Louise Di Senzo (bibliothécaire-documentaliste au CARHOP asbl)
Un des enjeux du secteur associatif durant la période de confinement est d’organiser le travail à distance, tout en remplissant ses missions.
Le CARHOP, qui possède un centre de documentation, a voulu donner la parole aux gens de métier, à ceux qui, avant cette période de confinement, sont généralement en première ligne pour la collecte, l’organisation et la diffusion d’informations, c’est-à-dire aux bibliothécaires-documentalistes et à leurs publics.
Quels sont les impacts du confinement sur leur travail et leurs publics ? Comment les travailleurs.euses des centres de documentation se sont-ils.elles adapté.e.s ? Quelles sont les stratégies mises en place, par les bibliothécaires-documentalistes, pour pallier aux conséquences du confinement ? Comment effectuent-ils.elles leur travail à distance afin de répondre aux besoins de leurs publics ? Peut-on, à ce stade, évaluer les conséquences du confinement sur les centres de documentation ?
Le centre de documentation : rôle, financement et collections
Les centres de documentation n’évoluent pas dans le même cadre législatif que les bibliothèques publiques. En effet, il s’agit d’institutions privées qui dépendent d’un organisme spécifique et dont la mission principale est de fournir à leurs publics une documentation sur des thématiques précises. Ainsi, le rôle des centres de documentation n’est pas de posséder des collections généralistes mais bien de conserver et de diffuser des collections spécialisées en lien avec l’institution dont ils dépendent. Dès lors, ils sont financés par cette dernière et ne sont pas soumis au « décret du 30 avril 2009 relatif au développement des pratiques de lecture organisé par le Réseau public de la Lecture et les bibliothèques publiques »[1] qui fixe les missions et les financements des bibliothèques.
Le centre de documentation de l’Institut Cardijn est situé à Louvain-la-Neuve, sur le site du campus de l’Université. Il se compose d’un équivalent temps plein, à savoir une bibliothécaire-documentaliste, et d’une jobiste qui preste 3 heures par semaine. L’Institut fait partie de la Haute Ecole Louvain en Hainaut (HELHa)[2], implantée, comme son nom l’indique, dans tout le Hainaut. Cette institution propose deux formations : un baccalauréat en assistant social et un master en ingénierie et actions sociales. Son public se compose d’étudiant.e.s, dont les besoins en documentation sont précis et rythmés par l’année scolaire, les travaux et les sessions d’examens.
Les collections du centre de documentation de l’Institut Cardijn se présentent sur différents supports : des livres et des revues en format papier et consultables sur place ainsi qu’une importante sélection de références qui sont disponibles en ligne. Les collections conservées tournent autour de thématiques sociales : « travail social, sociologie, psychologie, droit, santé, économie, pédagogie, immigration, vieillissement, famille, précarité, délinquance, emploi, communication, etc. »[3]. Les étudiant.e.s ont donc accès à une documentation riche, variée et actuelle sur les contenus de leur cursus de formation.
Une des missions inhérentes du centre de documentation est la mise en place d’un service de recherche et d’aide à la rédaction de bibliographies, notamment pour les travaux de fin d’études. Il propose également, via son catalogue, une série de documents numériques accessibles en intégralité pour les étudiant.e.s.
Le centre de documentation de l’Institut Cardijn à l’épreuve du confinement
Avant la crise sanitaire et le confinement, les étudiant.e.s de l’école ont accès aux collections du centre de documentation et peuvent les consulter sur place. Ils.elles bénéficient également d’un système de prêt à distance. Via le catalogue en ligne, ils.elles sélectionnent une série de documents qu’ils.elles peuvent ensuite réserver pour un emprunt ultérieur. Les livres sont préparés par l’équipe du centre qui gère les réservations et, une fois les documents prêts, les lecteurs.trices, informé.e.s, peuvent venir les chercher sur place.
Le 11 mars 2020, face à la propagation de la pandémie de la Covid-19 en Belgique, la direction de la HELHa recommande fortement aux personnes à risque de rentrer chez elles. Le 12 mars, la bibliothécaire-documentaliste a un contact avec la direction de l’Institut Cardijn afin de voir ce qu’il est possible de mettre en place au niveau du centre afin de maintenir l’accès aux documents.
Du jour du lock-down, le 18 mars, jusqu’à la fin du mois de mai, l’Institut Cardijn ainsi que le campus de l’Université de Louvain restent inaccessibles et la plupart des membres du personnel rentrent en télétravail. Le centre de documentation de l’Institut fait de même. Dès lors, il n’est plus possible de transmettre les documents réservés par les étudiant.e.s : le système de prêt à distance ne peut être maintenu.
« Il n’y aura pas de jour d’après. Pas de lundi au soleil où nous nous éveillerons libérés-délivrés du Coronavirus comme d’une mauvaise grippe. Il y aura, difficilement, la naissance d’un monde d’après, bien pire que le monde d’hier (vous vous souvenez, c’était loin d’être un paradis) … ou bien meilleur ». C’est par ces phrases que Felipe Van Keirsblick, secrétaire général de la Centrale nationale des employés (CNE), commence l’édition spéciale du Droit de l’employé de mai 2020. La crise sanitaire, actée officiellement en mars avec le confinement, est loin d’être terminée. Au moment où il écrit ces phrases, le déconfinement débute avec, pour tous, l’espoir d’un retour rapide à la vie normale, à la vie d’avant. Et pourtant, aujourd’hui, il est évident que l’impact de cette crise sur la population, sur le monde du travail sera terrible : fermetures, restructurations engendrent déjà de nombreuses pertes d’emploi.
La
crise provoquée par la Covid-19[1]
bouleverse profondément le travail au sein des services de première ligne, dans
les milieux hospitaliers, les maisons de repos et maisons de repos et soins de
santé (MR-MRS). Et encore, ce n’est que la partie visible de l’iceberg.
D’autres secteurs (commerce, aide sociale, aide à domicile, transports en
commun, certains services publics comme le ramassage des poubelles, etc.)
doivent faire face et poursuivre leurs activités dans un contexte particulièrement
anxiogène.
Cet
article met en lumière les difficultés rencontrées par le secteur des soins de
santé et des MR-MRS durant le confinement. Comment les travailleurs et
travailleuses ont-ils vécu cette période ? Quelles réponses immédiates l’organisation
syndicale, en l’occurrence la CNE, apporte-t-elle aux nombreux questionnements
et témoignages de ses membres ? Quel rôle ont joué les déléguées et
délégués ? Cette contribution s’appuie essentiellement sur les témoignages
de trois délégués syndicaux actifs dans les milieux hospitaliers et d’un
délégué du secteur des MR-MRS, recueillis par le CARHOP, et sur les témoignages
reçus par la CNE durant le mois de mars[2].
Entre
sens du devoir et peur
Les
premiers témoignages dénonçant les conditions de travail du personnel de
première ligne affluent auprès des déléguées et délégués de la CNE dès le début
du mois de mars, plusieurs jours avant le début du confinement. Les milieux
hospitaliers sont confrontés à un manque de matériel de protection (masques,
blouses, charlottes…), une procédure en matière d’encadrement des malades de la
Covid-19 fait défaut.
Dans
un premier temps, le sentiment d’impréparation des diverses directions domine.
Pour Laure[3], déléguée
syndicale dans un groupe hospitalier de la région montoise, « mon entreprise comme toutes les entreprises en milieu
hospitalier est partie dans l’inconnu avec très peu de moyens et de matériel.
On est parti en guerre contre l’inconnu. Très vite, ils (la direction) se sont
organisés en fermant des services pour les consacrer au Covid et pour éviter (…)
une pénurie de personnel. Donc, en fermant des services tels que la chirurgie,
les blocs opératoires, les consultations, ils étaient sûrs d’avoir un stock de
personnel pour remplacer ceux qui tomberaient à cause du Covid. Ça a été une
période très difficile, psychologiquement et au niveau de l’impact sur le
travail. Enfin un collège d’experts (infectiologues) s’est mis en place et a
établi des protocoles d’habillage, déshabillage, pour ne pas se contaminer et
contaminer le matériel ou le patient »[4].
Dès la fin mars, la CNE
recueille une série de témoignages abondant dans ce sens. Un travailleur en
radiologie rapporte : « Nouvelle décision dans mon service. On
réduit encore les effectifs et tous les autres sont au chômage mais
rappelables. On fait le soir tout seul, 3 heures en solo pour gérer les Covid,
les urgences, etc., etc. Je n’ai pas de mot pour décrire mon dégoût. La
dernière nuit, plus de matos ou presque pas pour ma collègue. Tout était sous
clé et pas disponible pour elle. Aujourd’hui, les urgences envoient un patient.
En cours d’examen, ils se rendent compte qu’il est en fait Covid (vu le scan).
Évidemment, le patient n’était pas masqué et les collègues non plus, vu que
c’est un masque par jour. Au bout de 10 heures de travail, il ne sert plus à
rien… »[5].
L’absence de matériel se fait donc cruellement sentir. Il faut certes laisser
aux directions le temps de s’organiser, de trouver les filières pour se
procurer le matériel de protection nécessaire. Néanmoins, la solidarité est là. Beaucoup s’organisent pour fabriquer des
masques, des blouses, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des hôpitaux.
Lorsque le matériel adéquat arrive, seules les unités Covid en bénéficient dans
un premier temps : « Les procédures étaient telles qu’il y avait des
patients qui échappaient car ils se trouvaient dans d’autres unités. Il y a du
personnel contaminé car dans les autres unités, il n’y avait pas au départ de
port de masque. Au départ, on interdisait de porter le masque. Il y a des
actions syndicales qui ont mentionné ce manquement et le fait que le personnel
était contaminé car il n’y avait pas eu de protection. Il a été décidé après
que tout le monde devait porter un masque chirurgical. On devait le garder
toute la journée. Après quand on en a eu un peu plus, on pouvait le changer
tous les 4 heures »[6].
La peur est un facteur avec lequel le personnel des soins de santé doit
vivre au quotidien. Laure raconte : « On allait au boulot avec la
boule au ventre, peur de l’attraper, peur de ramener cela chez soi, de
contaminer des patients. Quand on a pu avoir un peu de matériel qui n’était pas
du tout conforme, on s’est demandé : “a-t-on bien enlevé, dans
l’ordre qu’il fallait, le matériel en sortant de la chambre, en entrant dans la
chambre ? Est-ce qu’on n’a pas touché ceci… ?” C’était atroce »[7].
Force est de constater qu’en dépit de la peur, de l’intensité du travail, de la charge psychologique, l’absentéisme n’est pas ou peu présent parmi le personnel des soins de santé, que ce soit dans les hôpitaux ou dans les maisons de repos et de soins (MRS). Jean, délégué syndical dans une MRS de la région liégeoise, souligne : « c’est bien la preuve que le personnel a bien apporté sa pierre à l’édifice. Parce que souvent on nous reproche que l’on dit non parce qu’on ne veut pas changer de pause ou parce que nous sommes en congé de déconnexion[8]. On nous reproche de ne pas décrocher notre téléphone et de dire : “ok, je veux bien remplacer”. Ici, le personnel, sans rien demander à personne, a apporté sa pierre à l’édifice. C’est la preuve que nous travaillons par vocation… »[9].
Dans les hôpitaux, le personnel soignant adopte la même dynamique solidaire malgré leurs craintes : « il y a une solidarité des gens qui n’étaient même pas en soins intensifs ou aux urgences ; ils sont venus en renfort d’eux-mêmes. C’étaient des journées de 12 heures durant lesquelles on se posait la question : est-ce que je ne suis pas contaminée. Ai-je bien respecté la procédure ? C’était vraiment pénible de voir les collègues qui tombaient là comme des mouches, des collègues décédés »[10].
Louise Di Senzo (bibliothécaire-documentaliste au CARHOP asbl)
Amélie Roucloux (historienne au CARHOP asbl)
L’action associative et syndicale
Les associations et les organisations syndicales effectuent des actions qui s’inscrivent dans la longue durée, privilégiant un travail de fond et de co-construction avec leurs publics. Ce travail, dont la dynamique est essentiellement souterraine, n’est pas celui des grands coups d’éclats. Il cherche à accompagner les publics en partant de leurs réalités, à construire avec eux des outils émancipateurs pour qu’ils puissent être acteurs et actrices de leur quotidien, et à faire remonter leurs réalités, leurs besoins et leurs actions auprès du monde politique. Ainsi, bien qu’il ne soit pas visible au premier coup d’œil, le travail associatif et syndical joue un rôle essentiel dans les structures de l’architecture démocratique belge. L’arrivée de la pandémie de la Covid-19 en Belgique bouscule leur manière de travailler et les amène à développer de nouvelles stratégies pour répondre aux nouveaux besoins de leurs publics.
Sur le plan sanitaire, le caractère méconnu de la maladie suscite un climat anxiogène. La surabondance d’informations (parfois contradictoires), de rumeurs, et de mécompréhensions génère un sentiment d’impuissance et d’angoisse. Ce choc, les travailleurs et travailleuses associatifs et syndicaux le vivent aussi. Ils et elles doivent réinventer leur travail et, pour celles et ceux qui sont sur le terrain, affronter l’angoisse de la contamination à cette maladie peu connue. Dans le secteur hospitalier, les organisations syndicales maintiennent les contacts avec les travailleurs et les travailleuses afin de prendre connaissance de la réalité de terrain. Elles relaient auprès des directions, de l’hygiène hospitalière et des services logistiques les besoins matériels et organisationnels. Dans cette optique, les syndicats veulent maintenir les organes de concertation, tels que le conseil d’entreprise (CE) et le comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT).
Fondamentalement, cette crise sanitaire exacerbe une situation préexistante et structurelle. Depuis 1980, le secteur hospitalier subit de nombreuses coupes budgétaires et fonctionne de plus en plus à flux tendu. Dans ce contexte, le moindre choc sanitaire provoque le risque que les hôpitaux ne puissent pas y faire face. À terme, les travailleurs et travailleuses pourraient s’effondrer ou déserter le métier. C’est pourquoi les syndicats interpellent le monde politique sur ces réalités de terrain et sur la nécessité de refinancer le secteur. Dans le même temps, elles soutiennent les travailleurs et travailleuses pour avoir des conditions de travail saines et sécurisées.
Le confinement est une situation inédite pour la société belge et accentue la crise sociale. Les acteurs et actrices associatifs doivent repenser leur métier avec le public. Leur témoignage permet de rendre compte des situations qui empirent avec le confinement. Il n’est plus question de prendre le temps de coconstruire des outils émancipateurs, il est question de nourrir, soigner, écouter, protéger, informer le plus rapidement possible. Pour d’autres, la rupture forcée avec le public est synonyme de perte de lien et de diminution du soutien aux personnes dans le besoin. Le travail à distance ne permet pas de remplir pleinement leurs missions. Il laisse en suspens des inquiétudes sur le vécu de leurs publics et questionne le sens de leur métier. Ils et elles savent que, parmi leurs publics, il y a des personnes qui vivent une situation tendue, potentiellement accentuée par l’isolement dans un même espace de vie.
En faisant face à la crise sanitaire et sociale, les associations et les organisations syndicales s’adaptent à une situation inconnue, développent de nouveaux outils et de nouvelles manières d’interagir avec le public. Toutefois, beaucoup signalent que ces stratégies ont leurs limites face à la précarité grandissante et l’isolement provoqués par le confinement. En effet, la proximité avec leurs publics est essentielle afin d’être au plus proche de leurs réalités et leurs besoins. Enfin, les synergies inter-associatives permettent d’établir des connexions entre les personnes dans le besoin et les structures qui peuvent leur venir en aide. Ce sont ces dynamiques qui sont remontées jusqu’aux rédacteurs et rédactrices de cette revue.
La proximité avec les publics dans le besoin et les synergies créées de longue date sont essentielles pour apporter des réponses politiques cohérentes face au renforcement de la précarité et des inégalités. Le confinement pousse le tissu associatif et les syndicats à renforcer leur action dans le champ de l’interpellation politique. Dans un article publié le 25 septembre 2020, le Centre de recherche et d’information socio-politique (CRISP) esquisse les nombreuses stratégies d’information et de communication développées par ces corps intermédiaires pour faire connaître les réalités de terrain et penser l’après-confinement.[1] Des cartes blanches sont publiées dans la presse et de lettres ouvertes sont adressées aux responsables politiques. Le CRISP constate également l’émergence de débats en ligne, d’enquêtes participatives, de manifestations virtuelles, de même que quelques actions dans l’espace public malgré leur interdiction. L’initiative « Les Confins » s’inscrit dans cette dynamique en se réappropriant la méthode et les principes de l’enquête ouvrière et en plaçant la parole populaire au cœur de l’action.
Début mai, le déconfinement entame ses premiers pas. Passée l’urgence sanitaire, les associations et les organisations syndicales interrogent le fonctionnement habituel, dit « normal », de la société pré-confinement. Ces corps intermédiaires dénoncent les inégalités structurelles que le confinement a mis en exergue. Ils veillent à redonner une place au travail de fond avec leurs publics, en cherchant à coconstruire des outils d’analyse permettant de se positionner par rapport à leurs réalités et d’agir sur celle-ci.
L’action des historien.ne.s
L’historien.ne agit comme acteur et actrice en éducation permanente à un double niveau. D’une part, il ou elle récolte et conserve des traces utiles à la réflexion, comme base d’action en éducation permanente. D’autre part, il ou elle coconstruit une réflexion, comme support à l’agir. Ainsi, l’historien.ne construit pas le récit historique, enfermé.e dans une tour d’ivoire, mais bien à partir des récits collectifs qu’il ou elle a récolté.
Conserver les mémoires du confinement
Récolter et conserver les mémoires exigent des professionnels de la gestion documentaire de créer des synergies. Le confinement complexifie la démarche et demande une impulsion nouvelle. En effet, beaucoup d’acteurs du secteur socio-culturel sont contraints d’assurer la continuité de leurs missions chez eux. Dès lors, il est difficile d’établir des liens entre les associations et les travailleurs et travailleuses de terrain afin de récolter des documents. Qu’à cela ne tienne, les archivistes sont là !
La plate-forme AQA constitue à cet égard un lieu de rencontre virtuelle pour, d’une part, valoriser la mémoire du confinement, et d’autre part, partager des pratiques professionnelles. Elle apporte en effet des réponses concrètes à des besoins liés à la gestion documentaire, dans un contexte où l’archive native numérique occupe une place prépondérante et influence fortement les supports et formats des documents collectés : comment archiver le web ? Que collecter ? Comment le collecter ? Et enfin, comment le conserver ?
En cela, la plate-forme a permis de mobiliser les « récolteurs de l’histoire » en les fédérant dans un ensemble plus large qu’une salle de réunion, que les réseaux habituels et étirables à l’infini : la toile. AQA est une source d’informations et un soutien non négligeable ; elle permet de réseauter de manière plus forte les bonnes pratiques de chacun et de partir sur une approche partagée de la gestion des documents. Autrement dit, chaque centre qui possède ses propres moyens de récolte, de conservation et de valorisation, peut se reposer sur l’expertise de ses collègues, par-delà les clivages historiques.
Les archives récoltées sont des matériaux qui servent à l’analyse historique. Le collectif (citoyen.ne.s, associations, organisations syndicales) est un producteur de sources. Avec le concours de l’historien.ne., du sociologue, du bibliothécaire…, il se les réapproprie en les questionnant, dans un contexte de « crise », pour déployer des outils d’émancipation collective.
En éducation permanente
Le recueil des récits des acteurs et actrices de terrain, ainsi que la description de leurs stratégies pour faire face aux conséquences du confinement, permettent de porter un regard sur le rôle du tissu associatif et de centrales syndicales face à cette crise. Actif.ve.s en éducation permanente, les historien.ne.s ont donné l’opportunité aux acteurs et actrices de terrain de faire part de leurs expériences et constats sur les premiers effets du confinement et de témoigner des réalités de leur métier. De son côté, l’historien.ne tente, tant que faire se peut pour un événement aussi récent, d’historiser son récit afin d’analyser la complexité du réel et des enjeux qui l’accompagne. Enfin, il ou elle nourrit la réflexion pour l’action politique à venir. Ainsi, l’outil historique en éducation permanente donne la possibilité d’effectuer une approche des faits actuels en les éclairant d’un regard historique. En d’autres termes, l’analyse historique peut servir de support à la compréhension du monde d’aujourd’hui et de base de réflexion à l’action future.
Il reste qu’il est parfois difficile de produire un récit historique sur un événement aussi récent qui se déroule, de surcroît, sur un temps aussi court. La démarche en est d’autant plus compliquée que la naissance de la pandémie de la Covid-19 s’est accompagnée d’une volonté massive de solutions immédiates et univoques. Ce n’est ni la temporalité, ni la démarche de l’historien.ne. Ce qu’il ou elle peut proposer, c’est une récolte des traces historiques d’un événement donné ainsi qu’un espace pour la réflexion sur l’espace et la temporalité dans lequel il s’inscrit.
En offrant un regard en forme de photographie, voire en tentant d’historiciser leur sujet, les rédacteurs et rédactrices de cette revue proposent un temps d’arrêt sur quelques enjeux qui accompagnent la mise en confinement de la population belge. Ils et elles décrivent les actions menées par les corps intermédiaires durant cette période pour pallier aux effets de la crise sociale et sanitaire sur les travailleurs et les travailleuses ainsi que sur les publics précarisés. Ils et elles ne proposent pas de recette miracle, mais donnent quelques outils pour « voir », commencer le « juger » et envisager l’« agir ». Ce faisant, ils et elles tentent de poser quelques pistes de réflexions dont des collectifs peuvent s’emparer pour faire face aux enjeux actuels et esquisser ainsi un champ des possibles pour tou.te.s.
Di Senzo L. et Roucloux R., « Conclusion : Actions des corps intermédiaires face à la Covid-19 et au confinement », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°12, septembre 2020, mis en ligne le 15 octobre 2020. URL : https://www.carhop.be/revuescarhop/
L’idée de ce dossier vient d’une découverte dans les archives… Un article de presse du 18 décembre 1979, qu’un historien du CARHOP a fait émerger, au hasard d’un dépouillement, intitulé : « Des fissures dans le cœur des centrales nucléaires de Doel 3 et de Tihange 2 », publié dans le journal La Cité. La résonance de ce témoignage du passé avec notre actualité est plutôt stupéfiante ! La gestion des risques liés au nucléaire a-t-elle toujours été questionnée ?
Dans l’immédiat, la réflexion donne lieu à une analyse exploratoire (http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf), qui tend à interroger la manière dont s’est conjugué « nucléaire » avec « démocratie » au cours de l’histoire.
La source invite aussi à réfléchir à l’historicité du débat public sur le choix de l’énergie nucléaire, et à la manière dont celui-ci se décline au cours des quatre dernières décennies. Très vite, une poursuite des recherches s’impose ; afin d’élargir les perspectives de l’investigation, le Carhop s’associe au centre d’archives d’Etopia pour lancer un appel à contributions, et construire ce dossier de Dynamiques, autour de la question : peut-on aujourd’hui faire l’histoire du débat démocratique sur la légitimité et l’opportunité de recourir à l’énergie nucléaire ? Outre l’enjeu des sources, et les différentes périodisations qui peuvent émerger de l’analyse de ce débat, la démarche fait entrevoir toute la pertinence de croiser les disciplines – philosophie, (socio-)histoire et sciences politiques – autour notamment de deux réflexions communes : d’une part, l’importance d’étudier les controverses sur le nucléaire au travers des acteurs et actrices qui les animent : état, mouvements environnementalistes, mouvements sociaux, partis politiques, milieux scientifiques, exploitants des centrales, groupes de pression pro et anti nucléaires ; et, d’autre part, la manière dont l’histoire comme « sujet » philosophique, politique ou historique, peut contribuer à une compréhension renouvelée de ce débat contemporain crucial pour l’avenir.
François Welter et Julien Tondeur (historiens, CARHOP asbl)
À considérer les 45 dernières années, la perception officielle du nucléaire civil change radicalement. Entre l’unanimité qui encense les bienfaits de cette source d’énergie, dans les années 1960-1970, et la loi du 31 janvier 2003 sur la sortie du nucléaire, un état d’esprit laisse la place à un autre. L’État des années 1970 croit à l’indépendance énergétique après la crise du pétrole de 1973 ; à l’entrée du nouveau millénaire, ce même État, profondément réformé il est vrai, s’engage politiquement dans la voie de la dénucléarisation, sur le principe du moins. Comment expliquer cette tournure des évènements ? L’opinion publique passe-t-elle d’une position radicale à une autre ? Cette généralisation serait trop rapide. Au moment du « tout au nucléaire », des voix discordantes existent déjà. Le changement, très progressif, de position se situe en fait au niveau de l’État. La pression des mouvements sociaux et des mobilisations citoyennes nées des années 1970-1980 altère et change sa posture : ceux-ci insufflent des arguments qui, au moins, interrogent le bien-fondé du recours massif à l’énergie nucléaire, voire s’y opposent purement et simplement jusqu’à obtenir la sortie du nucléaire.
Les opinions postérieures à 2003 ne constituent pas plus un bloc monolithique. Le postulat politique de la sortie du nucléaire est régulièrement interrogé, et il n’est pas le seul fait des sociétés productrices d’électricité. D’aucuns pressentent l’énergie nucléaire comme une partie de solution, même temporaire, à la transition énergétique et à la lutte contre le réchauffement climatique. À plusieurs reprises, le professeur Damien Ernst (ULg) s’exprime d’ailleurs dans ce sens, allant jusqu’à prôner la suppression de la loi de 2003[1]. Pareille posture est fort critiquée, notamment parce qu’elle ne questionne finalement pas le mode de fonctionnement productiviste et d’hyperconsommation de notre société[2]. Plus singulier, l’ancien vice-président du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC), Jean-Pascal Van Ypersele, constate et déplore que la Belgique n’est pas prête à se passer des centrales nucléaires en 2025 : en aucun cas les centrales au gaz ne constituent les outils adéquats, même temporairement, dans la transition énergétique, cette ressource étant une énergie fossile et donc polluante[3].
Manifestement, le débat n’est pas clos sur le bien-fondé du nucléaire civil. Et, c’est tout le mérite des mobilisations citoyennes et des mouvements sociaux, des prises de position face à une posture étatique. Il reste à en identifier les ressorts, les moyens et les implications dans l’évolution de la perception du nucléaire. C’est à cet exercice périlleux que s’attelle le Carhop dans ce numéro 11 de « Dynamiques ». Les luttes des mouvements antinucléaires apparaissant vers le milieu des années 1970, aujourd’hui les historien.ne.s sont confronté.e.s au problème des sources. Ce numéro peut néanmoins s’appuyer sur un matériau archivistique solide, qui mélange sources orales, sources écrites, publications pros ou antinucléaires. Mieux, deux centres d’archives privées (le Carhop et Etopia) collaborent et mutualisent leurs sources afin d’apporter un regard des plus complets sur la question. Enfin, pour enrichir ce numéro liant démocratie et énergie nucléaire, et lui offrir un regard multidisciplinaire, les approches historiques bénéficient par ailleurs des résultats de recherche d’une politologue et d’un philosophe. Que nos collègues soient ici remercié.e.s de leur implication dans ce projet.
Tombé dans le chaudron de la question du nucléaire en traduisant des ouvrages du penseur et essayiste allemand Günther Anders, Christophe David, maître de conférences en philosophie à l’université de Rennes 2, livre une contribution engagée. Il analyse l’absence de débat démocratique entourant le développement du nucléaire en France, plus particulièrement des années 1975 à nos jours. La politique de l’atome est mise en lumière du niveau local au niveau national, tout en examinant les liens qui existent entre le milieu nucléaire et le milieu politique. L’attitude des responsables des sociétés productrices d’éléctricité à l’encontre des populations et des opposant.e.s est décrite dans un article qui laisse la part belle à l’histoire des luttes antinucléaires, essentiellement allemandes et françaises, et à la place qu’elles octroient au débat démocratique. En toile de fond, l’auteur questionne la place et l’importance donnée à la démocratie par les différent.e.s acteurs et actrices qui jouent un rôle dans cette pièce.
Les deux contributions suivantes peuvent être lues en miroir. Julien Tondeur analyse la communication des responsables du nucléaire en Belgique entre 1969-1979, soit au moment de l’émergence de la contestation face à cette énergie. L’ossature de cette contribution est articulée autour du témoignage d’une consultante en communication travaillant pour le compte des sociétés investies dans la filière nucléaire durant la même période. Afin d’enrichir son témoignage, une lecture attentive des publications éditées par les sociétés liées à l’énergie nucléaire a été réalisée. L’analyse conjuguée de ces sources permet de comprendre comment, poussées dans leurs retranchements par les interrogations citoyennes et des mouvements sociaux, les sociétés productrices d’électricité en Belgique sont contraintes de justifier leurs décisions et de modifier leur communication. Elles améliorent leur présence médiatique, font appel à des professionnel.le.s de la communication, revisitent leurs rapports avec la presse et adaptent leur discours pour répondre aux interrogations plus fréquentes de la population. Le climax de cette évolution se cristallise autour des événements d’Andenne et de son référendum en 1978.
En parfait écho à cette dernière contribution, celle de Szymon Zareba, historien et archiviste au centre d’archives privées Etopia, adopte un angle original. Car si les questions de la dangerosité de la production, de l’opacité des décisions politiques qui y sont liées ou de la gestion des déchets radioactifs sont classiquement apparentées à la lutte antinucléaire, cette analyse s’attarde sur un aspect moins connu de celle-ci : la remise en cause de la croissance infinie. Dans ce but, les archives des premiers mouvements écologistes politiques sont décortiquées afin d’en analyser les discours et les messages, permettant d’aborder cet aspect critique de plus en plus prégnant dans tous les débats actuels liés au dérèglement climatique. Cette contribution tente à démontrer que pour les mouvements écologistes politiques, la lutte antinucléaire n’est pas seulement un combat contre une production d’énergie mais également pour un autre développement de société.
Étudier les liens entre nucléaire et démocratie, c’est obligatoirement se pencher sur les mouvements d’opposition au développement de l’atome. Les deux contributions qui suivent abordent toutes deux cette question, mais en évoquant des luttes différentes. En se focalisant sur le cas du référendum organisé à Andenne en 1978, sujet qu’il a déjà traité dans le cadre d’un mémoire de fin d’études, l’historien Adrien Moons explore les raisons qui expliquent comment ce dernier est devenu central dans la contestation de l’époque. C’est la première fois en Belgique que des citoyen.ne.s sont invité.e.s à s’exprimer directement sur le sujet du développement de l’énergie nucléaire. Au travers des publications favorables ou opposées au nucléaire mais également des articles de la presse, cet article revient sur l’historique de cet événement afin d’analyser la situation du débat sur le nucléaire tel qu’il se présentait à la fin des années 1970. Il dresse le portrait des activistes opposant.e.s et met en lumière l’enjeu crucial que représente, pour les pros comme les antinucléaires, le droit ou non de la population à s’exprimer sur ce débat.
Au début des années 1980, un ensemble de coordinations, de réseaux et d’associations issus des quatre coins de Wallonie et de Bruxelles témoignent leur solidarité antinucléaire à l’adresse de Chooz, petit village du nord de la France. L’article deFrançois Welter s’attarde sur cette mobilisation transfrontalière en explorant les raisons qui poussent des organisations belges à se mobiliser dans une lutte qui concerne un village des Ardennes françaises. À partir des archives du MOC national et de l’ingénieur Marc Sapir, conservées au Carhop, l’auteur cherche à identifier les causes et les différent.e.s acteurs et actrices de ce mouvement social. Enfin, il esquisse les connexions qui se dessinent de part et d’autre de la frontière franco-belge et montre pourquoi la mobilisation militante contre la centrale de Chooz marque un tournant dans les relations entre la Belgique et la France sur la question nucléaire.
Pour conclure ce dossier consacré aux liens entre la démocratie et l’exploitation de l’énergie nucléaire, le choix de la rédaction s’est porté sur une contribution tournée vers le futur. Dans cet article, Céline Parotte, politologue au Centre de recherches Spiral de l’Université de Liège, adopte une approche particulière pour analyser et critiquer l’histoire du programme nucléaire belge et de ses déchets. Elle propose d’en revisiter les contours en s’appuyant principalement sur les résultats de l’analyse de l’enquête en ligne bilingue menée entre mai et novembre 2019 auprès de 580 personnes engagées sur les questions du nucléaire. L’article explore les évènements passés du programme nucléaire belge qui, d’après les personnes sondées, sont susceptibles d’influencer la trajectoire future des déchets hautement radioactifs. Cette contribution présente donc une double originalité. D’une part, elle revisite l’histoire du nucléaire en Belgique de manière participative. D’autre part, les évènements de l’histoire sont sélectionnés et analysés dans une visée prospective, partant du principe que les pratiques du passé sont étroitement liées à celles à venir, créant ainsi des tensions dans la possibilité d’envisager d’autres alternatives.
Welter, F. et Tondeur J. « Introduction au dossier : le débat démocratique autour du nucléaire a une histoire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Christophe David (Maître de conférences en philosophie, Université Rennes 2, EA 1279)
J’ai rencontré la question du nucléaire en traduisant en français divers ouvrages de Günther Anders. Parallèlement, j’ai régulièrement écrit sur ce philosophe, monté des numéros de revue sur son œuvre et travaillé sur le nucléaire en général. Au fur et à mesure que je travaillais, le nucléaire a cessé d’être pour moi un objet intellectuel et est devenu un souci de chaque instant. Le public reçoit le phénomène du nucléaire à travers tant de filtres idéologiques qu’une éducation actuelle doit aussi être une éducation au nucléaire.
En souvenir d’un après-midi passé avec Rebecca Harms, Klaus Traube et Jo Leinen.
« Dans aucun pays du monde, l’opinion publique n’a été informée objectivement et priée de donner son avis avant que ne débute l’exploitation intensive de l’énergie atomique ».
« Nulle part, les programmes nucléaires ne peuvent respecter les prévisions, tant du point de vue de leur importance que de celui des délais. Nulle part, les devis ne sont respectés. Et nulle part, ne règne l’optimisme qui avait marqué le début de l’industrie atomique ».
« Le débat ne concerne pas seulement la forme que prendra notre approvisionnement en énergie, mais aussi celle que prendra l’État ».
« Michael Flood et Robin Grove-White [les auteurs de Nuclear Prospects. A comment on the individual, the State and nuclear power, Londres, Friends of the Earth, 1976] se demandent si l’« économie du plutonium » ne rendra pas inévitable cet État total que leur compatriote George Orwell a décrit dans son utopie pessimiste 1984 ».
Jungk R., L’État atomique, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 116 et p. 226-231.
Retour sur Flamanville 1975
La naissance de l’industrie nucléaire dans la France des années 1950 et 1960 s’est faite sans consultation publique. Plus tard, en 1975, l’État français décide de construire les réacteurs de Flamanville 1 et 2. Voici comment Robert Jungk, écrivain et journaliste allemand, compagnon de lutte de Günther Anders — ils ont tous deux contribué à fonder puis animer les mouvements pacifistes puis anti-nucléaire allemand — raconte ces moments : « De nouveau la population n’a pas été consultée. Des conciliabules secrets avec les notables, le maire et la plupart des édiles municipaux ont abouti à une décision du conseil municipal, où une seule voix s’est prononcée contre le projet. Trois à quatre mois plus tard, on finit par demander l’avis des habitant.e.s : 248 électeurs et électrices votent contre la centrale nucléaire, tandis que 425 se déclarent en faveur du projet. Cette majorité a pu être obtenue grâce à des promesses d’employer, d’abord sur le chantier, puis à l’usine, des hommes contraints au chômage par la fermeture d’une mine. Les “pro-nucléaires” font tout ce qu’ils peuvent pour empoisonner l’existence des opposant.e.s et ne ratent aucune occasion de faire sentir leur haine aux adversaires de l’atome. Ils nous traitent moi, ma femme et mes enfants, de « pollués », de « crachons », m’a raconté Didier Anger, un brave instituteur qui est devenu le point de ralliement de la résistance. « On ne se cause plus. On se lance des insultes et on se bat. La nuit tombée, des jeunes sans travail […] menacent les paysans qui se sont refusés à vendre leurs terres à EDF ou bien ils leur jouent des mauvais tours comme d’ouvrir la porte d’une étable en faisant sortir les bêtes. Sans justification légale — car la centrale n’est pas encore déclarée d’utilité publique — on installe des machines sur le site du futur chantier afin de tester le sol de granit. 200 paysans défilent pour protester. Lorsque les gendarmes arrêtent trois d’entre eux, ils occupent le terrain, dressent des barricades de pierres et creusent des tranchées pour barrer les routes. Ils tiendront leur « forteresse » près d’un mois. Puis, à l’aube du 8 mars 1977, arrivent des camions avec pas moins de 250 gardes mobiles qui les dispersent au terme d’une opération de caractère quasi militaire » [1].
Au niveau national, la politique nucléaire, c’était le programme lancé par Giscard d’Estaing (1975) dans le prolongement du plan Messmer (1974)[2] : la « démocratie française » incarnée nucléarise le territoire d’en haut, au nom du développement économique. Elle engendre au passage le milieu du nucléaire français, des physicien.ne.s qui n’écoutent pas, non n’entendent même pas ceux et celles qui s’opposent à eux et qui deviendront une sorte d’aristocratie techno-scientifique de l’État atomique français[3]. Au niveau local, c’est déblayage express de « tous les obstacles légaux », expropriations pour s’approprier les terrains où construire la centrale, chantage à l’emploi et harcèlement pour faire accepter les réacteurs et, enfin, gardes mobiles pour mater les récalcitrants. Robert Jungk n’y va pas par quatre chemins et, après avoir évoqué un accident nucléaire ayant eu lieu dans le sud de l’Oural en 1957 et sa gestion par les autorités soviétiques, il lâche la phrase suivante : « Cet exemple montre à quel point un État totalitaire est l’idéal pour protéger l’industrie nucléaire de mises en garde et des protestations » [4]. C’est à la faveur de ce genre de déni de démocratie et non d’un consensus que l’industrie nucléaire française s’est développée sans remise en question jusqu’à ce que la filière nucléaire elle-même se retrouve embourbée dans d’insurmontables difficultés. Il y a quelques années maintenant que ce colosse aux pieds d’argile s’enlise dans la boue.
Démêler les liens entre le milieu nucléaire et le milieu politique est compliqué. Qui se sert de qui ? Sont-ce les scientifiques qui instrumentalisent les politiques (« Lorsque les députés ne s’inclinent pas dès l’abord devant les « compétences techniques supérieures » des stratèges civils, ils sont convaincus d’ignorance par des rapports d’experts dévoués au gouvernement et à l’industrie[5] ») ? Sont-ce les politiques qui instrumentalisent les scientifiques (« [Les] aspects politiques de l’industrie nucléaire [ne] sont[-ils] pas […] ce qui attire tant certains milieux[6] » ?) ? Le cynisme des un.e.s répond au cynisme des autres[7]. Une belle congruence semble régner ici.
Quand l’État atomique français se met à parler de démocratie…
Puis un jour, en France, l’État s’est mis en tête de parler du nucléaire, pas seulement pour « rouler des mécaniques » et dire « Regardez ma force de frappe ! Dissuasive, non ? » ou « Vous avez vu combien j’ai de réacteurs ! Impressionnant, non ? », mais, de façon assez inattendue, pour se présenter comme un « État démocratique » sur ce sujet aussi. Oh, pas par attachement aux valeurs de la démocratie, mais parce qu’ayant mis tous ses œufs dans le même panier, il était prêt à tout — même à se faire passer pour démocrate — afin de sauver ce panier.
