l’article de Marie-Thérèse Coenen. Ce fonds constitue malheureusement une exception, et les traces des écoles de devoirs se font plus ténues dans les papiers d’autres militant.e.s. Cependant, la réalisation de ce numéro a également permis d’enrichir les collections du CARHOP par l’apport de documents d’archives de la part des intervenants, des témoins et des acteurs sollicités pour la réalisation des différents articles. Jos Palange, actif au sein d’Hypothèse d’école a déposé, après que ceux-ci aient nourri la rédaction de l’article, brochure, procès-verbaux de réunions, exemplaires de périodiques… Espérons que ce numéro donne l’envie à d’autres d’en faire autant et permette de sauver la mémoire de ces initiatives[2] !

D’autres fonds de militant.e.s, tels les documents d’André Louvet[3], conservent également quelques exemplaires de brochures ou de périodiques liés aux écoles de devoirs et à Hypothèse d’école. Ces revues rendent compte tout à la fois des réflexions, des questionnements de ces institutions et des activités menées par les écoles.

Afin de trouver les appuis, qu’ils soient logistiques, humains, financiers…, nécessaires à la réalisation de leurs missions, les écoles de devoirs s’adossent parfois à d’autres institutions plus grandes et bénéficiant de reconnaissance. Dès lors, les fonds de ces structures étant plus systématiquement conservés[4], les traces des écoles de devoirs se font plus nombreuses. Remarquons cependant que celles-ci donnent une image plus administrative et factuelle des réalités : rapports d’activité, procès-verbaux de réunions…, mais peu de réalisations d’enfants contrairement aux archives récoltées par Rosa Collet par exemple. De plus, les fonds d’organisations tels que le Mouvement ouvrier chrétien (MOC) ou Vie féminine permettent également d’ouvrir des fenêtres plus ou moins larges sur leur vécu et d’élargir à d’autres perspectives géographiques là où les papiers de militant.e.s précédemment mentionné.e.s s’intéressent principalement à la Région bruxelloise. La réalité namuroise est effleurée au travers des archives de Vie féminine et du MOC de Namur. Le CIEP[5] de l’arrondissement de Namur a, à titre d’exemple, publié en 1984 une étude intitulée Quartier et société se voulant une « réflexion issue de la pratique d’une école de devoirs et de différentes activités avec des enfants du quartier Saint-Nicolas à Namur »[6]. Ce travail donne à voir les conditions dans lesquelles travaille l’école de devoirs et les questions qui traversent le travail avec les enfants : stimulation, langage… Ces quelques informations seront grandement complétées par la consultation des archives aujourd’hui encore conservées dans les locaux du CIEP de Namur.

Les archives du MOC de Tournai témoignent de l’action de celui-ci dans la dynamique des écoles de devoirs avec notamment l’organisation, avec Jeunesse et Santé[7] et des animateurs du CIEP, d’une école à Tournai.

Affiche annonçant l’ouverture d’une école de devoirs à Tournai, s.d. (CARHOP, archives du MOC – Fédération de Tournai, n° 167).

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Edito

François Welter (directeur du CARHOP)

Que pouvons-nous dire de l’impact de la crise sanitaire et sociale actuelle ? Depuis plusieurs mois, la société belge est touchée par une pandémie aux effets dévastateurs : sur la santé physique et mentale, sur les relations humaines, sur le travail et le sens de celui-ci. Le confinement, particulièrement, est vécu comme une expérience multiple, oscillant entre la création de nouvelles solidarités et l’isolement ; entre le maintien, voire le renforcement, d’un certain confort et le creusement des inégalités ; entre les introspections sur notre mode de vie et l’urgence sanitaire et sociale ; entre le maintien d’une activité économique et le chômage. Le confinement et la crise sanitaire mettent en exergue des situations préexistantes et engendrent de multiples disparités dans les vécus.

Une fois n’est pas coutume, les historien.ne.s du CARHOP s’appuient sur l’expérience collective du confinement, qu’ils ont également vécue à leur niveau, pour construire, sans contributeur.trice extérieur.e, un 12e numéro autour de la crise sanitaire et sociale de la Covid-19. Dès avril, la nécessité de récolter et conserver la mémoire du confinement s’impose : interpeller des acteurs et actrices du secteur associatif et des organisations syndicales à propos de leurs réalités de terrain et des stratégies de résistance devient, dans la foulée, une évidence. Cette démarche collective, d’équipe, amorce de nouvelles prospections de traces et recherches de compréhension de ce qui se joue actuellement. C’est donc un numéro en prise avec des faits, des émotions, des jugements très actuels qui se déploie au fil de la lecture de ses articles. À cet égard, il constitue une série de photographies d’expériences et de stratégies de lutte sur lesquelles les historien.ne.s tentent d’ébaucher une première analyse.

Directement, ou en filigrane, ce 12e numéro interroge les atouts et les limites de l’analyse historique de faits si contemporains. La démarche empirique a au moins le mérite de mettre au cœur du travail des historien.ne.s les témoignages des acteurs et actrices de terrain, avec leurs souffrances, leurs inquiétudes, leurs questionnements, leurs actions. Elle montre aussi qu’une approche nuancée des phénomènes en cours requiert de croiser les approches, postulant ainsi que, si l’histoire seule n’est pas suffisante pour construire des clés de compréhension, elle est tout aussi légitime que la sociologie, la psychologie, les sciences politiques et d’autres sciences humaines, pour déployer un « Voir » et un « Juger ».

Introduction au dossier : Mobilisations syndicales et associatives face à la crise sanitaire et sociale

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Louise Di Senzo (bibliothécaire-documentaliste au CARHOP asbl)
Amélie Roucloux (historienne au CARHOP asbl)

Le 18 mars 2020, pour faire face à l’arrivée de la pandémie de la Covid-19, la Belgique entre en confinement, ce qui engendre des réalités variables. Ainsi, si le secteur de l’Horeca ferme ses portes, le secteur hospitalier est sur la brèche. Ces situations inédites amènent le Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire (CARHOP) à interroger des acteurs et actrices de terrain afin de prendre la mesure de ce qui s’y joue. Les milieux associatifs et syndicaux sont sollicités. Ils rendent compte de leurs réalités de travail et du sens que prend celui-ci face au confinement. Dans le même temps, ils révèlent leurs stratégies de résistance pour pallier aux conséquences de la crise sanitaire et à celles de la crise sociale, cette dernière prenant de l’ampleur de jour en jour. De facto, leurs publics s’inscrivent au centre de leurs réflexions et de leurs actions. C’est au cœur de ces questions que plonge l’équipe du CARHOP dans ce douzième numéro de Dynamiques. Histoire sociale en revue. Toutefois, l’extrême proximité temporelle de l’événement demande de définir un axe méthodologique.

L’histoire du présent, une méthodologie
Les historien.ne.s et le présent

Tout au long du 19e siècle, les historien.ne.s de profession se méfient du passé récent. Ils et elles craignent une trop grande proximité temporelle avec leur sujet. D’une part parce que cela risquerait d’entraîner un manque de recul pour évaluer, à charge ou à décharge, le phénomène étudié. D’autre part parce que les historien.ne.s craignent d’être embrigadé.e.s de manière (in)volontaire dans les turpitudes de l’actualité. Ils et elles privilégient donc l’étude de sujets éloignés de leur actualité, créant ainsi une césure stricte entre le passé et le présent.

Jusqu’à la moitié du 20e siècle, parler d’un événement récent est un exercice auquel les historien.ne.s se risquent peu. Puis, progressivement, les historien.ne.s questionnent de nouveaux champs d’investigation (histoire orale, histoire du genre, histoire populaire, etc.) et développent, pour ce faire, de nouvelles grilles de lecture de l’histoire, parfois inspirées d’autres sciences sociales. De plus en plus d’historien.ne.s constatent également qu’il est possible de replacer des évènements actuels dans une historicité plus longue. La césure entre le passé et le présent s’atténue.

L’étude du passé récent, voire du présent, commence à trouver une reconnaissance universitaire en France et en Belgique à la fin du 20e siècle. L’objectivité de l’historien.ne n’est plus interrogée par rapport à sa distance temporelle avec le sujet étudié, mais plutôt par rapport à son recul méthodologique avec ledit sujet. Parallèlement, la méconnaissance du futur et des (dis)continuités des trames historiques étudiées permet à l’historien.ne d’interroger les champs des possibles.[1]

L’outil historique en éducation permanente

Dans une optique d’éducation permanente, l’historien.ne donne la parole aux acteurs et actrices de l’histoire étudiée. De cette manière, ils et elles peuvent faire remonter un vécu, c’est-à-dire exprimer les enjeux auxquels ils et elles ont été confronté.e.s et les stratégies qu’ils et elles ont mis en place pour y faire face. Les historien.ne.s recueillent ces récits et les mettent en perspective dans un contexte social, politique, économique ou culturel plus large. Ainsi, l’outil historique utilisé en éducation permanente permet aux acteurs et actrices de s’approprier leur histoire, de l’inscrire dans un contexte plus large, et de la valoriser auprès du grand public.

Les rédacteurs et rédactrices de cette revue s’inscrivent dans cette dynamique et donnent la parole à des acteurs et actrices du tissu associatif et des syndicats. Ces dernier.ère.s reviennent sur la période de confinement en Belgique ainsi que sur son impact sur leurs publics et leur métier. S’effaçant parfois complètement au profit du récit des témoins, l’équipe du CARHOP utilise des méthodes qu’elle connaît bien pour porter et accompagner la parole des acteurs et actrices de terrain.

À noter toutefois que la temporalité de l’événement abordé est complexe pour les historien.ne.s. S’ils et elles peuvent dorénavant interroger le passé récent, voire le présent, la démarche n’en reste pas moins périlleuse pour l’étude de la période de confinement en Belgique. En effet, l’événement est court, isolé et très proche. Il est, dès lors, difficile pour les historien.ne.s d’utiliser leurs outils habituels (analyse comparative, analyse des « lignes de fuite » de l’événement, analyse détaillée de l’espace socioéconomique durant lequel survient l’événement, etc.). L’actualité de l’événement constitue une autre difficulté pour les historien.ne.s. En effet, si la phase de déconfinement débute en mai 2020 en Belgique, il n’est pas certain que l’émotivité qui a accompagné cet événement ait totalement disparu au moment de publier cette revue. Afin de ne pas être happé.e par les turpitudes de l’actualité, les rédacteurs et rédactrices proposent un regard photographique, tentant quelques constats et de ténus fils rouges. Un arrêt sur image qu’ils et elles historicisent parfois, c’est-à-dire situent dans le temps et l’espace.