Depuis 2005, l’État français fait partie d’une même chorale que les États-Unis et le Royaume-Uni et, tous ensemble, ils entonnent l’air de la « renaissance du nucléaire » [8]. Pas besoin d’être un.e grand.e dialecticien.ne pour comprendre que parler de « renaissance du nucléaire », c’est avouer que ce dernier est mort et que l’on refuse de se résoudre à en faire son deuil. Ce n’est d’ailleurs pas sa première renaissance. Le nucléaire est mort-né à Hiroshima et Nagasaki et a connu une première renaissance en 1953 quand Eisenhower, dans et par son discours « Atoms for Peace », a fait avaler au monde entier que les États-Unis allaient développer un nucléaire ne visant plus la mort de l’homme mais se mettant au service de sa vie. Lors de sa seconde renaissance, en 2005, 19 ans après l’accident de Tchernobyl, le nucléaire était présenté en France comme une énergie méritant désormais d’être qualifiée de « propre » — les nucléophiles iront jusqu’à profiter des inquiétudes suscitées par le réchauffement climatique pour présenter le nucléaire comme « durable » — et dont le développement allait désormais être soumis à un « débat public ». Le nucléaire renaissait cette fois-ci avec (entre autres) deux vieux « projets d’avenir » datant de la fin des années 1980 et du début des années 1990 : le projet de construire un EPR[9] « tête de série » (projet franco-allemand datant de 1992) et celui de rechercher des sites propices au stockage des déchets radioactifs, projet initié par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) dans les années 1960, puis repris par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) et le Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM) en 1988-1989. Deux projets, deux débats publics. Trois débats en deux ans (2005-2006), si l’on compte aussi celui concernant la ligne très haute tension « Cotentin-Maine » supposée acheminer l’électricité produite par Flamanville 3. On n’avait jamais vu autant d’agitation démocratique autour du nucléaire en France.
Ces projets n’ont toujours pas abouti. L’EPR de Flamanville est le fiasco industriel que l’on sait (en 2006, L’État français a investi 3,3 milliards d’euros dans la construction d’un troisième réacteur, un EPR, à Flamanville [Flamanville 3]. En 2019, l’EPR de Flamanville ne fonctionne toujours pas et a déjà coûté plus de 10 milliards d’euros. La France a vendu un EPR à la Finlande [Olkiluoto] et deux à la Grande-Bretagne [Hinkley Point] qui se heurtent, eux aussi, à des difficultés techniques, prennent du retard et coûtent plus cher que prévu. D’autres projets d’EPR ont carrément été abandonnés)[10] ; faute d’EPR, la ligne très haute tension « Cotentin-Maine » achemine de l’électricité issue d’autres sources ; quant à la demande d’autorisation de création du Centre industriel de stockage géologique (CIGÉO) de Bure porté par l’ANDRA, elle ne cesse d’être différée : elle devait être déposée en 2019, elle le sera désormais en 2020. La boue dans laquelle s’enlise le colosse nucléaire français est faite de difficultés techniques et de dépassements de coûts qui révèlent les limites du pseudo-savoir-faire du milieu nucléaire français ainsi que le véritable coût de la filière nucléaire qui, en France, est soutenue à perte par l’État.
Et la démocratie dans tout ça ? L’État atomique français n’a jamais consulté le peuple. Dans un premier temps, il lui a imposé le développement du nucléaire (pour des raisons militaires, à cause de la crise du pétrole, etc.) et, dans un second temps, il ne lui a même pas demandé de continuer à « accepter» ce développement du nucléaire : il l’avait déjà accepté à sa place. La question de la « reconnaissance de l’acceptabilité» des projets puis de leur « acceptation » est une question remarquable car, si, en droit, les « citoyen.ne.s » peuvent dire « oui » ou « non » au nucléaire, en fait, ici, l’État atomique a déjà dit « oui » pour eux. C’est là qu’interviennent les « débats publics » institués par la loi Barnier de 1995. « Trois principes caractérisent les débats publics : la transparence, l’argumentation et l’équivalence de traitement des opinions exprimées », peut-on lire sur le site de la Commission nationale du débat public (CNDP), qui est chargée d’organiser ces débats. On peut aussi y lire que « le débat doit permettre […] de mettre en discussion l’opportunité du projet (faut-il le réaliser ou non ?) » et que, « contrairement à ce qui se dit souvent, au moment du débat, rien n’est joué » : « Indépendante et travaillant au service de la démocratie, la CNDP, en organisant un débat public, invite en effet tous les citoyens à participer et incite le maître d’ouvrage à faire preuve de franchise, d’ouverture d’esprit et d’écoute. » On est là dans l’idéologie de la démocratie participative très présente en France dans ces années 2005-2006[11]. « Démocratie participative » — cette expression est tout de même surprenante : la démocratie n’est-elle pas la participation par excellence[12] ? Il faut être atteint d’une forme particulièrement aigüe de jacobinisme républicain[13] pour se mettre à parler de « démocratie participative ». En fait, ce à quoi les « citoyen.ne.s » sont appelé.e.s à participer, ce n’est pas à des décisions, mais à des réunions d’information. On n’est pas dans le moment communicationnel d’une démocratie délibérative façon Habermas[14] ; on assiste juste au moment où une république fondamentalement jacobine communique et cherche à se faire passer pour un État démocratique. Les décisions sont prises en amont par l’État atomique et les « débats publics » ne sont que des outils pour informer le peuple de décisions déjà prises en lui faisant croire qu’elles ne le sont pas encore et que, s’il refuse les projets que l’État atomique lui soumet, ce dernier y renoncera. Contrairement à ce que dit la CNDP, revenir sur l’opportunité de réaliser un projet dans le domaine du nucléaire est une possibilité impossible[15] ; ce que l’on peut espérer de mieux, ce n’est même pas que les modalités de cette réalisation changent, c’est juste de gagner un peu de temps.
La Démocratie contre l’État atomique
Parfois, cependant, une réalité démocratique vient trouer ces purs moments de communication : la démocratie s’invite dans les salles où ont lieu les rencontres et celles-ci deviennent alors des lieux d’affrontements idéologiques. De ce point de vue, le « débat public » sur le « projet de centre de stockage réversible profond de déchets radioactifs en Meuse/Haute-Marne (CIGÉO) » qui a eu lieu du 15 mai au 15 décembre 2013 est exemplaire. Chaque débat prend la forme d’une série de rencontres. Une rencontre de ce débat a été perturbée par des opposant.e.s au projet et, dans le compte rendu de la CNDP, qui les considère comme des bloqueurs ou bloqueuses, on peut lire que « [leur] bruit [et leur] détermination […] s’intensifiant à l’intérieur, il est apparu clairement que la sérénité minimale nécessaire à un débat démocratique ne serait pas rétablie ». Du coup, la réunion a été interrompue et le débat « public » s’est poursuivi sur internet… Les débats publics laissent songeurs une bonne partie des opposant.e.s au nucléaire, de Corinne Lepage qui n’y voit, selon une formule devenue célèbre, que des « gadgets[16] », au réseau Sortir du nucléaire qui y voit, lui, une « parodie de démocratie[17] ». Dans une démocratie délibérative façon Habermas, la décision naîtrait de la discussion rendue possible par la communication ; ici, on est dans une situation où la décision précède toute discussion et fait ensuite l’objet d’une communication.
Bref, la question de la démocratie telle qu’elle a émergé, en 2005, avec le discours sur la renaissance du nucléaire, est avant tout et essentiellement liée aux seules choses qui intéressent l’État atomique dans ses rapports avec le peuple, à savoir la reconnaissance de l’acceptabilité et l’acceptation de projets auxquels il a déjà lui-même dit « oui ». Quand l’État atomique a recours au mot « démocratie », ce dernier n’a pas le même sens que quand des démocrates parlent de démocratie, il sonne plutôt comme un « Ayez confiance ! » proféré par un monstre froid cherchant à hypnotiser ses proies.
Si démocratie il y a dans cette affaire, elle est le fait des opposant.e.s à l’État atomique. Le slogan du philosophe Miguel Abensour : « La Démocratie contre l’État » prend ici tout son sens. L’État atomique est un déni de démocratie permanent auquel le peuple ne peut répondre que sur le mode de l’insurrection. Ce n’est pas un hasard si la contestation du nucléaire a toujours fini et finit toujours par se heurter à des gardes mobiles. Par-delà chacune de ses actions particulières, la contestation du nucléaire est en son fond insurrection démocratique, démocratie insurgeante. La démocratie insurgeante, telle que Miguel Abensour l’a définie à partir de Marx (la « vraie démocratie ») et Claude Lefort (la « démocratie sauvage ») et parallèlement à Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (la « démocratie radicale »)[18], est une attitude qui consiste à se battre sur deux fronts. L’évènement à partir duquel il construit ce concept est la Révolution française qui s’est battue à la fois contre l’Ancien régime et contre la forme État qui menaçait de réapparaître à l’horizon de l’histoire. Se battre sur deux fronts, cela revient à placer l’insurrection au cœur de la vie politique, à en faire plus précisément le cœur de la démocratie et à faire de l’ « entre-deux », de l’« intervalle » pendant lesquels la démocratie lutte contre la forme État le vrai lieu de la vie politique. Aujourd’hui, les deux fronts contre lesquels une telle démocratie aurait à se battre, ce seraient d’un côté l’État atomique et, de l’autre, la forme État qui menace toujours de réapparaître à l’horizon de l’histoire.
Le mot « démocratie », quand il sort de la bouche de l’État atomique n’est qu’un leurre ; en revanche, l’approche insurgeante d’Abensour épouse conceptuellement les contours des mouvements démocratiques s’opposant aux États atomiques sans que l’on ait besoin de forcer le trait et ces mouvements, à leur tour, illustrent parfaitement cette approche née dans un contexte qui leur est étranger. Cette démocratie contre l’État atomique a pris la forme d’un mouvement, le mouvement pacifiste puis anti-nucléaire, qui repose sur l’idée que nous, les humains, les « citoyens du monde », comme disait Diogène de Sinope, avons le « devoir démocratique » de nous immiscer dans ce qui, selon l’État atomique, ne nous regarde pas. « La question n’est pas de savoir si nous devons ou non nous “immiscer” dans ces affaires car, en tant que citoyens et en tant qu’hommes, nous y sommes toujours déjà “immiscés” : nous sommes, nous aussi la res publica. Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais une affaire plus “publica” que les décisions actuelles mettant en jeu notre survie. Renoncer à nous “immiscer” dans ces affaires, c’est manquer à notre devoir démocratique », explique Günther Anders[19]. Le mouvement pacifiste puis anti-nucléaire, Anders le pense sur le modèle du mouvement ouvrier : il s’agit de transformer l’humanité en Sujet politique tout comme Marx se proposait de transformer le prolétariat en Sujet politique[20]. Le mouvement pacifiste puis anti-nucléaire comme « vraie démocratie » contre les États atomiques.
Cette démocratie insurgeante à l’échelle de l’humanité existe à travers ses avatars nationaux qui, à l’occasion, réfléchissent ensemble, comme c’est le cas lors de la « Conférence mondiale contre les bombes A et H », par exemple, qui se réunit tous les ans depuis 1955 au Japon[21] et mènent des luttes communes, comme c’est le cas à Fessenheim, par exemple, où les manifestations ont regroupé et regroupent toujours des Français.e.s, des Allemand.e.s et des Suisse.sse.s. Un avatar national particulièrement intéressant de ce mouvement mondial est le mouvement pacifiste puis anti-nucléaire allemand. Il a une pré-histoire dans les Marches de Pâques des années 1950, ces marches qui, pendant la Guerre froide, ont réuni jusqu’à 300 000 personnes, qui se saisissaient de cette occasion pour manifester à Hambourg, Brême, Hanovre ou encore Braunschweig contre les armes nucléaires, mais il naît vraiment dans la lutte contre la construction de la centrale de Wyhl, à partir de 1973. Après une première occupation qui tourna court, les militant.e.s reprirent possession des lieux et y campèrent pendant huit mois, de février à octobre 1975. Le combat anti-nucléaire, qui jusque-là n’avait qu’une importance régionale, prit alors une ampleur nationale puis internationale : il y a à peine 40 kms entre Wyhl et Fessenheim ! Malgré une décision de justice en faveur de la construction de la centrale, celle-ci ne vit jamais le jour. Fort de ce succès, les anti-nucléaires allemand.e.s tentèrent deux ans plus tard de s’opposer à la construction de la centrale de Brokdorf puis à celle du surgénérateur de Kalkar. En 1977, entre 50 000 et 60 000 personnes se mobilisèrent contre chacun de ces deux projets. Si la centrale de Brokdorf entra en service en 1986, la construction du surgénérateur de Kalkar se heurta à trop de difficultés techniques et l’on finit par abandonner le projet. 1979 fut l’année du Gorleben-Treck, un convoi de 350 tracteurs partis de Gedelitz pour se rendre à Hanovre en signe de protestation contre le projet de construction d’un centre de stockage de déchets nucléaires à Gorleben, aux confins de la RDA. Trois jours après le départ du convoi eut lieu l’accident de la centrale américaine de Three Mile Island. Résultat : Hanovre connut le plus grand rassemblement anti-nucléaire jamais organisé jusqu’alors en Allemagne : 100 000 personnes.
Aussi importants soient-ils, on aime à reprocher à ce genre de mouvements d’incarner seulement une démocratie en acte et de ne pas engendrer d’institutions. En mars 1980, un campement fut organisé à Gorleben et, sous l’influence d’une initiative libertaire, on en vint à proclamer la « République du Wendland libre » (Republik Freies Wendland). Cette institution authentiquement démocratique, village d’une centaine de huttes avec ses infrastructures autogérées (y compris une clinique), puisant l’eau à l’aide d’une éolienne et la chauffant à l’aide de panneaux solaires, possédant sa propre station de radio (Radio Freies Wendland) et fonctionnant comme une démocratie directe, bref cette sorte de ZAD (Zone à défendre[22]), tint du 3 mai au 4 juin. Les Grünen étaient nés en janvier, le mouvement allait être relayé par un parti qui, lui, allait rejoindre d’autres institutions… Relayé mais pas remplacé. L’esprit d’une démocratie insurgeante contre l’État atomique, on le retrouvera intact dans le débat sur la violence ouvert par Günther Anders en 1986 sous le coup de l’accident de Tchernobyl, débat à l’occasion duquel il se demandera, non sans provocation, jusqu’où peut aller l’insurrection et invitera les participant.e.s à réfléchir sur ce qu’est la démocratie et à se demander s’ils vivent encore en démocratie, sachant que, pour lui, ce n’est plus le cas[23]. Cet esprit, on l’a retrouvé il y a peu dans le rassemblement anti-nucléaire et féministe organisé à Bure les 21 et 22 septembre 2019. Là, on est dans un autre type d’institution démocratique. La « mixité choisie sans homme [binaires] » permet de créer un autre type d’assemblées que celles que produisent les habituels rassemblements. Certaines, « malgré l’avertissement sans nuance des gendarmes », veulent avancer vers le laboratoire de l’ANDRA, d’autres non. « Très vite, on déclare une [assemblée générale] et la foule s’installe à l’orée du bois. […] “Les flics pensent qu’on est faibles parce qu’on est des meufs, repartir comme ça, c’est leur donner raison, argue une femme. Profitons du fait qu’ils ne s’y attendent pas pour agir !” Deux personnes rappellent le contexte de répression, et racontent leur expérience “traumatisante” du 15 août, quand une manifestation [précédente, à Bure,] s’est terminée par d’importantes violences policières. “Il s’agit d’un week-end féministe, où la question du consentement est essentielle”, fait valoir une militante. Certaines et certains ont exprimé qu’ils étaient mal à l’aise avec l’idée d’avancer, donc, si on le fait, on ne respectera pas leur consentement. Après quelques minutes de discussion et malgré le dissensus, les manifestant·e·s reprennent le chemin du retour, sans encombre[24] ». On est dans une autre expérience démocratique que celle de la République du Wendland libre. Ici, au vote majoritaire à main levé (« Qui est pour ? Qui est contre ? Qui s’abstient ? »), on substitue le consentement… Vers une démocratie du consentement, non pas un consentement fabriqué, au sens de Chomsky[25], le consentement qu’on arrache à ceux et celles dont on veut qu’ils votent « pour », mais le consentement que tout être humain peut donner ou refuser après avoir délibéré avec lui-même.
En guise de conclusion
La logique de l’État atomique est fondamentalement anti-démocratique. Elle dé-démocratise réellement cette chose déjà si insatisfaisante qu’est l’« État démocratique ». Il n’est donc pas surprenant qu’elle suscite une réponse démocratique insurgeante. Ici l’insurgeance et les insurrections qu’elle engendre sont la réponse au scandale politique qu’est l’État atomique. Un jour, en 1978, à Flamanville, « la tension devient trop forte » et ça dérape : « Apercevant un député qui a œuvré avec un zèle particulier pour la “nucléarisation” du Cotentin, les écologistes s’emparent de lui et le barbouillent de peinture verte[26]. » Dans la revue autrichienne Forvm, en 1987, Günther Anders s’interroge : « Une contestation non violente est-elle suffisante[27] ? » Les tenants de l’État atomique ne manquent jamais de souligner la violence (en acte ou en puissance) dont sont capables les opposant.e.s au nucléaire. La politique que l’État atomique met en œuvre est si violente et la promesse de destruction qu’il incarne est si difficile à imaginer que ses représentant.e.s ne s’en rendent peut-être plus compte. Ceux et celles qu’ils traitent de bloqueurs ou de bloqueuses, de casseurs ou de casseuses, ce sont juste des résistant.e.s… Dans ce face-à-face, c’est l’avenir de l’humanité qui se joue : il sera soit démocratique, soit nucléaire…
Notes
[1] Jungk R., L’État atomique, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 50 sq. Robert Jungk (1913-1994) s’est fait connaître en publiant Le Futur a déjà commencé [1952] (Arthaud 1954), Plus clair que mille soleils [1956] (Arthaud, 1958) et Vivre à Hiroshima [1959] (Arthaud 1961). [2] En mars 1974, en réaction à la « crise du pétrole », Pierre Messmer, Premier ministre de Georges Pompidou, lance un plan prévoyant la construction de 13 réacteurs de 900 MW ; moins d’un an plus tard, en février 1975, Valéry Giscard d’Estaing lancera un plan d’une ampleur comparable. [3] Robert Jungk parle de l’État atomique [Atomstaat] (Jungk R., Der Atomstaat, Munich, Kindler Verlag, 1977) ; Corinne Lepage, parle, elle, de l’État nucléaire (Lepage C., L’État nucléaire, Paris, Albin Michel, 2014). Le premier livre est plus général que le second qui, lui, parle essentiellement du « cas » français, mais ils parlent bien du même phénomène. Il est question de Christian Huglo dans le livre de Robert Jungk : le cabinet Huglo-Lepage venait d’ouvrir quand l’État français a commencé à s’intéresser à Flamanville et Christian Huglo était l’avocat des riverains de Flamanville (Jungk, R., L’État atomique…, p. 54). [4] Jungk R., L’État atomique…, p. 56 sq. [5]Ibidem, p. 75 sq. [6]Ibidem, p. 223. [7] Ce sont des « joueurs ». Sur ce concept, voir Jungk R., L’État atomique…, p. 75. [8] Sur la renaissance du nucléaire, voir« La « Renaissance du nucléaire » est un trompe-l’œil »,Reporterre, 16 janvier 2008. [9] L’EPR, réacteur nucléaire à eau pressurisée, est un réacteur de troisième génération (1 600 mégawatts) et, à ce titre, incarne aujourd’hui l’avenir de la filière nucléaire… [10] Voir, Féraud J.C., « Nucléaire : peut-on sauver le soldat EPR ? », Libération, 9 octobre 2019. [11] On y parlait beaucoup des « jurys de citoyens » allemands ou des « conférences de consensus » scandinaves en lien avec la loi Barnier. Voir Bourg D., Boy D., Conférences de citoyens : mode d’emploi, Paris, Descartes et cie., 2005. Ségolène Royal n’allait pas tarder à parler des « jurys populaires ». [12] Sur ce genre d’interrogations à propos de la représentation comme confiscation de la démocratie, qui a constitué une sensibilité politique à la fin des années 1990, nous renvoyons à Manin B., Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Levy, 1995 et Rosanvallon P., Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998. [13] En France, le mot « jacobinisme » est, à tort ou à raison, un synonyme de centralisme. Il désigne la politique de centralisation administrative qui veut que les décisions soient prises par quelques-uns à Paris et non par l’ensemble du peuple français. [14] Le philosophe allemand Jürgen Habermas, qui appartient à la deuxième génération de la Théorie critique et est un fervent défenseur de l’idée d’une Europe politique, a développé sa conception de la démocratie dans Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997. [15] Les « débats publics » de la CNDP ont parfois conduit à l’abandon de projets dans le domaine des transports (des projets autoroutiers, par exemple), mais jamais dans le domaine du nucléaire. En 2007, dans un entretien accordé à la revue Projet, qui fut publié sous le titre « Garantir le débat », Georges Mercadal, vice-président de la CNDP, expliquait : « Il faut que le projet [soumis] soit suffisamment avancé pour que le public puisse s’en saisir, il ne faut pas qu’il soit trop avancé parce qu’une situation irréversible serait créée » (Projet, 2007/2, n°297, p. 27). Les projets nucléaires soumis au public via la CNDP sont toujours trop avancés et créent systématiquement une « situation irréversible ». [16] Corinne Lepage est une avocate et femme politique française qui se bat pour l’environnement depuis le milieu des années 1970. Elle a fait partie de Génération écologie, a fondé Cap21 et a été ministre de l’Environnement de 1995 à 1997. Voir : Lepage C., L’État nucléaire, Paris, Albin Michel, 2014. Interrogée sur ce livre, l’auteure répond : « La particularité du nucléaire en France, c’est qu’il n’y a pas de lobby en tant que tel parce qu’il se confond avec une très grande partie des structures de l’État. En France, le lobby nucléaire, c’est l’État ! C’est un système très organisé. Avec un système pluraliste et transparent, cela ne pourrait pas rester en l’état, cela exploserait. Sa capacité à étouffer le sujet est fantastique », dans « Corinne Lepage : « En France, le lobby nucléaire, c’est l’État ! » », Journal de l’énergie, 4 décembre 2014. [17] Voir : Bezat J.-M., « Un débat public sur le nouveau réacteur EPR débutera mi-octobre », Le Monde, 13 juin 2005. [18] Les principaux textes de Miguel Abensour sur la démocratie insurgeante sont : Abensour M., La Démocratie contre l’État, Paris, Éditions du Félin, 2004 ; Lettre d’un « révoltiste » à Marcel Gauchet converti à la « politique normale », Paris, Sens & Tonka, 2005 ; « Démocratie sauvage et principe d’anarchie » et « Utopie et démocratie », dans Abensour M. (dir.), Pour une philosophie politique critique, Paris, Sens & Tonka, Paris, 2009 ; La Communauté politique des «tous uns », Paris, Les belles lettres, 2014. [19] Anders G., La Menace nucléaire, Paris, Le Serpent à plumes, 2006, p. 154 sq. [20]Ibidem, p. 105. [21] Et travaille en ce moment à organiser le 75ème anniversaire des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki en 2020. [22] Parler ici de ZAD peut sembler anachronique mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Une ZAD ou plutôt une ZIRA [Zone d’insoumission à la radioactivité] réunissant des opposants au projet CIGEO a vu le jour en 2016 à Mandres-en Barrois, près de Bure. Voir Belaich C., « La « nouvelle ZAD » de Bure évacuée », Libération, 6 juillet 2016. [23] Günther Anders : « la « dé-démocratisation », la transformation de la République fédérale en un “État atomique” est […] en marche depuis des années ». Voir : Anders G., La Violence : oui ou non, Paris, Fario, 2014, p. 122. [24] Lavocat L., Gauthier R., « À Bure, l’éco-féminisme renouvelle la lutte anti-nucléaire », Reporterre, 23 septembre 2019. [25] Noam Chomsky est un linguiste et un militant socialiste libertaire américain. Voir : Chomsky N., Herman, E.S., La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, Marseille, Éditions Agone, 2008. [26] Jungk R., L’État atomique…, p. 53 sq. [27] Anders G., La Violence…, p. 157 sq.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
David, Chr. « La démocratie entre technologie d’acceptation et réaction insurgeante », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Entre 1969 et 1979, la communication des sociétés investies dans la filière nucléaire en Belgique évolue radicalement. Pendant deux décennies considéré comme une évidence qui ne peut être remise en question, le choix de l’énergie nucléaire comme moyen de production d’électricité est progressivement questionné lors des années 1970. Poussées dans leurs retranchements par les interrogations citoyennes, les sociétés productrices d’électricité en Belgique sont contraintes de justifier leurs décisions. C’est donc par l’angle de la communication déployée par ces sociétés entre 1969 et 1979 que cette analyse tend à interroger les liens entre la démocratie et l’exploitation de l’atome. Comment qualifier la communication de ces sociétés et de quelle manière est-elle organisée ? Quelles en sont les évolutions, les priorités, les réussites et les échecs ? Autant de questions auxquelles cette analyse tente d’apporter des embryons de réponse.
Afin de constituer l’ossature de cette contribution, nous avons recueilli le témoignage de Jeanine Cornet, engagée durant cette période comme consultante en communication pour le compte des sociétés investies dans la filière nucléaire. Qu’elle soit ici remerciée de s’être prêtée au jeu de l’interview[1]. Pour étoffer et recouper les souvenirs de notre témoin, parfois parcellaires, de manière bien compréhensible au vu des années évoquées, nous avons tenté de consulter les archives du Forum Nucléaire Belge (asbl regroupant la plupart des sociétés et organismes actifs dans le domaine des applications du nucléaire) qui est déjà actif à cette période. Malheureusement sans résultats. C’est donc dans l’analyse de brochures à destination du public, de journaux d’entreprises et de la presse que des compléments d’informations ont été récoltés.
Les électriciens décident, les autres suivent
Depuis 1947 et les prémices du développement de l’énergie nucléaire en Belgique, les sociétés investies dans cette filière, principalement les responsables des compagnies productrices d’électricité, « les électriciens » comme les qualifient à l’époque les médias, ont la main[2]. Le débat démocratique entourant le développement du nucléaire étant inexistant, la communication qui l’accompagne peut être décrite, au mieux, comme basique. Lorsqu’en 1953 les industriels[3] décident d’implanter à Mol les bâtiments destinés à recevoir les installations du Centre d’Étude de l’Énergie Nucléaire (SCK-CEN), ils estiment important de ne pas « créer une hostilité de la population dès l’origine »[4]. Aussi, dès avant les premiers travaux sur le terrain, ils prennent contact « avec les autorités civiles en la personne du bourgmestre et avec les autorités religieuses en la personne du curé pour leur faire connaître la nature des recherches envisagées »[5]. Lors de ces entretiens, les électriciens présentent ce qui, selon eux, bénéficiera à la région de Mol avec l’implantation du SCK-CEN : l’installation des familles du personnel scientifique d’un statut social élevé, la création de nombreux emplois locaux et la visite de personnalités du monde économique, politique, social et industriel belge et étranger. Ces quelques arguments évoqués au bourgmestre et au curé suffisent apparemment pour entériner l’affaire, le SCK-CEN sera construit à Mol. Un triptyque communication-négociation-décision plutôt expéditif, et une anecdote qui illustre bien le climat de l’époque : les électriciens ne doivent fournir aucun effort pour faire avaliser leurs décisions.
Une communication balbutiante
Cela ne les empêche pas de développer des tentatives de communication vers le grand public. Dès 1954, le Commissaire à l’Énergie Atomique et les Comités Scientifiques et Techniques estiment qu’il serait opportun de créer un organisme distinct « pour diffuser les informations adéquates »[6]. C’est ainsi que voit le jour l’Association Belge pour le développement des applications de l’énergie nucléaire, qui publie régulièrement une revue consacrée aux développements de cette activité. Cette dernière bénéficie d’une diffusion assez large mais peine à intéresser d’autres publics que les milieux scientifiques, industriels et d’enseignement, ce que regrettent les sociétés électriques[7].
En épluchant les publications d’entreprises de ces sociétés, on constate vite que, pour les années 1960 jusqu’à approximativement 1972-1973, la question du nucléaire semble loin d’être problématique. Par exemple pour l’année 1966, un seul article du journal d’Intercom[8] évoque la thématique des centrales. L’article mentionne la future construction de Tihange. Le ton y est posé ; le discours, scientifique. On expose les plans, le développement de la région, le travail qui va s’y déployer. Jamais l’article n’évoque la question de risques éventuels[9]. L’année 1967 est du même acabit. Seulement deux articles concernent le nucléaire. L’un d’entre eux nous apprend que les électriciens « prévoient d’ici 1973 les centrales de Tihange et de Doel. Pour les années ultérieures, Zeebruges et Nieuport figurent également dans les projets. D’autre part, la Basse Meuse semble offrir encore certaines possibilités également »[10]. Dans leurs esprits, aucune objection ne semble pouvoir contrecarrer l’avancée du nucléaire en Belgique. Par ailleurs, la question des risques figure dans la revue pour la première fois en deux ans de publication, et la manière dont elle y est évoquée est exemplative de l’état d’esprit des chefs d’entreprises : « La sécurité nucléaire, qui nécessiterait à elle seule un long exposé, est pleinement assurée par des moyens dont l’importance est simplement à adapter en fonction des règles imposées et des conditions locales. »[11] Si la question mérite apparemment à elle seule un « long exposé », on ne le réalise pas pour autant. Quant aux moyens pour y parvenir, ils dépendent « simplement » de la règlementation et des contraintes locales. Si la sécurité n’apparait pas, dans les discours des exploitants, comme un facteur déterminant de la communication autour du nucléaire, c’est qu’ils ne perçoivent aucune opposition à leurs projets. C’est donc logiquement que l’article est conclu en précisant que « les centrales nucléaires vont rapidement se tailler une large part dans les moyens de production d’énergie électrique en Belgique. L’importance de cette part dépendra de l’évolution de plusieurs facteurs économiques au premier rang desquels figurent le coût d’investissement des centrales nucléaires et le prix des combustibles classiques »[12]. Aux yeux des électriciens, seuls les facteurs économiques sont susceptibles d’influer sur le développement du nucléaire.
1969-1972 : sur la même lancée
Un programme ambitieux
Au tournant des années 1970, le discours n’a pas changé. Dans la revue éditée par l’Union des exploitants électriques en Belgique (UEEB), ce qui taraude les électriciens, le « choix le plus difficile » auquel ils sont confrontés est « sans contredit celui de la répartition de la puissance des centrales entre les diverses énergies primaires. Il ne fait pas seulement appel à l’esprit de géométrie mais aussi et surtout à l’esprit de finesse. »[13] Tout au plus, « l’industrie électrique espère beaucoup ne pas s’être trompée en établissant un programme assez audacieux de centrales nucléaires »[14]. La principale crainte des électriciens est étroitement liée aux sommes colossales qu’ils engagent dans le processus.
C’est le facteur économique qui se montre déterminant dans la volonté d’obtenir l’adhésion du plus grand nombre sous la bannière du projet nucléaire. Constatant que leurs publications ne sont lues que par quelques initié.e.s, et que pour atteindre le grand public, les médias sont indispensables, les électriciens s’efforcent alors d’obtenir que les chaines nationales de télévision programment des émissions de vulgarisation. Mais les résultats sont jugés décevants en termes d’impact[15].
C’est à cette période, en 1972, que l’UUEB prend la décision de créer une cellule spéciale d’information au public. À cette occasion, elle contacte le bureau de communication « Information & Entreprise », qui compte dans sa clientèle de grandes sociétés, et dans laquelle travaille Jeanine Cornet, qui y exerce le métier de consultante en communication.
Une foi intense dans le nucléaire
Jeanine Cornet se souvient que la demande initiale des électriciens est plutôt simple. Ils se présentent : « Nous, on est engagé dans le nucléaire, on doit construire des centrales en Belgique et on voudrait quand même que ça se passe bien. Donc comment se faire connaître et par quels moyens faire connaître ce qu’on fait ? ». À l’époque, précise Jeanine Cornet, ils ne perçoivent pas d’éventuels problèmes. Ce qu’ils souhaitent, c’est de « pouvoir faire leur business tranquillement, sans trop d’opposition, et continuer à démontrer que c’était le bon choix (la filière nucléaire) pour la Belgique ». Ce qui interpelle immédiatement Jeanine Cornet, c’est le profil des responsables et des ingénieurs qu’elle a pu côtoyer à cette occasion : « j’ai surtout senti une espèce de supériorité et une espèce de non-doute par rapport à la technologie. Une espèce de foi intense sur le fait que le nucléaire ne pouvait pas foirer, ne pouvait ni se tromper ni causer d’accidents ou d’incidents. (…) Rien ne pouvait arriver, tout était magnifique ». Toujours d’après les exploitants, « on était utile à son pays avec une énergie qui était bon marché, qui était à disposition (…) et qui ne causait pas de pollution ».
Information ou propagande ?
L’UUEB souhaite que le bureau de Jeanine Cornet organise une vaste campagne de communication envers les responsables de la presse écrite, qui à l’époque « fait le jour et la nuit. La radio et la télé viennent en appui ». À ce moment se pose la question de l’organisme qui sera l’interlocuteur du bureau de communication et qui va chapeauter cette action. La solution est vite trouvée : « tous les acteurs du nucléaire vont, comme on fait toujours dans ces cas-là, faire une asbl qui s’appelle Le Forum Nucléaire Belge, qui est toujours présente, et qui va mettre ensemble des moyens pour notamment faire des campagnes de communication »[16]. Secret de cuisine, nous dit Jeanine Cornet, « c’est une des grandes techniques de manipulation de créer des asbl qui deviennent des porte-paroles pour neutraliser le discours. Et on voit d’ailleurs partout que ce ne sont jamais clairement des individus ou clairement des groupes politiques. Ce sont toujours des associations de “quelque chose” qui s’expriment soi-disant d’une façon beaucoup plus détachée et neutre. Le Forum Nucléaire Belge va servir de paravent ».
Sur la liste noire
L’idée des communicant.e.s est d’inviter un nombre important de journalistes à visiter des installations nucléaires, tant en Belgique que dans les pays voisins, en leur fournissant à cette occasion une documentation fournie. Ces visites doivent durer, selon le cas, entre un et trois jours et permettre aux journalistes de poser aux exploitants leurs questions, d’échanger leurs idées et in fine de publier des articles bien documentés[17]. Un noyau de 25 journalistes est pressenti, qui représentent tous les journaux et toutes les tendances. Mais rapidement, une question éthique interpelle les communicant.e.s : les dirigeants du Forum Nucléaire leur soumettent une blacklist, comprenant les noms des plumes de la presse écrite qu’ils refusent d’inviter, ne les trouvant pas assez accommodants sur le nucléaire. Pour Jeanine Cornet et ses collègues, c’est inacceptable, car dit-elle, « si nous travaillons avec la presse, nous travaillons avec tout le monde et que les gens soient pro-nucléaires ou antinucléaires, c’est leur affaire. Ce qui nous importe, c’est qu’ils arrêtent de raconter des conneries au niveau technique ». La blacklist enterrée, les communicant.e.s l’imposent comme condition sine qua non pour continuer. Des séminaires de presse sont organisés, parfois plusieurs fois par an. Les journalistes se déplacent en France, en Allemagne, où ils visitent à Asse une mine de sel qui sert de lieu d’enfouissement des déchets à faible radioactivité[18]. Lors de ces voyages, les énergies alternatives (géothermie, hydraulique, éolienne, etc.) sont également au programme. Le but poursuivi par ces séminaires est, dans l’esprit des exploitants, de montrer que la seule alternative économiquement et structurellement réalisable en Belgique pour la production d’électricité à grande échelle est nucléaire. Jeanine Cornet se souvient que « les journalistes allaient, regardaient, posaient des questions. Ils ont commencé à se former eux-mêmes une culture autour du nucléaire. Mais enfin, c’était quand même la voix de leur maître ». D’ailleurs, c’est le Forum Nucléaire Belge qui prend à sa charge l’ensemble des frais inhérents aux visites. Selon Jeanine Cornet, si la plupart acceptent, quelques journaux participent aux voyages mais les payent de leur poche afin de garantir leur indépendance. C’est le cas de La Libre Belgique et de La Cité notamment. Le journaliste Gaston Bunnens (Le Peuple), « lui par contre venait aux frais de la princesse, mais ça ne l’empêchait pas de taper dessus, puisqu’on l’a imposé vu qu’il était sur la blacklist ».
Si la plupart des journalistes n’écrivent pas au vitriol contre l’énergie nucléaire, une poignée d’entre eux dénonce l’opacité qui entoure les décisions qui y sont liées et sa dangerosité. C’est notamment le cas du précité Gaston Bunnens (Le Peuple) et de Jos Schoonbroodt (La Cité), deux journalistes qui d’après notre interlocutrice, figuraient donc sur la liste noire du Forum Nucléaire Belge. Pour autant, et s’il est évident qu’ils ne les apprécient pas, les électriciens n’en paraissent pas effrayés. Selon Jeanine Cornet, principalement parce qu’ils sont « condescendants vis-à-vis de l’opinion publique ou de quelques “ahuris soixante-huitards” qui s’expriment sur les centrales ». Ils déclarent à propos de Paul Lannoye, l’un des pionniers de l’antinucléaire en Belgique et docteur en astrophysique de l’ULB : « ah oui, c’est un rigolo ! ». Ou encore : « ah Bunnens du Peuple est contre nous ? Mais qui lit Le Peuple à part encore quelques vieux socialistes ! ». Pourtant, la société change, l’opinion publique et les mouvements citoyens s’emparent progressivement de cette question, et le slogan « Nucléaire, non merci ! » ne va pas tarder à effectuer son apparition.
1973-1979 : le basculement
Critiques et choc pétrolier
En 1973, la contestation antinucléaire en Belgique francophone est encore balbutiante, mais se structure progressivement. Le mouvement Démocratie Nouvelle, fondé la même année par Paul Lannoye, établit les bases de l’écologie politique. Son combat sera repris par la section belge des Amis de la Terre en 1976, tandis qu’une autre organisation créée en 1971, Inter-Environnement, interroge elle-aussi le bien fondé du nucléaire civil[19]. Les arguments des antinucléaires percolent, sont visibles et se font entendre.
C’est pourquoi en octobre 1973, le choc pétrolier peut de manière légitime être considéré comme une véritable aubaine pour les électriciens. La question de l’indépendance énergétique, qui inquiète tous les gouvernements, relance la donne. Soudain, les exploitants disposent d’un argument de choc afin d’imposer la technologie nucléaire. Ils n’hésitent pas à brandir les risques en cas de perte d’autonomie énergétique : « La Belgique se trouve, sur ce plan énergétique, dans une situation particulièrement préoccupante. Son sol ne contient en effet aucun gisement de pétrole, de gaz naturel ou d’uranium et ses mines de charbon ne peuvent plus assurer qu’une production minime, conduisant de plus à des coûts qui en font un des charbons les plus chers du monde »[20].