Les archives et la documentation du présent

S’interroger et analyser les réalités de travail et les stratégies de résistance en période de crise requièrent un matériau documentaire et archivistique. C’est là que se rencontrent les deux finalités du CARHOP : la récolte et la conversation des documents et leur exploitation dans une démarche d’éducation permanente. En tant que centre d’archives privées, le CARHOP s’inscrit d’emblée dans une campagne nationale de récolte de traces relatives au confinement. À cette fin, il s’appuie sur des réseaux construits de longue date. L’Association des archivistes francophones de Belgique (AAFB)[2] et son pendant néerlandophone, le Vlaams vereniging voor bibliotheek, archief en documentatie (VVBAD), lancent ainsi la plate-forme Archives de quarantaine archief #AQA qui a pour but « de centraliser et relayer les initiatives des services d’archives durant la période de confinement, mais également d’encourager la collecte de toutes sources pouvant rendre compte de ce moment historique »[3]. Cette plate-forme concrétise à double titre un souhait de longue date de mutualisation. D’une part, elle constitue un centre de ressources pour les professionnels de la gestion de l’information. D’autre part, elle valorise, par le biais d’articles, tout type de ressources relatives à la mémoire du confinement, récoltées par les archivistes et produites par divers publics. Certaines d’entre elles constituent le matériau de base pour la réalisation des articles de cette revue.

Plateforme en ligne : “Archives de quarantaine”, https://archivesquarantainearchief.be/fr/

https://archivesquarantainearchief.be/fr/

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Face à la crise, l’action collective par et pour l’histoire

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François Welter (historien au CARHOP asbl)

La crise sanitaire et, dans une moindre mesure, le confinement sont vécus comme une expérience commune. L’intensité de leurs effets divergent en revanche selon les milieux sociaux et les secteurs d’activité économique. Pour les historien.ne.s de l’histoire sociale, cette période exceptionnelle est marquée par le questionnement, les doutes sur leur légitimité à déjà s’introduire dans le temps de l’analyse. Disposent-ils d’un recul suffisant, alors que nous sommes seulement aux prémices d’une crise ? Leur bagage méthodologique est-il suffisant ou doit-il se nourrir d’autres disciplines et expériences en sciences humaines ? Doivent-ils se tenir en retrait, avec le risque de laisser s’évaporer des traces précieuses d’expressions de craintes, de difficultés réelles, de mobilisations ? Au contraire, sont-ils des acteurs essentiels pour comprendre les phénomènes en cours, les interroger et, en cela, construire une base de réflexion nécessaire à la formulation de revendications, de projets d’émancipation ? Cette contribution a pour objet d’expliquer en quoi les crises socioéconomiques sont des moments névralgiques au cours desquels la discipline historique se pose avec d’autant plus d’acuité, par ses dynamiques internes et son propos, comme un outil d’analyse et un support à l’action collective.

L’histoire ouvrière et populaire par ses acteurs et actrices (la fin des années 1970)

Dans les années 1970-1980, après une décennie de plein emploi, la Belgique baigne dans une crise socioéconomique majeure. Aux effets dévastateurs du choc pétrolier de 1973, succèdent les restructurations d’une industrie vieillissante et les fermetures d’usines. La Wallonie, particulièrement, est touchée de plein fouet par la déliquescence de son économie, occasionnant de facto une crise sociale profonde. Des familles entières d’ouvrier.e.s sombrent dans la précarité. Le taux de chômage et de demandeurs d’emploi, l’inflation et le déficit public augmentent sensiblement. La concertation sociale, quant à elle, est mal en point : aux offensives patronales réclamant la nécessité de rétablir les conditions d’une compétitivité des entreprises, les syndicats opposent une attitude défensive, tâchant de protéger le niveau des rémunérations et des prestations sociales. En guise de réponses, les gouvernements successifs mènent depuis 1976 des politiques de redressement dont le contenu ne satisfait ni le patronat, ni les organisations syndicales[1].

Au sein du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), les Équipes populaires entrent dans une réflexion sur la crise économique dès 1976. Initiative innovante, elles entendent inscrire l’histoire ouvrière et industrielle « comme colonne vertébrale de la revendication sociale ». L’un de ses permanents, Guy Gossuin, entre en relation avec plusieurs historiens, dont certains sont déjà impliqués dans les formations organisées par le Centre d’Information et d’éducation Populaire (Institut supérieur de culture ouvrière – ISCO) et dont la conception de l’histoire s’articule autour de plusieurs fils rouges, à savoir : la nécessité de penser le passé politiquement et historiquement le présent, de construire une histoire qui s’émancipe de la culture et de l’idéologie dominante pour se consacrer aux dominés, de la concevoir à la fois comme une démarche collective et d’émancipation de ses sujets.

Page de couverture : Cellule mémoire ouvrière de Seraing, Des travailleurs témoignent. 1886-1986, s.l., CARHOP, 1986.