La situation évolue, les arguments aussi
La crise pétrolière ainsi que la contestation grandissante sont deux éléments qui motivent les exploitants à intensifier leur présence médiatique à partir de la fin de l’année 1973. La lecture de leurs diverses publications fait ressortir les éléments principaux sur lesquels s’appuie dorénavant leur communication.
L’introduction de la brochure éditée en 1974 par l’UEEB à destination du public donne le ton : « l’ère industrielle s’est développée dans maintes directions sans guère se préoccuper du respect de l’environnement ; il en est résulté des conséquences fâcheuses telles que le bruit, la pollution des eaux et de l’atmosphère et la contamination des denrées alimentaires ; aussi le public en est-il venu à considérer d’un œil toujours plus critique ces diverses atteintes portées à la qualité de la vie, et il a le droit d’être informé sur les conséquences de l’introduction des technologies nouvelles »[21]. Désormais, si les électriciens ont encore les coudées larges, l’heure est à la justification des choix. Le public ne peut plus être ignoré. Par ailleurs, et c’est assez précurseur, les exploitants n’oublient pas de soulever la question du danger d’un réchauffement de l’atmosphère : « Ainsi, même si on ne tenait pas compte du risque d’épuisement des réserves et qu’on accepte un accroissement notable de l’utilisation de combustibles fossiles, il s’ensuivrait une modification de l’atmosphère dont les conséquences pourraient s’avérer très néfastes pour l’environnement »[22].
La problématique des radiations n’est pas oubliée, et le public lambda peut apprendre que la dose additionnelle maximale des radiations émises par les centrales nucléaires est plus faible que celles émises par le corps humain. C’est notamment pourquoi, « en se rendant à son travail, en allant faire des achats ou en vacances, une personne s’expose à des doses différentes de radiations naturelles, dont les variations sont plus élevées que la radioactivité additionnelle provenant d’une centrale nucléaire. »[23]
Dans le même ordre d’idées, des sujets problématiques sont passés en revue et expliqués du point de vue des exploitants, tels que la sécurité : « le risque (d’une fuite) serait de 1 pour 100 millions mais en réalité il est plus faible encore » ; les déchets : « après réduction de leur volume et enrobage dans des matières inertes telles que le bitume, les déchets sont entreposés sous contrôle » ; le refroidissement des centrales : « le problème des rejets de chaleur peut donc être résolu aujourd’hui déjà au moyen de tours de refroidissement ». En résumé, la solution miracle est à portée de main : « l’énergie nucléaire est la source d’énergie la plus propre, la plus sûre et la plus importante dont nous disposons. Sa mise en œuvre est intervenue à point nommé. À plus long terme, seule l’utilisation des centrales nucléaires à l’échelle mondiale permettra de résoudre à la fois nos problèmes d’énergie et d’environnement »[24]. Un argument qui, avec la prise de conscience planétaire du problème du réchauffement, refait surface depuis quelques années dans le chef des partisans de l’énergie atomique. Si la conjoncture économique et politique, ainsi que les inquiétudes de la population amènent les électriciens à communiquer davantage envers la population belge, et les obligent à aborder des éléments auparavant passés sous silence, cela n’ébranle néanmoins pas leur foi en la technologie nucléaire. Il faudra attendre les évènements liés à Andenne entre 1977 et 1978 pour constater un nouveau tournant dans la communication développée par les exploitants.
Le cas « Andenne »
Entre 1977 et 1978, la lutte de communication entre les antinucléaires et les électriciens bat son plein. L’objectif des deux parties est de remporter le référendum programmé au 1er octobre 1978 concernant la construction d’une nouvelle centrale sur le territoire d’Andenne[25]. C’est lors de cette passe d’armes communicationnelle que la demande du Forum Nucléaire auprès de Jeanine Cornet et de ses collègues évolue. Car Intercom « voulait absolument cet emplacement pour faire cette centrale. Et là, il y avait un deal. L’objectif était clair ». Les électriciens investissent toutes leurs forces dans la bataille, car « ils commencent à se faire attaquer à gauche à droite, et ils n’aiment pas ça. Parce qu’ils trouvent qu’il n’y a pas à attaquer des gens magnifiques et qui font des choses extraordinaires pour leur pays ». Les communicant.e.s importent alors « Campus America », une technique venue des États-Unis, dont le principe est simple : de jeunes ingénieurs nucléaires sont sélectionnés dans les différentes sociétés et formés « à être des porte-paroles pour aller dans les débats, pour faire face aux journalistes et au public et ainsi expliquer pourquoi, eux, ils étaient dans le nucléaire et pourquoi ils s’engageaient. ». À chacune des réunions publiques ou des débats organisés autour de cette question à Andenne ou dans la région, « pour éviter la politique de la chaise vide, il y a un de ces ingénieurs qui vient et qui prend la parole ». Pour les préparer, les communicant.e.s leur dispensent un media training : « la première chose qu’on leur apprend, c’est de rassembler leur message ». Avec les médias, nous dit Jeanine Cornet, vous n’avez le temps que de développer deux ou trois éléments, « suivant le principe de l’argumentation : le fait, l’illustration, l’explication ». Viennent ensuite les questions plus délicates pour les ingénieurs, « sur les déchets, sur l’argent, sur la collusion avec les politiques, etc. Pour ces matières, soit ils avaient une ligne qui venait de l’entreprise et qui était de dire : “la réponse, c’est ça” et ils se démerdaient avec cela ; soit, ils n’en avaient pas et là, ils s’avançaient plus à titre personnel ». Lors de séminaires ou de débats, le choix de la filière Pressurized Water Reactor (PWR)[26] est mis en avant, « en disant que la sécurité, c’est la fameuse double enceinte qui fait partie des réacteurs nucléaires PWR. (…) Que tout cela est superbement maîtrisé. Rien ne peut arriver »[27].
Le but poursuivi par les communicant.e.s lors de ces débats est d’humaniser les ingénieurs nucléaires. Jeanine Cornet se souvient en tout cas de « soirées absolument étonnantes où, comme après un match de boxe, les opposants venaient et disaient : “On ne partage pas la même idée mais chapeau pour votre courage” ». Car certaines de ces soirées sont pour le moins mouvementées, « surtout pour des gens (les ingénieurs) qui sont habitués à des lieux feutrés, ça a été des soirées dont ils se souviennent. Cela n’a certainement pas changé l’opinion mais ça a permis de dire, à un moment donné : “Écoutez je suis comme vous, j’ai des enfants comme vous, je ne suis pas un assassin parce que je travaille dans le secteur nucléaire” ». Notre témoin souligne néanmoins l’avantage qu’il y a eu à travailler avec la jeune génération, car ils ne sont « pas encore complètement formatés, (et sont) ouverts sur la société ». Selon elle, « si on avait mis les vieux bonzes de cinquante et soixante ans qui dirigeaient les sociétés, là, ça devenait insupportable. Et ça l’était d’ailleurs parce qu’ils continuaient, eux, à avoir un ton et un discours extrêmement condescendant. L’air de dire : “vous ne pouvez pas comprendre, laissez-nous faire !” Et puis, les tuiles leur sont tombées sur la tête ».
Les moyens engagés sont pourtant à hauteur de l’enjeu pour les électriciens. Si le bureau de communication forme les ingénieurs au media training, le Forum Nucléaire et Intercom ne s’en contentent pas. Ils financent des campagnes de publicité par affiches, dans les boites aux lettres, dans les grands médias papiers et télévisuels, ils organisent des conférences dans les écoles. Un centre mobile d’information est présent durant le mois d’août 1978 dans la région d’Andenne et insiste sur les avantages de l’énergie nucléaire[28]. Intercom, par la voix de son directeur, va jusqu’à décrédibiliser la consultation populaire, signifiant par la même occasion son mépris du choix démocratique citoyen. En septembre 1978, il appelle les citoyen.ne.s à s’abstenir de voter, estimant que la valeur légale ou juridique de cette consultation est nulle, et que le nucléaire étant une question d’intérêt national, elle doit être tranchée par le Parlement[29].
Malgré tous ces moyens, le 1er octobre, la victoire est totale pour les opposant.e.s au nucléaire : respectivement 83,97 % des habitant.e.s d’Andenne et 89,97 % des habitant.e.s d’Ohey se prononcent contre la construction de la centrale[30]. Jeanine Cornet se rappelle que cet événement « a été une première claque ! Ils se sont rendus compte, à ce moment-là, que c’en était fini de décider de tout, même si le gouvernement, toujours courageux, se cachait derrière eux. Ce n’était plus la même ambiance ».
L’amertume d’une défaite
La lecture d’une synthèse générale de la situation de l’énergie en Belgique, éditée par le Forum Nucléaire en 1979, laisse transparaitre le sentiment amer des électriciens. Après un exposé relatif à la faiblesse des risques dans l’exploitation nucléaire, un chapitre entier de la revue, intitulé « Information – Déformation », est consacré aux antinucléaires. Et les propos sont sans équivoques : « Malgré tout cela (la faiblesse des risques), des mouvements d’opposition particulièrement tapageurs se manifestent contre les centrales nucléaires et tout ce qui s’y rapporte. Il y aurait là de quoi s’étonner si on ne savait, de la bouche même de certains opposants, que l’objectif visé par leurs mouvements n’est pas du tout la santé des populations mais bien un renversement de notre système politique[31]. Pour atteindre cet objectif politique, il est indispensable de provoquer d’abord l’écroulement économique du pays et comme l’élimination de l’énergie nucléaire y contribuerait puissamment, une campagne psychologique bien orchestrée sur ce sujet s’imposait »[32]. Plus guère question d’évoquer maintenant des « ahuris soixante-huitards », l’heure est grave. Ce qui semble menacer le Forum Nucléaire, et plus largement la Belgique, c’est une tentative de déstabilisation de l’État. Et cette entreprise continue grâce au soutien de « quelques moyens d’“information” soigneusement orientés. Il est donc essentiel que les responsables des décisions en matière énergétique soient bien conscients de cette situation afin qu’ils puissent, en toute indépendance, fixer leur choix en se basant sur la réalité des faits »[33]. Sans pouvoir l’affirmer, il est possible de supposer que les « quelques vieux socialistes » sont ici visés, ainsi que les autres journalistes qui figurent sur la liste noire. Quant à l’État, le Forum Nucléaire précise qu’il doit s’en tenir à la « réalité des faits » pour effectuer ses choix en toute indépendance, tout en ne spécifiant pas à quelle réalité il fait allusion.
En guise de conclusion
Pendant un peu plus de deux décennies, le choix de l’énergie nucléaire comme moyen de production d’électricité est considéré comme une évidence qui ne peut être remise en question. La communication des exploitants reflète cette vision des choses. Par contre, la période comprise entre 1969 et 1979 la voit évoluer radicalement, en deux temps.
Une première étape voit les électriciens augmenter et améliorer leur présence médiatique, faire appel à l’aide de professionnels pour négocier leurs relations avec la presse et adapter leur discours pour répondre aux interrogations plus fréquentes de la population. Ils ne semblent pour autant pas s’inquiéter de l’émergence d’une possible contestation. Du moins n’envisagent-ils pas que cette contestation puisse contrecarrer leurs plans. Dans un second temps, parce que la crise pétrolière leur offre une belle carte à jouer et qu’ils sentent le vent de la contestation souffler dans leur dos, les exploitants intensifient ensuite leur présence médiatique. Poussées dans leurs retranchements par les interrogations citoyennes, les mouvements sociaux et par une partie de la presse, les sociétés productrices d’électricité en Belgique sont contraintes de justifier leurs décisions. Il n’est plus envisageable de tranquilliser la population d’un village quant à la présence d’un bâtiment lié à l’exploitation nucléaire en se contentant d’obtenir l’accord du bourgmestre et du curé local. Le climax de ce basculement intervient lors des événements d’Andenne. Dans des réunions publiques, les ingénieurs électriciens doivent affronter une foule parfois hostile et répondre à des questions récurrentes et précises concernant la sécurité, les risques potentiels, les accords passés avec le monde politique. Journalistes et citoyen.ne.s se sont forgé.e.s leur propre opinion et ne s’en laissent plus conter.
Si la priorité des exploitants en termes de communication est de pouvoir continuer à développer l’énergie nucléaire sans avoir à affronter une opposition, la réussite des premières années (la Belgique est notamment devenue un des pays dont la part du nucléaire était parmi les plus importantes avec 60% environ de la production d’énergie) ne peut occulter l’échec de 1978. Ce dernier laissera des traces, car autour d’Andenne se cristallise le rapport de force entre l’opinion publique et la décision unilatérale des électriciens. Le succès des antinucléaires lors du référendum, suivi de l’accident de Three-Miles Island en 1979 aux États-Unis et surtout la catastrophe de Tchernobyl en 1986 vont geler les plans de développement des sociétés électriques.
Selon Jeanine Cornet, pour expliquer le fait que la contestation émerge lors de la décennie comprise entre 1969 et 1979, on ne peut écarter l’impact de mai 1968, car « les gens se sont exprimés, les gens ont pris l’habitude d’intervenir. Il n’y a plus cette espèce de fascination face au pouvoir. On questionne et on questionne de plus en plus ». Finalement, ce qui ressort à la lumière de la communication déployée par les sociétés impliquées dans le développement de l’énergie nucléaire, c’est que, si démocratie il y a eu, elle a plutôt été amenée par les mouvements antinucléaires et les citoyen.ne.s. Ce sont leurs questions, leurs interpellations et leurs mobilisations qui ont imposé la tenue d’un débat démocratique de société sur une question qui, jusque-là, restait confinée dans les arcanes du pouvoir économique et politique.
Notes
[1] Les citations utilisées dans cet article, sauf mention contraire, proviennent de : CARHOP, interview de Jeanine Cornet, par Julien Tondeur, Bruxelles, 13 novembre 2019. [2] Voir : Tondeur J., Welter F., La Belgique nucléaire : un déni de démocratie ? , 2018, http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf [3] Nous avons fait le choix de ne pas pratiquer l’écriture inclusive lorsque nous faisons mention des « électriciens », des « exploitants », des « ingénieurs » ou encore des « industriels, afin de ne pas masquer la réalité : l’immense majorité des postes de pouvoir sont occupés par des hommes. Dans le cas des communicant.e.s, notre témoin principale étant une femme, nous n’appliquons pas cette règle. [4] Herman H.E., « L’opinion publique face à l’énergie nucléaire en Belgique », dans Govaerts P., Jaumotte A. et Vanderlinden J. (eds.) Un demi-siècle de nucléaire en Belgique. Témoignages, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1994, p.702. [5] Herman H.E., …, p.702. [6] Herman H.E., …, p.703. [7] Herman H.E., …, p.703. [8] Importante société productrice d’électricité en Belgique à l’époque. [9] Electrobel-Intercom, journal d’entreprise, administration centrale, mensuel n°7, 1966, p.169. [10] « Centrales nucléaires de grande puissance », dans Electrobel-Intercom : journal d’entreprise, administration centrale, mensuel n°7-9, 1967, p.205. [11] « Centrales nucléaires de grande puissance », …, p.205. [12] « Centrales nucléaires de grande puissance », …, p.205. [13] Electricité, trimestriel, UEEB, juin 1971, N° 147, Bruxelles, p.1. [14] Electricité, trimestriel, UEEB, juin 1969, N° 139, Bruxelles, P.27. [15] Herman H.E., …, p.705. [16] Le Forum Nucléaire Belge est fondé le 29 février 1972. Son organisation est conçue comme un réseau de contact entre exploitants, fournisseurs, scientifiques et autorités fédérales. Il regroupe encore aujourd’hui l’ensemble des acteurs liés à la filière nucléaire en Belgique. Pour une analyse de ses récentes campagnes de communication, voir : Josseaux E., Analyse d’une publicité à caractère scientifique : la campagne du Forum Nucléaire, Travail de communication scientifique, ULB, 2008-2009. http://www.michelclaessens.net/forum_nucleaire.pdf [17] Herman H.E., …, p.705. [18] À l’époque présenté comme modèle d’enfouissement propre, le site est condamné depuis 2010 par les autorités allemandes qui cherchent une solution pour éviter une contamination large de la région, car des infiltrations d’eau rongent les fûts de stockage des déchets. Nucléaire : accidents sur les sites d’enfouissement des déchets, Francetvinfo : https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/nucleaire-accidents-sur-les-sites-d-enfouissement-de-dechets_2145676.html. Site consulté le 10 décembre 2019. [19] Voir : Moons A., « Le référendum d’Andenne du 1er octobre 1978 : quand des citoyen.ne.s disent « non » au nucléaire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 11, décembre 2019. [20]La politique Energétique Belge : L’Energie et l’Electricité en Belgique. Synthèse Générale, Forum Nucléaire Belge, Bruxelles, septembre 1979, p.1. [21] L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974, p.3. [22] L’énergie nucléaire. …, p.6. [23] L’énergie nucléaire. …, p.20. [24] L’énergie nucléaire. …, p.30. [25] Voir : Moons A., « Le référendum d’Andenne du 1er octobre 1978 : quand des citoyen.ne.s disent « non » au nucléaire », … [26] Réacteur à eau sous pression. Le système à eau sous pression est le système appliqué aux centrales belges, car importé de la technologie américaine qui est à la base du développement nucléaire en Belgique. Voir : Tondeur J., Welter F., La Belgique nucléaire : un déni de démocratie ? … [27] Si l’incident de Three-Miles Island en 1979 viendra remettre en question cette assurance, à l’époque, les exploitants nucléaires promettent que cette double enceinte assure une sécurité infaillible. [28] « Andenne – le référendum du 1er octobre 1978 », Electrobel-Intercom : journal d’entreprise, n°8-9, 1978, p. 244. [29] « Andenne – le référendum du 1er octobre 1978 » op. cit., p. 243. [30] Lambert G., Ohey, Andenne : Succès du référendum, échec du nucléaire, La Cité, lundi 2 octobre 1978, 28e année, N° 229, p. 1. [31] Souligné dans le texte. [32]La politique Energétique Belge : …, p.21. [33]La politique Energétique Belge : …, p.22.
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Référence électronique
Tondeur J. « La communication des exploitants nucléaires en Belgique entre 1969-1979. Une décennie à double visage », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Szymon Zareba (historien, Centre d’archives privées Etopia)
Le nucléaire civil a commencé à être questionné au tout début des années 1970. Outre la dangerosité de sa production, l’opacité des décisions politiques qui l’a mis en place ou la gestion des déchets radioactifs qu’il laisse aux générations futures, la lutte contre cette énergie incarne également la remise en cause du mythe d’une économie et plus largement d’un mode de vie basé sur une croissance infinie, propre, sécurisée, presque apaisante. Les trois premiers aspects ont souvent été la partie la plus visible de ces oppositions. Cependant, dès les premiers mouvements écologistes politiques, la vision systémique a très rapidement englobé le quatrième aspect. L’étude des principaux fonds d’archives de ces mouvements, conservés au centre d’archives privées Etopia, nous permet d’aborder cet aspect critique de plus en plus prégnant dans tous les débats actuels liés au dérèglement climatique.
Démocratie Nouvelle
En 1973 se crée un mouvement de réflexion et d’action nommé Démocratie Nouvelle[1]. Basé à Namur, il réunit des personnalités qui deviendront essentielle dans l’histoire de l’écologie politique belge : Paul Lannoye, George Trussart, Gérard Lambert, Pierre Waucquiez… à sa création, ce mouvement se dit notamment : démocrate, fédéraliste, progressiste, autogestionnaire et wallon. Il est intéressant de remarquer que le mot écologiste n’apparaît pas encore. Par contre, dès le numéro 1[2] de son périodique éponyme du mois de septembre 1974, un article s’interroge sur le nucléaire : Tihange : Indépendance énergétique ou pollution nucléaire. L’article, écrit peu de temps avant la mise en service de la centrale de Tihange, affirme que le nucléaire est un danger pour l’humanité et pour toute la biosphère[3]. Il attire notamment l’attention des lecteurs et lectrices sur les dangers des accidents potentiels dans les centrales, sur la gestion de déchets et le manque d’information du public. à ce stade, il n’y a pas un mot sur le modèle économique du nucléaire. Il en va de même pour d’autres associations questionnant le nucléaire de l’époque, telles que l’Association contre les Rayons Ionisants (APRI)[4] ou Survie[5]. Par contre, avec le numéro 3 du mois de novembre 1974 sort un dossier complet de 59 pages : L’industrie nucléaire en question. Dès l’introduction, on y lit une référence au rapport Limit to growth publié par le Club de Rome[6]. La référence évidemment intéressante dans une publication traitant du nucléaire. Tout en contextualisant le propos, Démocratie Nouvelle relie la problématique de la production d’énergie nucléaire et la croissance économique : En 1972, le rapport Meadows fit l’effet d’une bombe dans les milieux économiques en mettant en évidence un malentendu fondamental né et entretenu au sein de nos sociétés industrielles : la comparaison entre les mesures de production, de la population ou de la pollution d’une année et celles de l’année précédente est généralement traduite en pourcentage en moins ou en plus. Lorsque les pourcentages en plus sont constants, on parle de croissance uniforme ou linéaire, Or, il s’agit en fait d’une croissance exponentielle accélérée. Il est clair que cette situation ne peut se prolonger indéfiniment (…)[7]. Un élargissement s’est opéré. Le propos anti-nucléaire est devenu une critique sociétale. On peut y lire une démonstration de l’impasse dans laquelle nous plonge la course productiviste.
Inter-Environnement et les Amis de la Terre
À partir de ce moment, la lutte anti-nucléaire va progressivement devenir une question centrale pour l’écologie politique. Elle le sera aussi pour le monde associatif représenté notamment par Inter-Environnement. Cette association organise en janvier 1975 une conférence de presse sous le titre : Qui, en Belgique, avait décidé d’engager le pays dans le nucléaire et pourquoi ?[8] Les interrogations d’Inter-Environnement auront suffi pour leur faire perdre une bonne partie de leurs subsides. Elle était jusque-là financée presqu’exclusivement par la société Electrobel (Compagnie Générale d’Entreprises Électriques et Industrielles). Dans le courrier qui annonce la fin du financement, il est mentionné qu’en questionnant le nucléaire Inter-Environnement sort de son rôle qui est de protéger les petits oiseaux et les arbres.[9]
En 1976 se crée la section belge des Amis de la Terre. Grâce à cette association le mouvement d’écologie politique tente d’élargir sa zone d’action à toute la Belgique francophone. Jusque-là, les premiers partis à tendances écologistes comme Combat pour l’écologie et l’autogestion (émanation de Démocratie Nouvelle) à Namur, Vivre à Mons et Blanche neige et les sept nains à Charleroi ont été créés pour les élections communales de 1976. Les Amis de la Terre se positionnent évidemment également contre la production d’énergie nucléaire. D’ailleurs, le numéro 21 du périodique Démocratie Nouvelle du mois de septembre 1976 s’en fait l’écho. On peut y lire un article intitulé : Les « Amis de la Terre » contre Tihange[10]. Par ailleurs, ils vont aussi plus loin et en abordant également la question nucléaire sous un angle plus large. Dans leur manifeste approuvé lors d’une assemblée générale extraordinaire le 6 février 1977, on peut lire au chapitre II, point 4 : Le progrès technique n’est acceptable que dans la mesure où les outils qu’il nécessite sont mieux dominés par l’utilisateur, les produits qu’il engendre rencontre un besoin réel exprimé (et non créé), la matière qu’il réclame est économisée, l’énergie qu’il réclame est raisonnable et décentralisée, la production qu’il appelle est autogérée[11]. Dans cette conception du progrès technique et dans les liens qui y sont établis avec la question énergétique, il est aisé d’y lire une critique du nucléaire tant elle en est l’exacte antinomie.
En conclusion
Voici deux derniers extraits, le premier provient du dossier spécial de Démocratie Nouvelle, le nucléaire en question. L’articulation entre la croissance, les conséquences de l’industrialisation, la santé, l’environnement et le Produit Intérieur Brut y est très évidente : Le dogme de la croissance à tout prix doit être définitivement abattu ; les citoyens des pays industrialisés comme la Belgique doivent comprendre, sans plus tarder, que l’objectif à atteindre n’est plus de hausser le niveau de vie, sauf pour les défavorisés, mais d’améliorer les conditions d’existence et de restaurer un environnement que l’industrialisation à outrance a saccagé et saccage encore. Créer une industrie qui compromet la santé des hommes ou détruit le milieu est une mauvaise action même si elle contribue à augmenter la produit intérieur brut.[12]
Le second est écrit moins d’un an plus tard, en août 1975. Il est intéressant de remarquer l’évolution très rapide des arguments développés contre la production d’énergie nucléaire. De la dangerosité, des déchets et des questions de gouvernance le propos est élargi à une vision beaucoup plus systémique. Pour Démocratie Nouvelle, il est bien évident que le problème nucléaire est un problème de société et, à ce titre, doit être placé dans un contexte plus général : le nucléaire est sans aucun doute, le meilleur révélateur de l’absurdité d’un système qui a fait de la CROISSANCE À TOUT PRIX (sic) son évangile et qui croit aveuglément en la technique, même si c’est au mépris de la personne humaine, laquelle n’est qu’un élément statistique aux mains d’un pouvoir ultracentralisé[13].
L’analyse des archives de ces premiers mouvements écologistes politiques permet de se pencher sur les textes. Les mots utilisés ne sont évidemment pas anodins, ils témoignent d’une époque où la communication politique était très différente, peut-être plus directe, comme par exemple en témoigne cette affiche diffusée par les Amis de la Terre appelant à s’opposer à la construction d’une centrale à Andenne en 1978 où le squelette humain à côté du slogan Le nucléaire, votre confort de demain est d’une ironie toute délicate[14]. Ces textes montrent également très clairement que pour les mouvements écologistes politiques, la lutte anti-nucléaire n’est pas seulement un combat contre une production d’énergie. Au-delà des débats techno-scientifiques sur sa dangerosité, elle embrasse plus largement la vision d’une société qui ne serait plus mortifère. Le nucléaire est parfois présenté comme l’une des solutions au dérèglement climatique[15] alors qu’il symbolise la source d’énergie vitale de notre système économique croissantiste. Précisément celui qui a un si grand impact sur le climat, la biodiversité, les inégalités sociales. Et comme le prouvent les archives, cela fait au moins 45 ans que les textes écologistes politiques le dénoncent !
Notes
[1] Toutes les informations concernant ce mouvement politique proviennent du fonds d’archives Démocratie Nouvelle conservé au centre d’archives privées Etopia. [2] Le n°1 du périodique Démocratie Nouvelle n’est pas le premier. Il existe un n°00 du mois de mai 1974 et un n°0 du mois de juin-juillet 1974. [3] Cf. : Démocratie Nouvelle, n°1, septembre 1974. [4] Cf. : fonds d’archives de l’Association pour la Protection contre les Rayons Ionisants conservé au centre d’archives privées Etopia. [5] Cf. : fonds d’archives Survie, conservé au centre d’archives privées Etopia. [6] Le club de Rome est un groupe de réflexion composé essentiellement de scientifiques, d’économistes, de fonctionnaire issus principalement de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique). [7] Cf : Les dossiers de Démocratie Nouvelle. L’Industrie Nucléaire en Question, octobre 1974, p. 5. [8] Cf : fonds d’archives d’Inter-Environnement Wallonie conservés au centre d’archives privées Etopia. [9] Cf : Entretien organisé par le centre d’archives privées Etopia entre deux fondateurs d’Inter-Environnement Mark Dubrulle, Michel Didisheim et l’ancien président d’Inter-Environnement Wallonie Gérard Jadou, 30 mai 2013. La vidéo de l’entretien est conservée au centre d’archives privées Etopia. [10] Cf. : Démocratie Nouvelle, n°21, septembre 1976, p. 5. [11] Cf. : fonds d’archives des Amis de la Terre, conservé au centre d’archives privées Etopia. [12] Cf. : Les dossiers de Démocratie Nouvelle. L’Industrie Nucléaire en Question, octobre 1974, p. 47-48. [13] Cf. : Démocratie Nouvelle, n°1, août 1975. [14] Collection des affiches du centre d’archives privées Etopia. [15] Cf. : https://www.forumnucleaire.be/theme/climat, page consultée le 12 décembre 2019.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Zareba, S. « Le nucléaire, incarnation d’une lutte écologiste pour une planète viable », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Le référendum d’Andenne organisé en octobre 1978 constitue un marqueur important de la lutte contre le nucléaire civil en Belgique francophone. La population d’Andenne, invitée à se prononcer sur l’implantation future d’une centrale nucléaire sur son territoire, rejette massivement ce projet. C’est la première fois en Belgique que des citoyen.ne.s peuvent s’exprimer directement sur le sujet du développement de l’énergie nucléaire. Ce « non à la centrale », promu par le conseil communal de la ville, fut largement défendu et soutenu par les premiers groupes antinucléaires nés au cours des années 1970.
Qui étaient ces activistes antinucléaires ? Comment ce référendum est-il devenu central dans la contestation de l’époque ? Au travers des publications des groupes antinucléaires mais également de celles des promoteur.rice.s de l’énergie nucléaire et des articles de la presse, nous revenons sur l’historique de cet événement afin d’analyser la situation du débat sur le nucléaire tel qu’il se présentait à la fin des années 1970. Cette analyse nous permet également de mettre en lumière l’enjeu crucial que représente, pour les pro comme les antinucléaires, le droit ou non de la population à s’exprimer sur ce débat.
Pendant plusieurs décennies après la Seconde Guerre mondiale, le nucléaire dit « civil » fait l’objet d’un développement continu en Belgique sans jamais être remis en question ou être débattu aux niveaux des médias et des gouvernements. L’énergie nucléaire est perçue, au-delà des ses applications militaires, comme synonyme de progrès. De plus, présenté comme propre et économique, le nucléaire est censé favoriser l’indépendance énergétique du pays. En 1969 débute la construction de la centrale nucléaire de Tihange; les travaux s’achèvent en 1975. Ceux-ci ne rencontrent aucune opposition, que ce soit de la part des riverain.e.s, des pouvoirs politiques ou d’associations antinucléaires. Et pour cause : à la fin des années 1960, le mouvement écologiste et plus précisément antinucléaire n’est encore que balbutiant, que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis. L’une de ces associations pionnières, le mouvement « Friends of the Earth » – Les Amis de la Terre, est créé en 1969, tandis que Greenpeace ne voit le jour qu’en 1971[1].
Au tournant des années 1970, on se trouve donc dans une situation que Paul Lannoye, physicien, ex-parlementaire européen pour Ecolo et véritable pionnier de la lutte antinucléaire en Belgique, décrit comme une situation de « non-information, de non débat »[2]. Le développement de nouvelles idées et conceptions de la société va cependant peu à peu modifier cette donne.
Émergence des mouvements antinucléaires
La contestation antinucléaire en Belgique francophone se développe dans un premier temps de manière éparse et plutôt marginale. Quelques groupes, tels que l’Association de Protection contre les Rayonnements Ionisants (APRI) et Survie Belgique, cherchent à sensibiliser le monde scientifique sur les dangers du nucléaire, mais ils sont peu écoutés. L’activisme politique lié au nucléaire voit lui le jour avec le mouvement Démocratie Nouvelle, créé en 1973 par Paul Lannoye. Ce mouvement, proposant aux citoyens une « troisième voie », autre que le libéralisme ou l’étatisme[3], jette les bases de l’écologie politique en Belgique francophone. Bien que ses résultats politiques aux élections législatives et communales de 1974 et 1976 soient quelque peu anecdotiques, il permet de donner une structure à cette nouvelle tendance écologiste, désormais reconnue par la presse comme par le monde politique. La lutte contre l’énergie nucléaire, sur le plan scientifique comme sur le plan idéologique, demeure l’un des combats principaux du mouvement tout au long de sa courte existence (1973-1976).
Démocratie Nouvelle se fond ensuite dans la structure belge du mouvement des Amis de la Terre. Cette section regroupe à partir de 1976 l’essentiel des activistes antinucléaires belges francophones, issu.e.s de Démocratie Nouvelle, de l’APRI, mais également de la section française des Amis de la Terre vers laquelle se tournaient jusqu’alors certain.e.s Belges. L’apport de ce mouvement international est considérable, autant par les moyens structurels qu’il donne à ces activistes que par l’idéologie propagée par les milieux antinucléaires français. Néanmoins, les premiers combats antinucléaires des Amis de la Terre ne rencontrent que peu d’attention[4].
L’autre grande organisation qui commence à questionner l’énergie nucléaire à partir de la deuxième moitié des années 1970 est Inter-Environnement. Cette fédération, créée en 1971 et rassemblant de multiples comités locaux, de quartiers et associations diverses, défend les droits de ses membres face aux problèmes d’ordre politique, urbain, environnemental. Elle apparaît comme la branche « modérée » du combat antinucléaire, environnementaliste plutôt qu’écologiste. Sa position demeure longtemps ambiguë. Car, Inter-Environnement doit tenir compte des inquiétudes grandissantes de ses membres, mais est dans le même temps toujours subsidié par l’Union des Exploitations Electriques de Belgique[5]. Son objectif n’est pas politique, mais Inter-Environnement, étant plus proche des institutions, parvient à susciter plus d’attention de la part des médias, en s’impliquant dans des actions judiciaires contre le nucléaire ou en cherchant à trouver des allié.e.s parmi les politicien.ne.s.
Au milieu des années 1970, la remise en question du nucléaire civil se fait ainsi de plus en plus prégnante au sein de la population. Les activités menées par ces mouvements, mais également de plus en plus d’analyses de scientifiques et de journalistes, contribuent à mettre en lumière les errances et faux-semblants de l’idéologie pro-nucléaire. Les arguments des antinucléaires trouvent un écho dans les grands médias (RTB, Le Soir, Le Peuple…) ; en réaction, les promoteur.rice.s du nucléaire (essentiellement Intercom, gestionnaire des centrales nucléaires belges) intensifient leur présence médiatique. Les deux camps regrettent l’absence de débat parlementaire sur le sujet, mais le débat médiatique est quant à lui bien lancé. Et en 1975, le gouvernement nomme une Commission d’Évaluation en Matière d’Énergie Nucléaire, dite « Commission des Sages », pour répondre aux questions de plus en plus pressantes du monde scientifique. Le rapport remis par cette Commission est considéré comme décevant par les antinucléaires, mais la mise en place-même de cette Commission traduit le sentiment que le développement du nucléaire civil n’est désormais plus une évidence en Belgique.
Le référendum d’Andenne
La fin de la décennie est marquée par les « référendums » d’Andenne et d’Ohey. Organisés le 1er octobre 1978 dans les communes voisines de la vallée mosane, ce qui sont en réalité des « consultations populaires » (le référendum n’étant pas prévu par la constitution) doivent permettre aux habitant.e.s d’indiquer s’ils sont pour ou contre l’implantation d’une centrale nucléaire à Andenne. L’attention médiatique se concentre toutefois plus particulièrement sur Andenne, dont les moyens financiers et d’exposition sont plus importants. Cet événement se déroule après de multiples péripéties et sous l’impulsion des pouvoirs communaux et des activistes antinucléaires.
Premières oppositions à la centrale
En 1969, la majorité socialiste au pouvoir à Andenne avait signé avec Intercom une convention octroyant à la société des terrains se trouvant à l’ouest de la ville[6]. Intercom prévoyait d’y construire à terme une centrale électrique de grande puissance. Le « front d’action antinucléaire », constitué en 1975 par différents groupes activistes existants, fait d’emblée d’Andenne un de ses chevaux de bataille principaux. Au niveau politique, se faisant le relais des inquiétudes croissantes au sein de la population, les différent.e.s candidat.e.s andennai.se.s aux élections communales de 1976 se positionnent tous contre la construction d’une centrale. Le Parti Socialiste Belge l’emporte, et son nouveau bourgmestre, Claude Eerdekens, promet l’organisation d’un référendum populaire. Cette décision est remarquée et saluée par les antinucléaires, notamment par Les Amis de la Terre, qui marquent par-là leur volonté de s’engager dans ce débat.
Le référendum, fixé dans un premier temps à la date du 9 octobre 1977, est néanmoins reporté suite à la signature d’une nouvelle convention entre la ville d’Andenne et Intercom, modifiant les terres octroyées à la société[7]. Le conseil communal s’était montré jusqu’alors à plusieurs reprises plutôt virulent envers l’énergie nucléaire et son développement à Andenne, insistant sur le fait que la question demeure « controversée sur le plan scientifique »[8], et n’hésitant pas, dans un communiqué de presse daté de mai 1977, à déclarer que « la centrale nucléaire risque fortement d’être nocive pour l’espèce humaine et plus spécialement pour les riverains les plus proches »[9]. La ville d’Andenne tenait également à affirmer son indépendance vis-à-vis des intérêts extérieurs[10]. Néanmoins, cette nouvelle convention satisfait le conseil communal car les terres récupérées par la ville permettent une expansion de sa zone résidentielle ; ce seraient « des motivations notamment d’ordre urbanistique » et non des considérations écologiques ou scientifiques qui auraient poussé Andenne à s’opposer à la convention de 1969. L’utilisation que fera Intercom des terres nouvellement acquises reste cependant sujet à débat : ainsi, l’article 4 de la convention précise que la ville d’Andenne ne donne « aucun accord de principe sur l’implantation de centrales nucléaires sur son territoire »[11].
Cette nouvelle convention scandalise les antinucléaires, et plus particulièrement les Amis de la Terre, qui craignent que le conseil communal abandonne le référendum. Les activistes antinucléaires des Amis de la Terre et du Comité de défense des hauteurs d’Andenne font alors pression sur les pouvoirs communaux, via différents rassemblements et une pétition exigeant l’organisation du référendum[12]. Celui-ci est finalement fixé au 1er octobre 1978, date qui sera également choisie à Ohey. Néanmoins, les derniers événements ont provoqué des tensions entre le conseil communal d’Andenne et le groupe des Amis de la Terre. Jean Liénard, membre des Amis de la Terre Belgique depuis ses débuts, juge que leur caractère politiquement engagé déplaisait aux pouvoirs communaux[13]. La ville d’Andenne choisit alors de travailler uniquement avec le Comité d’Étude et de Défense de l’Environnement (CÉDE), branche locale d’Inter-Environnement. Ce qui n’empêchera pas les autres activistes de s’inviter dans la campagne pré-référendum.
Le référendum en question
Bien que tou.te.s les intervenant.e.s utilisent le terme « référendum », il s’agit ici d’une consultation populaire ; puisqu’il n’y aura aucune contrainte juridique liée à cet événement, l’importance du taux de participation est dès lors essentielle dans ce débat. Pour le conseil communal, l’objectif est clair : il faut aboutir à un « non » à la centrale nucléaire, mais il faut surtout que ce refus soit exprimé démocratiquement et par une participation massive de la population afin de renforcer la position des opposant.e.s. Le CÉDE s’engage expressément auprès de la ville d’Andenne à faire campagne dans ce sens au cours de l’année 1978[14].
Les notions de « référendum » ou « consultation populaire » font débat aussi bien dans la presse qu’au niveau politique. Au mois de septembre 1978 se propage la rumeur d’une interdiction du référendum décidée par la Province de Namur. Une enquête avait en effet bien été commanditée par le gouverneur de Province, vraisemblablement afin de vérifier la légalité de ce « référendum »[15]. Cette rumeur provoque un tollé au sein des opposant.e.s à la centrale, qui craignent des pressions extérieures. Néanmoins, le bourgmestre et la ville demeurent sereins et sûrs de leur bon droit ; le fait qu’il s’agisse bien d’une consultation populaire et non d’un référendum assure la légalité de l’événement[16].