Des discussions et de ces rencontres nait l’idée de présenter une exposition consacrée à « l’Histoire ouvrière » à la rencontre nationale des Équipes populaires, en octobre 1977. Celle-ci s’articule selon la triple approche de la condition ouvrière, de l’action ouvrière et de la revendication ouvrière. En d’autres termes, une nouvelle déclinaison du « Voir-Juger-Agir », une méthode si chère à la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). Dans le même temps, l’historien du mouvement ouvrier, Hubert Dewez[2], intervient à propos de ce que dit l’histoire sur la crise en cours. L’exposition devient itinérante et rencontre un certain succès à Bruxelles et en Wallonie. Dans la foulée, les Équipes populaires et les historiens multiplient les initiatives : expositions régionales, enquête sur la vie ouvrière, etc. Surtout, ils constituent une cellule « Mémoire ouvrière », qui, par la suite, trouvera différents ancrages régionaux : Jumet, Brabant wallon, Seraing[3].

Page de couverture : Cellule mémoire ouvrière de Seraing, Des travailleurs témoignent. 1886-1986, s.l., CARHOP, 1986.

Avec les cellules « Mémoire ouvrière », c’est toute la démarche historique qui est repensée et s’ancre dans le travail en éducation permanente, comme l’explique Monique Van Dieren, permanente communautaire aux Équipes populaires :

[4]. La parole ouvrière et populaire, en ce qu’elle a de plus vivant, par ses témoins et ses acteurs directs, devient centrale[5]. Protagonistes et historien.ne.s donnent corps à une histoire jusqu’alors peu exprimée et/ou entendue. Les cellules « Mémoire ouvrière » contribuent à construire un récit collectif de ce qu’est le monde ouvrier, dans ses conditions de travail et ses revendications, sans toutefois exclure la parole personnelle. Elles construisent en cela des ponts entre un monde d’hier où de grandes luttes ont été menées par les travailleurs et travailleuses qui témoignent et les jeunes générations des années 1970-1980 qui connaissent les emplois précaires, le chômage et le détricotage de la sécurité sociale[6]. Ainsi, en s’appropriant leur histoire et en retraçant une chronologie – l’outil de base en histoire – les militant.e.s et (anciens) travailleur.euse.s créent une grille d’analyse de la crise alors en cours. Les exemples de filiation entre les phénomènes et luttes antérieurs et la situation des années 1980 ne manquent pas. En 1986, l’ouvrage que publie la cellule « Mémoire ouvrière » de Seraing est à cet égard éclairant. Il structure les témoignages de travailleurs autour de questions sociales que sont le travail sous ses différents aspects, les relations dans le milieu du travail, la vie quotidienne et l’immigration, pour, au final, leur conférer un prolongement contemporain. Symptomatique de cette méthode d’approche, la cellule « Mémoire ouvrière » de Seraing fait le constat en 1986 que « si aujourd’hui, on parle de société de consommation, société de loisirs, d’échec de la scolarité, d’échec de la concertation sociale, de société à deux vitesses, etc., ce n’est souvent que l’amplification d’éléments mis en place dans l’entre-deux-guerres »[7]. De ce point de vue, le processus d’éducation permanente alors en œuvre parait évident. Les cellules « Mémoire ouvrière » sont d’ailleurs reconnues par le décret de 1976[8], sous son chapitre II, jusqu’à leur extinction en 1988[9].

Visite de la mine de Blégny par l’équipe du CARHOP, fin des années 1970-début des années 1980 (Archives personnelles de Monique Van Dieren).

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Toutes et tous dans le même bateau !? Vraiment ? L’éducation populaire sous confinement avec le MOC Bruxelles

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Julien Tondeur (historien au CARHOP asbl)

C’est en découvrant sur les réseaux sociaux les témoignages présents sur les plateformes « Les Confins »[1] que l’idée de travailler sur l’action du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) de Bruxelles lors de la pandémie de la Covid-19 s’est imposée. Les vécus souvent crus, voire brutaux, rassemblés sur ces plateformes par les organisations et groupes constitutifs du MOC de Bruxelles, exposent la violence d’une crise sociale et sanitaire qui impacte le quotidien des plus précarisé.e.s. Ces témoignages nous amènent à nous questionner sur deux éléments principaux développés ici en parallèle. Si cette analyse s’attarde sur l’action du MOC de Bruxelles sous le confinement, elle tend également à explorer la question du creusement des inégalités sociales et économiques durant cette période inédite.

Afin de mettre en lumière la spécificité de l’action du MOC durant le confinement, il est avant tout nécessaire de s’arrêter un temps sur l’histoire et le passé de cette organisation. Lorsque l’historien.ne s’y penche de plus près, une question émerge rapidement : comment un mouvement, dont la force est issue du travail de terrain depuis maintenant presque 100 ans[2], s’adapte à une période qui le voit contraint d’être confiné entre quatre murs, de restreindre, voire de supprimer ses contacts directs avec ses publics ? Quel sens donner à son travail et comment s’organiser avec les personnes précarisées lorsque l’isolement s’impose, alors que l’éducation populaire sous-entend une action collective ? Depuis toujours, le MOC, mouvement social, acteur de changement, est « présent sur le terrain, dans les régions, les localités, partout où les hommes et les femmes s’investissent pour changer la société, pour la rendre plus juste, plus humaine, plus respectueuse d’autrui »[3]. Et c’est d’ailleurs là que se construit en partie l’identité du mouvement et que son impact est perceptible. Pour aborder cette nouvelle réalité de travail et de lutte ainsi que la question des inégalités qui l’accompagnent, Thomas Englert, secrétaire fédéral du MOC de Bruxelles et coordinateur du CIEP[4], Bruxelles, a accepté de répondre à nos questions. Signe du temps, c’est via une application de téléconférence que cet entretien est réalisé.

Isolement, fracture numérique et urgence sociale

Le premier constat que le MOC tire de cette période est qu’elle « a terriblement renforcé les dynamiques qui isolent les gens dans notre société », compliquant ainsi le travail du mouvement. L’essence de notre mission, nous explique Thomas, « c’est tout le contraire. (…) C’est créer du collectif. C’est créer une compréhension partagée des réalités qu’on vit pour transformer la société. Et donc le confinement, en tout cas dans un premier temps, il a l’effet complètement inverse. C’est-à-dire qu’il crée un moment de peur. Physiquement, les gens s’enferment chez eux, ne sortent plus, on a peur les uns des autres. Donc, nous sommes dans une situation dans laquelle, en fait, notre travail devient impossible. Je pense que ça, c’est l’effet premier »[5]. À partir de ce constat, comme nous l’explique Thomas, le MOC se demande comment continuer « à faire ce que nous faisons, alors que le champ dans lequel on le fait d’habitude n’est pas disponible ? ».

Le MOC et ses organisations constitutives, notamment les Équipes populaires (EP), estiment qu’un élément primordial est de garder le contact le plus régulièrement possible avec ses publics, qui se retrouvent du jour au lendemain « à des degrés divers, exposés à l’isolement, à la perte de revenu, à la perte de contact qui a été très forte ». Les animateurs et animatrices appellent les militant.e.s de leur groupe au minimum une fois par semaine, afin d’éviter que la fracture numérique ne vienne renforcer la solitude et l’impression pour certain.e.s d’être coupé.e.s du monde extérieur. « Il y a vraiment des gens qui ont disparu des radars », nous explique Thomas. « Si on ne fait pas cette démarche d’appeler au moins une ou deux fois par semaine, ces gens-là, ils n’ont plus accès à rien. D’ailleurs, une partie du travail qu’on a fait, c’est simplement informer les gens des services sociaux qui étaient encore ouverts, de les mettre en contact avec la Croix-Rouge, etc. ».

Devant l’ampleur et l’urgence de la catastrophe sociale qui se déroule sous ses yeux, le MOC de Bruxelles prend rapidement d’autres initiatives et organise, par exemple, la distribution de colis alimentaires, ainsi qu’une caisse de solidarité. Le mouvement est malgré tout conscient que ce genre de services relève plutôt du ressort de l’aide sociale. De l’aveu de Thomas cependant, sur le moment, les équipes ne « voient pas vraiment quoi faire d’autre. Et on n’allait pas dire aux gens qui n’ont pas droit au chômage temporaire, etc., qu’on allait juste les laisser tomber ». Les Jeunes organisés combatifs, anciennement Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC)[6], se mobilisent « pour organiser des groupes de quartier et de solidarité » et des équipes distribuent les colis alimentaires. C’est à l’occasion de ces contacts avec les publics que le MOC prend d’ailleurs la décision de lancer l’initiative « Les Confins » sur les réseaux sociaux et de rendre visible l’urgence de la situation sociale et économique vécue par les personnes précarisées.

Bandeau d’accueil de la page Facebook « Les Confins, résistance au quotidien ». URL : https://www.facebook.com/lesconfins/.

« Les Confins »

L’enquête ouvrière 2.0

Comme Thomas nous l’explique, « Les Confins » s’attellent à porter sur la place publique, par le biais de témoignages, des réalités et des inégalités sociales et structurelles exacerbées sous confinement, récoltées par les organisations constitutives du MOC de Bruxelles et par les groupes d’actions qui en sont proches.[7] Avec cette démarche, les équipes souhaitent « réactualiser l’enquête ouvrière, outil traditionnel du Mouvement ouvrier chrétien ». L’enquête sociale a, en effet, toujours fait partie des « méthodes d’éducation permanente prônées par le Mouvement ouvrier chrétien. Plus encore, elle en représente le fondement »[8]. Popularisée et systématisée par Joseph Cardijn[9] et la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) à partir de 1925 la méthode permet de saisir la réalité sociale d’une époque et d’un lieu, d’en réaliser l’analyse de manière collective et d’en tirer les conclusions pour ensuite passer à l’action. Beaucoup de revendications du mouvement sont issues des enquêtes menées sur le terrain auprès des travailleurs et des travailleuses. C’est le fameux « Voir – Juger – Agir » de la JOC.[10]

L’objectif est donc de rendre visibles les situations de précarité. Les témoignages repris dans « Les Confins » sont diamétralement opposés à ceux qui associent le confinement à un moment idéal pour se ressourcer, se recentrer et s’adonner à des activités d’intérieur que l’on n’aurait, éventuellement, pas eu le temps d’effectuer auparavant.[11] Non, dans « Les Confins », la réalité est toute autre, dure et glaçante. Comme ces sans-papiers qui, à l’image des populations ouvrières urbaines du 19e siècle, habitent entassés les uns sur les autres, dans des squats sans eau courante, où les masques, le savon et l’hygiène élémentaire sont absents, où absolument tout manque. Sans revenus, car mis à la porte du jour au lendemain par leurs patrons, « sans moyens de payer le loyer, avec des propriétaires qui s’en foutent », les sans-papiers représentent un exemple extrême des personnes exclues.