Organisation du référendum
La position d’Intercom sur cette consultation populaire évolue en fonction des événements. Dans un premier temps, Intercom, qui était de prime abord opposé à cette consultation[17], cherche principalement à informer et rassurer la population d’Andenne. Au travers de brochures explicatives, d’articles dans les médias locaux et d’un centre mobile d’information nommé « Votre Énergie » qui sillonne pendant le mois d’août 1978 tout le Grand-Andenne, la société insiste sur les avantages procurés par cette énergie – sûreté, propreté, bénéfice financier, pour la population d’Andenne comme pour toute la population belge[18]. En parallèle, Intercom commande un sondage sur la question nucléaire auprès de la population d’Andenne. Ce sondage révèle que la bataille est perdue d’avance ; seuls 5,9 % des sondé.e.s se déclarent « assez favorables » à la construction d’une centrale nucléaire sur leur territoire[19]. Néanmoins, il apparaît également que 70 % des sondé.e.s pensent que des centrales seront construites quoi qu’il arrive. Intercom décide alors de modifier sa tactique et de tabler sur cette résignation de la population : il faut décrédibiliser cette consultation populaire afin qu’elle n’ait aucun poids sur les décisions futures.
Dans une conférence de presse organisée début septembre, Robert Van den
Damme, directeur d’Intercom, appelle les citoyen.ne.s à s’abstenir d’aller voter, jugeant que cette consultation n’a de toute façon aucune valeur légale ou juridique, et que le nucléaire est une question d’intérêt national devant donc être étudiée par le Parlement[20]. Il appelle à éviter un « geste symbolique [qui] traduirait une résignation au sous-développement économique et risquerait de porter préjudice à la région d’Andenne »[21]. Intercom continue toutefois de remplir sa mission d’information au public (notamment par des visites organisées à la centrale nucléaire de Tihange), pour contrecarrer les effets d’une campagne « en partie inexacte et à implication électorale » et d’une « propagande alarmiste »[22].
Ce boycott d’Intercom scandalise les activistes antinucléaires. Inter-Environnement n’hésite pas à parler de « démocratie bafouée ». Conjugué à la rumeur d’interdiction du référendum qui se propage au même moment, ce boycott induit l’idée qu’on refuse le droit à la population de s’exprimer. Ces événements font également réagir les médias. La Libre Belgique est l’un des rares journaux à défendre la position d’Intercom, rappelant qu’il a été décidé que « le choix de la politique nucléaire belge incombait uniquement au gouvernement »[23]. La presse de gauche et d’extrême-gauche soutient elle abondamment ce référendum. Le journal Le Peuple suit de près la campagne et note que ce « référendum sur le nucléaire, première consultation de ce genre en Belgique, est devenu – qu’on le veuille ou non – un événement de portée nationale »[24]. L’hebdomadaire Pour, de l’organisation Pour le Socialisme, suit les actions des antinucléaires depuis sa création en 1973. Dans son numéro du 7 septembre 1978, Pour insiste sur le fait que depuis des années, l’opinion publique n’est informée que grâce aux actions des mouvements écologistes et d’une partie de la presse progressiste. Le journal rappelle également qu’on demande uniquement aux habitant.e.s d’Andenne et d’Ohey de donner un avis consultatif, ce qui est apparemment « déjà beaucoup trop pour les ‘électriciens’ d’Intercom et de l’État »[25].
La campagne pré-référendum bat son plein au mois de septembre, relayée par la presse, la radio et la télévision[26]. Les tensions entre les différents intervenants du camp du « non à la centrale » sont toujours vivaces : ainsi, les Amis de la Terre critiquent dans leur périodique « l’hypocrisie du conseil communal » et ce qu’ils considèrent comme « l’opportunisme électoral » de la plupart des élu.e.s andennai.se.s[27]. Néanmoins, tous font bloc et créent un véritable « front » afin de garantir le déroulement du référendum quoi qu’il arrive[28]. De multiples débats contradictoires sont organisés tout au long du mois ainsi que des rassemblements d’opposition à la centrale.
Le vote se déroule dans le calme le 1er octobre. Le triomphe est total pour les antinucléaires : plus de 75 % des habitant.e.s d’Andenne se sont déplacé.e.s, et 84 % se déclarent opposé.e.s à la construction de la centrale[29]. A Ohey, le taux de participation est similaire, mais le pourcentage d’opposition à la centrale atteint les 89 %. Les résultats sont interprétés par chaque camp en fonction de leurs visions et objectifs respectifs. Les Amis de la Terre voient dans ce résultat une arme importante pour les luttes antinucléaires futures, tout comme Inter-Environnement qui juge que les politicien.ne.s ne pourront plus passer outre « l’avis exprimé démocratiquement par la population andennaise »[30]. Intercom, de son côté, continue de dénoncer le caractère partisan et « illégal » de cette consultation populaire, et invite le gouvernement à organiser au plus vite un vrai débat parlementaire. Inter-Environnement réclame également ce débat, tandis que les Amis de la Terre et la presse dite progressiste appellent plutôt à une lutte citoyenne continue, ce « non au nucléaire » étant perçu comme un « non à la technocratie » et à un « refus de la société centralisée, policière et antidémocratique que veulent imposer les promoteurs du nucléaire »[31].
Après Andenne
Le nucléaire civil en Belgique connaît un ralentissement important dans les années qui suivent. La défiance de la population, exprimée par cette consultation populaire mais également par le succès grandissant des mouvements antinucléaires et écologistes, constitue une partie de l’explication. Mais sans doute plus important encore, l’incident de la centrale nucléaire de Three Mile Island aux Etats-Unis en 1979, et surtout la catastrophe de Tchernobyl en 1986, marquent durablement les esprits. De nouveaux réacteurs sont mis en activité à Tihange et Doel, mais il n’y aura plus de nouvelle centrale construite en Belgique, malgré les différents projets prévus au cours des années 1960 et 1970 (Intercom envisageait notamment plusieurs centrales à la côte belge[32]). La ville d’Andenne connaîtra quelques difficultés au cours de la décennie suivante. Devant supporter une image négative concernant le développement industriel, la ville fait alors face selon son bourgmestre à un boycott de la part des investisseurs[33]. Les activistes antinucléaires trouveront eux une nouvelle forme de représentation via la création du parti Ecolo en 1980, dont nombre des fondateur.rice.s sont issu.e.s du groupe des Amis de la Terre. L’énergie nucléaire et les centrales existantes font depuis lors en Belgique l’objet d’un débat continu pour lequel les arguments n’ont que peu évolué, les polémiques nées au cours des années 1970 entre pro et antinucléaires demeurant très vivaces.
Notes
[1] Rudig W., Anti-nuclear movements : A world survey of opposition to nuclear energy, Harlow, Longman Current Affairs, 1990, p. 303-304. [2] Namur, Maison de l’Ecologie, Entretien avec Paul Lannoye, 17 avril 2012. [3] Lannoye P., « Communisme ou capitalisme ? La fausse alternative », Démocratie Nouvelle, n°0, juin-juillet 1974, p. 2. [4] Le 26 mars 1977 à Huy, une manifestation d’opposition à une nouvelle centrale nucléaire à Tihange rassemble 1 500 personnes, ce qui constitue le rassemblement le plus important organisé jusqu’alors contre le nucléaire civil en Belgique francophone. Au nord du pays, quelques mois plus tard, trois fois plus de personnes sont rassemblées à Anvers. Et en France et en Allemagne, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui manifestent contre le nucléaire. Voir : « Belgique : les silences de Huy », Pour, n°148, 30 mars-5 avril 1977, p. 13. [5] balteau b., « Inter-Environnement : non au nucléaire ! », Notre Temps, n°114, 13 janvier 1977, p. 7. [6] Libois R., « Andenne : il y aura un référendum », La Feuille de Chou (biologique), n°3, novembre 1977, p. 8. [7] Archives communales de la Ville d’Andenne, « Extrait du Registre aux délibérations du Conseil Communal – Séance du 24 octobre 1977 ». [8]Ibidem. [9] « Communiqué de presse – par Claude Eerdekens, bourgmestre de la ville d’Andenne. 5 mai 1977 », cité dans Survie Belgique (supplément à Survie Universelle), juin 1977, p. 4-5. [10]Ibidem. Claude Eerdekens avait notamment déclaré que « nulle autorité ou société privée [n’a] le droit d’imposer à la ville une solution dont elle ne veut pas ». [11] Archives communales de la Ville d’Andenne, « Extrait du Registre aux délibérations du Conseil Communal – Séance du 24 octobre 1977 : Projet de convention ». [12] Le 10 octobre 1977, un rassemblement de 300 personnes est organisé devant l’hôtel de ville ; le 22 octobre, ce sont cette fois plus de 1 200 personnes qui sont réunies pour une manifestation. La pétition est signée par plus de 4 000 personnes. Voir : Libois R., « Andenne : il y aura un référendum »…, p. 8. [13] Namur, ETOPIA, Entretien avec Jean Liénard, 18 avril 2012. « Le personnel politique a clairement vu que l’orientation des Amis de la Terre, d’abord, c’était politique. (…) Même sans être partisan, sans se présenter aux élections, on a déclaré ça dès le départ ». [14] Archives communales de la Ville d’Andenne, « Extrait du Registre aux délibérations du Conseil Communal – Séance du 27 décembre 1977 ». [15] Collot O., « Vrai ou faux : l’interdiction par le gouverneur de Namur du référendum nucléaire d’Andenne ? », Le Soir, 6 septembre 1978, p. 8. [16] « Le bourgmestre d’Andenne justifie le référendum », La Libre Belgique, 7 septembre 1978, p. 3. [17] Claude Eerdekens : « [Les représentants d’Intercom] appréciaient fort mal notre opposition parce qu’ils partaient du principe que la ville d’Andenne avant fusion avait marqué un accord ». Andenne, Hôtel de Ville, Entretien avec Claude Eerdekens. 1er juin 2012. [18] « Andenne – le référendum du 1er octobre 1978 », Electrobel-Intercom : journal d’entreprise, n°8-9, 1978, p. 244. [19] « Sondage réalisé par Intercom à Andenne », Vie Mosane, n°30, 25 août 1978, p. 1. [20] « Andenne – le référendum du 1er octobre 1978 »…, p. 243. [21] « Le souci d’Intercom à Andenne : « une stricte information nucléaire » », Le Soir, 6 septembre 1978, p. 8. [22]Ibidem. [23] « Le référendum nucléaire d’Andenne : une « première » en Belgique », La Libre Belgique, 5 septembre 1978, p. 3. [24] Bunnens G., « Le référendum sur le nucléaire aura lieu, quoi qu’il arrive », Le Peuple, 6 septembre 1978, p. 2. [25] « Référendum nucléaire », Pour, n°222, 7-14 septembre 1978, p. 3. [26] La RTBF consacre notamment deux reportages au référendum dans son émission « À suivre » le 29 septembre et le 6 octobre 1978. [27] Delory J., « Editorial : Avant le référendum d’Andenne », La feuille de Chou (biologique), n°11, septembre 1978, p. 3. [28] « Action commune anti-nucléaire », Vie Mosane, n°33, 15 septembre 1978, p. 1. [29] Hermans P., « Andenne : trois électeurs sur quatre ont voulu s’exprimer », Le Soir, 3 octobre 1978, p. 8. [30] « Inter-Environnement après Andenne : qui osera aller contre l’opposition populaire à l’énergie nucléaire ? », Le Soir, 5 octobre 1978, p. 8. [31] Libois R., « Après le référendum d’Andenne », La Feuille de Chou (biologique), n°12, octobre-novembre 1978, p. 3. [32] Annoncée dès 1967 dans le journal d’entreprise d’Intercom, cette information est réitérée par Robert Van den Damme dans un débat télévisé en 1974. Il est également à noter que le journal Le Peuple annonçait en 1977 que l’industrie nucléaire avait un plan confidentiel prévoyant la construction de 49 centrales nucléaires en Belgique. Cette information n’a toutefois pas été confirmée par Intercom. Voir : Van den Damme R., « Centrales nucléaires de grande puissance », Electrobel-Intercom : journal d’entreprise, n° 7-9, 1967, p. 201-205 ; Source audiovisuelle : Archives de la Radio Télévision Belge Francophone, n°63.74/118, À vous de choisir : Les déchets nucléaires, (sans réalisateur), 16 décembre 1974 (première date de diffusion) ; Henrion M., « Le plan confidentiel des électriciens belges : 49 centrales nucléaires réparties sur 19 sites, dont six en Wallonie », Le Peuple, 7 février 1977, p. 1. [33] Entretien avec Claude Eerdekens…
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
MOONS, A. « Le référendum d’Andenne du 1er octobre 1978 : quand des citoyen.ne.s disent « non » au nucléaire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Au début des années 1980, un ensemble de coordinations, de réseaux et d’associations issus des quatre coins de Wallonie et de Bruxelles témoignent leur solidarité anti-nucléaire à l’adresse de Chooz en organisant une fête de deux jours. Quarante ans plus tard, l’évènement interpelle : pourquoi des organisations belges se mobilisent-elles dans une lutte qui concerne un village des Ardennes françaises ? Cette contribution a pour objet d’identifier les causes d’une mobilisation belge à l’encontre de la centrale nucléaire de Chooz, d’identifier les différents acteurs de ce mouvement social et, enfin, d’esquisser les connexions qui se dessinent de part et d’autre de la frontière franco-belge.
Un rapide coup d’œil sur une carte géographique permet d’identifier une raison : Chooz est située dans la vallée de la Meuse, dans la pointe de Givet, à un jet de pierre de la frontière belge (2km). Les inquiétudes en Belgique se pressentent : que se passerait-il en cas de catastrophe à Chooz ? La centrale nucléaire fait pourtant partie intégrante du paysage transfrontalier. Dès 1960, un projet franco-belge mène à la construction d’un premier réacteur, qui entre en activité six ans plus tard. Il associe Electricité de France (EDF) et un groupement des cinq producteurs-distributeurs de Belgique dans une société constituée pour l’occasion, la Société d’énergie nucléaire franco-belge des Ardennes (SENA). À cette époque, le nucléaire ne souffre d’aucune contestation ; le choc pétrolier de 1973 achève de consacrer son caractère incontournable dans la production d’énergie[1]. En 1979-1980, la construction d’un second réacteur est envisagé. Cette fois, elle n’engage plus que le financement d’EDF. Mais, la ferveur envers le nucléaire n’est plus aussi unanime. La catastrophe de Three Mile Island en 1979 est passée par-là et une série de personnalités et groupuscules interpellent l’opinion publique, les pouvoirs politiques et le secteur des énergies sur les dangers potentiels que représente le nucléaire civil pour l’environnement et la santé[2].
Le droit à l’information
Les principes
Au cœur de la contestation, se trouve l’affirmation d’un droit élémentaire, dont découle la position des mobilisations militantes : le droit à l’information. Depuis 1957-1958, le traité Euratom, qui institue la Communauté européenne de l’énergie atomique, oblige les États à communiquer à la Commission des Communautés européennes « les données générales de tout projet de rejet d’effluents radioactifs sous n’importe quelle forme, permettant de déterminer si la mise en oeuvre de ce projet est susceptible d’entraîner une contamination radioactive des eaux, du sol ou de l’espace aérien d’un autre État membre » (art. 37). L’article 41 prévoit en outre de documenter la Commission à propos des projets d’investissement concernant les installations nouvelles, les remplacements ou les transformations[3]. En bref, les exploitants du nucléaire ont le devoir d’information à l’égard des pouvoirs politiques.
Au moment d’envisager le déploiement de quatre nouvelles unités de 1 300 MW à Chooz, « les électriciens » semblent pourtant faire preuve de légèreté quant à ce devoir. En juin 1980, EDF rédige bien une étude d’impact. Mais, un comité d’opposant.e.s dénonce les « omissions » du dossier en termes d’effets environnementaux (rejets atmosphériques, éventuelles pollutions radioactives, thermiques et chimiques sur la Meuse) et de normes de sécurité[4]. À l’opposition de principe de la population locale à l’implantation d’une nouvelle centrale se greffe une contestation qui découle de ces manquements ; du coup, elle percole sur un territoire plus large susceptible de subir les effets des centrales. C’est pourquoi, le combat contre Chooz s’internationalise et s’ancre aussi en Belgique.
Le déficit d’information comme moteur de collectifs militants
En Belgique, un moratoire nucléaire prévoit depuis 1975 qu’aucune décision relative au nucléaire ne peut être prise avant un débat au Parlement[5]. Si les « électriciens » font en fait peu de cas de ces dispositions, celles-ci constituent un principe auquel certain.es parlementaires et la population sont attentifs. Les possibles effets de la centrale de Chooz sur les Belges incitent donc des personnalités politiques,
des mouvements sociaux et des associations à se mobiliser contre le projet français et à appeler à une transparence sur les implications de celui-ci. Se créent alors des convergences militantes de part et d’autre de la frontière franco-belge. En 1980, un Front Commun Ardennais contre l’implantation d’une deuxième centrale à Chooz se constitue autour de huit organisations françaises et belges[6]. Un an plus tard, ce Front est membre d’un comité de coordination Chooz, auquel appartiennent également le Comité Couvin, le Comité Houille Survie, le Comité Calcéen de Chooz, la Coordination anti-nucléaire Charleroi, le Comité de soutien à Chooz de Wellin et le Comité de soutien à Chooz de Beauraing[7]. En Belgique, vingt-deux partis politiques, organisations et associations belges se regroupent à partir du 28 mai 1980 au sein d’un Front d’Action Wallon contre l’implantation de nouvelles centrales à Chooz (FAW). Un large spectre de la gauche et/ou écologiste wallonne, mais aussi bruxelloise et flamande y est représenté. S’y retrouvent notamment les Amis de la Terre, l’Association belge des Juristes démocrates, Bond Beter Leefmilieu-Vlaanderen, le Comité franco-belge de défense de l’Ardenne, le Mouvement Ouvrier Chrétien et certaines de ses organisations constitutives communautaires et régionales, la Démocratie Chrétienne de Wallonie et de Bruxelles (DC), le Mouvement Ecolo, la Fédération Générale du Travail de Belgique, Inter-Environnement Bruxelles, Inter-Environnement Wallonie, la Ligue des Familles, le Parti Socialiste (PS), le Rassemblement Wallon (RW), etc.[8]. Par la suite, des membres du comité de coordination Chooz et un nombre toujours plus important d’organisations y adhéreront également[9]. La figure publique de ce front est son porte-parole François Roelants du Vivier, par ailleurs actif chez Inter-Environnement Wallonie et futur parlementaire européen Ecolo[10]. Une pareille osmose entre des courants philosophiques différents n’est certainement pas une nouveauté. Mais, leurs ancrages wallon, bruxellois, flamand et franco-belge montrent que Chooz est une question d’intérêt général, national, et même international. Leurs représentant.es ont d’ailleurs pour habitude de se réunir à Bruxelles, afin de discuter des modalités des actions à mener. Dès sa première conférence de presse, le 18 mai 1980, le FAW a une stratégie d’action claire, qui se décline selon deux axes : exercer une pression sur le gouvernement belge et exprimer ses inquiétudes, son opposition aux centrales et sa solidarité avec les habitants de Chooz en mobilisant la population.
Interpeller et rencontrer le gouvernement belge : l’affaire des politiques ?
D’emblée, le gouvernement belge apparait comme le relais de choix du FAW. Lorsqu’il communique pour la première fois ses objectifs à la conférence du 18 mai 1980, celui-ci affirme pour premier objectif d’amener les autorités belges à « mettre en œuvre tous les moyens dipolomatiques et juridiques possibles pour empêcher la réalisation du projet de nouvelles centrales nucléaires à Chooz, qui représente une grave menace pour la population belge ; et à intervenir énergiquement auprès du gouvernement français afin que celui-ci renonce à la construction de nouvelles centrales nucléaires à 2 kilomètres de nos frontières et à proximité d’une zone à forte densité de population ».
Les communiqués de presse et les lettres d’opposition à Chooz à l’adresse du gouvernement belge se multiplient. Il est également sommé à celui-ci de recourir aux arguments juridiques posés par le traité Euratom, et donc de s’en remettre aux institutions européennes. Au niveau local, des motions sont votées par les conseils communaux de la région proche de la botte de Givet[11]. Surtout, les personnalités politiques adhérant au FAW sont un précieux atout dans le travail de lobbying. Issues du PS, de la DC, du RW et du Parti Communiste (PC), elles sont, si le contenu d’une lettre du porte-parole du FAW du 17 décembre 1980 est correcte, aussi mandatées par ceux-ci[12]. Socialistes et démocrates chrétiens se trouvent ainsi dans la position de porter les revendications d’un mouvement social auprès de gouvernements successifs à dominantes sociale-chrétienne et socialiste. L’entreprise n’est pas sans risque, quant aux tensions qui peuvent naître au sein des partis. En revanche, elle permet de porter rapidement la contradiction auprès de l’exécutif et du Parlement.
En effet, grâce à la démarche du sénateur du RW Yves de Wasseige auprès de la DC[13], le FAW obtient dès le 16 juin 1980 une entrevue avec le ministre des Affaires étrangères, le social-chrétien Charles-Ferdinand Nothomb. Sa délégation se compose de douze personnes, dont sept sont des figures politiques du PS, du PC et de la DC. Sensée être représentative des parties adhérentes au FAW, cette délégation dévoile de fait un regard biaisé sur la constitution du Front. Probablement, le Front essaye-t-il de créer un véritable rapport de force avec le ministre Nothomb, en y envoyant des délégué.es habitué.es aux joutes politiques. Pas moins de trois socialistes et deux membres de la DC sont présent.es à la rencontre. Lors d’une deuxième rencontre, en novembre 1980, cinq personnalités politiques sont encore directement impliquées dans les discussions[14]. L’initiative ne s’arrête pas au ministre Nothomb. En 1981, lorsque l’examen du dossier de Chooz passe sous la loupe du comité ministériel de politique extérieure, le FAW encourage les parlementaires actifs en son sein à entreprendre « des démarches personnelles auprès des Ministres concernés »[15].
Parallèlement, le FAW charge ses parlementaires de la DC, du PC, du PS et du RW de recourir aux interventions au cours des débats en commission et en séance publique, de poser des questions orales ou écrites et d’effectuer des interpellations. Les adhérents non parlementaires au Front sont priés d’y apporter leur concours[16]. Sur ce point, la stratégie n’est pas innovante : Chooz est à l’agenda du Parlement depuis des mois et les parlementaires actifs au sein du FAW sont déjà sur la brèche[17].
Les effets des discussions entre les politicien.nes du FAW et les ministres compétents du gouvernement sont peu probants. Les réponses sont vagues, peu convaincantes. Aucun engagement gouvernemental formel n’est exprimé[18]. Les partis politiques membres du FAW jouent en outre une partition ambivalente. Entré en exercice en octobre 1980, le gouvernement Maertens IV autour des seuls partis socialistes et sociaux-chrétiens flamands et francophones serait potentiellement un appoint favorable au combat du FAW. Il n’en est rien. François Roelants du Vivier déclare qu’« il est à cet égard navrant de constater qu’il n’a pas été question de Chooz dans l’accord du gouvernement et la déclaration gouvernementale, et qu’il n’en a pas été fait mention, à ma connaissance, dans les conseils ou congrès du PSC[19] et du PS sur l’accord du gouvernement. Il est également regrettable de noter que lors du débat d’investiture dans les deux Chambres, aucune intervention parlementaire n’a été consacrée à Chooz. Pourtant nous avions convenu d’une intensification, dès septembre, de l’action des parlementaires des partis membres du Front »[20]. A l’hiver 1981, à un moment où la stratégie est également de faire pression sur l’Exécutif Régional Wallon, Roelants du Vivier « note avec regret que la motion adressée aux parlementaires représentant leur parti au Front d’action wallon, et reprenant la déclaration de base (mai 1980) du Front, n’a toujours pas été contresignée par l’ensemble des partis représentés au Conseil régional et adhérant au Front »[21]. Enfin, il est reproché aux partis politiques de montrer peu d’empressement aux différentes manifestations anti-Chooz, à l’exception de quelques personnalités[22].
Que les partis politiques membres du FAW soient tiraillés entre les positions anti-Chooz des personnalités actives au sein du Front et les ministres du gouvernement, davantage favorables à un donnant-donnant avec la France, est une réalité. Celle-ci suggère l’existence de débats internes au sein des partis à propos du développement de l’énergie nucléaire civile. Mais, pour le coup, elle déforce considérablement le travail de persuasion du FAW et impacte la cohésion de celui-ci[23] ; le Front influence donc peu le jugement du gouvernement et de l’Exécutif Régional Wallon.
Se mobiliser à travers les frontières
À côté des tractations politiques, des lettres et des communiqués revendicatifs, la mobilisation d’opposant.e.s au projet de Chooz dans des manifestations est la seconde voie utilisée pour exprimer son mécontentement. En France, le combat est quotidien. Il force même le gouvernement à déployer des moyens insufflant un semblant de débat démocratique. Une enquête publique est organisée à Chooz. Sur cette base, une commission d’enquête est chargée d’en analyser l’ensemble des données résultant des observations. Son avis est toutefois très critiqué. Le FAW le qualifie d’indigent et non démocratique. En cause, il pointe le travail très partiel de la Commission : seules 335 observations sont considérées, « alors que, notamment, 1.123 lettres circonstanciées provenant d’habitant.e.s des communes wallonnes proches de la botte de Givet ont été remises dans les formes réglementaires par les bourgmestres à la Commission »[24]. De surcroît, la répression contre les opposant.e.s à Chooz est très brutale[25].
Le FAW montre la capacité des mouvements sociaux, des organisations syndicales et des partis politiques qui le composent, à mobiliser des militant.es. Le 14 juin 1980, 200 personnes se rassemblent dans le village de Heer-Argimont (province de Namur). Elles sont issues du MOC, de la DC, d’associations, telles que les Amis de la Terre, Inter-environnement, etc., de partis politiques (RW, PSC, Parti Réformateur Libéral – PRL). Le cortège se rend à pied au poste-frontière français, afin de marquer sa solidarité aux habitant.es de Chooz. Devant le refus des gendarmes de le laisser passer et à la suite de négociations insatisfaisantes avec la préfecture, il décide de gagner Chooz en traversant les champs. La répression est brutale : la manifestation est dispersée à coups de grenades lacrymogènes. Le lien entre les mobilisations française et belge est formalisé ; et, il s’en suivra bien d’autres[26]. Du côté du MOC de Ciney, les actions contre la centrale de Chooz sont prioritaires. Du 21 mai au 6 juillet 1980, ce MOC régional est à la manœuvre pour vingt-deux d’entre-elles. Celles-ci consistent à participer aux manifestations, à rencontrer les partenaires du FAW, à mobiliser les militant.es en interne autour de l’enjeu que représente Chooz, à discuter avec le gouvernement, etc.[27].
Plus fort, sur le territoire belge, les militant.es saisissent toute occasion pour porter leurs revendications auprès des hautes sphères de l’État français. En mai 1981, l’élection de François Mitterand au poste de Président de la République suscite beaucoup d’espoirs de la part des opposant.e.s au projet nucléaire de Chooz. Le PS français est lui-même membre du Front Commun Ardennais ; et, son Premier secrétaire, Lionel Jospin, est favorable à « une concertation avec la Belgique avant toute décision concernant de nouvelles centrales nucléaires à Chooz ». Cependant, les faits lui donnent tort. « En effet, la procédure instaurée par le gouvernement français pour décider ou non de la réalisation des centrales nucléaires sur les sites « gelés » a été mise en œuvre à Chooz ». Clairement, le FAW y voit l’exact contraire « aux promesses faites par le Président de la République et le Ministre de l’Energie à diverses reprises et selon lesquelles une consultation des populations proches des frontières et de leurs représentants serait organisée avant toute décision »[28]. Plus de deux ans plus tard, « la consultation des populations belges, de loin plus nombreuses à proximité de Chooz que les populations françaises, n’a toujours pas eu lieu »[29]. En réalité, Mitterand n’a pas l’intention d’abandonner le projet de Chooz, ni même de penser à une éventuelle reconversion du site qui pourrait ébaucher une collaboration industrielle bilatérale entre Wallons et Ardennais. En 1983, les travaux de Chooz B sont toujours en cours[30]. Lors de sa visite à Liège, à la mi-octobre 1983, le Président français est confronté à ses contradictions par une partie de la foule et des élus écologistes[31].
Épilogue
La mobilisation en Belgique contre la centrale de Chooz n’a finalement pas les effets escomptés. Le gouvernement belge semble timoré et suspecté d’une attitude trop conciliante, voire intéressée, à l’adresse de son homologue français. Sur le simple principe d’information réciproque entre gouvernements, « il est à craindre que le Gouvernement français considère comme très faible la détermination de la Belgique dans l’affaire de Chooz ». En fait, à en croire le MOC, « le gouvernement belge et l’Exécutif Wallon choisissent, dans les négociations avec la France, la voie d’un accomodement »[32]. Inter-Environnement Wallonie fait même état d’un possible accord entre Français et Belges : la Belgique accepterait les centrales nucléaires à Chooz en échange d’un barrage à construire sur la Houille, d’une participation des électriciens belges au projet de Chooz et d’une tarification favorable d’EDF aux populations frontalières belges[33]. Simple rumeur ou fait avéré, ces déclarations alimentent la défiance à l’égard du gouvernement et exacerbent l’opposition à la centrale de Chooz : obtenir des parts dans la centrale, n’est-ce pas aussi être associé aux questions de sécurité et environnementales que pose le projet[34] ?
Ceci dit, le gouvernement belge a-t-il vraiment voix au chapitre ? La France oppose le concept de souveraineté nationale à un appareil législatif international qui, certes, demande aux États de considérer les incidences d’une activité sur l’environnement d’autres pays, mais qui est généralement non contraignant. L’étude d’impact d’une nouvelle centrale à Chooz réalisée par EDF n’inclut ainsi pas le territoire belge, au même titre que la région française[35]. De plus, la violence policière laisse penser que le pouvoir central français n’est pas aussi sensible aux mobilisations citoyennes. Finalement, deux réacteurs de 1 450 MW sont construits en 1984 et 1986 ; ils démarrent leur activité en 1996-1997 et entrent définitivement en service en 2004[36].
Conclusions
À l’analyse, la mobilisation militante contre la centrale de Chooz B marque un tournant dans les relations entre la Belgique et la France sur la question nucléaire. Dans un contexte où les certitudes relatives à cette forme d’énergie sont fortement ébranlées, la population belge n’est plus prête à accepter les risques possibles engendrés par la politique énergétique de ses voisins. Le moratoire d’application sur le sol belge et le traité Euratom lui fournissent des arguments juridiques et politiques pour exiger une étude sérieuse des impacts d’une nouvelle centrale sur l’environnement, la santé et la sécurité. Les collectifs citoyens en France constituent à cet égard un prolongement d’une opposition au nucléaire qui se révèle désormais internationale. Cependant, les États ne semblent pas prêts à laisser la critique contre le nucléaire ébranler les projets économiques des « électriciens ». Les promesses d’un vaste débat démocratique sont vite abjurées ; la répression des mouvements sociaux s’avère parfois violente. Les gouvernements sont par ailleurs plus enclins aux compromis, aux compromissions diront certain.es. Il reste que, à la base, les convictions militantes et la convergence d’intérêts permettent de mobiliser une galaxie d’organisations et d’individualités autour d’une lutte commune. Elle constitue un poil-à-gratter, une dissonance, y compris au sein de partis politiques au pouvoir, qui interroge, voire contredit, les « vérités » d’un État.
Notes
[1] « Le secteur nucléaire en Belgique : développement et structures actuelles », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 718-719, 1976, https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-1976-12-page-1.htm, page consultée le 12 décembre 2019. Caron Fr., Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1997 (Collection « L’évolution de l’Humanité »), p. 259 ; Tondeur J., Welter Fr., La Belgique nucléaire : un déni de démocratie ?, 2018, p. 2-3, http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf, page consultée le 12 décembre 2019. [2] Tondeur J., Welter Fr., La Belgique nucléaire…, p. 3, http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf, page consultée le 12 décembre 2019. [3]Traité instituant la Communauté Européenne de l’Énergie Atomique (EURATOM ) et documents annexes, s.l.n.d., p. 33-34, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:11957A/TXT&from=FR, page consultée le 10 décembre 2019. [4] Carhop, fonds Marc Sapir, n°107, Analyse des études d’impact relatives aux futures centrales nucléaires à Chooz, 1980-1981, p. 3-4. [5] Tondeur J., Welter Fr., La Belgique nucléaire…, p. 7, https://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf, page consultée le 12 décembre 2019. [6] Sont impliqués dans ce front : la Confédération Française Démocratique du Travail, épine Noire, Ardennes écologie, Alternatives, écolo Viroinval, CLIN Beauraing et le Comité de Chooz. Initialement, le Parti Socialiste Français semble aussi impliqué. Voir : Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Appel du FAW à manifester, 16 mars 1981 ; Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole du Front Commun concernant la manifestation du 1er octobre pour la reconversion de Chooz, 20 juin 1983. [7] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du comité de coordination Chooz au FAW, 6 mars 1981. [8] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Mémoire au ministre des Affaires étrangères, 3 septembre 1980 ; Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 15 octobre 1980. [9] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Compte-rendu de réunion du FAW, 23 juin 1983. [10] Lechat B., Quelles archives pour quelle galaxie verte ?, 2013, https://etopia.be/05-quelles-archives-pour-quelle-galaxie-verte/, page consultée le 12 décembre 2019. [11] Pour un aperçu de l’ensemble des communiqués et de l’existence de lettres de protestation, voir : Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143. [12] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole du FAW aux membres, 17 décembre 1980. [13] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Compte-rendu de réunion du FAW, 28 mai 1980. [14] « L’opposition aux centrales nucléaires de Chooz », La Cité, 28 novembre 1980, p. 3. [15] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole du FAW, 19 janvier 1981. [16] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Compte-rendu de réunion du FAW, 3 septembre 1980. [17] À ce propos, il convient de consulter les débats de la chambre des représentants de 1980. Voir : http://dighum.ua.ac.be/plenum/advsearch.py?s=Chooz&period=postwar&begin=1980&end=1982&sortedby=chrono, page consultée le 11 décembre 2019 ; Chambre des représentants, Séance du 5 juin 1980, https://sites.google.com/site/bplenum/proceedings/1980/k00783092/k00783092_15, page consultée le 11 décembre 1980. [18] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 16 juin 1980 ; « L’opposition aux centrales nucléaires de Chooz », La Cité, 28 novembre 1980, p. 3. [19] = Parti Social-Chrétien. [20] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole aux membres du FAW, 14 novembre 1980. [21] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole aux membres du FAW, 6 février 1981. [22] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du comité de coordination Chooz au FAW, 6 mars 1981. [23] Carhop, fonds MOC national – versement Tony Dhanis, n°612, Rapport de réunion du FAW, 5 décembre 1980. [24] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 31 juillet 1980. [25] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, « Chooz », Vers l’Avenir, 13 juin 1980. [26] « Les manifestants belges en masse à travers les champs de Chooz », La Cité, 14 juin 1980, p. 2. [27] Carhop, fonds MOC national – versement Tony Dhanis, n°612, Projets de priorités pour le MOC de l’arrondissement de Ciney-Dinant en 1981-1982, janvier 1981 ; Carhop, fonds MOC national – versement Tony Dhanis, n°612, Dossier de synthèse et d’évaluation d’action du CIEP du MOC de l’arrondissement de Ciney-Dinant. Année sociale 1979-1980, novembre 1980. [28] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 16 octobre 1981. [29] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du FAW au Président de la République, 1er juillet 1983 ; Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Projet de lettre du FAW au Président de la République, 1er juillet 1983. [30] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du Front Commun Ardennais concernant la manifestation du 1er octobre pour la reconversion de Chooz, 20 juin 1983. [31] « À Liège, Mitterrand confirme mais précise », La Cité, 15-16 octobre 1983, p. 1-3. [32] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du MOC aux parlementaires amis du Mouvement, 9 janvier 1981. [33] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse d’Inter-Environnement Wallonie, 31 janvier 1981. [34] Chambre des représentants, Séance du 12 février 1981, https://sites.google.com/site/bplenum/proceedings/1981/k00792384/k00792384_45, page consultée le 11 décembre 2019. Carhop, fonds Marc Sapir, n°107, Analyse des études d’impact relatives aux futures centrales nucléaires à Chooz, 1980-1981, p. 20. [35] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Mémoire du FAW au ministre des Affaires étrangères, 3 septembre 1980. [36] Autorité de Sûreté Nucléaire, Centrale nucléaire de Chooz B, 16 mai 2019, https://www.asn.fr/L-ASN/L-ASN-en-region/Grand-Est/Installations-nucleaires/Centrale-nucleaire-de-Chooz-B, page consultée le 12 décembre 2019.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Welter, F. « Contre la centrale nucléaire de Chooz : un enjeu transfrontalier », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Céline Parotte (Politologue, Centre de recherches Spiral, UR Cité, Université de Liège)
Parmi les événements qui concernent le développement de la recherche nucléaire, l’énergie nucléaire, la gestion des déchets radioactifs ou encore l’engagement des publics sur le sujet, quels sont les événements passés du programme nucléaire belge qui comptent pour l’avenir ? En mai et octobre dernier, une équipe de chercheurs en sciences politiques de l’Université de Liège en collaboration avec l’Université d’Anvers invitaient 580 personnes à participer à l’enquête en ligne portant sur « le futur de la gestion à long terme des déchets hautement radioactifs et des combustibles usés en Belgique ». Retour sur les résultats de l’enquête bilingue qui laissent la parole à 178 acteurs hétérogènes engagés depuis plus de dix ans sur le sujet.
Introduction
Quels sont ces évènements de l’histoire du nucléaire belge qui vont façonner l’avenir ? Cet article adopte une approche particulière pour analyser et critiquer l’histoire du programme nucléaire belge et de ses déchets. Il n’a pas pour objectif de compiler l’ensemble des archives souvent très engagées qui retraceraient, selon une analyse rigoureuse, les soubresauts et les continuités concernant les questions démocratiques autour du nucléaire. Identifier les types de consultations publiques en matière des déchets hautement radioactifs[1], la manière dont celles-ci ont influencé ou non la définition d’un programme de gestion[2], le traitement médiatique des dernières consultations publiques réalisées dans le cadre du Plan Déchets en 2010[3] ou encore les facteurs qui expliquent la participation près des installations nucléaires[4] ont déjà été mis en évidence par ailleurs.
Ces précédentes recherches ont identifié des continuités dans le programme des déchets hautement radioactifs, par exemple le renforcement du soutien technoscientifique en faveur du dépôt géologique, le fait de scinder les débats concernant les déchets nucléaires de celui de la production d’énergie nucléaire ou encore le rôle prédominant de l’expertise technoscientifique dans le programme. Ces auteurs ont également identifié que la trajectoire du programme de gestion des déchets hautement radioactifs belge a aussi connu des moments de rupture avec des espaces de résistances et des engagements de publics forts en Belgique, mais aussi ailleurs dans le monde. Ainsi, la société civile peut donc malgré les différents cadrages qui s’imposent à elle, malgré la prévalence de l’expertise scientifique et technique dans le programme, infléchir partiellement celui-ci et faire remonter des exigences au niveau national.
Ce papier propose de revisiter l’histoire du programme nucléaire belge avec des personnes qui, de près ou de loin, y ont pris part de diverses manières. Il interroge : quels sont les évènements passés du programme nucléaire belge qui, selon eux, sont ceux susceptibles d’influencer la trajectoire future des déchets hautement radioactifs ? Et pourquoi ?
Pour répondre à ces questions, cet écrit s’appuie principalement sur les résultats de l’analyse de l’enquête en ligne bilingue menée entre mai et novembre 2019 auprès de 580 personnes engagées sur les questions du nucléaire. Basée sur la méthode Delphi[5], cette recherche a été menée par le Centre de Recherches Spiral (Université de Liège) en collaboration avec le Centre Milieu en Samenleving (Université d’Anvers).
Ce papier présente donc une double originalité. D’une part, il revisite l’histoire du nucléaire en Belgique de manière participative. D’autre part, les évènements de l’histoire sont sélectionnés et analysés dans une visée prospective. Nous soutenons que les pratiques du passé sont étroitement liées à celles à venir, créant ainsi des tensions dans la possibilité d’envisager d’autres alternatives[6].
Plusieurs éléments seront mis en exergue dans trois sections différentes. D’abord, la première section précise brièvement qui sont les participants de l’enquête en ligne et ceux qui ont refusé de participer. La deuxième section s’attarde sur les évènements marquants de l’histoire du nucléaire qui sont susceptibles d’influencer la trajectoire future de ses déchets. L’identification de ces évènements marquants est intéressante à plus d’un titre. Mais d’abord et surtout, elle interroge concrètement quels sont jalons d’une politique publique de longue durée, quels sont les éléments à prendre en considération dans un débat public sur le sujet ou au contraire, les éléments dont il faut potentiellement se détacher à l’avenir. Ces évènements alimentent donc et sont susceptibles d’alimenter à l’avenir les débats citoyens, politiques ou scientifiques.
Enfin, la troisième section approfondit les raisons qui justifient de tenir compte de ces différents évènements pour envisager l’avenir. Parmi celles-ci notamment, certains rendent visibles la problématique du nucléaire et de ses déchets, reconnaissent l’existence d’un problème, d’autres évènements ferment « les possibles » avec le choix privilégié du dépôt géologique. Certains ouvrent le débat avec l’organisation des consultations et d’autres créent des incertitudes sur le long terme avec l’absence de décision politique ou la sortie effective de la loi de sortie du nucléaire de 2003. Nous concluons en soulignant les continuités et les discontinuités dans le programme nucléaire belge fait l’objet et les défis auxquels feront face les citoyen.ne.s, les expert.e.s et les représentant.e.s politiques désireux.euses de se saisir de la question.
Méthodes : qui a donné son avis ?
Parmi les 580 personnes invitées, 193 personnes ont effectivement participé au premier tour d’enquête et 162 personnes au second tour d’enquête. Comment s’identifient-ils ? Près de la moitié des répondante.s s’identifient comme « citoyens » engagés, d’autres sont également nombreux à avoir répondu en tant que « scientifiques ». Le panel des répondant.e.s est très hétérogène puisque des fonctionnaires communaux/régionaux/fédéraux, des représentant.e.s du gestionnaire de déchets (ONDRAF/NIRAS[7]), du régulateur (AFCN/FANC[8]), des représentant.e.s syndicaux, des professionnel.le.s de la santé ainsi que de représentant.e.s politiques ont répondu à l’enquête. Près de trois quarts d’entre eux précisent qu’ils s’intéressent à la problématique depuis plus de dix ans !
Mobiliser des personnes pour répondre à une enquête portant sur le futur de la gestion des déchets hautement radioactifs n’est pas chose aisée. Deux types de refus de participation sont à signaler. Souvent, les personnes identifiées comme parties prenantes « futures » ne s’identifient pas ou ne se considèrent pas comme telles. D’autres personnes invitées refusent de manière automatique l’invitation formelle du chercheur. C’est notamment le cas d’associations environnementales ouvertement antinucléaires. Ce constat n’est pas neuf en sciences humaines et sociales. De nombreux chercheurs ont par ailleurs déjà souligné que plusieurs types de « critiques » pouvaient être recensées[9]. Le refus de participer est d’ailleurs une forme de participation aussi légitime que les autres et peut être également la volonté de contester la forme d’institutionnalisation proposée pour la consultation[10].
La section suivante identifie ce qui a marqué, selon les acteurs et actrices belges engagé.es sur le sujet, la trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets.
Les évènements de l’histoire nucléaire ; tous marquants ?
On constate que sur les 15 évènements historiques sélectionnés par les chercheurs (voir annexe), la plupart des évènements retient l’attention des 178 répondant.e.s sans que l’un se distingue particulièrement d’un autre. Parmi eux, ils/elles sont plusieurs à mentionner que tous les évènements leur semblent importants comme l’illustre cette citation d’un participant :
J’ai choisi de tout garder, j’ai hésité à ne sélectionner que les décisions qui concernent la gestion des déchets hautement radioactifs. Mais l’ensemble des évènements sont importants.
Les répondant.e.s ont également identifié un grand nombre d’autres évènements à prendre en considération dans le futur. Nous avons recensé six catégories qui posent chacune des questions différentes.
La première catégorie d’évènements additionnels insiste sur l’importance de définir le déchet radioactif et de le cartographier sur le territoire. Qu’est-ce qu’un déchet radioactif et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Peut-on parler de déchet radioactif sans parler de l’ensemble de la chaine de production ? D’abord, il y a ces évènements qui influencent la durée de vie, le type, le volume du déchet. Certain.e.s rappellent l’importance de distinguer les différentes sortes de déchets ainsi que le type de retraitement dont certains ont fait l’objet. Par exemple, « le fait qu’une partie de ces déchets soit traitée à La Hague et l’utilisation du MOX » et l’histoire du combustible usé influencent aussi la trajectoire du programme de gestion. Ensuite, les lieux où ils sont produits (les anciens sites nucléarisés par exemple), l’évolution de statut de producteurs de déchets (la disparition d’un producteur, l’internationalisation) sont aussi des évènements saillants. Comme le synthétise un participant : « la gestion quotidienne des déchets, les déchets problématiques du passé, les problèmes liés aux autres installations nucléaires et autres ont également un impact sur le débat [notre traduction] ». Enfin, il y a les évènements associés (au futur) de la chaîne nucléaire et de ses caractéristiques (la durée de vie des centrales, leur prolongation potentielle, l’état des infrastructures nucléaires et l’entreposage temporaire sur sites nucléarisés) sont aussi à mentionner.
La seconde catégorie d’évènements regroupe ceux associés à la recherche et développement (R&D) d’options de gestion, qu’ils soient nationaux ou internationaux. Quel rôle pour la R&D et les experts associés dans l’histoire du nucléaire ? Comment ces recherches influencent-elles le débat ? Ces évènements sont par ailleurs l’occasion, pour certain.e.s, de rappeler l’importance du rôle et de développement de l’expertise scientifique et technique dans ce domaine. Il y a les recherches scientifiques menées au niveau international (les projets de gestion avortés comme le WIPP aux États-Unis, Asse en Allemagne ou plus largement « toutes études techniques hors cadre belge sur l’ensemble des options ») ou au niveau national comme le projet de recherche Myrrha ou encore l’ensemble des autres rapports issus des recherches menées par l’ONDRAF.
La troisième catégorie d’évènements additionnels reprend tous les évènements qui réglementent le programme nucléaire ou le programme de déchets nucléaires belges. Quels sont la place et l’objectif poursuivi de ces actes législatifs ? Doivent-ils contraindre, définir des pratiques ou arrêter de grands principes ? Les répondant.e.s sont très nombreux-euses à recenser une série d’actes législatifs, de conventions internationales ou de directives européennes qui reprennent les grands principes de gestion ou qui précisent ce qu’il est possible ou impossible de faire au sein du programme des déchets hautement radioactifs. Au niveau belge, il est notamment fait mention du choix politique en faveur du moratoire du retraitement, de la loi de 2003 organisant la sortie du nucléaire, du choix du soutien financier en faveur du développement du projet Myrrha, de la récente prise de décision (suivant ainsi l’avis de l’AFCN) de considérer d’autres roches à étudier, ou encore des évènements associés à la question du financement en Belgique (comme le changement de statut de Synatom). Les participant.e.s mentionnent encore des évènements belges associés à la création d’institutions (comme l’AFCN et ses nombreuses prises de décision) ou de partenariat (MONA, STORA) qui permettent un contrôle ou un suivi du programme nucléaire et de ses déchets. Notons au niveau belge que l’absence de décision politique du gouvernement belge sur le futur des déchets hautement radioactifs est également, à de nombreuses reprises, mentionnée comme un évènement politique important. En matière de réglementations européennes, les participant.e.s rappellent l’importance notamment de l’adoption la Directive européenne de 2011 imposant aux États membres nucléarisés d’établir un plan et un programme nationaux pour la gestion à long terme de leurs déchets. Ces évènements sont souvent présentés comme des évènements capables de « contraindre », de « responsabiliser », d’« imposer » à l’État belge de prendre des mesures. Enfin, les principes internationaux de gouvernance comme le principe du pollueur-payeur, la fin du rejet en mer ou une série d’évènements politiques étrangers, propres à d’autres pays européens comme l’adoption de la loi Bataille en 1991 en France, les avancées des différents programmes de gestion des déchets en Finlande ou en Norvège.
La quatrième catégorie d’évènements recensée concerne les accidents ou incidents nucléaires. Que permettent les accidents ? Quelles prises de décisions, d’actions engendrent-ils ? Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima, les problèmes associés à des réacteurs existants, le projet des mines de Asses en Allemagne, influencent, selon certain.e.s, la trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets, car ils « conscientisent la population des dangers et attisent les craintes », « prouvent que l’homme ne peut pas tout maîtriser », « alertent le public sur ce qu’est réellement le nucléaire ».
La cinquième catégorie d’évènements avancés par les répondant.e.s recense ceux qui touchent l’intégration de différents publics dans le programme nucléaire et de ses déchets. Quel rôle pour les publics désireux de s’engager sur cette thématique ? Deux types d’engagements des publics sont distingués. D’abord, les répondant.e.s sont très nombreux à souligner une série d’évènements associés à la participation « invitée » au sens de Bryan Wynne, à savoir des évènements participatifs institutionnalisés comme l’enquête publique, les consultations publiques organisées par l’ONDRAF, la Conférence de consensus organisée par la Fondation Roi Baudouin ou encore la création des partenariats pour la gestion des déchets faiblement radioactifs. Ils sont une « reconnaissance d’inclure la société au sens large ». L’existence des partenariats au niveau local pour la gestion des déchets faiblement radioactifs est souvent présentée comme un exemple de bonnes pratiques. À côté de la participation invitée, on recense également une série d’évènements associés à la participation des publics « non-invités » aussi appelée « participation de protestation ». Ces évènements reprennent les contestations, « le refus des populations locales d’accepter ces déchets sous leurs pieds », les « manifestations citoyennes contre le nucléaire », ou encore les actions de groupes anti nucléaires comme Greenpeace par exemple.
Enfin, certain.e.s participant.e.s mentionnent, dans une moindre mesure, l’importance de prendre en considération des évènements indirectement reliés, selon eux, au programme de gestion des déchets nucléaires comme le changement climatique ou le choix du mixte énergétique. Il pose la question de comment cadrer le débat du nucléaire ?
Pourquoi ces évènements historiques marquants sont-ils importants pour le futur ?
Nous avons identifié principalement quatre raisons qui expliquent le choix des répondant.e.s.
Premièrement, certains évènements rendent le programme des déchets hautement radioactifs indissociables de l’évolution du programme nucléaire. Particulièrement, la création des centrales nucléaires est un évènement essentiel, un point de départ pour considérer l’ensemble du cycle de la production des déchets : « 1969-70 : Sans centrale, pas de déchet », « sans les centrales nucléaires, il y a peu de déchets de haute activité [notre traduction] ». Selon certain.e.s participant.e.s, cet évènement « entame le processus de fabrication de déchets dont on ne sait que faire ». Ceux ou celles à avoir sélectionné les évènements associés directement au programme d’énergie nucléaire soulignent qu’ils sont les prémisses, « des faits générateurs » à la production de déchets. Les déchets générés sont aussi liés à la fermeture des centrales et décider du sort de l’un à une influence importante sur le sort de l’autre. Par conséquent, ils et elles sont nombreux-euses à rappeler la nécessité de « connecter » le programme nucléaire avec celui des déchets hautement radioactifs.
Deuxièmement, certains évènements renforcent clairement au fil du temps le choix en faveur d’une option en particulier pour gérer les déchets hautement radioactifs. Plusieurs participant.e.s expliquent avoir sélectionné les évènements qui mènent à une « suite logique » en faveur d’une seule option de gestion à long terme des déchets dont certain.e.s mentionnent d’ailleurs explicitement le dépôt géologique. Dans le cadre, les évènements importent parce qu’ils « balisent les étapes ultérieures (…) », ils sont « des étapes clefs dans les choix effectués dans les options de gestion », « vers la recherche d’une solution technique et scientifique (…) », ils sont « charnières ». Parmi ces évènements, les répondant.e.s reprennent généralement ceux associés au développement des programmes de recherche et développement jugés « concrets » notamment comme ceux développés au sein du Laboratoire Hades « qui créé une certaine dépendance vis-à-vis de l’option de dépôt géologique (…) ». Notamment, le choix de l’ONDRAF en 2010 en faveur du dépôt géologique est aussi perçu par certain.e.s comme un cadrage important, « 2010 : deuxième cadrage et lock-in : orientation vers un dépôt géologique ». On peut donc constater que les participant.e.s sélectionnent certains évènements en soulignant une forme de linéarité, de cadrage important dans le processus menant au choix du dépôt géologique et ce, que cette option soit perçue de manière positive ou négative.
Troisièmement, il y a aussi les évènements qui permettent de rendre visible la problématique sous un angle particulier, comme les accidents nucléaires, les évaluations financières ou encore les programmes de R&D. D’abord, il y a ces évènements qui attirent l’attention du public sporadiquement, mais de manière saillante. Principalement, ce sont les évènements comme le scandale Transnuklear ou les accidents nucléaires qui permettent « une prise de conscience du problème », « met en lumière le scandale des déchets (…) », alerte, et permet de rendre « visible les défauts et les dangers » associés à ce type d’énergie. Comme le résume un répondant, « malheureusement, ce n’est qu’une fois qu’un scandale est survenu que les dossiers importants font une avancée décisive mettant une pression suffisamment grande sur le politique et l’économie pour reconnaître et résoudre le problème [notre traduction] ». Dans une moindre mesure, il y a aussi les évènements associés aux coûts qui permettent de rendre visible le « coût très élevé », « le véritable coût de l’énergie nucléaire » à la gestion du programme nucléaire et de ses déchets et d’attirer l’attention sur les problèmes financiers éventuels d’Electrabel. « La question des coûts et de leur couverture est un défi majeur, en particulier du fait de la résolution du problème, de la durée et de la portée d’un programme [des déchets hautement radioactifs] [notre traduction] ». Enfin, les programmes de recherche et de développement mettent, eux aussi, « le sujet sur la table », ils « (…) montrent les possibilités, mais indiquent également les limites (ainsi que les risques) [notre traduction] ». On peut donc dire que ces évènements créent différentes formes de visibilité du programme nucléaire et de ses déchets. Le programme est en quelque sorte mis sur la place « publique » et les citoyen.e.s et les politiques sont poussé.e.s à s’en saisir. Ils rendent visibles, informent, mais de manières différentes.
Quatrièmement, il y a l’importance du caractère démocratique des prises de décisions politiques dont « différents jalons temporels posent les premières bases de la prise de conscience que la question est certes politique, mais également citoyenne ». D’une part, il y a les décisions politiques qui influencent la trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets. La non-prise de décision également. En effet, l’engagement ou le non-engagement des politiques sur ces programmes est un argument récurrent pour les répondants. « Sursaut de conscience tardif » ou « absence de décision » jusqu’à ce qu’un accident, une participation de contestation, une injonction européenne contraignante surviennent, les répondant.e.s sont nombreux.euses à reconnaître « la nécessité de décider et de planifier (peu importe la solution) » avec un engagement politique sur le sujet à long terme. Certain.e.s redoutent l’inertie politique organisée « l’indécision de la politique et le modèle de profit de Suez, par exemple, garantissent que tout reste identique », « le manque de courage politique pour prendre des décisions à long terme [notre traduction] ». Pour eux, le « monde politique détourne le regard », il adopte « la « stratégie de retard » du gouvernement, qui a toujours pour effet de différer sa décision (…) [notre traduction] ». La chute du gouvernement Leterme est perçue comme la possibilité de renforcer une absence de décision politique, elle a « permis à tous ses successeurs de ne pas décider ». Comme le résume un participant « la chute du gouvernement Leterme : ce n’est pas un fait important en soi ; cela symbolise le fait que les déchets nucléaires ne sont pas une priorité politique en Belgique et que la politique découle de la politique du « fait accompli » [notre traduction] ». Pourtant, d’autres soulignent qu’« en optant pour l’énergie nucléaire, des décisions implicites sont prises pour les déchets hautement radioactifs. Ne pas choisir une option, c’est aussi choisir [notre traduction] ».
D’autre part, il y a les évènements qui reconnaissent l’importance de prendre en considération les aspects sociétaux du programme, il y a ceux et celles qui défient ou qui suivent le programme, rappellent que l’engagement citoyen sous diverses formes est « indispensable », « central » et « essentiel » à envisager dans le futur du programme. Certains évènements comme les consultations sociétales sont jugés comme une « reconnaissance d’inclure la société au sens large », d’autres évènements (manifestations, oppositions) contraignent à les prendre en considération. Plus particulièrement, les répondant.e.s qui ont sélectionné des évènements relatifs à l’engagement des publics organisé soulignent l’importance de l’« ouverture (…) », « (…) d’inclure la société au sens large (consultations sociétales) », de ne pas « négliger son avis », de l’importance « d’un large soutien sociétal » sur ces thématiques. Elle est jugée « nécessaire », capable de proposer « (…) un champ de réflexion plus large », considérée comme « possible » avec les exemples précités de consultations publiques organisées. Cette participation de différents publics, mais elle doit pouvoir également être « connectée » avec le processus décisionnel, permet des choix politiques « faits par le plus grand nombre de citoyens et non que par des experts ou des politiques ».
Conclusion : entre continuités et discontinuités
Ce papier proposait de revisiter l’histoire du programme nucléaire et des déchets hautement radioactifs de manière participative. 178 répondant.e.s, engagé.e.s pour la plupart depuis plus de dix sur ces thématiques, se sont prononcé.e.s sur les évènements de l’histoire qu’ils, qu’elles considèrent comme importants pour appréhender le futur de la gestion à long terme des déchets hautement radioactifs. Ils, elles étaient citoyen.ne.s engagé.e.s vivant près ou loin d’une centrale, expert.e.s scientifiques, membres d’associations syndicales ou environnementales (contre ou pro nucléaires), représentant.es politiques, ou encore membres d’administrations chargées de gérer ou de contrôler les déchets radioactifs. Cette enquête bilingue n’avait pas pour objectif d’être représentative, mais elle visait à toucher un groupe hétérogène de personnes dans le but de révéler toute la pluralité des positionnements lorsqu’il s’agit de relire l’histoire du programme nucléaire belge et de ses déchets. Elle n’avait pas pour objectif de proposer une image figée, unique de l’histoire, mais visait à comprendre les composantes marquantes pour proposer quelques points d’entrée à dépasser ou renforcer pour aborder le(s) futur(s) de ces programmes.
Au-delà d’une présélection d’évènements considérés comme tous marquants, que faut-il retenir de l’histoire du nucléaire belge et de ses déchets ? Il y a de nombreux évènements recensés par les répondant.e.s qui rendent compte d’une certaine forme de continuités dans l’histoire du nucléaire. D’abord, il y a les histoires longues de la production de déchets, de la production de données scientifiques dans le domaine du nucléaire et des régulations dans le domaine. Il y a les évènements qui reconnaissent et cartographient les déchets radioactifs où qu’ils aient été produits en Belgique, et ce avant même la production de centrales nucléaires. Il y a aussi les nombreux programmes de recherche et de développement qui sont souvent présentés comme un continuum, comme une succession continue de connaissances qui s’accumulent, qui confirment et infirment les précédentes hypothèses principalement orientées vers une option de gestion à long terme unique pour les déchets hautement radioactifs (le dépôt géologique). Il y a aussi les évènements qui régulent, organisent, définissent la gestion et le contrôle de la production d’énergie nucléaire et des déchets radioactifs. Ils sont principalement belges, mais plus récemment européens. Ces régulations, elles aussi, s’accumulent, contraignent et renforcent une certaine vision de ce que devrait être le futur des déchets hautement radioactifs. Ces trois types d’accumulations au fil du temps (accumulation de déchets, accumulation de savoirs scientifiques sur la manière de les gérer et accumulation de régulations contraignantes) tendent à s’imposer à différents publics. Les déchets sont un « déjà là » qu’il faut gérer, contrôler dans un cadre législatif prédéfini et pour le faire, « il n’y a[urait] pas d’alternative »[11].
Il a aussi ces évènements qui rappellent de manière saillante que l’histoire du nucléaire s’est aussi construite au travers de ruptures sociétales et techniques fortes, elle s’est construite autour de discontinuités. Les évènements comme le scandale transnucléaire, les accidents nucléaires ou encore des évènements de participation de protestation poussent à une prise de conscience souvent directement associée à une série d’actions politiques, citoyennes ou scientifiques. Parmi les actions entreprises, la mise en place d’institutions et de laboratoire de recherche spécifiquement dédiée à la recherche de solutions comme le SCK-EN ou encore l’ONDRAF, la mise en place d’institutions de contrôle comme l’AFCN ou encore la fin du rejet en mer des déchets radioactifs. Elles poussent à l’adoption de nouvelle série de régulations nationales, européennes, internationales et à la recherche d’autres alternatives de gestion en considérant également les aspects sociétaux du programme.
Au regard de ces différentes histoires du nucléaire belge, que retenir pour l’avenir de la gestion de ses déchets ? Là encore, l’analyse de différentes prises de position des personnes interrogées semble claire. Premièrement, on ne peut pas organiser un débat public sur le futur des déchets hautement radioactifs sans discuter de l’ensemble de la chaîne de production nucléaire et dans une moindre mesure, sans discuter du futur mixte énergétique que la Belgique désire. Cela va à contre-courant du cadrage des débats organisés par les institutions belges jusqu’à présent pour les déchets hautement radioactifs. Deuxièmement, les décideurs.euses politiques devront sans doute faire face à un dilemme dans les mois et les années à venir. En effet, la plupart des participant.es reconnaissent l’importance de la continuité des développements scientifiques en matière de gestion des déchets hautement radioactifs qui tend à proposer et étudier principalement une seule option de gestion à long terme. Suivant cette logique, c’est une fermeture des alternatives de gestion à long terme qui semble se dessiner au regard de l’histoire. Pourtant certain.e.s d’entre eux, elles soulignent également l’importance du caractère démocratique des décisions techniques et politiques à prendre. Certain.e.s sont en demande d’ouverture, désirent un soutien sociétal large sur le processus décisionnel incertain qui est en train de se faire. Or, comme nous l’avons déjà mentionné ailleurs, l’absence d’alternatives à discuter dans le cadre de la gestion des déchets hautement radioactifs compte tenu des choix politiques et techniques déjà opérés risque fort de mettre à mal les raisons d’être de consultations publiques futures. Comme l’a déjà mentionné Wynne, face à l’inexistence d’alternatives ou l’impossibilité de les imaginer ou de les prendre au sérieux, l’organisation d’exercices démocratiques devient « hors de propos »[12]. Mais la demande démocratique chez les personnes déjà engagées semble pourtant là. Enfin, tous et toutes s’accordent à critiquer l’absence de prise de positions politiques claires sur le programme nucléaire et celui de ses déchets les plus dangereux. Présenter une politique de « fait accompli » aussi solide scientifiquement soit-elle, c’est manquer l’appel démocratique qui impose une prise de décision collective construite avec les publics désireux de s’engager sur le sujet. Comme rappelle un participant en guise de conclusion à cette enquête : « ne pas tenir compte du passé équivaut à ne pas gérer correctement l’avenir (…) ». Nul doute que ce principe s’appliquera aussi aux futurs du programme nucléaire belge et de ses déchets.
Conflit d’intérêts
Cette enquête s’insère dans un projet de recherche d’un an coordonné et réalisé en toute indépendance par un consortium de trois universités : l’Université d’Anvers (UA – CRESC) l’Université de Liège (ULiège – SPIRAL) et l’Université de Maastricht (UM – ICIS). Nous tenons à remercier nos collègues de l’Université d’Anvers (Axelle Meyermans et Anne Bergmans) pour leurs relectures attentives des questionnaires de l’enquête en ligne et la traduction de ceux-ci en langue néerlandaise. Ce projet a reçu un soutien financier de l’Organisme national des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies (ONDRAF). Les résultats présentés n’engagent que son auteur et ils sont de son unique responsabilité.
Annexe
Les quinze évènements marquants du programme selon les chercheurs en sciences politiques et sociales
Date
Évènements
1969-1970
Centrale nucléaire belge : début de la construction de la première centrale nucléaire à Doel.
1980
Laboratoire de recherche pour les déchets hautement radioactifs : création d’un laboratoire de recherche et développement souterrain pour étudier le concept de dépôt géologique comme solution aux déchets hautement radioactifs (Laboratoire Hadès)
1981
Agence publique des déchets nucléaires à long terme : création de ONDRAF/NIRAS (obligation de disposer d’un programme général de gestion à long terme des déchets radioactifs)
1982
Fin des opérations de rejet des déchets radioactifs en mer : 15e et dernier largage de déchets faiblement radioactifs belges en mer.
1986
Scandale « Transnucléaire » : trafic illicite de déchets radioactifs entre la Belgique et l’Allemagne, les déchets radioactifs sont mis à l’agenda politique et considéré comme un problème non résolu de la production d’énergie nucléaire.
1989
Publication du rapport d’expertise sur les déchets hautement radioactifs : appelé SAFIR I, il synthétise les travaux menés en recherche et développement entre 1974 et 1989 sur le concept de dépôt géologique.
Janvier 1998
Décision du Gouvernement fédéral en faveur des déchets faiblement radioactifs : la décision se prononce en faveur d’une installation de stockage réversible ; axée sur les sites nucléaires existants ; avec la possibilité d’adopter une approche participative (à travers un programme de coopération locale).
2003
Loi sur la sortie du nucléaire : elle prévoit un arrêt progressif de la production d’énergie nucléaire.
Loi sur les provisions nucléaires : Loi prenant des dispositions financières relatives au démantèlement des centrales nucléaires et pour la gestion des combustibles usés (sources radioactives issues de la production d’énergie nucléaire).
2004
Requête du Gouvernement pour la recherche de solutions alternatives pour les déchets nucléaires combinée à un dialogue sociétal : le gouvernement charge l’ONDRAF de mener des recherches sur différentes alternatives pour la gestion à long terme des déchets hautement radioactifs, avec la nécessité d’un dialogue social sur le sujet.
2006
Décision gouvernementale concernant les déchets faiblement radioactifs : la commune de Dessel est sélectionnée comme commune hôte pour accueillir le stockage en surface des déchets faiblement radioactifs. Le processus participatif doit être poursuivi.
2009-2010
Consultations publiques (légale et extra-légales) sur les déchets hautement radioactifs : l’ONDRAF organise plusieurs consultations publiques sur le projet Plan Déchets et le Strategic Environnemental Assessment (SEA). La Fondation Roi Baudouin organise une Conférence citoyenne sur les déchets hautement radioactifs et le projet de Plan Déchets.
2010-2011
Aucune décision gouvernementale sur les déchets hautement radioactifs n’est prise : le Gouvernement fédéral tombe sur la question de Bruxelles-Hal-Vilvoorde et le plan de gestion des déchets n’est jamais approuvé ni rejeté. À ce jour, il n’existe donc pas de décision de principe politique quant à la solution à adopter pour les déchets hautement radioactifs.
Juin 2014
Directive européenne sur la préparation d’un plan et programme national sur les déchets nucléaires et le combustible usé : transposition de la directive EURATOM/2011 : l’ONDRAF est chargé par la loi de proposer une politique nationale de gestion de tous les types de déchets radioactifs et des combustibles usés.
Mars 2017
Prolongation de la production d’énergie nucléaire : la Commission européenne accepte d’étendre la durée de vie de trois réacteurs nucléaires belges, sous certaines conditions.
Septembre
2018
Évaluation du coût de gestion des déchets hautement radioactifs : l’ONDRAF, dont l’option privilégiée pour ces déchets reste le stockage géologique, estime les coûts de gestion de cette solution (sur le territoire belge, en argiles peu indurées, sur un site unique, à une profondeur de 400 m) entre 8 et 10,7 milliards d’euros.
Figure 1 — Liste des 15 évènements proposés aux participants de l’enquête Delphi, premier tour (sur base du travail de Meyermans et al. 2019).
Pour en savoir plus
Fallon C. et al., Processus socio-politiques et gestion de Plan en univers controversé: application au Plan de gestion à long terme des déchets B&C. Rapport de synthèse, Liège, Université de Liège, 2013.
Parotte C. L’Art de gouverner les déchets hautement radioactifs, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2018.
Parotte C., Delvenne P., « Taming uncertainty: towards a new governance approach for nuclear waste management in Belgium », Technology Analysis & Strategic Management, 2015, p. 1‑13.
Parotte C., Lits G., Quel sort pour les déchets moyennement et hautement radioactifs belges ? Controverses et traitements médiatiques entourant le choix de l’option, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2013.
Petit Jean M., Brunet S., « Does anticipation matter for public administration ? The case of the Walloon Region (Belgium) », Foresight, 12 juin 2017, vol. 19, no 3, p. 280‑290.
Topçu S., La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Seuil, 2013
Turcanu C., Perko T., Laes E., « Public participation processes related to nuclear research installations: what are the driving factors behind participation intention ? », Public Underst Sci, avril 2014, vol. 23, p. 331‑347.
Wynne B., « Public participation in science and technology: performing and obscuring a political–conceptual category mistake », East Asian Science, Technology and Society, 2007, vol. 1, p. 99‑110.
Zwetkoff C., Parotte C., « Un programme participatif et son évaluation procédurale. Le projet Plan Déchets pour la gestion à long terme des déchets conditionnés de haute activité et/ou de longue durée de vie », dans Brunet S. (ed.), La participation à l’épreuve, Bruxelles, Peter Lang, 2013, vol.3, p. 157‑177.
Notes
[1] Parotte C., Delvenne P., « Taming uncertainty: towards a new governance approach for nuclear waste management in Belgium », Technology Analysis & Strategic Management, 2015, p. 1‑13. [2] Parotte C. L’Art de gouverner les déchets hautement radioactifs, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2018 ; Zwetkoff C., Parotte C., « Un programme participatif et son évaluation procédurale. Le projet Plan Déchets pour la gestion à long terme des déchets conditionnés de haute activité et/ou de longue durée de vie », dans Brunet S. (ed.), La participation à l’épreuve, Bruxelles, Peter Lang, 2013, vol.3, p. 157‑177 ; Fallon C. et al., Processus socio-politiques et gestion de Plan en univers controversé: application au Plan de gestion à long terme des déchets B&C. Rapport de synthèse, Liège, Université de Liège, 2013. [3] Parotte C., Lits G., Quel sort pour les déchets moyennement et hautement radioactifs belges ? Controverses et traitements médiatiques entourant le choix de l’option, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2013. [4] Turcanu C., Perko T., Laes E., « Public participation processes related to nuclear research installations: what are the driving factors behind participation intention ? », Public Underst Sci, avril 2014, vol. 23, p. 331‑347. [5] Concrètement, il s’agit d’un questionnaire en deux tours : sur base des résultats récoltés lors de la première phase (réalisé en mai et juin 2019), les chercheurs ont réalisé une synthèse des résultats et mis en perspective toutes les réponses récoltées. Lors du second tour de l’enquête (réalisé entre octobre et novembre 2019), les chercheurs ont proposé un questionnaire basé sur l’ensemble des réponses obtenues au premier tour. [6] Petit Jean M., Brunet S., « Does anticipation matter for public administration ? The case of the Walloon Region (Belgium) », Foresight, 12 juin 2017, vol. 19, no 3, p. 280‑290. [7] Organisme national des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies – Nationale instelling voor radioactief afval en verrijkte splijtstoffen. [8] Agence fédérale de Contrôle nucléaire – Federaal Agentschap voor Nucleaire Controle. [9] Wynne B., « Public participation in science and technology: performing and obscuring a political–conceptual category mistake », East Asian Science, Technology and Society, 2007, vol. 1, p. 99‑110. [10] Parotte C., L’Art de gouverner les déchets hautement radioactifs… ; Topçu S., La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Seuil, 2013 [11] Parotte C., Delvenne, P., « Taming uncertainty… » [12] Wynne B., « Public participation… »
POUR CITER CET ARTICLE
Parotte, C. « La trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets entre moments de rupture et continuités : quelles perceptions des acteurs belges engagés ? » Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Ce 10e numéro de Dynamiques. Histoire sociale en revue a les allures d’une parenthèse dans le défilé des dossiers thématiques qui ont été proposés jusqu’ici par l’équipe des historien.nes du CARHOP. Cette parenthèse n’a toutefois rien d’accessoire : pour son 10e numéro, le comité de rédaction de Dynamiques a souhaité relever le défi de « mettre des mots », « d’expliciter » la démarche d’éducation permanente du CARHOP, si souvent souterraine. Alliée à une approche sociohistorique des questions contemporaines, elle constitue l’ADN de ses projets.
Quoi de mieux pour appréhender la démarche que d’entrer dans les coulisses d’une formation d’adultes qui, le temps d’une année, explorent concrètement les potentialités de la discipline historique ? Celle-ci est envisagée comme un outil de compréhension de la société dans laquelle ils vivent, et, plus encore, comme un vecteur d’émancipation. Associée à une posture critique et rigoureuse, l’histoire sociale ne conduit-elle pas à réfléchir aux enjeux passés et présents du changement et de l’action ?
Ce dossier prend naturellement la forme d’un « retour d’expériences ». Le cadre est celui d’une formation d’adultes de l’Institut Supérieur de Culture Ouvrière (ISCO), organisée sur quatre années par le CIEP (le Centre d’Information et d’Education Populaire, l’organe de coordination culturelle du MOC) et la CNE (Centrale Nationale des Employés). La narratrice est Amélie Roucloux, jeune historienne du CARHOP, qui fait, entre janvier et juin 2019, pour la première fois l’expérience de suivre un groupe ISCO de 3e année. Le thème qui mobilise est celui de la démocratie et de la participation. Régulièrement mis en débat dans la société actuelle (mouvement des gilets jaunes, mise en cause de l’exercice de la citoyenneté, rôle des corps intermédiaires, etc.), ce thème est questionné par les militant.e.s en formation eux-mêmes.
Ce dossier de Dynamiques a ceci d’original qu’il est constitué d’un double récit : celui des étudiant.e.s d’abord, dont les travaux, issus de l’expérience collective, sont publiés dans la revue Dynamiques ; celui de l’historienne ensuite, qui a rédigé l’introduction et la conclusion du dossier. Dans la posture d’animatrice, elle a souhaité exprimer ses craintes et ses attentes, en additionnant à son expérience « subjective », de terrain, le témoignage de ses collègues historiens, plus aguerri.e.s à l’exercice, ainsi que le regard institutionnel des principaux acteurs de formation : la CNE (Emmanuel Bonami) et le CIEP (Mario Bucci). La démarche est collective : merci à Abdelkarim Balkich, Mohamed Ben Fredj, Wendy Chanoine, Barbara Chatelle, Nadine Demol, Christophe De Wandelaer, Laurence Gerardi, Elodie Ghaye, Anna Fanni, Arnaud Lechanteur, Samira Ouahabi, Samuel Willot. Ils/elles ont accepté de s’investir au-delà de la formation proprement dite, dans une démarche réflexive, si rarement explicitée, qui permet de mieux comprendre les tensions comme les défis de l’histoire, ou plus simplement du « rapport au temps », lorsqu’on s’attache à s’investir dans le présent, comme acteur ou actrice de changement.
Dans ce numéro de Dynamiques, je vous propose de plonger dans l’envers du décor. Car donner un cours ou une formation n’est pas neutre. En histoire pas moins qu’ailleurs. Si cette discipline est, dans l’ensemble, parvenue à se débarrasser de l’image de vieux grimoire qui lui colle à la peau, elle n’est pas sans susciter toute une série d’appréhensions chez les étudiants et les étudiantes. Pour beaucoup, l’histoire, c’est scolaire. Ça reste des dates en série et un évaluateur de capital culturel. Or, l’histoire peut proposer d’autres choses. Au-delà des dates et des grands événements, on peut décider de rentrer en résistance et proposer une approche de la discipline qui permette aux apprenants et apprenantes de s’émanciper en s’appropriant une partie de leur histoire.
Créé en 1962 par le Centre d’Information et d’Éducation Populaire (CIEP), l’Institut Supérieur de Culture Ouvrière (ISCO) donne l’opportunité, à l’origine, après quatre années de formation, d’obtenir un graduat en science du travail cosigné par les Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur. En 1988, une collaboration se met en place avec la Centrale Nationale des Employés (CNE). L’objectif est de proposer un programme qui accorde une plus grande place à l’analyse et aux pratiques de l’action syndicale. En 2000, le projet évolue et renforce la collaboration entre la CNE, le CIEP, l’ISCO et la Formation Éducation Culture (FEC) afin de développer l’offre de formations auprès des nouvelles et nouveaux militants syndicaux. Deux éléments sont au centre de ce nouveau partenariat. Il y a, d’une part, la volonté de former les déléguées et délégués syndicaux de la CNE afin de les rendre plus efficaces dans l’animation de leurs structures et, d’autre part, une volonté d’émancipation par l’acquisition de connaissances nouvelles.
Emmanuel Bonami, coordinateur au sein de la CNE pour le projet global de formation, rappelle les enjeux pour la CNE au début des années 2000 :
Mario Bucci, directeur du CIEP communautaire et coordinateur d’un groupe de formation, détaille l’historique et les enjeux du projet de formation :
Janvier 2019, je fais mes premiers pas à l’ISCO-CNE pour donner une formation en troisième année. À ce moment-là, mes ambitions croisent mes questions. Pour moi, si l’histoire est un outil d’émancipation, il ne peut être utilisé sans l’apport des personnes concernées par son récit. Jeune historienne (l’âge passe encore mais surtout je n’ai que quelques mois d’ancienneté au CARHOP), je m’attends à rencontrer des hommes et des femmes, militants syndicaux de terrain, qui ont une expérience de luttes et des enjeux professionnels qui leur sont propres. Ces parcours sont, pour moi, autant de possibilités d’interroger l’histoire sous des angles nouveaux. Pourtant, cette richesse est aussi source de complexité. Car, dans ce dialogue constant, il faut veiller à ne pas laisser les enjeux du présent dénaturer l’analyse du passé. Autrement dit, il faut éviter de coller des réalités actuelles sur des enjeux passés alors qu’ils ne connaissent pas les mêmes dynamiques. Pédagogie d’endurance, écoute et rigueur historique doivent pouvoir passer leurs noces d’or.