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Les éducateur.trice.s et la crise de la Covid, un métier ébranlé ?

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 Josiane Jacoby (sociologue au Carhop asbl)

Collecter la mémoire immédiate d’un métier

En mars 2020, la Belgique, comme beaucoup d’autres pays, vit une crise sanitaire sans précédent. Pour endiguer la pandémie, une mesure, tout aussi inédite, est prise par les pouvoirs publics : le confinement. Face à ces événements, les historiens, historiennes et archivistes du pays s’engagent dans un projet de collecte de la mémoire en temps de crise sanitaire (Covid-19). Le projet prend la forme d’une plateforme[1] dont la mission est de collecter les archives du présent pour documenter la mémoire de demain.

Le Carhop s’associe à cette initiative de récolte d’archives quand Dominique Wautier, présidente de l’asbl Rhizome[2] et membre de l’assemblée générale du Centre, questionne : « Et les éducateurs ? ». L’interpellation fait mouche. Durant le mois de mai, une série d’interviews sont réalisées auprès d’éducateurs et éducatrices qui travaillent dans le secteur du handicap ou de l’aide à la jeunesse, en milieu ouvert ou en résidentiel.

Distanciation physique oblige, le recueil de récits se fait à distance, par téléphone, avec un enregistreur placé à côté. Habituellement, le Carhop privilégie les interviews « en présentiel ». Mener une interview en face à face permet « d’entendre » ce que le corps manifeste. Le défi dans ce contexte est de mener l’interview dans des conditions satisfaisantes, afin de créer un climat de confiance entre les deux protagonistes, l’interviewer et l’interviewé.e. D’autant que l’on pressent, suite aux contacts préparatoires aux entretiens, que les mots seront empreints d’émotions.

Les lignes qui suivent retracent le parcours de trois de ces témoins, deux éducatrices et un éducateur, en période de confinement. Ils ont en commun de travailler dans des institutions résidentielles. Ces témoignages en pleine pandémie sont des récits « pris à chaud ». L’assouplissement progressif du confinement n’occupe pas encore leurs pensées. Difficile de supposer ce qu’il ressortira une fois la crise maitrisée et quelles traces resteront à part, comme imagine Chloé Antoine en riant, « sûrement des tocs comme le lavage des mains ! ».

Histoires de confiné.e.s, un métier secoué

Chloé Antoine est une jeune éducatrice spécialisée qui travaille depuis presque quatre ans dans un centre résidentiel pour personnes adultes en situation de handicap mental modéré à sévère. Son institution accueille principalement des personnes vieillissantes, soit une vingtaine de personnes de 40 à 89 ans. Quand le Carhop et l’asbl Rhizome lancent une campagne de collecte de témoignages d’éducateurs et d’éducatrices en confinement, Chloé Antoine répond très vite positivement à l’appel. Lors de son interview, elle confie se sentir en profond épuisement professionnel. Elle relie son état à l’impossibilité dans laquelle elle se trouve de mener un travail social de qualité. Dans son institution, les règles sanitaires et le confinement ont, en effet, rendu impossible ce qui fait sens à ses yeux : créer du lien avec les personnes dont elle a la responsabilité. Un lien crucial qui garantit le maintien d’une bonne santé mentale. « Les règles sanitaires sont tellement fortes et énergivores, il n’y a plus de place que pour ce travail-là. (…) Dans les premières semaines, j’ai vraiment eu ce sentiment de perte de sens, à la fin de la journée de me dire “mais qu’est-ce que j’ai fait de ma journée ?” Ce n’est pas ça que je veux faire comme travail, (…) je trouve que ce n’est pas cela que ça devrait être ».[3]

Anna Fani est, elle aussi, éducatrice spécialisée. Elle travaille depuis 33 ans au « Village n°1 », situé dans le Brabant wallon. Le Village accueille des personnes en situation de handicap léger à sévère. Elle témoigne également avoir vu son travail d’éducatrice bouleversé par les conséquences de la crise sanitaire et du confinement. D’autant plus, qu’il y a eu des cas de contamination dans certaines unités de vie de son institution: « Très vite, en tant qu’éducateurs, on s’est vu se transformer en personnel de soins, alors qu’on a aucune formation (…) Nous devons prendre les paramètres au niveau oxygène, au niveau température, mais aussi installer des appareils d’oxygène pour les personnes en détresse respiratoire [afin de] venir en aide à nos collègues puisqu’on a aussi un service santé chez nous (…), on a dû faire un peu leur boulot. Et puis, ça sort un peu de notre métier (…). On est un peu là en train de perdre l’essence même de notre métier, je trouve, parce qu’on est essentiellement dans ce qui est du soin pour l’instant (…) ». D’autre part, cette priorité accordée à la santé physique se fait au détriment de l’accompagnement plus individualisé ou plus psychologique comme le lien avec les familles. Priorité qui signifie pour l’équipe une surcharge de travail « déjà de par nos interventions médicales, mais aussi de par le port de ces équipements qui sont d’une lourdeur (…) quand il y a des personnes infectées, nous avons la combinaison complète, les gants, le masque, la charlotte quand c’est nécessaire. C’est lourd de travailler avec ça toute une journée (…). Le weekend, on fait des journées d’onze heures et puis, il y a sûrement une charge psychosociale (…). Beaucoup de travailleurs nous témoignent une très grande fatigue, une difficulté à se reposer et à avoir des nuits reposantes (…) ».[4]

Antoine et A. Fani savent-elles qu’elles ne sont pas loin de partager les conditions de travail et de prise en charge des éducateurs et éducatrices d’un autre temps ? Savent-elles également qu’elles sont, sans doute, les héritières du vaste mouvement de revendications de leurs pairs, qui, au début des années 1970, se sont mobilisés pour la reconnaissance du métier d’éducateur et de ses compétences professionnelles et qu’à ce titre, elles ne peuvent pas se contenter d’assurer la « simple » survie des personnes dont elles ont la charge ?

Petit retour en arrière

Un monde clos

Un rapide coup d’œil sur l’histoire du secteur du handicap et de l’aide à la jeunesse en Belgique d’avant les années 1960-1970, démontre que, longtemps, ces deux secteurs se caractérisent par une absence criante de professionnalisme. Les publics qu’ils encadrent n’ont pas de véritable place au sein de la société. C’est un régime d’isolement. Des notions telles que les projets pédagogiques, éducatifs, ou des valeurs comme l’autonomie, l’individualité, le maintien du lien social, le travail avec la famille… ne sont ni envisagées, ni pensées.

Pour deux chercheurs en sciences sociales de l’Université de Liège (ULiège), Christophe Bartholomé et Didier Vrancken, avant la deuxième moitié du 20e siècle, « (…) La personne handicapée était considérée de manière non spécifique ; elle était placée dans des homes, terme d’origine anglaise utilisé pour signifier le placement en institution fermée, le confinement. Relevant à la fois des politiques de santé, d’hébergement, d’aide sociale, de la justice, les handicapés ont longtemps fait l’objet d’une aide indifférenciée, les confondant souvent avec la figure du fou, voire avec celle de la personne indigente. La personne handicapée se voyait cantonnée en un seul et même lieu de vie, espace de contrôle où se déroulaient les activités de jour, de soirée ainsi que les soins. L’univers des personnes handicapées relevait de logiques asilaires (…) reposant sur le modèle aliéniste, hérité du XIXe siècle (…). Les handicapés côtoyaient des enfants placés par le juge, des jeunes de milieux défavorisés, des délinquants ou encore des orphelins de guerre. La plupart des institutions appartenaient au pilier chrétien ; elles étaient situées en dehors des agglomérations et offraient toutes les caractéristiques des institutions fermées, coupées du reste du monde. »[5]

Le sociologue Bernard De Backer s’est intéressé au métier d’éducateur. Dans son ouvrage « Du mur à l’ouvert »[6], il analyse l’évolution du travail social de ces éducateurs et éducatrices. Il dresse un constat identique pour la même époque : les maisons d’éducation et d’hébergement fonctionnent en vase clos, hermétiques au monde. C’est un « isolat social » et le regard de la société ne s’y arrête pas. « Le début de l’histoire peut se narrer à la manière d’un mythe, d’un récit des origines que les anciens éducateurs racontent pour dresser le portrait de l’institution, de la “boutique” où ils travaillèrent leurs premières années. À l’écart de la société, par la distance géographique ou par la frontière symbolique, la figure idéale typique du home constituait une sorte d’isolat social – château, couvent ou cité radieuse – selon les affiliations idéologiques où les fonctions essentielles de la vie étaient assurées intra-muros. Logement, nourriture, éducation, loisirs se vivaient dans le phalanstère répressif et/ou alternatif, microsociété insulaire et institution mère d’où l’on “ne sortait que deux ou trois fois par an, pour faire une grande promenade, tous habillés de même”. »[7]

Absence de professionnalisme

Dans ce cadre, des « éducateurs » sans formation spécifique partagent le même sort. Eux aussi vivent dans ces institutions fermées avec mission de contrôler, au mieux d’occuper, ces exclu.e.s. Des éducateurs qui pourraient être qualifiés, plus justement, de surveillants. « Amené à remplacer progressivement les religieuses qui exerçaient depuis longtemps, l’éducateur avait une formation de départ principalement orientée vers l’éducation corporelle et physique (…). Conçu d’après le modèle de la mission caritative des religieuses, mais de manière non congrégationnelle, son rôle était essentiellement occupationnel (…) »[8].