C’est aussi un rapport à la pédagogie en général qui anime mes réflexions. Pour moi, une des manières de s’approprier son histoire est d’aller à sa rencontre. Il est alors nécessaire de se familiariser avec quelques outils méthodologiques de la recherche en histoire. À l’université, on nous apprend que l’étude de l’histoire est faite de temps, de rigueur dans la collecte des savoirs et informations, de constants questionnements ainsi que d’une maîtrise dans la construction de la réflexion et de l’analyse. À l’ISCO-CNE, sans viser l’exhaustivité dans la maîtrise de ces outils, il est possible d’accompagner les étudiants et les étudiantes dans leur utilisation ainsi que dans la construction de leurs réflexions.
CHATELLE Barbara (Étudiante, ISCO-CNE) DE WANDELAER Christophe (Étudiant, ISCO-CNE) WILLOT Samuel (Étudiant, ISCO-CNE)
Quel est donc cet endroit ? Comment cette utopie a-t-elle réussi à prendre forme au milieu du XIXe siècle ? Car ce qu’elle met en place est à contre-courant de ce qui existe dans le monde ouvrier à cette époque… Qu’est-ce donc que ce Familistère ? Qui est Jean-Baptiste André Godin ?
Pour ce sujet, les trois auteur.e.s travaillent sur de multiples ressources bibliographiques. L’œuvre de Godin traverse les âges et suscite de nombreux écrits. Ils et elle se plongent dans le sujet et le replace dans un contexte plus global. Commençant par présenter l’historique du Familistère de Guise et de Jean-Baptiste Godin, les auteur.e.s présentent ensuite les théories sociales dont il s’est inspiré pour mener son entreprise. Enfin, ils et elle analysent les avantages et les inconvénients de ces réalisations pour le groupe social concerné. Voici le fruit de leurs recherches et réflexions.
Amélie Roucloux, formatrice
Historique du Familistère de Guise
Guise, avant d’accueillir le Familistère, est un village du Nord-Est de la France. Il se situe dans l’Aisne, département dont est également originaire Jean-Baptiste Godin. Né en 1817, ce fils de serrurier quitte l’école à onze ans pour rejoindre le petit atelier de son père. Puis, à 18 ans, il se rend dans d’autres ateliers en France afin de développer ses connaissances. Au cours de son périple, il découvre la misère ouvrière et estime qu’il y a une injuste redistribution des richesses.
En 1840, grâce à sa formation, il ouvre un atelier à Esquéhéries et dépose, dans le même temps, un brevet pour la production de poêle à charbon en fonte. Rencontrant rapidement un vif succès, Godin passe d’une production artisanale à une production industrielle. Il cherche un nouvel espace pour accueillir son industrie et choisit Guise. En 1846, le village accueille le siège d’activités des nouvelles industries Godin. L’activité de la manufacture se développe et emploie de plus en plus de personnes. Ainsi débute l’aventure du Familistère de Guise.
Les enjeux démocratiques
Sans être pauvre, Jean-Baptiste Godin est issu d’un milieu modeste. Découvrant le paupérisme ouvrier au début de son parcours professionnel, il réfléchit à la question sociale et y cherche des solutions. Ses réflexions l’amènent à s’intéresser au socialisme utopique et, plus particulièrement, à Charles Fourier.
Le socialisme utopique est un courant de pensées qui prend son essor au début du XIXe siècle et propose des solutions réformistes aux dégâts sociaux créés par la révolution industrielle. C’est, notamment, dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau que le socialisme utopique prend sa source. En effet, dans « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » et « Du contrat social », il affirme que l’homme est le produit de son environnement social et familial. Il considère que la société pervertit l’Homme. Il cherche donc à instaurer une justice sociale par le biais d’une organisation plus ou moins communautaire de la production. Ainsi, le socialisme utopique est caractérisé par la volonté d’expérimenter un nouveau modèle social et de créer une société idéale pour la bonification de l’Homme.
Charles Fourier concentre ses réflexions autour du logement. Dans son concept du « Phalanstère », il imagine une alternative aux difficiles conditions de vie des ouvriers. Sorte de micro-société close et composée d’un ensemble de bâtiments à usage communautaire, elle se forme par la libre association de ses membres. Pour Charles Fourier, les phalanstères formeront le socle d’un nouvel État. Chaque membre y exerce alternativement les différentes fonctions sociales de façon à éviter les méfaits de l’excès de spécialisation. Participation et démocratie sont ainsi placées au cœur de l’organisation du logement.Jean-Baptiste Godin considère que les ouvriers sont les détenteurs du mérite puisqu’ils sont les producteurs de la richesse. Partant de là, il souhaite leur épanouissement par l’amélioration des conditions de travail et de logement des familles ouvrières. Il décide donc d’expérimenter un modèle social inspiré du phalanstère en créant le « Familistère ». La famille, à la fois au sens restreint et élargi, constitue le cœur de l’organisation du logement.
Le Familistère est composé de trois bâtiments : une aile gauche, construite de 1859 à 1860, un bâtiment central, édifié de 1862 à 1865 et une aile droite, réalisée plus tard de 1877 à 1879. Les logements sont placés dans un immense rectangle avec, au centre, une grande cour intérieure. Avec cette architecture, Godin entend briser l’isolement de la famille ouvrière en favorisant les relations sociales dans le cadre d’un habitat collectif qu’il appelle le « palais social ». Godin est convaincu que la réforme sociale passe par la réforme de l’habitat. Ainsi, le Familistère constitue le socle d’une politique économique humaine, harmonieuse, solidaire et collective.
En plus, des multiples pavillons d’habitation collective, le palais comprend de nombreux équipements de service : des magasins, une buanderie, un jardin et des promenades, une crèche, un théâtre dans lequel sont organisés des spectacles, des concerts et des séances de débat. Godin prévoit également une piscine et une école. La cour intérieure est le lieu de vie des familistériens, elle accueille les bals dominicaux, ainsi que les fêtes annuelles du travail et de l’enfance. Via l’architecture du Familistère, Godin organise la vie des habitants dans l’objectif de permettre à ses employés de s’élever socialement et culturellement.
Les réalisations qui prennent place au sein du Familistère constituent les expérimentations de Godin. Il cherche à améliorer la vie de ses travailleurs en proposant ses solutions au paupérisme ouvrier. Sensible à l’idée de la redistribution des richesses produites, il teste une alternative à la société industrielle en offrant aux ouvriers le confort dont seuls les bourgeois peuvent alors bénéficier. C’est ce qu’il appelle « les équivalents de la richesse ». Cette expérimentation va même au-delà de l’organisation du logement.
À partir de la fin de années 1850, Godin crée des organismes permettant aux ouvriers de s’exprimer sur des questions qui les concernent : logements, organisation de la production, santé et collectivité. Il commence par mettre en place un système de protection sociale en créant des caisses de secours protégeant contre la maladie, les accidents du travail et assurant une retraite aux plus de 60 ans. Il instaure également un système de délégués d’usine. D’autres initiatives suivent et permettent de renforcer le processus de participation des ouvriers. En 1880, huit ans avant sa mort, Godin crée la « Société du Familistère de Guise, Association du Capital et du Travail ». Les ouvriers deviennent actionnaires et participent à la gestion et aux décisions. Ils deviennent ainsi propriétaires de l’usine et du palais. La coopérative fonctionne jusqu’en 1968, moment où elle reprise par l’entreprise Eifel. Aujourd’hui, la fabrique Godin est une société anonyme et une partie des logements sont privatifs.
Conclusion
Au travers de ses réalisations, Godin propose des alternatives aux dérives sociales du capitalisme. Il estime que l’ouvrier devrait posséder le statut social le plus élevé, puisque c’est lui qui travaille et, dès lors, produit les richesses. L’organisation du Familistère prend place dans cette idéologie. Elle doit permettre une élévation morale et intellectuelle du travailleur afin qu’il puisse retrouver l’estime de soi et son indépendance vis-à-vis de la société bourgeoise. De manière plus collective, il souhaite modifier la société, de façon pacifique, en favorisant la solidarité, la fraternité et le pacifisme grâce à un niveau de vie suffisant pour toutes et tous. En ce sens, les initiatives de Godin s’inscrivent dans une démarche réformiste et non révolutionnaire.
L’ensemble architectural est pensé pour encourager les bénéfices de la vie en communauté. La proximité est un élément qui caractérise le Familistère. Celle-ci permet un accès rapide à l’usine et un gain de temps pour les ouvriers, ce qui facilite leur accès à la culture. Cette proximité et la vie commune sont, pour Godin, un moyen d’élever les ouvriers et leurs familles dans l’échelle de la culture et de contribuer à l’émancipation collective. Le Familistère est donc, non seulement un souhait d’émancipation sociale, mais aussi une façon de combattre l’individualisme et les dégâts de la révolution industrielle.
D’autres réalisations s’ajoutent au cours du temps et renforcent l’élément de proximité au sein du Familistère, permettant alors aux ouvriers et à leur famille de vivre en harmonie avec leur environnement. Un magasin approvisionne, à bas coûts, tous les biens de nécessité courante. À la piscine, les enfants apprennent à nager et les familles accèdent à l’hygiène et à l’exercice du corps. Les espaces communs permettent aux familles de rangs sociaux différents de vivre ensemble. À l’intérieur des cours, les balcons sont conçus pour être des lieux de rencontre permanents entre ouvriers, quelle que soit leur position dans la hiérarchie de l’usine et, ce, afin de donner naissance à une réelle fraternité entre habitants du Familistère.
Pourtant, malgré la volonté émancipatrice de ces réalisations, en pratique, les expérimentations de Godin se heurtent à la complexité du réel. En effet, la contrepartie de cette vie communautaire est l’existence d’un perpétuel contrôle social. Tout le monde sait ce que disent et font les autres, ou encore ce qui se passe dans l’appartement d’à côté. La proximité devient alors promiscuité. Les fenêtres des appartements donnent un aperçu des intérieurs, ce qui force l’émulation au sein de la communauté des familistériens. Implicitement, chacun est poussé à entretenir correctement son logement, sans quoi l’individu risque la désapprobation de la communauté. C’est pourquoi les détracteurs de Godin décrivent cette architecture particulière comme « carcérale ». Elle permet une autodiscipline et une responsabilisation des habitants, ce qui rend inutile toute forme de police.
De par ses réalisations, Godin rentre pleinement dans les enjeux et débats qui animent le courant socialiste au XIXe siècle. Celui-ci peut être divisé en deux branches principales. Il y a, d’une part, le socialisme dit « utopique ». Résolument pacifique, il croit en la force des idées et en la coopération comme moteur du changement social. Puis, il y a, d’autre part, le socialisme dit « scientifique », notamment développé par Marx, qui avance la notion de lutte des classes pour changer la société.
S’il connaît une période d’apogée entre 1820 et 1870, le socialisme utopique trouve des échos dans de nombreuses expériences de communautés antérieures ou postérieures à cette époque. Pour Godin, le Familistère est avant tout une réponse à la question sociale et une expérimentation sociale.
Chatelle, B., De Wandelaer, C., Willot, S. « Le Familistère de Guise », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°10 , septembre 2019, mis en ligne le 24 octobre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Que se passe-t-il en 1886 en Belgique pour que la colère populaire s’exprime dans la violence ? Quelles en sont les conséquences sur le monde politique ? Qu’est-ce que « la question sociale » ?
Le premier sujet sur le Familistère de Guise décrit une expérimentation du socialisme utopique. Avec les révoltes de 1886 en Belgique, c’est l’occasion d’avoir un aperçu de son meilleur ennemi, le socialisme scientifique. Contrairement au socialisme utopique, ce courant idéologique ne cherche pas à réformer le système capitaliste. Il prône plutôt son renversement par une révolution ouvrière. Ses penseurs sont à l’origine de la Première Internationale qui cherche à unifier la classe ouvrière par-delà les frontières des nations. Au XIXe siècle, les conditions de vie et de travail difficiles pour les ouvriers et leur famille, leur représentation politique insuffisante et insatisfaisante, ainsi que la création de grands centres urbains et industriels encouragent la diffusion de cette idéologie. Une nuance toutefois pour ce sujet car, si de par leur ampleur et leur violence, les révoltes belges de 1886 rencontrent une forme de conflictualité décrite par certains penseurs du socialisme scientifique, il ne s’agit pas d’une révolution. En effet, à aucun moment les grévistes n’ont cherché à se structurer en groupes politiques au sein des usines afin de prendre le pouvoir, ni à récupérer l’outil, à savoir la machine, pour se réapproprier les moyens de production. On assiste plutôt à la destruction spontanée de ce qui constitue, pour eux, les agents de leur misère.
Dans un premier temps, les auteures reviennent sur les conditions de vie de la classe ouvrière en Belgique. Elles détaillent ensuite le déroulement des événements de 1886. Elles en expliquent le point de départ ainsi que la manière dont ils se sont étendus dans les bassins industriels belges. Ensuite, elles présentent les différentes manières dont le monde politique réagit. Voici le fruit de leurs recherches et réflexions.
Amélie Roucloux, formatrice
Historique des révoltes de 1886 et de la grande enquête sur la « question sociale » en Belgique
Le 18 mars 1886, à Liège, un petit groupe d’anarchistes organise une manifestation pour célébrer le quinzième anniversaire de la Commune de Paris. Le Bourgmestre, Julien d’Andrimont, évalue mal l’ampleur possible de l’événement et donne son autorisation. Or, ce ne sont pas quelques dizaines mais plus d’un millier de personnes qui se rassemblent sur la place Saint-Lambert. Semblant anecdotique au préalable, cette manifestation est l’étincelle qui met le feu aux poudres et enflamme, en quelques jours, l’ensemble des bassins industriels belges.
Les enjeux démocratiques
À partir du milieu des années 1860, les penseurs du socialisme scientifique créent des structures pour soutenir la mise en œuvre de leurs idées, notamment via la mise en place de groupements internationaux. Ceux-ci, trouvant un terreau fertile dans la misère sociale, popularisent les idées révolutionnaires dans le monde ouvrier. Des mouvements de contestation et de révolte font progressivement leur apparition et déstabilisent le pouvoir en place. En 1871, la révolte parisienne, connue sous le nom de la Commune de Paris, ébranle la Troisième République naissante. À partir de 1873, l’économie mondiale entre dans une crise profonde ce qui renforce les mouvements de contestation au niveau international. Début des années 1880 aux États-Unis, les ouvriers se mobilisent au sein des syndicats pour réclamer la journée de huit heures. À Chicago, leur action donne naissance à la fête du premier mai. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, des mouvements radicaux et contestataires prennent pied au sein de la misère créée par la révolution industrielle.
En Belgique, la crise économique entraine une forte baisse des salaires et un accroissement du chômage. S’y ajoute une absence de politique sociale et, pour les ouvriers et les ouvrières, des conditions de travail extrêmes et des journées pouvant durer jusqu’à 13 heures. Au niveau politique, en 1886, ce sont les suffrages censitaires et capacitaires qui sont d’application. Seules les personnes payant le cens ou passant un test électoral peuvent voter. Ainsi, la majorité de la population belge, dont les ouvriers, n’est pas représentée dans les instances politiques. Les conditions de vie difficiles et l’absence de relais politique créent un cocktail explosif et attisent les tensions dans le pays. Dès l’appel à la manifestation, le ton est donné. Les anarchistes rédigent des tracts et dénoncent l’inégale répartition des richesses.
Le jour de la manifestation, l’anarchiste Wagener prend la parole et déclare :Suite à ces déclarations, le peuple s’enflamme et la ville s’embrase. Pillages, vitres en éclats, départs de feu. Après une nuit d’affrontements, Wagener et 46 autres personnes sont arrêtées.
19 mars 1886,
Des mouvements de grève s’étendent dans différents bassins industriels liégeois. Pendant plusieurs jours, l’armée et la gendarmerie occupent les points stratégiques (maisons communales, gares, carreaux de charbonnages, passages à niveau) et s’opposent aux ouvriers. Pour calmer la situation, des arrêtés communaux sont promulgués et intiment de fermer les fenêtres ainsi que les portes donnant sur la voie publique ; imposent un permis de circulation délivré par le bourgmestre pour pouvoir se déplacer ; et ferment les bars à partir de 19 heures.
24 mars 1886,
Le tribunal correctionnel de Liège juge « l’affaire des anarchistes de la soirée du 18 mars à Liège » et prononce une trentaine de condamnations pour des délits relatifs aux émeutes.
Du 18 au vendredi 26 mars 1886,
Liège et ses environs vivent les moments les plus importants de l’insurrection. Puis, le mouvement de révolte s’estompe dans les communes populaires liégeoises et apparait du côté de la Sambre.
25 mars 1886,
Une grève éclate au charbonnage du « Bois communal » de Fleurus suite au refus du patron d’augmenter les salaires. Les ouvriers exigent que le trait soit remonté avec sa trentaine de mineurs. Ensemble, ils rejoignent leurs collègues de la société du « Nord de Gilly » pour y faire également remonter le trait. Le nouveau groupe, ainsi constitué, se rend ensuite à la société « d’Appaumée » à Ransart afin d’y enclencher, là aussi, une grève. Rencontrant les réticences des ouvriers, ils menacent de couper le trait s’il n’est pas remonté. Bien que n’étant pas suivi par l’ensemble des ouvriers, le mouvement de grève prend de l’ampleur et ferme un à un les différents charbonnages des environs. Le bourgmestre de Charleroi, Jules Audent, envoie les forces de l’ordre aux entrées Nord et Est de la ville afin de bloquer l’accès au centre-ville. Des arrêtés de police sont promulgués pour limiter les rassemblements en rue.
26 mars 1886,
Faute de main d’œuvre, les houillères de Charleroi cessent leurs activités. Un millier de grévistes, armés, se rassemblent sur la place de Gilly. La foule se dirige vers les « Usines Robert » et la « Verrerie Brasseur ». Les grévistes détruisent les machines des usines. Dans l’après-midi, la « Verrerie Jonet » est détruite, les entreprises verrières de Dampremy sont ravagées. À Jumet, 6000 personnes se rendent à la « Verrerie Baudoux » et la détruise par les flammes. Les grévistes se rendent ensuite au domicile privé des Baudoux. Choqués par l’opulence du lieu, ils s’emparent de l’habitation et dérobent le champagne, le vin, les soieries, les tenues de cérémonie, tout ce qui représente une valeur à leurs yeux et dont ils se sentent privés malgré un travail acharné.
Certains se dirigent vers la demeure des Mondron où toute la famille est réunie. Le propriétaire des lieux calme les grévistes en leur distribuant du pain et de l’argent.
Le pays noir s’enflamme. La brasserie Binard, détenue par le bourgmestre de Châtelineau, les verreries de l’étoile, les hauts fourneaux de Monceau-sur-Sambre, le puits n°4 du Ruau et le Martinet sont pris d’assaut. Dans la soirée, des grévistes incendient la Glacerie de Roux. Dépassé par les évènements, le gouvernement rappelle des milliers de réservistes de l’armée et charge le général Vander Smissen de rétablir l’ordre.
Nuit du 26 au 27 mars 1886,
Le général Vander Smissen arrive sur place et ordonne à ses troupes de rétablir l’ordre et de mettre fin aux émeutes. Il autorise les habitants à prendre les armes pour se défendre eux-mêmes. On voit apparaitre des milices bourgeoises armées de fusils de chasse et de révolvers. Les troupes patrouillent dans les environs de la ville afin de prévenir toutes révoltes. À Roux, des grévistes rencontrent une patrouille qui ouvre le feu. Plus d’une dizaine de personnes y laissent la vie.
28 mars 1886,
La situation est toujours incontrôlable. L’ensemble du bassin industriel de Charleroi est traversé par des émeutes et il est impossible de protéger autant de lieux simultanément. Une grande partie des charbonnages, verreries, brasseries, demeures patronales et abbayes sont pillées et détruites. Au petit matin, les habitants de Charleroi peuvent lire des affiches apposées la veille et émanant du bourgmestre Jules Audent. Elles somment les gens de rester chez eux.
Ailleurs, dans les communes de la région, des arrêtés d’interdiction de rassemblement sont instaurés.
29 mars 1886,
Une cérémonie pour l’inhumation des victimes se déroule à Roux sous haute surveillance. Une stèle leur est dédiée et, aujourd’hui encore, on commémore leur mémoire. Le 30 mars, la grève continue, mais perd de sa vigueur. Progressivement, le calme revient dans le pays noir et le travail reprend le 5 avril 1886.
15 avril 1886,
Un arrêté royal institue la Commission du travail. Elle est chargée d’ouvrir une enquête sur les conditions socio-économiques des travailleurs. En effet, en raison de l’ampleur, la rapidité et la violence des émeutes, le gouvernement prend la décision de s’intéresser à la question sociale. Jusque-là, en Belgique, aucune législation sociale n’existe permettant de protéger les travailleurs et d’améliorer leurs conditions de vie. L’enquête dévoile alors des conditions de vie et de travail difficiles pour les travailleurs.
La Commission s’arrête notamment sur les conditions de travail des femmes et des enfants. Le terme « enfant » est employé pour toute personne en dessous de 16 ans. Dès l’âge de 16 ans, ils sont considérés comme « femme » ou « homme ». Le travail des femmes et des enfants n’est jamais lié à la production. Il est plutôt lié à des charges moins lourdes, c’est-à-dire le nettoyage des sols, des fours, emballer des marchandises, etc. Ce travail soi-disant « léger » reste, à la longue, lourd pour des enfants. Le tout pour un salaire au tiers d’un salaire normal. Malgré leur plus petite capacité à développer une force musculaire, les femmes et les enfants travaillaient autant d’heures sur la journée que les hommes. Dans les industries métallurgiques, la production ne peut être interrompue, elle doit continuer 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. La durée du travail est en moyenne de 11 à 13 heures par jour ou par nuit.
Les travaux de la Commission d’enquête s’étendent entre avril 1886 et juin 1887. La Commission emploie deux techniques pour mener son enquête dans le milieu ouvrier : l’oral et l’écrit. Mais la tâche est gigantesque et les méthodes de récolte de données sont variées.
Conclusion
Avec les émeutes de 1886, le monde politique belge prend conscience du profond malaise social et politique qui existe dans le pays. Il prend également conscience du danger à laisser la situation en l’état et cherche alors à se connecter à une réalité qu’il connait peu et comprend mal. C’est sur base des résultats de la Commission du travail (et du conflit social qui reste latent pendant quelques années encore) que des réformes et des lois de protection ouvrière sont promulguées à partir de 1887. Les lois se succèdent et portent tant sur les rémunérations que sur les conditions de travail. Ainsi, en 1889, le travail industriel est interdit aux enfants de moins de 12 ans et leur journée de travail est limitée à 12 heures. En 1905, le repos du dimanche est instauré dans les entreprises industrielles et commerciales. En 1911, le travail de nuit est interdit pour les femmes.
Il existe, aujourd’hui en Belgique, une législation sociale qui protège les travailleurs. Qu’il s’agisse de la durée hebdomadaire du temps de travail ou de la limitation du travail des femmes et des enfants, tous ces conquis sociaux trouvent leurs origines dans les révoltes de 1886 et dans la grande enquête sur la « question sociale » mise en place par le monde politique.
Durant près d’un siècle, socialisme utopique et scientifique se livrent une lutte acharnée au niveau intellectuel, mais ne connaissent pas une popularité simultanée. À partir des années 1870, la notion de lutte des classes prend pied dans le monde ouvrier, qui délaisse alors la possibilité d’une collaboration constructive entre patrons et employés. L’idée s’ancre dans les esprits que la lutte des classes est intrinsèque à un système économique qui ne répartit pas équitablement les moyens de production, et donc les richesses. Violences et destructions ne sont pas le mode d’expression prioritaire des mouvements sociaux, mais les réflexions sur les inégalités accompagnent le développement du système capitaliste et restent mobilisatrice de mouvements contestataires.
Pour en savoir plus
Jean PUISSANT, « 1886, La contre-réforme sociale », dans Cent ans de droit social belge, dans À l’enseigne du droit social belge. Revue de l’Université de Bruxelles, 1978, n° 1-3, 3e éd., pp. 11-85.
Éliane GUBIN, « Les enquêtes sur le travail en Belgique et au Canada à la fin du 19e s », dans La question sociale en Belgique et au CanadaXIXe-XXe siècle, éd. Université libre de Bruxelles, 1988, pp.93-121. URL : http://digistore.bib.ulb.ac.be/2008/DL2378317_000_f.pdf
Jean-Pierre NANDRIN, « La Genèse du droit social Belge », dans La Question sociale en Belgique et au Canada XIXe-XXe siècle, éd. Université libre de Bruxelles, 1988, pp. 23-134.
Anne MORELLI, José GOTOVITCH, Contester dans un pays prospère : l’extrême gauche en Belgique et au Canada, P.I.E. Peter Lang, 2007.
Demol, N., Gerardi, L., « Les révoltes de 1886 et ka grande enquête sur la “question sociale” en Belgique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°10, septembre 2019, mis en ligne le 24 octobre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Qu’est-ce que l’Institut Supérieur de Culture Ouvrière ? À quels enjeux répond-t-il et pourquoi est-il créé en 1962 ? Quelle est sa place dans l’histoire belge et plus particulièrement dans celle du mouvement ouvrier ?
Si l’éducation populaire est absente dans la description des deux précédents sujets, elle n’en est pas moins l’une des composantes. Ainsi, Jean-Baptiste Godin déclare, dans son livre « Solutions sociales », que « Ce qu’il faut découvrir c’est l’éducation et l’instruction démocratiques ; c’est l’éducation et l’instruction pour tous les enfants du peuple, sans exception ; c’est la culture intégrale de l’esprit humain par la culture intégrale de l’espèce tout entière ; c’est enfin l’éducation et l’instruction conduisant tous les hommes à la vie utile et productive qu’il faut réaliser. ». Selon lui, l’instruction individuelle permet l’édification du bon travailleur et est donc nécessaire à la bonification collective. Du côté du mouvement ouvrier belge, l’éducation des travailleurs est vue comme un outil d’émancipation. Avec les émeutes de 1886, cette question prend de plus en plus place aux centres des réflexions. Elle fait l’objet d’importants débats méthodologiques sur le fait de porter ou d’apporter une éducation aux travailleurs et aux travailleuses. Ses actions en faveur de l’éducation populaire sont longtemps accompagnées de revendications sur la diminution du temps de travail, et donc sur l’augmentation de temps disponible pour la connaissance et la culture.
Pour ce sujet, les trois auteur.e.s travaillent en deux temps. D’une part, ils et elle se concentrent sur l’histoire de l’Institut et, d’autre part, ils et elle analysent des enjeux historiques plus globaux dans lesquels il s’inscrit. C’est donc un sujet historique à deux vitesses qui est proposé. Un temps long qui détaille l’évolution de l’éducation populaire et permanente en Belgique, et un temps court qui apporte une description institutionnelle. Pour finir, ils et elle proposent une conclusion sur les enjeux démocratiques de la formation des travailleurs. Voici le fruit de leurs recherches et réflexions.
Amélie Roucloux, formatrice
Historique de l’Institut Supérieur de Culture Ouvrière
La formation des travailleurs et des travailleuses est un enjeu démocratique qui évolue avec le contexte historique dans lequel elle s’inscrit. La signature du Pacte social en 1944 marque un tournant dans l’histoire de l’éducation populaire belge. À ce moment-là, représentants du patronat et représentants des travailleurs institutionnalisent les relations collectives en Belgique. À la volonté d’émancipation collective des travailleurs s’ajoute celle de former des interlocuteurs sociaux capables de négocier dans les organes de discussion paritaire. La création de l’Institut est le fruit de cette évolution.
Les enjeux démocratiques
Au XIXe siècle,
Les conditions de vie et de travail sont très dures pour les ouvriers et leurs familles. Les journées de travail sont longues, de 10 à 12 heures, les salaires ne permettent pas d’avoir des conditions de vie décentes, les ateliers et les logements sont insalubres et il n’existe pas de droit à des jours fériés réguliers. Cette situation crée des tensions sociales qui atteignent leur paroxysme en mars 1886.Le mouvement ouvrier belge revendique des avancées sociales et politiques pour les travailleurs et les travailleuses. Il pointe, notamment, le fait que leurs conditions de vie et de travail ne leur laissent pas le temps nécessaire à l’apprentissage et au développement des connaissances. Cet état de fait empêche alors les travailleurs et les travailleuses d’exercer pleinement leurs droits. Ainsi, pour le mouvement ouvrier, l’amélioration de la condition ouvrière passe aussi par la transmission des outils nécessaires à leur émancipation et donc par des structures d’éducation populaire. Il considère que c’est là une des solutions permettant de répondre à la question sociale qui interroge la Belgique en cette fin de XIXe siècle. Ainsi, à partir de 1886, les initiatives préexistantes tendent à s’institutionnaliser et à se multiplier. Toutefois, le monde chrétien et le monde socialiste ne les structurent pas de la même manière.
Du côté socialiste, on assiste en 1885 à la création du Parti Ouvrier Belge. Étant un parti ayant pour objectif de porter les revendications ouvrières au Parlement, le POB structure rapidement des organismes de formation pour les travailleurs et les travailleuses. Ainsi, il participe au développement des actions éducatives et culturelles en Belgique via, notamment, l’organisation d’écoles mutuelles d’orateurs. Leur objectif est de répondre au besoin d’éducation politique et de formation des cadres du mouvement ouvrier socialiste. En 1908, le POB institutionnalise les premières écoles socialistes et, afin de coordonner l’ensemble des structures d’éducation populaire et socialiste, il crée en 1911 la Centrale d’Éducation Ouvrière.
Du côté chrétien, et suite aux révoltes de mars 1886, des congrès catholiques sociaux sont organisés en 1886, 1887 et 1890. À l’ordre du jour, on retrouve une thématique qui est alors d’une brulante actualité, à savoir la question sociale en Belgique. L’objectif de ces congrès est donc de réfléchir sur les moyens de restaurer le catholicisme dans la vie sociale, de reconquérir la classe ouvrière et de lutter contre le socialisme. Deux courants s’y affrontent, l’un interventionniste et l’autre non interventionniste par rapport à la question sociale. Le premier donne naissance à l’École de Liège, faisant de la Cité ardente l’un des bastions de la démocratie chrétienne. Dans le monde chrétien, elle n’est pas la seule structure à choisir le courant catholique démocratique. Toutefois, les initiatives restent éclatées, hétéroclites et longtemps difficiles à coordonner. Il faut attendre le lendemain de la Première Guerre mondiale pour assister à la création de la Ligue Nationale des Travailleurs Chrétiens, qui prend le nom de Mouvement Ouvrier Chrétien en 1947.
Malgré leurs différences idéologiques, les mouvements chrétiens et socialistes dénoncent la longueur du temps de travail et revendiquent l’obtention de plus de temps libre pour les travailleurs et les travailleuses. Pour eux, cette avancée sociale offre la possibilité de partager l’emploi et, donc, de réduire le taux de chômage dans le pays. Toutefois, ils n’envisagent pas ce temps de liberté gagnée comme étant un temps d’oisiveté. Offrant de nouvelles perspectives, ce temps doit être rempli utilement, via l’éducation populaire, en favorisant la transmission de la culture et de la connaissance. De cette manière, les ouvriers et les ouvrières ont la possibilité de s’instruire et d’acquérir les connaissances nécessaires à la défense de leurs droits.Après la Première Guerre mondiale,
Les initiatives d’éducation populaire du mouvement ouvrier, tant socialiste que chrétien, tendent à s’institutionnaliser. En 1929, le Conseil Supérieur de l’Éducation Populaire est créé dans l’objectif de superviser et d’organiser le temps libre gagné par les ouvriers. Son objectif est de coordonner les structures d’éducation populaire. Le mouvement ouvrier revendique également des congés payés. Toutefois, cette revendication ne s’imprègne pas tout de suite dans la société, notamment parce que les mentalités de l’époque sont encore fort imprégnées par la valeur « travail ». Pour soutenir cette revendication, le mouvement ouvrier met en place des structures pour encadrer le temps libre. Ainsi, les maisons de vacances sont créées pour garantir que ce temps soit utile, profitable et indispensable.
Après la Seconde Guerre mondiale,
Les enjeux de l’éducation populaire évoluent vers de nouveaux besoins. D’une part, l’instruction obligatoire et le développement de la culture de masse éloignent les travailleurs et les travailleuses des structures éducatives et culturelles du mouvement ouvrier. En effet, l’augmentation des congés payés poussent les ouvriers à remplir leur temps libre autrement que par l’instruction et la culture. D’autant plus que l’apparition de la télévision, l’évolution des moyens de transport et les destinations ensoleillées plus accessibles renforcent cette tendance. Cette nouvelle culture de masse correspond bien peu à la philosophie de l’éducation populaire.
D’autre part, la signature du Pacte Social en 1944 et l’institutionnalisation des relations collectives qui en découle, renforce le besoin de formation des travailleurs afin qu’ils soient capables d’intervenir au sein d’un cadre institutionnel et strict.
L’Institut supérieur de culture ouvrière (ISCO) concilie ces deux visions. Il cherche à associer émancipation culturelle et formation de cadre syndicaux. Le Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP), fondé par le mouvement ouvrier chrétien, crée donc l’ISCO en octobre 1962. Son objectif est de former les travailleurs, les militants et les permanents d’organisation sociales ouvrières dans des disciplines sociales et économiques. L’ISCO veut donner une formation et une connaissance aux militants pour renforcer l’efficacité de leurs actions.
L’ISCO doit beaucoup à la collaboration active et régulière des Facultés universitaires Notre Dame de la Paix de Namur et, à partir de 1967, de la fondation Travail-Université. Il ouvre d’abord deux groupes. L’un à Charleroi, la première section compte 28 participants au départ, dont 25 terminent la formation. L’autre à Liège, il y a 25 participants au départ et 23 en fin de cycle. Sur les 200 premières personnes à avoir terminé l’ISCO, 56 présentent un mémoire. En plus de l’histoire, la formation comporte notamment des cours de philosophie, de sociologie, de méthodologie et est destinée aux hommes et aux femmes âgés de 25 à 35 ans. Chaque cycle est composé de quatre années d’études avec un total de 180 heures de formation par année.Conclusion
Au XIXe siècle, les initiateurs des structures d’éducation populaire désirent apporter des connaissances aux ouvriers et ouvrières dans un but d’émancipation. En effet, des raisons souvent d’ordre social et économique empêchent les familles ouvrières d’accéder à la culture, renforçant ainsi leur état de servitude. L’absence de législation sociale protégeant les ouvriers et les ouvrières entrainent des conditions de travail et de vie difficiles qui renforcent cet état. Bien que les raisons en soient disparates, le mouvement ouvrier belge s’accorde sur la nécessité démocratique et sociale de l’éducation populaire.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’éducation populaire connait un tournant décisif au lendemain de la Seconde Guerre. En effet, suite à la signature du Pacte social en 1944 et aux élections sociales de 1950, la conflictualité s’institutionnalise au sein d’organes paritaires. Les travailleurs et les travailleuses peuvent alors choisir leurs représentants démocratiquement parmi les leurs. Ces nouveaux représentants syndicaux, issus du monde ouvrier, doivent être formés à ces nouveaux enjeux. Il y a alors un réel besoin de formation de ces nouveaux délégués pour pouvoir négocier avec le patronat qui est souvent issu d’une classe sociale plus éduquée et mieux formée.
À sa création en 1962, l’Institut Supérieur de Culture Ouvrière veille à remplir cet objectif. Il ne travaille pas à la promotion personnelle des étudiants, mais bien dans un souci d’actions sociales. Ainsi, la formation s’adresse à des personnes qui sont engagées dans l’action économico-sociale, politique, apostolique, éducative et culturelle ou qui sont susceptibles de l’être. La formation acquise a pour objectif de les rendre plus aptes à mener ces engagements à bien ou de les y préparer.
Pour en savoir plus
Max BASTIN, « Bilan et perspectives de l’action culturelle parmi les travailleurs. Discours de M. Bastin », Les dossiers de l’action sociale catholique, n°7, Nov. 68, pp. 499-501.
Balkich, A., Lechanteur, A., Ouahabi, S. « Aperçu historique de la conquête d’un temps de formation et l’Institut Supérieur de Culture Ouvrière », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°10 , septembre 2019, mis en ligne le 24 octobre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Quelle drôle d’idée de renvoyer son patron ! Car, comment organiser le travail sans lui ? L’initiative des travailleuses du Balai libéré est-elle la seule à cette époque ? Si non, comment ces femmes, qui jouent un rôle prépondérant dans la structure familiale, parviennent-elles à allier défense de leur projet et soutien de la vie de famille ? Et, pourquoi aborde-t-on ce sujet dans un numéro portant sur la démocratie et la participation ?
Au printemps 1968, un vent de contestation souffle sur le vieux continent. En France, des émeutes étudiantes éclatent à Paris le 10 mai. Elles lancent l’événement qui est rentré dans l’histoire sous le nom de « Mai 68 ». Face à la répression policière, les syndicats soutiennent le mouvement étudiant et appellent à la grève générale. Largement suivie, le nombre de grévistes atteint 6 à 9 millions le 22 mai sur un nombre total de 15 millions de salarié.e.s. Si le conflit social trouve une issue lors de la signature des accords de Grenelle le 26 mai, le souffle révolutionnaire des événements de Mai 68 perdure dans le temps et dans l’espace.
Ainsi, l’idée d’autogestion prend place dans les esprits. On théorise alors sur la possibilité de se passer des patrons en mettant sur pied des collectifs de travail, avec une propriété collective des moyens de production. En Belgique, la gauche chrétienne se montre sensible à cette forme d’organisation du travail. Puis, en 1973, l’occupation de l’usine LIP par ses ouvriers, qui s’organisent ensuite en autogestion, rend tangible cette théorie et impacte le monde ouvrier.
Pour ce sujet, les auteures détaillent dans un premier temps l’historique du Balai libéré. Puis, elles s’intéressent à d’autres expériences d’autogestion au féminin en Belgique et cherchent à savoir quel en est l’impact sur la vie professionnelle et personnelle de ces militantes ouvrières. Voici le fruit de leurs recherches et réflexions.
Amélie Roucloux, formatrice
Historique d’une expérience d’autogestion au Balai libéré
L’asbl le « Balai libéré » nait de l’initiative d’un groupe de travailleuses d’une entreprise de nettoyage. Elles décident de licencier leur patron et de reprendre en autogestion leur société, ANIC. Prenant ainsi le contrôle, elles rebaptisent leur entreprise.
Les travailleuses du Balai libéré ne sont pas seules dans leur initiative. Située dans la toute nouvelle ville de Louvain-la-Neuve, l’entreprise bénéficie à la fois du soutien de l’Université catholique de Louvain qui réitère son contrat et à la fois du soutien financier de l’Institut Cardijn. Dans leur dynamique autogérée, les travailleuses sont aussi soutenues par les organisations syndicales.
Novembre 1974,
Les travailleuses de la société de nettoyage ANIC se rebellent contre leur patron concernant leurs conditions de travail. Elles sont payées 78 francs de l’heure alors que le tarif normal est de 102 francs de l’heure ; leurs frais de déplacements ne sont pas remboursés ; si elles cassent du matériel, le montant de celui-ci est retenu sur leur salaire ; elles n’ont pas de tenue de travail fournie par l’employeur ; enfin, certaines travaillent plusieurs mois sans avoir encore signé leur contrat.