Jean-Paul Jenard a exercé le métier d’éducateur au Sacré-Cœur à Marchienne-Docherie. Il se souvient de ses débuts dans les années 1970. Dans son institution pour jeunes enfants et jeunes filles adolescentes, il souligne qu’il était fréquent que ceux-ci soient en grande carence affective, tant le métier ne laissait peu de place à autre chose que la bonne prise en charge matérielle. « Il y avait une directrice laïque en 1981. Elle avait pris le relais des religieuses quand elles sont parties et avec laquelle je ne m’entendais pas du tout (…). Donc je serai certainement péjoratif par rapport à elle. Pour être clair, il y avait une espèce de grande salle avec des éviers sur 3 côtés et puis des espèces de cabinets avec des tentures. Il y avait des filles essentiellement dans cette institution. On fermait donc la tenture et elle se promenait là pour venir nous donner un coup de main, disait-elle. Elle venait là et elle claquait des mains : “Lavez-vous les mains”, clac ! “Lavez-vous la bouche”, clac ! Les gosses étaient là et marchaient au pas comme ça, et c’était un peu dur pour les enfants. Des gosses qui ont été carencés et les traiter comme ça, au pas, ce n’était pas correct. Matériellement, ils avaient à manger, ils étaient habillés et chauffés, ce qui n’était peut-être pas toujours le cas dans leur famille d’origine, mais les carences affectives n’étaient pas prises en compte ». [9] Jeune éducateur à l’époque, J.-P. Jenard confie qu’il a choisi, par la suite, la voie de la syndicalisation afin de combattre ce qu’il estimait « plus possible ». Devenu délégué syndical, il décrit la lente mais réelle amélioration de son métier et de la prise en charge des jeunes.[10]

Carhop – Entretien avec Jean Paul Jenard, l’éducateur, la petite main de l’institution

Marcel Jaminon[11] se remémore, lui aussi, que le secteur de l’accueil et de l’hébergement fut longtemps aux mains de « professionnels » sans qualification éducative spécifique. Permanent au service d’études de la Centrale nationale des employés (CNE), il se rappelle qu’avant les années 1970, le personnel comptait souvent des éducateurs de niveau A3, c’est-à-dire le diplôme d’humanités du cycle inférieur. « Plusieurs étaient des dirigeants de mouvement de jeunesse qui décidaient, avant de commencer un travail professionnel, de consacrer 2 ou 3 ans de leur vie à prendre en charge les jeunes en difficulté. Et là, ils n’avaient pas un contrat de travail. Ils étaient nourris, blanchis et logés par l’institution, ça fonctionnait comme ça. Je ne sais pas s’ils avaient parfois de l’argent de poche. »[12]

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La solidarité à l’épreuve du confinement, l’expérience de Famisol

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Anne-Lise Delvaux, historienne au CARHOP asbl

En mars 2020, la pandémie de la Covid-19 mène au confinement d’un grand nombre de personnes ; le Conseil national de sécurité (CNS) requiert le télétravail pour toutes les activités non essentielles. Suivant les mesures de sécurité, plusieurs services d’aide sociale décident de ne plus accueillir de public dans leurs locaux. C’est le cas de l’asbl Famisol.

Logo de l’asbl Famisol, propriété Famisol.

Famisol – contraction de « Familles Solidaires » – est un service (non-résidentiel) d’aide précoce et d’accompagnement pour enfants de 0 à 18 ans, porteurs de handicap, et leurs familles. L’accompagnement apporte un soutien sur le plan éducatif, social, psychologique et de la santé. Située à Woluwe-Saint-Lambert, l’association organise aussi l’accueil familial, grâce au système de parrainage. Elle met en contact et assure un relais entre les familles d’accueil et les enfants. Des journées de loisir sont également organisées lors de week-ends. Ces activités s’inscrivent dans le cadre du décret et permettent d’« accompagner la personne handicapée dans la recherche d’activités de loisir inclusives qui contribuent à son épanouissement personnel, à son autonomie et à son inclusion dans la société et qui permettent de lutter contre la solitude et l’isolement »[1].

Au quotidien, une équipe de douze personnes (psychologues, assistants sociaux, éducateurs spécialisés, graphiste) gravitent autour de ce projet créé en 1996. L’objectif principal de l’association est de permettre à l’enfant porteur d’un handicap – quel qu’il soit – de créer des relations en dehors de son cadre familial et de contribuer à son épanouissement. Il s’agit également d’offrir un soutien individualisé aux familles.[2] Ces différentes missions répondent au Décret relatif à l’inclusion de la personne handicapée, adopté par l’Assemblée de la Commission communautaire française (COCOF) le 17 janvier 2014, dont dépend l’asbl Famisol. Le décret précise dans son article 2 que « Pour l’application du présent décret, il faut entendre par inclusion : la participation de la personne handicapée dans toutes les dimensions de la vie sociale et quotidienne, avec la même liberté de choix que les autres personnes, en prenant des mesures efficaces et appropriées pour garantir la pleine jouissance de ce droit ainsi que sa pleine insertion et participation à la société »[3].

Le confinement permet-il encore aux travailleur.euse.s sociaux.ales de Famisol de remplir leurs missions ? Et au-delà de l’objet social de l’association, le confinement a-t-il un impact sur les tâches et les conditions de travail de l’équipe ? Ces questions ont été posées à quatre membres de l’asbl, tous accompagnateurs des familles. Ils ont accepté de témoigner lors d’un long entretien, avec la déontologie et le respect du secret professionnel que requiert leur fonction. L’interview a eu lieu à la mi-juillet ; la phase de déconfinement est déjà entamée par l’équipe, mais l’avenir est encore en points de suspension.

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