Février 1975,
La société ANIC perd son contrat avec l’Université catholique de Louvain. Le patron prend alors la décision unilatérale d’envoyer ses travailleuses sur un nouveau site de travail, à 150 km de là. S’opposant à cette décision, les ouvrières se mettent en grève et rédigent une lettre de licenciement à l’attention de leur patron.
10 mars 1975,
Avec l’aide des syndicats, l’ASBL le « Balai libéré » voit le jour. Pour les aider à se lancer, les travailleuses bénéficient d’un prêt de l’Institut Cardijn qui s’élève à hauteur de 50.000 francs. De plus, elles récupèrent le contrat de nettoyage auprès de l’Université catholique de Louvain.
1978,
L’ASBL connait des moments difficiles en raison d’un budget sous-évalué et de la réalisation de nouveaux investissements trop conséquents. Dès lors, les ouvrières décident de mettre en place un plan de crise. Elles renoncent à une augmentation salariale et chacune accepte un jour de chômage par semaine.
Juillet 1979,
L’ASBL du « Balai libéré » devient une coopérative dans laquelle les ouvrières possèdent chacune des parts. De 1975 à 1980, l’entreprise autogérée passe de 35 à 96 personnes. Durant cette période, les travailleuses améliorent leurs conditions de travail : il y a une meilleure coordination, les horaires sont conçus en fonction des transports en commun, des contraintes de la vie, on veille à l’égalité salariale et les barèmes sont adaptés sur ceux du secteur.
1988,
L’entreprise autogérée le « Balai libéré » ferme ses portes.
Les enjeux démocratiques de l’autogestion féminine
Durant les années 1970 et 1980, les travailleuses du « Balai libéré » ne sont pas les seules à s’emparer de la gestion de leur entreprise et à prendre leur destin en main. Ainsi, en 1976, l’usine de filature Daphica devient la coopérative « Les Textiles d’Ere ». En 1978, l’usine de de pantalon Salik devient « Le comité des Sans Emploi » puis, en 1980, la coopérative « L’Espérance ». Pour ces femmes et ces travailleuses, cette expérience constitue une révolution sociale et culturelle.
Ce qui frappe dans l’aventure autogestionnaire, ce sont les avancées émancipatrices pour celles et ceux qui la vivent. La hiérarchie contraignante de la productivité est ainsi balayée pour lui substituer les dynamiques de solidarité et de liberté. Ainsi, une travailleuse se souvient que « le passé, c’étaient des tabliers de couleurs différentes selon les chaînes de travail de manière à repérer les infiltrations de corps étrangers. Chacune à sa place et pas question de sortir du rang. Désormais, la couleur des tabliers n’a plus aucune importance. La communication est ouverte et les décisions se prennent en assemblée générale. »[1] Dans l’autogestion, le groupe de travail se réapproprie l’outil dans une dynamique émancipatrice et non plus aliénante.
Mais comme toute expérience humaine, l’autogestion connait ses imperfections et ses besoins de rééquilibrages. Parfois ils réussissent, parfois non. Madame D’Amore, l’une des initiatrices du mouvement, se souvient et déclare que « le travail en autogestion n’est pas évident. Nous n’étions pas prêtes à travailler en autogestion. Tout le monde se prenait pour quelqu’un. Tout le monde voulait faire le chef. Certaines en profitaient pour fumer, bavarder… Alors, avec celles qui avaient un peu plus de conscience professionnelle et qui faisaient leur boulot, il y avait des conflits internes. Bien sûr, il y avait des assemblées générales mais ce sont toujours les mêmes qui prennent la parole et les mêmes qui se taisent. ». D’une occupation d’usine, les travailleuses de Salik passent en autogestion. Mais le temps nécessaire à cette transition épuise les travailleuses qui, petit à petit, quittent l’aventure.Quand les femmes se lancent dans l’aventure autogestionnaire, cela a des répercussions au-delà des murs de l’usine et prend aussi place au cœur des familles des travailleuses. En effet, au vu du rôle traditionnel occupé par les femmes dans les structures familiales de l’époque, l’implication des travailleuses dans l’occupation de l’usine bouscule la structuration de ces dernières. Pour mener à bien cette occupation et la production en autogestion, elles doivent réaménager leur temps et les priorités qu’elles y mettent. Ainsi, ce temps, qui se construit au départ dans un équilibre entre vie familiale et professionnelle, ne peut plus se structurer comme tel. Les travailleuses restent dans leur usine pour défendre leur emploi. Les structures familiales qui préexistent à l’occupation de l’usine doivent maintenant s’adapter à ce changement d’équilibre. Liliane Ray se souvient que « [c]’était une aventure extraordinaire. Pour nous, c’était la révolution totale dans tous les domaines ! ».
Émancipatrice pour les femmes, l’expérience autogestionnaire féminine amène donc le besoin de repenser la structure familiale afin de pouvoir mener une lutte collective. Et, pour les personnes qui le vivent, ce n’est pas toujours évident à réaliser. Ainsi, Liliane Ray explique que
« Quand on est mère de famille et qu’on doit y passer les jours et les nuits [occupation de l’usine], c’est pas évident. Mais toutes ces femmes se sont mises debout. On vivait une révolution sociale et culturelle importante à l’intérieur de l’entreprise et aussi à l’extérieure parce qu’il a fallu se battre avec nos maris. Il fallait qu’ils fassent la bouffe et lavent les gosses… J’ai connu des ménages qui se sont défaits parce que, quand on passe par là, quand on vit ça, on n’est plus jamais la même, on devient quelqu’un d’autre, ça vous transforme. Partout, on s’imposait. On voulait être nous-mêmes, être reconnues pour ce que nous étions. Les femmes qui ont vécu ça ne sont plus jamais redevenues des petits toutous. »[2]
Mais parfois, les familles parviennent à réaliser cette adaptation et resserrent les rangs. Le partage d’expériences militantes est un facteur qui permet de cimenter les liens familiaux. Ainsi, Raphaël, le fils de Madame D’Amore, initiatrice de l’occupation de l’usine, se souvient de l’impact de cette grève sur sa mère et sa famille.
« Mon frère et moi étions de jeunes militants de la J.O.C. Avant l’occupation, ma mère nous reprochait tout le temps nos arrivées tardives et le fait qu’on aille manifester, distribuer des tracts et se faire bastonner par la police. Elle nous disait que ce n’était pas ça qui nous donnerait à manger ni nous ferait réussir nos études. Après la réunion qui a précédé l’occupation, elle s’est tout naturellement tournée vers mon frère et moi et nous a demandé comment on fait pour occuper une entreprise. Avec d’autres militants de la J.O.C., on lui a donné un canevas : il faut avertir la presse, mettre un comité de grève sur pied, prévenir les syndicats et essayer de conscientiser un maximum de gens pour vous soutenir dans votre action. À partir de ce moment-là, pour ma mère, tout a changé.
Les rapports entre mes parents et moi ont été complètement bouleversés parce qu’on vivait les mêmes choses ensemble. Mon frère et moi, on a eu une liberté totale d’action parce qu’on se retrouvait dans les mêmes manifestations et les mêmes occupations. Quand mon frère est devenu permanent de la J.O.C., c’est ma mère qui s’occupait de l’intendance pendant les soirées. Elle préparait les soupers spaghetti et les pizzas. Elle nous suivait quasiment partout. Ça l’a marquée. Encore aujourd’hui, quand j’engueule ma fille qui veut sortir et rentrer tard, c’est ma mère qui prend sa défense et me traite de vieux con.
Tous les rapports ont basculé dans l’autre sens. La vision que j’avais par rapport aux adultes a complètement changé aussi. Le discours de l’époque, c’était que l’adulte est l’ennemi des jeunes. Mais comment je pouvais considérer ma mère, qui occupait son entreprise, comme mon ennemie ? Comment je pouvais considérer mon père, pensionné mineur, membre du parti communiste italien, comme mon ennemi ? Tout ça a changé notre vie. »[3]
Il y aurait bien d’autres expériences individuelles issues d’expériences autogestionnaires dont on pourrait parler. Toutefois, nous espérons que la mise en regard de deux situations opposées permet de rendre compte de la complexité des enjeux que rencontrent les travailleuses dans les usines autogérées.
Conclusion
Comme le montre les différents témoignages, l’autogestion au féminin n’est pas quelque chose de facile et ne s’organise pas n’importe comment. Partant d’une impulsion spontanée de défense de leurs droits, comme au Balai libéré, ou de leurs emplois, comme à Salik, les travailleuses se réapproprient l’outil. Il faut alors s’organiser avec l’aide des syndicats.
Or, l’organisation en autogestion ne s’improvise pas. En effet, la conflictualité ne disparait pas complètement avec le patron. Il faut donc trouver un système de fonctionnement où chacune s’y retrouve et qui ne permet pas à un nouveau système de leadership de s’installer. C’est en parvenant à mettre en place ce système équilibré que l’on peut installer une forme de démocratie en entreprise. Chacun peut alors s’exprimer librement, chaque avis est pris en considération et discuté lors de réunions collectives.
Ensuite, une entreprise autogérée doit trouver des partenaires et des alliés. Ainsi, très vite les travailleuses trouvent des soutiens extérieurs capables de leur apporter une aide financière ou matérielle. Petit à petit, elles apprennent les rudiments de la gestion de la production. Bénéficiant de soutiens financiers, les travailleuses mettent en balance les bénéfices avec les dépenses telles que l’achat de matériel, les salaires, les taxes, les assurances, les avocats, etc.
Mais, en tant que femmes, elles doivent parvenir à imposer leurs revendications à la fois dans la sphère professionnelle et privée. Et, sur ce point, les mentalités ont la vie dure. À la lecture des témoignages, on découvre les difficultés que les travailleuses rencontrent, que ce soit dans leur vie active ou leur vie de famille. Pour beaucoup, la place des femmes est à la maison et le rôle de l’homme est de subvenir aux divers besoins de sa famille.
Dans les années 1970, c’est un univers très masculin qui a encore à l’esprit les grandes grèves et une certaine nostalgie des mineurs. Or, avec les grèves et l’occupation de leurs usines, les femmes imposent un respect et une profondeur. Au Balai libéré, elles vont même jusqu’à prendre l’initiative de licencier leur patron, le déclarant incompétent. Elles prennent alors pied dans des centrales syndicales.
Pour aller plus loin
Photos et témoignages écrits : archives du CARHOP.
Marie-Thérèse COENEN, « Quel Look, mon Salik ! », dans Les cahiers de La Fonderie, La Fonderie, 1993.
Marie-Thérèse COENEN, L’autogestion au féminin, CARHOP, 2005.
Céline CAUDRON, « Les occupations de Siemens et ex-Salik », dans La révolution totale dans tous les domaines, CARHOP, 2008.
Interview de Chanoine F, travailleuse chez Salik d’août 1968 à mars 1973, Bruxelles.
Notes
[1] Marie-Thérèse COENEN, « L’autogestion au féminin », Analyse en ligne, CARHOP, 2005. [2] Céline CAUDRON, « Les occupations de Siemens et ex-Salik » dans La révolution totale dans tous les domaines, CARHOP, 2008. [3] Ibidem
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Chanoine, W., Ghaye, E. « Années 1970 : “l’autogestion n’est pas de la tarte mais cela vaut le coup” », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°10 , septembre 2019, mis en ligne le 24 octobre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
BEN FREDJ Mohamed (Étudiant, ISCO-CNE) FANNI Anna (Étudiante, ISCO-CNE)
Que se passe-t-il à Schaerbeek en 1986 ? Qui est Roger Nols ? Pourquoi vote-t-il une ordonnance qui cherche à prévenir un cas de péril imminent, mais qui restreint, dans le même temps, certaines libertés fondamentales ? Comment se structurent les mobilisations associatives et citoyennes dans cette commune ?
Le déroulé des événements à Schaerbeek prend place dans un contexte plus global. Suite à la crise économique des années 1970, le nombre d’emplois disponibles diminue. De plus en plus d’immigrés se retrouvent alors dans des situations de précarité. Ceux-ci sont concentrés dans les grands centres urbains, désertés par la population belge qui leur préfère la périphérie des villes. On crée des autoroutes urbaines pour faciliter les trajets entre le centre et la périphérie, et ces changements urbanistiques s’accompagnent de spéculation immobilière dans certains quartiers populaires. Ainsi, la crise économique renforce les mutations sociologiques des villes, et les années 1970 et 1980 sont marquées par de vifs débats concernant l’intégration des populations étrangères.
Au niveau législatif, la Belgique suit deux dynamiques bien distinctes. D’une part, elle restreint les conditions d’accès au territoire, et d’une autre, elle réfléchit aux moyens d’intégrer les personnes d’origine étrangère qui sont déjà présentes. Ainsi, dès 1974, elle décide de mettre un terme à l’immigration économique en stoppant notamment le recrutement de main-d’œuvre étrangère par contingent. Parallèlement, il faut permettre aux personnes légalement installées sur le territoire de trouver leur place dans la société belge. Plusieurs lois sont votées à cet effet. Celle du 15 décembre 1980 fixe les conditions d’accès « au territoire, au séjour, à l’établissement et à l’éloignement des étrangers ». Elle offre aux étrangers un véritable statut administratif. L’année suivante, le 30 juillet 1981, la loi « Moureau » précise quels types de comportements racistes ou xénophobes sont réprimés et peuvent faire l’objet d’une plainte. Plus tard, le 28 juin 1984, la loi « Gol » institue le Code de la nationalité belge. Elle facilite l’acquisition de la nationalité, ce qui permet aux étrangers de bénéficier des droits et des devoirs du Citoyen. Cela a notamment son importance concernant l’exercice du droit de vote puisque la Constitution n’autorise pas les personnes n’ayant pas la nationalité belge à voter. Cela étant, ces changements législatifs atténuent sans pour autant faire disparaître les tensions culturelles et sociales créées par la crise économique.
La période « nolsiste » à Schaerbeek peut être vue comme un effet de loupe par rapport à ce qu’il se passe à Bruxelles durant cette période. En effet, des décisions communales stigmatisent de plus en plus la population étrangère vivant sur son territoire. En réaction, de nombreuses mobilisations citoyennes et associatives voient le jour, puis tendent à se regrouper. Aujourd’hui, Schaerbeek bénéficie encore de la vivacité de cette vie associative.
Les événements qui émaillent cette période sont tellement nombreux qu’il est ardu d’en dessiner tous les ressorts. La présentation orale souffre donc d’ellipses dans la description des événements. Pour suivre les réflexions des étudiant.e.s sans pour autant perdre ce qui anime leur propos, des liants sont ajoutés ici pour la mise en récit. Sélectionnant quelques événements clefs, les auteur.e.s présentent la commune et ses acteurs. Il et elle développent ensuite quelques événements choisis qui sont selon elles et eux marquant pour cette période. Enfin, il et elle concluent sur les enjeux démocratiques qui accompagnent cette histoire. Voici le fruit de leurs recherches et réflexions.
Amélie Roucloux, formatrice
Rapide aperçu historique du sujet
L’histoire se déroule dans la commune de Schaerbeek. Située au Nord de Bruxelles, cette dernière est composée de nombreux quartiers populaires. En 1980, elle compte près de 109.000 habitants. Elle est alors la deuxième commune la plus peuplée de la Capitale. Près de 30.000 personnes d’origine étrangère y habitent, celles-ci sont majoritairement marocaines et turques. En 2010, Jan Hertogen réalise une étude qui évalue le pourcentage de la population musulmane en Belgique. À Schaerbeek, il s’élève à hauteur de 38,5%. Afin de ne pas superposer arbitrairement origine ethnique et confession religieuse dans son étude, le chercheur établit un coefficient d’appartenance.
Roger Nols devient bourgmestre de Schaerbeek en 1971. Né en 1922, il est élu au Conseil communal de Schaerbeek en 1956. Puis, à l’occasion des élections législatives et provinciales du 23 mai 1965, il rejoint les listes du Front Démocratique des Francophones, le FDF. Devenu bourgmestre de la commune, il le reste jusqu’en 1989. Ses mandats successifs sont traversés par des scandales et des conflits de plus en plus fréquents et xénophobes. En réaction, un tissu associatif et citoyen se rassemble et s’organise à Schaerbeek pour contrer les discours et les politiques de Roger Nols.
Enjeux démocratiques
Durant les tous débuts de son premier mandat, Roger Nols s’exprime peu sur la question de l’immigration et sur les immigrés. Ses préoccupations concernent essentiellement les tensions communautaires que connaît la Belgique à cette époque. Il se positionne comme défenseur des francophones à Bruxelles et organise, en 1975, le bilinguisme des services, combiné à un unilinguisme des agents. Sur huit guichets à l’hôtel de ville : cinq sont réservés aux francophones, deux aux immigrés étrangers et un seul aux néerlandophones. La première « affaire des guichets » de Schaerbeek crée une polémique linguistique nationale. Le monde politique flamand s’insurge et dénonce une mesure de l’apartheid. Bien que la mesure soit déclarée illégale par le Conseil d’État, Roger Nols ne consent à la retirer que suite à l’intervention du procureur général honoraire Walter Ganshof van der Meersch et de la gendarmerie.
À partir de 1974, les discours de Roger Nols tendent de plus en plus à faire de l’immigration un combat politique et électoral. Il décrit les étrangers comme étant structurellement et intrinsèquement, de par leur culture et leurs habitudes, incompatibles avec la société belge. Pour lui, ils sont la cause potentielle ou effective des problèmes socio-économiques de la commune de Schaerbeek. Accentuant les enjeux sécuritaires, il les accuse d’incapacité à prendre place dans la société belge, voire de violences. Ces discours ne se basent sur aucune donnée scientifique vérifiable et rentrent dans une dynamique raciste. Ainsi, ils reposent essentiellement sur des stéréotypes qui stigmatisent les individus et, ce faisant, les séparent. Selon Roger Nols, il y aurait un « eux » et un « nous ». Cette pensée atteint son paroxysme en 1979, avec la publication d’un « Appel aux immigrés » pour le bulletin communal Schaerbeek Info.
Un riche tissu associatif apparaît à Schaerbeek durant les années 1970. D’abord centrées sur l’accueil et le soutien des personnes issues de l’immigration, ces associations tendent de plus en plus à se mobiliser et à se rassembler pour s’opposer au climat xénophobe et répressif qui se développe dans la commune. Les associations dénoncent notamment les dangers que représentent les discours et la politique de Roger Nols. S’y ajoutent des groupes politiques de gauche qui réalisent des journaux pour dénoncer les mesures et actions du bourgmestre de Schaerbeek.
Dans les archives retrouvées au CARHOP, un périodique symbolise les tensions qui existent entre le pouvoir communal schaerbeekois et ses opposants. Il s’agit du magazine Agence schaerbeekoise d’information. Ce magazine est l’une des nombreuses initiatives qui luttent contre le climat sécuritaire et xénophobe à Schaerbeek. En 1975, il suit de près le cas de l’arrestation violente d’un jeune adolescent de 14 ans, Alex, par la brigade antigang. En fugue du home de Levenslust, le jeune homme est appréhendé par la police de manière musclée et les agents font usage de leurs armes. Agence schaerbeekoise d’information décide d’enquêter sur cette affaire et de rendre compte aux lecteurs de toutes ses évolutions. À la fin de l’année 1975, le magazine souligne tous les manquements survenus durant l’enquête policière et la manière dont le jeune adolescent a été traité par la police.
En 1975, Roger Nols occupe son premier mandat. S’il n’est pas question de lui imputer les manquements dans la formation des policiers impliqués dans ce drame, il est à noter que le Bourgmestre leur apporte un soutien inconditionnel lors du Conseil communal du 16 janvier 1975. Il publie par la suite un toutes-boîtes où il désigne ce qu’il nomme « les vrais coupables », en qualifiant les groupes d’opposants de « pêcheurs en eau trouble, se repaissant et vivant de l’anarchie, interdits de séjour, personnages interlopes vivant d’expédients, mafia internationale ». Avec cet événement, on découvre le caractère autoritaire de l’administration de Nols.
Aux élections communales de 1982, une liste antiraciste, Démocratie sans frontière, est constituée dans le but d’apporter une opposition à Roger Nols au sein des structures politiques communales. Celle-ci se construit sur base du Front antiraciste de Schaerbeek, qui rassemble une pluralité de forces progressistes, à savoir plus de 80 organisations de tous bords. Ce dernier dénonce la politique répressive de Roger Nols, ainsi que les discours racistes en Belgique. Il organise également des manifestations et des conférences de presse. Il met également en place des actions dans les quartiers pour informer la population schaerbeekoise sur les questions qui la concernent. Ainsi, le Front antiraciste se déploie en réaction aux initiatives communales. Toutefois, la liste Démocratie sans frontière ne parvient pas à récolter assez de voix et l’initiative est abandonnée.
La situation reste délétère pendant des années à Schaerbeek. En témoigne l’exemple qui permet d’introduire ce sujet. En 1986, Roger Nols interdit des rassemblements de plus de cinq personnes entre 22 heures et 6 heures du matin.
En réaction à l’arrêté de police de Roger Nols, la mobilisation associative est immédiate. Le 27 mai, à 22 heures, 200 personnes se rassemblent devant la Maison Communale de Schaerbeek et dénoncent ce couvre-feu comme étant une atteinte à la liberté ainsi qu’une vexation à l’égard des musulmans. Du côté citoyen, 17 Schaerbeekois introduisent un recours en suspension auprès du Gouverneur de la Province et demandent au Ministre de la Région bruxelloise de Donnea, autorité de tutelle, d’annuler la mesure anticonstitutionnelle.
Conclusion
Bien plus qu’un fait divers, cet arrêté de police est symbolique et symptomatique de la politique discriminatoire menée par le Bourgmestre de Schaerbeek. Cette politique est préjudiciable à plus d’un titre. D’une part, cet arrêté constitue une violation de l’article 26 de la Constitution belge. D’autre part, elle provoque de la tension entre les autochtones et les immigrés, stigmatise et crée un climat d’angoisse et d’inquiétude qui risque d’aboutir à un climat de violence.
Or, la constitution garantit aux Belges le droit de se rassembler et de s’exprimer. De plus, elle ne s’oppose pas à ce que les personnes et les associations interviennent dans la vie politique. Ces droits fondamentaux et démocratiques s’opposent à la vision politique de Roger Nols. En effet, celui-ci estime qu’il existe une « entente tacite » entre l’autorité et le citoyen, et qu’il s’agit-là d’un mode de gouvernance moderne. Or, cette vision est fondamentalement anti-démocratique puisque l’exercice du pouvoir politique échappe à toute possibilité de contrôle de la part du citoyen.
Durant les années 1970 et 1980, la Commune de Schaerbeek connait des difficultés financières, aggravées par la mauvaise gestion du pouvoir communal. Ce dernier prend alors la décision d’expulser la population qu’elle qualifie de « moins rentable » au profit d’autres habitants « plus rentables » en prévoyant, notamment, de construire de nouveaux logements à la place des logements ouvriers.
En menant une politique d’exclusion, Roger Nols catégorise la population dans ses discours : autochtones, immigrés, groupuscules politiques, etc. De plus, il instaure des mesures répressives à l’égard de ces groupes. Par cette manœuvre, il stigmatise les habitants et les commerces des quartiers ouvriers, mais aussi les groupes politiques ou associatifs qui s’opposent à ses mesures et ses discours. In fine, il encourage la division de la classe ouvrière. Pourtant, dans les usines, Belges et immigrés connaissent les mêmes difficultés liées aux conditions de travail. Même chose dans les quartiers populaires où la population ouvrière dans son ensemble connaît les mêmes conditions de vies difficiles.
À l’époque de Nols, la population immigrée n’a pas accès au droit de vote et peut donc difficilement bénéficier de l’appui de représentants politiques. Les étrangers ne pouvant s’exprimer au niveau représentatif au sein de la commune de Schaerbeek, ils peuvent compter sur une forte mobilisation associative et citoyenne. Loin d’être des faits divers, les mesures et discours de Nols portent en eux des dangers pour la démocratie et le vivre ensemble. En conséquence, un tissu associatif et citoyen s’organise et dénonce collectivement les abus du pouvoir communal. Ces mobilisations collectives montrent également que la défense du citoyen passe aussi par la lutte contre les discriminations basées sur la classe, le genre, les choix politiques, philosophiques ou religieux. Elles montrent enfin l’importance de l’accession au droit de vote pour toutes les personnes vivant sur le territoire belge.
Avec l’adoption du suffrage universel masculin en 1919, puis pur et simple en 1948, la démocratie belge améliore ses mécanismes de représentativité politique. Mais elle est loin d’être complète. La Belgique fait appel à de la main d’œuvre étrangère pour répondre aux besoins de production du pays. Dans une période de plein emploi, ce sont les secteurs d’activités désertés par les travailleurs belges qui demandent des ouvriers étrangers. Les conditions de travail y sont difficiles, voire dangereuses. Ces nouveaux arrivants ne bénéficient pourtant pas du droit de vote et ne peuvent donc porter leur voix dans le système représentatif belge. Or, ce droit est un moyen d’expression collective et de défense politique.
Les syndicats dénoncent régulièrement les discriminations dont sont victimes les populations étrangères qui sont majoritairement dans des situations de précarités. À partir de la crise économique des années 1970, la dérégulation du marché du travail renforce les situations de précarité qu’elles connaissent (logements, quartiers vétustes…). Avec peu de qualification et la faible possibilité de promotion interne, les travailleurs immigrés restent cantonnés dans des secteurs atypiques avec un salaire souvent inférieur au barème légal, des heures supplémentaires impayées, etc… Afin de mieux défendre ce public, les organisations syndicales les intègrent progressivement dans leur structure. Ainsi, et à titre d’exemple, en 1971, les travailleurs étrangers peuvent voter pour les élections sociales, leur donnant ainsi la possibilité d’être des acteurs socio-politiques des entreprises dans lesquels ils travaillent.
Pour aller plus loin
Numéro spécial « Nols met la démocratie en péril », Agence schaerbeekoise d’information, mars 1975.
Hervé LOUVEAUX, « Schaerbeek : violence et xénophobie », MRAX-information, septembre 1986.
Marie-Thérèse COENEN (Dir.), Les syndicats et les immigrés, Du Rejet à l’intégration, EVO – CARHOP – FEC, 1999.
Marie-Thérèse COENEN & Rosine LEWINE, La Belgique et ses immigrés ; Les politiques manquées, De Boeck Université, 1997.
Riccardo GUITERREZ, « La Belgique compte 623.000 musulmans », Le Soir, 17 novembre 2010, p. 7
30000 étrangers sur le sol schaerbeekois, Fond Service Migrants de la CSC Liège, septembre 1980.
« Une histoire commune », La Libre, 8 mars 2012.
Immigration en Belgique : une histoire de politiques et de discours, CIRÉ asbl, juin 2016.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Ben Fredj, M., Fanni, A. « Mobilisations associatives contre les politiques de R. Nols à Schaerbeek », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°10 , septembre 2019, mis en ligne le 24 octobre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Je ne suis pas dupe de la dimension parfois partielle, parfois subjective, des récits que font les étudiants et étudiantes de leur sujet. Toutefois, d’une certaine manière et au vu du temps alloué à la formation en histoire, les étudiants et les étudiantes sont parvenus à explorer de nouveaux horizons et de nouvelles questions autour des thématiques de la démocratie et de la participation. Après un aperçu historique de différentes composantes de la démocratie belge, ils et elles ont pu se plonger dans un événement particulier et l’interroger à travers le prisme de leur quotidien militant. Ce lien entre passé et présent, même si parfois subjectif, leur permet de se situer dans un continuum et d’y prendre position. Ensuite, je les ai laissé continuer ces réflexions, via des discussions collectives. Dans un premier temps, lors de la journée de présentation orale des travaux. Ce jour-là, les étudiants et étudiantes décident d’explorer un peu plus un sujet en se rendant au Familistère de Guise pour leur voyage de quatrième année.
Puis, dans un deuxième temps, une demi-journée d’animation est organisée en dehors du programme et avec leur accord pour creuser collectivement les thématiques de la démocratie et de la participation. Cette demi-journée est animée en collaboration avec Julien Tondeur, historien au CARHOP et formateur pour la quatrième année ISCO-CNE, afin d’assurer une certaine continuité entre les années de formation en histoire. Nous leur proposons de réaliser une réflexion sur les corps intermédiaires. En Belgique d’abord, au sein de leurs travaux ensuite. Les corps intermédiaires sont entendus ici au sens d’« institutions de l’interaction », formule développée par Pierre Rosanvallon qu’il situe entre le niveau de l’individu et celui de l’État. Malgré la difficulté pour les étudiants et les étudiantes de libérer encore du temps pour la formation, cinq personnes sur douze sont présentes. Il s’agit de Barbara Chatelle, Samuel Willot, Laurence Gerardi, Nadine Demol et Wendy Chanoine. Les groupes les plus complets sont ceux des émeutes de 1886 et du Familistère de Guise. C’est à partir de ces deux sujets que nous alimentons collectivement la réflexion.
À la question « quels sont les corps intermédiaires qui, selon vous, agissent sur la démocratie en Belgique et où les situez-vous ? », les étudiants et étudiantes réalisent le schéma suivant :
Ils et elles établissent une hiérarchie dans leur schéma. Au sein de certains corps intermédiaires identifiés, les étudiants et étudiantes détaillent des enjeux. Les pouvoirs locaux permettent plus de démocratie participative car il y a plus de proximité entre les représentantes et représentants politiques et les citoyens et citoyennes. Quant au monde associatif, il permet de défendre les intérêts des femmes et des hommes vivant en Belgique.
Ce qui interpelle dans ce schéma, c’est la hiérarchie mise en place par les étudiants et les étudiantes ainsi que la manière dont les syndicats y prennent place. Au niveau hiérarchique, le peuple côtoie des corps intermédiaires face aux partis politiques et à la FEB. À la question « Où placeriez-vous les organisations syndicales dans ce schéma ? », ils et elles les placent à l’intersection entre le peuple et la démocratie. Les étudiants et étudiantes ne présentent pas les syndicats dans leur rôle d’interlocuteurs sociaux, mais plutôt comme étant des acteurs importants de la démocratie belge. Si les organisations syndicales ne trouvent pas spontanément une place dans leur schéma, c’est aussi parce qu’elles font face à beaucoup de freins.
Pour les étudiants et les étudiantes, ceux-ci sont de plusieurs ordres. Ils et elles considèrent que les syndicats ont moins de possibilités d’agir pour défendre les travailleurs et les travailleuses, et que leurs actions sont étouffées. Ils doivent encore s’adapter aux évolutions sociales et développer leurs moyens d’actions. Concernant la dualité qui marque la démocratie belge, les étudiants et les étudiantes proposent des pistes de solutions : que les différents corps intermédiaires identifiés soient mis sur le même pied d’égalité, que les partis politiques soient plus en phase avec les réalités de la population, que le soutien aux structures d’éducation permanente soit renforcé, que des maisons citoyennes soient créées afin de renforcer la représentativité de la population, que des cours de citoyenneté soient instaurés à l’école et que l’on y développe des cours d’histoire sociale. Théoriquement, une partie des solutions avancées par les étudiants et les étudiantes fait pourtant partie des dynamiques de la démocratie belge. Il est symptomatique de leurs réflexions sur celle-ci qu’ils et elles demandent leur renforcement en pratique.
Pour étoffer ces réflexions sur les corps intermédiaires, nous leur proposons de voir ce qu’il en est au sein de leurs travaux. Cette recherche s’articule autour de trois questions : « Les corps intermédiaires sont-ils présents ou absents de votre sujet ? », « Quel(s) impact(s) sur votre sujet de recherche ? » et « Quel est leur rôle ? ». Ensuite, ils et elles partagent collectivement le résultat de leur analyse.
Dans la société close du Familistère de Guise, Barbara Chatelle et Samuel Willot identifient sur un flipchart plusieurs espaces faisant office de corps intermédiaires. Il y a, par exemple, le comité d’ouvrier, créé en 1857 qui gère la caisse des amendes et des secours. Il y a ensuite le conseil du Familistère, créé en 1860 pour veiller au bon fonctionnement de l’habitation unitaire et de ses services. En 1870, la commission administrative constitue un premier essai de participation des travailleurs aux bénéfices, et, en 1877, se crée le cercle de qualité, que les étudiants et étudiantes identifient comme un « genre CPPT ». Pour elle et eux, l’impact de ces corps intermédiaires est d’améliorer les conditions de vie des travailleurs et de leur famille ainsi que leurs conditions de travail ; d’encourager l’éducation populaire via la création de crèches, d’écoles et d’espaces de formation ; de favoriser l’accès à l’eau, l’hygiène et la culture via la création d’une piscine, d’une buanderie et d’un théâtre ; de donner la possibilité de prendre son destin en main. Pour elle et eux, le rôle de ces corps intermédiaires dans cette société close est d’harmoniser la vie au sein du Familistère et de favoriser une juste rétribution du travail des ouvriers, le tout dans le but de prouver que le socialisme peut se développer au sein du système capitaliste.
De leur côté, Nadine Demol et Laurence Gerardi peinent à trouver des corps intermédiaires dans leur sujet sur les émeutes de 1886. Lors de leur présentation, elles expliquent le contexte sociopolitique conflictuel de la fin du XIXe siècle en Belgique, le rôle des anarchistes dans le lancement des émeutes et la répression de la révolte. Elles concluent par la mise sur pied de la grande enquête au lendemain des émeutes. Pour elles, l’impact des révoltes de 1886 est la mise en place de réformes et de lois de protection des ouvriers et des ouvrières. Pour répondre à la question du rôle, c’est par l’absence de corps intermédiaires que les étudiantes analysent leur travail. Elles expliquent par écrit qu’« en l’absence de structures reconnues, les ouvriers mettent en place les caisses mutuelles, ébauche de la sécurité sociale. [C’est la] naissance de la solidarité entre les ouvriers. Les ouvriers s’organisent entre eux pour faire valoir leurs droits et éliminer les inégalités sociales, salariales, etc. Et aussi améliorer les conditions de vie et de travail. La non reconnaissance des syndicats engendre des révoltes plus violentes. ».
Après avoir identifié quelques corps intermédiaires agissant en Belgique aujourd’hui ainsi que la manière dont certains agissent dans leur sujet, nous leur proposons de réfléchir collectivement aux enjeux actuels en termes syndicaux. Autrement dit, comment être acteur et actrice de changement face aux enjeux contemporains ? Ici aussi, les étudiants et étudiantes émettent des propositions : qu’il y ait plus de congrès organisés ; qu’il y ait une diversification des moyens d’actions ; qu’il y ait une amélioration du rapport de force et que les organisations syndicales récupèrent la main sur la concertation sociale ; qu’il y ait une meilleure communication sur les résultats obtenus. Ce dernier point compte beaucoup aux yeux des étudiantes et étudiants car, pour elles et eux, l’augmentation de droits en faveur des travailleurs et travailleuses renforce la crédibilité de l’action syndicale, et donc sa légitimité démocratique.
Lors de cette dernière demi-journée, il est peu question du mouvement des gilets jaunes, qui pourtant avait suscité leurs réactions au début du cours d’histoire. C’est vrai que cette actualité est moins prégnante en juin 2019, mais il n’en reste pas moins que les étudiants et les étudiantes préfèrent interroger, au sortir des réflexions amenées par la formation en histoire, les manières d’être acteurs et actrices de changement aujourd’hui. Mon rôle s’arrête là, car je ne peux donner une recette militante miracle, sorte de potion magique du mouvement social. Mon rôle se limite à montrer que plusieurs stratégies militantes et collectives ont répondu à plusieurs enjeux et contextes historiques, et qu’il faut rester attentifs et attentives à ces dynamiques-là.
Tensions et rapport au temps
Pour certains rédacteurs et rédactrices, la dimension subjective du travail est assumée. À titre d’exemple, le texte concernant les « Mobilisations associatives contre les politiques de R. Nols à Schaerbeek » est partial. Mohamed Ben Fredj et Anna Fanni, choqués par les politiques mises en place par le Bourgmestre de la commune, les dénoncent autant que faire se peut. À ce propos, s’associant par mail, il et elle expliquent que « faisant partie d’une organisation syndicale je me lève et me bat contre cette politique d’exclusion et [réaffirme l’importance] du droit de vote pour tous et pour les étrangers. […] Les syndicats ont un rôle important à jouer en tant que barrière à ces politiques, en faisant de la formation continue, en informant, en s’opposant…mais aussi en restant bien en place car on peut aussi remarquer une volonté politique dans de nombreux pays européens à vouloir couper les ailes aux syndicats ». Mohamed Ben Fredj et Anna Fanni s’inquiètent également de la montée actuelle de mouvements et de pensées politiques d’exclusion, ce qui influence le regard qu’il et elle porte sur leur sujet d’étude. Le travail sur l’autogestion, quant à lui, est plutôt partiel. Enthousiasmées par les initiatives de ces travailleuses qui parviennent à s’émanciper en prenant en main leur usine et en s’affirmant au sein de leur famille, Wendy Chanoine et Elodie Ghaye en oublient presque qu’elles n’ont pas agi seules. Des militantes et militants d’organisations syndicales, des institutions et des familles solidaires sont pourtant bien présentes à l’époque pour les seconder sur le terrain.
D’un autre côté, ces biais constituent également une richesse qui alimente la complexité du réel. D’une part, parce que le regard que porte les déléguées et délégués syndicaux sur ces enjeux du passé en dit long sur leurs enjeux actuels. À la lecture de leur récit, une certaine proximité apparaît entre des luttes anciennes et des conflits contemporains. Dans cette dynamique, l’intérêt n’est pas d’esquisser l’ensemble des contours d’un événement historique mais plutôt de voir ce qui fait sens pour les délégués et les déléguées d’aujourd’hui. L’intérêt est qu’ils et elles puissent tirer des réflexions de ces événements passés sur les actions à venir et par rapport à ce qui fait sens pour elles et eux dans leur quotidien militant.
D’autre part, parce que, pour la jeune historienne que je suis, ces travaux créent un « effet miroir » sur les enjeux et tensions du métier d’historien.ne. Car, que faire de ce lien entre présent et passé ? Il serait tentant de dénier ce lien mais, à mon sens, ce serait prendre un risque. Le risque de ne pas être au clair avec ce qui nous anime dans notre recherche et avec ce qui influence notre réflexion. À l’inverse, pratiquer l’analyse historique en pleine conscience permet de procéder à l’inscription du passé dans le présent, d’établir un pont vers l’avenir et de légitimer une relecture indéfinie des sources, à la recherche du sens. En assumant cette dialectique, les historiens et historiennes prennent à bras le corps les questionnements de leurs contemporains. C’est là un exercice aussi difficile qu’enrichissant : parvenir à entendre la complexité du présent pour y amener la nuance du passé tout en évitant la projection. Mais pour ça, il faut du temps.
Or, pour cette année 2018 – 2019 de formation en histoire à l’ISCO-CNE, le cours bénéficie de six fois trois heures, soit 18 heures. Il faut parvenir, dans ce laps de temps, à fournir des éléments théoriques tout en laissant l’espace aux étudiants et étudiantes de partir à la rencontre de leur sujet de recherche. De plus, il faut garder en tête que les étudiants et les étudiantes s’engagent au-delà des 18 heures du cadre de la formation, en investissant du temps personnel dans la réalisation de leurs travaux. Ce qui peut rentrer en tension avec leur vie professionnelle, personnelle et militante. Si je reste convaincue de l’intérêt de la démarche pédagogique en termes d’éducation permanente, elle se confronte néanmoins aux réalités du terrain. Car, pour des personnes qui ne sont pas versées dans les pratiques du métier d’historien, il faut plus de temps pour se familiariser avec toutes ses composantes. Il aurait été intéressant d’avoir le temps (et donc de le prendre) de revenir avec chaque groupe sur leurs travaux afin de voir ensemble ce qui anime leurs réflexions dans leur récit, ce qu’elles disent sur leurs enjeux actuels, ce qu’ils et elles n’ont pas abordé et pourquoi, et de compléter ensuite ensemble leurs sujets.
Défis de la formation en histoire ISCO-CNE
Dans ce contexte, la formation qui associe histoire et éducation permanente se doit de relever de nombreux défis. D’abord pour les apprenants et les apprenantes. Pour certains et certaines d’entre eux, la participation à la formation est un enjeu en soi. Étant plus à l’aise avec l’expression orale, ils et elles doivent se familiariser avec l’écriture, les règles de rédaction, ainsi que le respect de la chronologie du récit. Dans la même optique, il faut les rassurer par rapport à leurs anciens cours d’histoire, faits de nombreuses dates et autres événements.
Ce sont aussi des délégués et déléguées syndicaux qui s’expriment. Il ne faut pas oublier que les étudiants et les étudiantes sont par ailleurs des travailleuses et travailleurs sur leur lieu de travail en tant que délégué.e.s syndicaux. Professionnellement, ils et elles se positionnent et doivent parfois faire face à des situations très conflictuelles et stressantes. Il arrive qu’ils et elles doivent faire face à un plan social dans l’urgence, voire pendant le cours. Ce qui n’est pas sans impact sur le déroulé de ce dernier. Dans cette optique, la participation à la formation ISCO-CNE est aussi une forme de prise de risque. Au sortir des quatre années de formation, les délégués et déléguées expliquent qu’ils et elles sont mieux armés. Ils et elles posent de meilleures questions et avancent de meilleurs arguments dans leur travail syndical. Enfin, ce sont aussi des personnes qui donnent de leur temps et doivent articuler vie privée et formation.
Emmanuel Bonami détaille les apports de la formation ISCO-CNE aux militants et militantes syndicaux qui y participent :
Mario Bucci explique, quant à lui, les difficultés professionnelles auxquelles les militants et militantes doivent faire face aujourd’hui ainsi que leurs impacts sur le processus de formation ISCO-CNE :
Au milieu de tous ces enjeux, forts liés à l’immédiateté, l’apport pédagogique de l’histoire dans la formation ISCO-CNE n’est pas visible au premier abord. Étant pressés de toutes parts, il n’est pas toujours évident pour les étudiants et les étudiantes de déceler les bénéfices qu’amène l’étude historique. Pourtant, l’histoire leur permet de se situer dans le temps, car ils et elles ne se rendent pas toujours compte qu’ils et elles sont dans une même ligne historique, celle du mouvement ouvrier. L’histoire permet de réfléchir collectivement à ce qui s’est passé et à ce que l’on peut faire aujourd’hui. Pour ce faire, il faut parvenir à établir un lien avec l’action actuelle sans transposer différentes situations et en évitant les raccourcis. Or, pour ça, il faut du temps, matière première des historiens et historiennes.
La formation qui associe histoire et éducation permanente participe à des processus émancipateurs et formateurs. Par sa démarche, la discipline historique interroge le passé par rapport aux enjeux et aux questionnements du temps présent. Son récit se situe entre continuités et ruptures. Des continuums permettent de faire des échos entre le passé et le présent, sans pour autant faire l’économie de la complexité du réel qui induit le singulier dans chaque situation. En abordant l’histoire du mouvement ouvrier en Belgique, les étudiants et les étudiantes découvrent que certains vécus des travailleuses et travailleurs d’autrefois, ils et elles le vivent encore aujourd’hui mais sous d’autres formes et avec des enjeux nouveaux. Ce rapport au temps est l’apport du cours d’histoire dans la formation ISCO-CNE. Ils et elles s’approprient leur histoire, découvrent que le combat évolue et peuvent questionner la manière dont ils et elles peuvent être acteurs et actrices de changement aujourd’hui. Suivant cette optique, la formation en histoire a pour ambition de s’inscrire dans le projet pédagogique de l’ISCO-CNE.
Emmanuel Bonami explique ainsi la pédagogie générale de formation ISCO-CNE :
Défis passés, présents et futurs du projet ISCO-CNE
Si cette formation ISCO-CNE existe, c’est grâce à un formidable droit culturel : le congé-éducation payé, qui permet à des travailleurs et des travailleuses de suivre des formations générales, durant les heures de travail, sans perte de salaire. La conquête du temps de formation sur le temps salarié est une lutte de longue date du mouvement ouvrier. Celle-ci permet l’obtention de droits culturels pour les travailleurs et les travailleuses dans un objectif d’émancipation individuelle et collective. La seconde moitié du XXe siècle offre de belles victoires au mouvement ouvrier. Toutefois, depuis les années 1990, on assiste à un affaiblissement du soutien des pouvoirs publics pour les formations générales, en excluant certaines formations ou en diminuant le plafond d’heures, au profit des formations techniques et professionnelles de plus courte durée. En 2006, en raison du coût du système des « congés-éducation », 30% de son financement est supprimé. En 2014, la sixième réforme de l’État régionalise ce droit et renforce encore l’affaiblissement des formations générales. Encore aujourd’hui, l’obtention de droits culturels, bien qu’étant une belle victoire du mouvement ouvrier, est un acquis pour lequel il importe de rester vigilant.
À cette attention à la préservation du temps de formation s’ajoute un nouvel enjeu pour le projet ISCO-CNE, à savoir le maintien de la diplomation du processus de formation. Depuis 2008 et la réforme de Bologne, les facultés universitaires de Namur ne peuvent plus cosigner le graduat de fin de formation. Le CIEP et la CNE cherchent un nouveau partenaire institutionnel pour conserver la diplomation du processus de formation. Ce nouveau partenaire, c’est l’Institut Libre de Formation Permanente (ILFoP). Relevant du secteur de la promotion sociale, l’ILFoP propose l’obtention de la Valorisation des Acquis et de l’Expérience (VAE). Si la VAE permet une forme de diplomation de la formation ISCO-CNE, cela crée de nouvelles tensions entre les objectifs de l’éducation permanente et ceux de la promotion sociale.
Mario Bucci retrace l’historique de l’émergence de ces tensions :
Emmanuel Bonami explique notamment comment se structurent ces tensions aujourd’hui et leurs impacts sur le projet ISCO-CNE :
Aujourd’hui, l’ISCO-CNE interroge son projet ainsi que la manière dont il peut répondre aux défis amenés par la cohabitation entre les enjeux de la promotion sociale et ceux de l’éducation permanente.
Emmanuel Bonami exprime les défis de cette cohabitation pour la pédagogie de formation de l’ISCO-CNE.
Toutefois, Mario Bucci, partant de l’importance de la diplomation de la formation, explique la difficulté de maintenir les ambitions de la pédagogie générale :
Quel que soit l’avenir de la formation ISCO-CNE, l’apport de celle-ci pour les militants et militantes syndicaux reste au cœur de ce projet. Elle offre la possibilité à des hommes et des femmes d’être acteurs et actrices de changement et de renforcer leur participation, dans leur secteur, à l’exercice démocratique.
Pour aller plus loin
De Cock L., Larrère M. et Mazeau G., L’Histoire comme émancipation, Marseille, Agone, 2019.
Leduc J., Les historiens et le temps, Paris, Le Seuil, 1999.
Le Grain, Le défi pédagogique. Construire une pédagogie populaire, Bruxelles, Vie ouvrière, 1985.
Rosanvallon P., La légitimité démocratique.Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Le Seuil, 2008.
L’idée de mener l’enquête sur l’expérience politique de SeP (Solidarité et Participation), ce mouvement devenu parti politique au début des années 1980, n’est pas née du hasard. Elle est inspirée d’un questionnement, en prise direct avec l’actualité de modes de résistance ou de contestations plus ou moins médiatisés, comme, par exemple, les jeudis pour le climat, le mouvement des gilets jaunes, ou encore la campagne TamTam pour la dignité humaine. À la veille des élections du mois de mai, ces mobilisations interpellent très concrètement le monde politique. L’espace public est investi, dans des styles différents, avec toujours l’objectif d’inscrire à l’agenda politique des revendications portées par une frange de citoyen.nes, souvent déçu.es, qui désormais s’expriment. Comment penser les liens entre politique et mouvement social ? Par quelles voies un mouvement social peut-il concrétiser son prolongement politique ?
C’est au prisme de ces questionnements contemporains, que nous avons « ouvert » un chantier sur l’histoire de SeP. Née au début des années 1980, et portée par l’enthousiasme de quelques militant.e.s du MOC, convaincus par le projet « pluraliste, fédéraliste et progressiste », l’aventure politique de SeP, au démarrage fulgurant (« C’est parti, c’est un parti, c’est partout » est l’un des premiers slogans de SeP), connaît toutefois une existence éphémère. Témoins d’une volte-face provoqué par l’échec électoral de 1985, précisément celui qui mène de l’enthousiasme à la désillusion, les journalistes détourneront le premier slogan de SeP pour titrer l’événement « SeP, c’est parti… c’est par terre ». C’est sous ce titre que nous avons choisi d’annoncer ce dossier, non pas pour occulter la passion des débuts, mais pour faire apparaître précisément ce changement d’attitudes. Car longtemps, la force d’un souvenir plutôt désagréable, celui d’un « échec », a pris le pas sur la volonté d’en faire le bilan ou l’histoire.
Aujourd’hui, les sources écrites sont accessibles, la parole commence à se libérer, et l’urgence de l’actualité donne du sens à historiciser une expérience qui contribue à éclairer les liens entre mouvement social et politique. Pour ouvrir ce dossier « délicat », nous avions sollicité le compagnonnage de Paul Wynants, historien engagé, proche du Mouvement Ouvrier Chrétien. Il est décédé inopinément à la fin de l’année 2018, avant de pouvoir répondre positivement à notre appel. Assurément, cette recherche exploratoire, qui s’inscrit au sein d’une histoire sociale et politique que Paul Wynants a largement contribué à écrire et faire connaître, lui doit beaucoup. Ce sont son travail de recherche, son intérêt pour la conservation des archives, et surtout sa préoccupation de faire comprendre le monde dans lequel nous vivons, mis en évidence dans sa toute récente notice biographique sur le site du Maitron, que nous avons à cœur de poursuivre.
À l’aube d’élections « mammouths » (européennes, fédérales, régionales et communautaires), la capacité des partis politiques à relayer et à concrétiser les aspirations politiques des citoyen.nes et des corps intermédiaires, dont les mouvements sociaux, est réinterrogée. Les récentes mobilisations plus ou moins massives et, élément remarquable, sur une temporalité qui dépasse le simple rassemblement d’un jour, questionnent en effet l’adéquation et l’ambition des politiques menées par les gouvernements des différents niveaux de pouvoir avec les visions de la société exprimées par des franges de la population. Entre des gilets jaunes aux revendications disparates, les partisan.es de politiques fortes en matière climatique ou les rassemblements tendant à la défense des droits humains, de nouvelles mobilisations se cristallisent au sein des mouvements sociaux historiques et en dehors de ceux-ci. Les échéances électorales amènent ainsi les partis politiques à révéler leurs incertitudes, leurs indécisions, leurs contradictions, voire leur inertie, quant à des objectifs ambitieux.[1] Au mieux, elles les incitent à se positionner par rapport à des projets porteurs et portés par des citoyen.nes et à se saisir des questions mises en avant par ceux-ci.[2]
Prétendant « mobiliser au-delà des clivages traditionnels et des logiques partisanes », des mouvements de réflexion éclosent en périphérie des corps intermédiaires historiques. Ils ont tantôt l’ambition de réconcilier le citoyen avec l’action politique, en la rendant notamment plus efficace et concertée[3] ; tantôt, ils portent des revendications éclatées (ex : mouvement des gilets jaunes).[4] En tant que corps intermédiaires, les mouvements sociaux historiques sont eux-mêmes en questionnement par rapport à leur capacité à relayer des préoccupations sociales fondamentales, que ce soit en matière fiscale, d’enseignement, de santé, de mobilité, etc.
Le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) est lui-même concerné par cette problématique. À cet égard, comme le rappelle son secrétaire politique, Frédéric Ligot, l’actuelle législature s’avère d’ailleurs très violente, non seulement par les politiques menées, mais aussi par l’impuissance du mouvement social à influer sur les mesures gouvernementales fédérales, surtout, et régionales, ensuite. La concertation est à peu près inexistante :
Mais, le MOC déploie des stratégies suffisamment souples pour s’adapter aux circonstances politiques qui lui sont moins favorables et parvenir à porter sur la place publique ses priorités. Au cœur de son processus, figure l’éducation permanente, qui fait émerger les besoins sociaux, que le MOC articule avec une veille et une instruction politique menées par des groupes de travail institutionnalisés, réunissant les organisations constitutives (Mutualités Chrétiennes, CSC, équipes Populaires, JOC-JOCF, Vie Féminine) :
Parallèlement et en prolongement à ce travail de fond, le mouvement social pratique un lobbying critique et évolutif auprès des partis politiques, en vue de l’accomplissement de ses projets.
Depuis la reconnaissance d’un pluralisme d’adhésion en son sein et d’un pluralisme institutionnel, en 1972, le MOC et ses organisations constitutives ne changent pas fondamentalement leur stratégie – à l’exception de l’expérience Solidarité et Participation (SeP), nous y reviendrons. Au gré des priorités, des circonstances, mais surtout des interlocuteurs et interlocutrices, ils sont ainsi amenés à travailler tantôt avec Écolo, tantôt avec certain.es député.es démocrates humanistes, tantôt avec des socialistes[5], tantôt avec Défi, voire avec le Parti du Travail de Belgique (PTB). À ce jour, il n’existe aucun contact avec le Mouvement Réformateur et les partis d’ultra-droite. Les organisations constitutives, elles-mêmes, utilisent leurs propres relais, en complément des réseaux déployés au sein des organes de concertation du MOC. Et, lorsque le contexte s’avère peu propice au dialogue avec les gouvernements fédéral ou régional, comme c’est le cas actuellement, les priorités politiques du mouvement social sont portées sous d’autres formes dans l’espace public (ex : campagne Tam Tam, plateforme CETA-TTIP, etc.). Ces moments « d’impuissance » sont ainsi l’occasion de réinventer ses modes d’action.[6]
Il est un des prolongements du MOC qui reste peu étudié : le mouvement et parti politique Solidarité et Participation (SeP). Jusqu’au début des années 2000, le sujet demeure sensible au sein du mouvement. Nombreux sont les militant.es à refuser qu’il puisse être évoqué, même selon une approche historique, scientifique, et donc dépassionnée. Car, dans la conscience collective, SeP garde avant tout l’image d’un échec du MOC à installer un prolongement politique durable et crédible ; il rappelle aussi les dissensions parfois violentes qu’il provoque au sein du mouvement social et de ses organisations constitutives. Aujourd’hui, les historien.nes sont davantage confrontés à un autre problème, probablement lié aussi à ces écueils : le silence des témoins et des militant.es. Quarante ans : il s’agit en effet d’une longue période pour un échec politique qui n’a eu une réelle longévité que de deux-trois années, avant de péricliter pendant trois-quatre autres années, jusqu’à disparaitre. Dans ces conditions, il est éminemment difficile de libérer la parole, tant les souvenirs s’estompent. Ce numéro 9 de « Dynamiques » peut heureusement s’appuyer sur un matériau archivistique solide, multiple, qui peut encore s’amplifier à mesure que d’ancien.nes membres de SeP se manifesteront auprès du CARHOP ou qu’ils/elles seront sollicités par des chercheurs et des chercheuses. La récolte d’archives relatives au mouvement et parti politique est en fait loin d’être terminée. Les documents exploités dans les contributions qui suivent (MOC national et SeP, essentiellement) ne constituent à cet égard que quelques pierres à la construction de l’objet historique « SeP ».
Replacer SeP dans une chronologie longue de l’histoire des prolongements politiques du MOC est l’étape préalable indispensable à laquelle s’emploie Luc Roussel. Parce qu’elle est privée de droits socioéconomiques, culturels et évidemment politiques, la classe ouvrière du 19e siècle se mobilise dans un mouvement social qui petit à petit parvient à investir l’espace public, à porter ses revendications et, à de nombreuses reprises, bien que le processus soit très lent, à conquérir des avancées, dont l’exercice de droits politiques ne sont pas les moindres (suffrage universel pur et simple). Sous cet angle, le pilier chrétien se mobilise moins rapidement que son pendant socialiste. Sa relation avec son prolongement politique traditionnel (le Parti Catholique, puis le Parti Social Chrétien) est en outre tiraillée entre un sentiment de lien indissoluble et une insatisfaction persistante, qui mène les militant.es vers d’autres formations politiques, ce qui pousse le MOC à affirmer l’existence d’un pluralisme de fait. Tout ce processus est ainsi mis en perspective, avec les ressorts socioéconomiques et politiques qui amènent les changements de stratégie politique du mouvement social.
Comprendre le phénomène SeP passe inévitablement par la fixation d’une chronologie du mouvement et du parti politique, peu connue jusqu’à présent. Dans la foulée de son mémoire de fin d’études en Histoire (UCL), Thibaut Durant s’emploie dans un premier temps à dresser en quelques lignes les ressorts de la réflexion du MOC sur son prolongement politique au début des années 1980, ainsi que les grandes étapes de la construction du mouvement politique, depuis la base jusqu’au sommet. Il envisage ensuite la transformation de SeP en parti politique, avec, au cœur de sa réflexion, la relation avec les autres formations politiques francophones et, surtout, l’échéance des élections législatives de 1985. Il en vient ainsi à considérer succinctement la stratégie électorale et le programme politique du parti. Enfin, il considère le repositionnement de SeP au lendemain de résultats électoraux désastreux, tant à l’égard du MOC qu’auprès des autres partis politiques. En guise de conclusions, Thibaut Durant formule quelques-unes des clefs de compréhension de la dynamique de formation, de transformation et de dysfonctionnement de SeP.
L’affirmation d’une identité pluraliste de la part de SeP interroge forcément cette conception au prisme du pluralisme reconnu par le MOC depuis 1972. Envisageant l’émergence du mouvement et parti politique sur une temporalité d’une vingtaine d’années, soit dans un contexte de dépilarisation de la société belge, François Welter étudie l’évolution des relations du MOC avec ses prolongements politiques, ainsi que sa capacité à trouver une caisse de résonnance à ses revendications. Car, le lien historique du MOC avec le Parti Catholique, d’abord, puis avec le Parti Social Chrétien, ensuite, est maintes fois discuté, remis en question. Des militant.es s’en détournent pour investir d’autres formations politiques. Les organisations constitutives ont, elles-mêmes, leur propre stratégie politique. Le MOC est forcé de reconnaitre un pluralisme d’adhésion parmi ses membres et un pluralisme institutionnel, tant ses aspirations trouvent un écho multiple, auprès de plusieurs formations politiques, dont certaines émergent dans les années 1970 avec des programmes qui dépassent le clivage philosophique. Articulée avec un contexte de crise socioéconomique, l’évaluation du pluralisme convainc le MOC de créer le mouvement politique SeP. Celui-ci doit alors trouver sa place dans la constellation politique existante, a fortiori lorsqu’il se transforme en parti. Cette contribution essaye ainsi de mettre en exergue en quoi SeP modifie ou non l’approche politique pluraliste du MOC ; et, selon cette lecture, elle s’essaye à identifier les points d’appui, les résistances et les contradictions qui conditionnent la capacité de SeP à se positionner comme un prolongement politique légitime du MOC et de ses organisations constitutives.
Les deux contributions qui suivent peuvent être lues en miroir, tant elles se complètent admirablement. Consacré à la stratégie de communication de SeP lors des élections législatives de 1985, l’article de Julien Tondeur articule finement les témoignages de deux chargées de communication engagées par le parti politique avec les quelques traces écrites retrouvées dans les archives. De ces trois sources, il fait la démonstration de l’intégration d’une professionnalisation de la communication dans l’action militante. Nouveau-né sur le terrain politique, SeP aspire à occuper le terrain politique en s’essayant à communiquer de manière coordonnée et dynamique, avec des méthodes d’occupation de l’espace public qui dépoussièrent les techniques habituelles (slogans efficaces, visuel rafraichissant, etc.). La présence importante des femmes dans les arcanes du parti et la volonté de celui-ci de leur laisser une part non négligeable des places sur les listes électorales amènent l’auteur à considérer la communication selon une lecture genrée. Cependant, le peu d’impact de la campagne menée par SeP sur l’électorat met en exergue les différentes carences du parti quant à sa capacité à porter clairement son programme dans l’opinion publique francophone.
L’écho de cette contribution aux recherches menées par Anne-Lise Delvaux est évident. Celle-ci s’emploie en effet à étudier le regard de la presse francophone sur SeP. Partant d’un corpus archivistique ciblé – les revues de presse constituées par le parti lui-même –, elle analyse autant le niveau d’intérêt – ou de désintérêt – que suscite SeP au moment de sa création que les défis et les enjeux que pointent à l’époque les différents journaux et auxquels sera confronté le nouveau mouvement, puis parti. Quelques thèmes sont ainsi mis en évidence : le positionnement de SeP par rapport aux autres partis, et particulièrement le Parti Socialiste, le Parti Social Chrétien et Écolo ; son assise électorale ; son échec au scrutin législatif de 1985. L’auteure consacre par ailleurs un point sur la place prépondérante que le journal démocrate-chrétien La Cité laisse à SeP dans ses pages ; dans ces mêmes paragraphes, elle revient sur les relations avec le MOC, qui deviendront ambigües une fois la transformation en parti actée.
Enfin, une étude sur SeP ne peut faire l’impasse sur l’évidente proximité de ce mouvement et parti politique avec Écolo. Émergeant dans une temporalité presque parallèle, l’un et l’autre ne connaissent toutefois pas le même destin. Aujourd’hui, le second est bien implanté dans le paysage politique francophone, jusqu’à concurrencer, voire défaire, les socialistes, les libéraux et les démocrates humanistes. Il est désormais associé aux « partis traditionnels ». À l’inverse, le premier n’est plus qu’un vague souvenir de quarante ans. S’employant à retracer les trajectoires parallèles des deux mouvements et partis, Geneviève Warland revient sur les motivations de leur éclosion, avant de retracer en quelques lignes l’échec électoral de SeP et l’ascension d’Écolo. Penser SeP uniquement en termes de fiasco reste cependant très réducteur. Sa proximité avec Écolo, et finalement sa fusion avec celui-ci, présage un prolongement politique du parti issu du MOC, jusqu’à une histoire très récente. Le parcours de certain.es militant.es écologistes, passé.es justement par SeP, en est la preuve. Se contentant d’évoquer ce phénomène, l’auteure ouvre la perspective d’une approche biographique de l’héritage proche, voire actuel, de SeP.
Au final, ce numéro 9 de la revue « Dynamiques » n’a d’autres ambitions que de poser quelques jalons à la recherche historique autour de SeP. Il se veut, à cet égard, une ouverture vers des explorations plus vastes, européennes probablement, plus locales aussi, évidemment plus nuancées. Certains concepts qui appartiennent à l’identité SeP mériteraient aussi d’être étudiés (ex : progressisme). Bref, au-delà des phénomènes et mécanismes analysés par les contributions présentées ci-dessus, l’objet historique « SeP » reste un vaste champ à investir.
Notes
[1] Par exemple, voir : « La Belgique, contrairement à d’autres pays « progressistes », n’a pas poussé l’ambition climatique au Conseil européen », La Libre, 21 mars 2019, URL : https://www.lalibre.be/actu/politique-belge/la-belgique-contrairement-a-d-autres-pays-progressistes-n-a-pas-pousse-l-ambition-climatique-au-conseil-europeen-5c932b0f9978e26333f7b4d8, page consultée le 22 mars 2019. [2] Les débats autour de la Loi Climat et d’une possible révision de la Constitution sont au moins révélateurs d’une prise en considération des revendications portées par les collectifs citoyens. Voir : « « Il reste une semaine » : la Coalition Climat presse les politiques de réviser la Constitution », Le Soir, 20 mars 2019, URL : https://www.lesoir.be/213504/article/2019-03-20/il-reste-une-semaine-la-coalition-climat-presse-les-politiques-de-reviser-la, page consultée le 22 mars 2019. [3] Il convient de citer notamment le mouvement politique « E-change », auquel participent notamment des anciens ou actuels élus politiques d’écolo, du CDH et de Défi, des professeurs d’université, des chefs d’entreprise, etc. Voir : E-change, URL : https://www.echange.be/presentation/, page consultée le 25 mars 2019. [4] À propos des « gilets jaunes » en France, il convient de mentionner les nombreuses interventions et publications de l’historien Gérard Noiriel, qui replace ce mouvement dans une chronologie longue des mouvements sociaux. Voir, par exemple : « « Gilets jaunes », la nouvelle Jacquerie ? Interview de Gérard Noiriel par Olivia Gisbert », France Culture, La grande table des idées, 26 novembre 2018, URL : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/gilets-jaunes-la-nouvelle-jacquerie, page consultée le 1er avril 2019. [5] Considérés sur la longue durée, les contacts du MOC avec le Parti Socialiste ne vont pas de soi. L’histoire de SeP s’inscrit d’ailleurs dans cette relation distante. [6] CARHOP, CARHOP, Dynamiques n° 9, SeP – introduction, Interview de Frédéric Ligot par François Welter, 1er avril 2019.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Welter F., « Introduction au dossier : Mouvements sociaux et politique, hier et aujourd’hui : l’expérience SeP », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 9, mars 2019, mis en ligne le 4 avril. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Depuis sa création en 1947, le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) se veut indépendant à l’égard de tout parti politique. Si le principe de base est constant, l’attitude des militant.e.s syndicaux et mutuellistes et des participant.e.s aux mouvements d’éducation permanente qui en font partie n’a pas toujours été, ni constante, ni unanime. Cette indépendance proclamée permet, assure-t-on au MOC, de prendre position sur n’importe quel problème en fonction des enjeux qu’il représente et non en fonction d’un programme ou de déclarations d’un parti politique. Il convient de se rappeler qu’il n’en a pas toujours été ainsi. L’objectif de cette analyse est de traverser l’histoire du MOC et de ses organisations à travers quelques moments-clés de l’histoire sociale qui modifient sa manière de concevoir son action politique. Le MOC, dans son appellation moderne, date de l’après Seconde Guerre Mondiale. La structure qui lui préexiste est la Ligue Nationale des Travailleurs Chrétiens, créée à l’issue de la Première Guerre mondiale. Cependant, l’histoire du mouvement ouvrier puise ses racines à la fin du 19e siècle, lorsqu’émerge la « question sociale ».[1]
L’absence de droits politiques, économiques et sociaux pour la classe ouvrière
Au lendemain de son Indépendance, la Belgique se construit autour d’une Constitution libérale. Toute une série de droits fondamentaux sont dévolus à la population : liberté d’association, d’opinion, liberté de la presse, etc. Toutefois, la primeur est surtout laissée au droit de propriété et, de manière générale, au libéralisme économique qui, in fine, dicte, pour une grande part, le fonctionnement et l’organisation de la société. Les droits élémentaires sont ainsi, de facto, pris dans un carcan qui les biaise en tout ou en partie : la classe ouvrière, qui émerge avec la révolution industrielle, est privée de droits socioéconomiques fondamentaux. Au mieux, elle est considérée en tant qu’outil de production, au pire comme menace pour l’essor économique. Jusqu’en 1867, par exemple, les coalitions ouvrières sont punies au pénal en raison des troubles et des entraves qu’elles sont susceptibles de causer aux entreprises ; la Constitution prévoit pourtant le droit de s’associer et de se rassembler paisiblement et sans arme, sans autorisation préalable. De surcroît, la bourgeoisie tient les rênes du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire et tout le système électoral entretient ce fonctionnement : censitaire[2] jusqu’en 1893, le suffrage universel pur et simple, à tous les niveaux de pouvoir, n’est obtenu qu’en 1948, au terme d’un processus long de plusieurs décennies. Les ouvriers et ouvrières n’ont, dès lors, que les mobilisations, la grève et le soutien par différents biais de quelques bourgeois sensibles à leurs conditions de vie misérables pour porter leurs revendications socioéconomiques, politiques et culturelles sur la place publique. Le mouvement ouvrier ne s’organise et ne se structure qu’au milieu du 19e siècle ; il ne peut peser sur les décisions politiques que très progressivement.
Une première reconnaissance : l’encyclique Rerum Novarum
Le monde catholique garde, tout au long du 19e siècle, ses distances par rapport à la « question ouvrière ». Les grèves de 1886 sont les détonateurs d’une prise de conscience. Le changement d’attitude se manifeste à l’occasion des Congrès des œuvres sociales qui se tiennent à Liège en 1886, 1887 et 1890. La question sociale est mise à l’ordre du jour. Ces réunions sont l’occasion pour les catholiques de réfléchir sur les moyens de restaurer le catholicisme dans la vie sociale, de tenter de reconquérir la classe ouvrière et d’ainsi lutter contre le socialisme. À la suite de ces congrès, se dessine clairement un fossé entre les partisans et les adversaires de l’intervention dans la question sociale. Plusieurs catholiques défendent la création d’associations mixtes de défense des travailleurs (ouvriers et patrons mêlés) et demandent une intervention limitée de l’État.
Dans cette analyse, nous traiterons du movement et du parti politique Solidarité et Participation (SeP) d’un point de vue chronologique. Nous allons mettre en lumière les différentes phases marquantes de l’existence de SeP à partir de sa construction jusqu’à sa « chute ».
Nous aborderons le contexte qui motive le choix du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) — qu’il soit socio-économique ou interne au MOC — à se doter d’un mouvement politique. De plus, nous observerons la façon dont le mouvement politique se construit, quel processus est mis en œuvre par les militant.e.s, quelles sont les structures et quelle sera la ligne politique de SeP.
Poussé par son engouement, SeP désire poursuivre en évoluant en parti politique. L’ambition du parti est de se présenter au scrutin électoral d’octobre 1985. Nous observerons de nombreux défis pour SeP : sous quelle forme se présenter aux élections ? Quel programme doit présenter le parti ? Nous allons donc nous intéresser à la stratégie politique de SeP et ensuite étudier les résultats en insistant sur les éléments qui ont causé l’échec électoral du parti. De surcroît, nous analyserons en quoi les conséquences de l’échec électoral marquent un tournant pour le parti et ses militant.e.s.
Enfin, nous nous attarderons sur les choix opérés par SeP pour se relever de son échec et essayer de se maintenir au sein de la politique belge. Malgré les efforts, le parti cessera ses activités en 1988. En guise de conclusion, nous rappellerons certaines caractéristiques de SeP.
Le mouvement politique du désespoir à l’espoir
Afin de comprendre l’arrivée du mouvement politique SeP sur la scène politique belge, il faut approcher le contexte économique, social et politique en Belgique dans les années 1980. D’un point de vue économique et social, il y a une crise économique depuis les années 1970 qui perdure. À cause de cette crise, les gouvernements se succèdent et mettent en place une politique d’austérité qui vise à redresser le pays économiquement. Bien que les décisions gouvernementales soient de plus en plus dures, la situation économique ne fait que se dégrader et le citoyen est mécontent.
Le MOC, mouvement social à l’initiative de SeP, éprouve des difficultés à se trouver un prolongement politique, une formation politique capable de relayer les projets politiques du MOC. C’est dû en partie au pluralisme d’adhésion de ses membres auprès des diverses formations politiques. Les élections législatives de 8 novembre 1981 voient une victoire de la part des libéraux et un net recul des formations chrétiennes. Après un mois de négociations, le gouvernement Martens-Gol voit le jour et on y retrouve le Parti Social Chrétien (PSC). Le choix du PSC de prendre part à un gouvernement qui met en place une politique de droite provoque une frustration au sein du MOC et conforte l’ambition de celui-ci de se doter d’un nouveau prolongement politique.
Dès novembre 1981, les discussions débutent autour de l’action politique du MOC et de son prolongement. Le MOC organise une grande consultation auprès de ses militant.e.s, de ses groupes régionaux et de ses organisations constitutives, qui, tous, participent à la construction du prolongement politique. L’action menée par le MOC jette les bases de ce que sera ce mouvement : un mouvement qui donne la parole à tous et à toutes. Après consultation des organisations constitutives qui découlent du MOC, très peu d’avis sont contre la naissance d’un prolongement politique. La forme la plus souvent plébiscitée est soit la naissance d’un mouvement politique ou soit le rattachement à la Démocratie Chrétienne (DC), l’aile gauche du PSC, en difficulté au sein de celui-ci suite au choix effectué par le parti de se joindre au gouvernement de droite et au choix de son nouveau président, Gérard Deprez, de dissoudre les tendances au sein du PSC.
C’est à la date du 27 février 1982 que débute le processus de constitution politique du mouvement politique : SeP. Le premier objectif de SeP est de « faire de la politique autrement ». Il se définit comme un mouvement progressiste, qui rassemble des hommes et des femmes d’horizons différents et qui n’applique pas une politique centriste. Le mouvement s’établit sur l’échiquier politique du centre vers la gauche. Il se distancie du Parti Socialiste (PS) malgré une politique de gauche.
La distanciation choisie par le MOC vis-à-vis du PS, qui prend une importante place sur la gauche de l’échiquier politique, s’explique de la façon suivante : le PS a pour habitude d’absorber toutes les formations de gauche et de nier leurs particularités. Comme le déclare le président de SeP, Willy Thys : « Lorsque le P.S. appelle au rassemblement des progressistes, il invite en fait les progressistes de toutes tendances à s’affirmer en son sein ».[2]
Le nom du mouvement donne une indication sur ses objectifs à travers les valeurs de solidarité, qui découlent directement des valeurs de « mai-68 », comme l’explique Willy Thys. On retrouve également une volonté d’étendre la démocratie à travers la participation, qui fait état d’une volonté de faire de la politique autrement en portant un projet progressiste. C’est bien ce dernier point qui a donné le plus d’espoir aux militant.e.s du MOC : donner à chacun la parole, impliquer le citoyen dans la politique.
La structuration du mouvement politique
Les objectifs que se donne SeP concernent son implantation, son expansion et ses structures fonctionnelles. De mars à septembre 1982, les discussions portent sur l’expansion et l’implantation du mouvement sur le territoire wallon et bruxellois. Il est question de faire connaître SeP aux Wallons et aux Bruxellois, d’attirer de nouveaux adhérents et d’affilier une personne connue du grand public. Des groupes SeP naissent dans chaque province. Cela témoigne de la réussite d’implantation et d’expansion du mouvement politique. Cependant, que ce soit en nombre d’adhérents ou dans l’action, ces groupes sont morcelés et déséquilibrés.
Les structures d’animations sont les collectifs de base et les collectifs à thèmes. Le rôle de ces structures est de dynamiser le mouvement. Les collectifs sont sans pouvoir de décisions. Ils permettent aux militant.e.s de participer, de prendre des initiatives d’actions pour le mouvement politique. Ils travaillent sur une thématique et soumettent des actions concrètes au mouvement, qui les ratifie ou non.
En ce qui concerne les structures de décisions, les statuts du mouvement exposés lors de l’Assemblée constitutive du 26 mars 1983 présentent quatre niveaux de pouvoirs. D’abord, la section communale s’organise sur une base géographique qui équivaut aux entités communales fusionnées. Ensuite, la section d’arrondissement couvre l’arrondissement électoral pour l’élection des membres de la Chambre des représentants. La région wallonne et la région bruxelloise ont, par ailleurs, leurs propres structures de décision. Enfin, la section interrégionale est le niveau de pouvoir qui coordonne les régionales wallonnes et bruxelloises : elle est la section directrice du mouvement.
Chaque section est composée de plusieurs instances qui ont un rôle relativement identique à chaque niveau de décisions. L’Assemblée est l’instance souveraine à chaque niveau. On retrouve également un organe exécutif : le Bureau. Quant au Secrétariat, il se charge des tâches administratives, de la gestion quotidienne des instances de pouvoir ainsi que de l’intendance. Seul le niveau interrégional se dote d’un Conseil qui prend le relais entre chaque Assemblée interrégionale, l’organe souverain du mouvement. Le mouvement tente de mettre en avant une volonté de participation dans son fonctionnement notamment à travers les divers collectifs.
SeP se constitue officiellement en mouvement lors de l’Assemblée générale du 26 mars 1983. À la suite de celle-ci, où SeP se dote de structures, le mouvement politique dévoile également l’orientation idéologique qu’il compte suivre et développer à travers un programme politique. Celle-ci est définie autour des trois lignes directrices : progressiste, pluraliste et fédéraliste.
« Progressiste, cela veut dire de refuser les inégalités sociales et donc se situer à gauche. On peut donner deux significations au mot pluralisme. D’une part, le mouvement est ouvert aux non-chrétiens dont les options sont proches de celles du M.O.C. et d’autre part, le pluralisme est une valeur dans notre société et constitue le refus de monolithisme institutionnel, qui très rapidement conduit à des pratiques bureaucratiques et partisanes. Quant au fédéralisme, il doit être vu comme une décentralisation de l’appareil d’État et comme moyen pour les régions de conduire leur propre politique économique ».[3]
Vers la transformation en parti
En 1983, SeP entame les discussions sur son avenir. Les opinions sont divisées entre le maintien de SeP en tant que mouvement et l’évolution de SeP en parti politique sous plusieurs formes : rejoindre un parti existant, se fédérer avec d’autres partis ou créer un nouveau parti. La décision tombe lors d’une Assemblée interrégionale en décembre 1983 : SeP décide de poursuivre l’aventure en évoluant en parti politique. Son ambition est de se présenter aux prochaines élections législatives. Il reste à décider la forme : seul ou accompagné.
Les rapprochements avec les autres formations politiques dans le but de créer un rassemblement des progressistes se multiplient, sans résultat probant. SeP est en contact succinct avec les partis fédéralistes. Il sollicite également la DC qui ne répond pas à son appel du pied. Quant aux grands partis, tels que le PS ou le PSC, SeP ne les approche pas pour les raisons évoquées précédemment. En ce qui concerne le PSC, SeP ne les contacte pas, car les dirigeants du mouvement politique estiment que le PSC propose une politique opposée à ce que SeP veut proposer aux citoyens. SeP distingue donc la DC, pourtant tendance du PSC, et le PSC lui-même.
SeP devient un parti politique
La décision prise au cours de l’Assemblée de décembre 1983 de se constituer en tant que parti politique et de participer aux élections va rythmer la vie de SeP du mois de décembre 1983 au 13 octobre 1985, date de scrutin électoral. En effet, le futur parti va devoir présenter des listes électorales, prendre une décision afin de savoir s’il se présente seul ou avec un autre parti, mais surtout établir un programme cohérent en rapport avec son idéologie progressiste, pluraliste et fédéraliste.
Programme politique
SeP devient officiellement un parti politique le 24 mars 1985 lors d’une Assemblée constitutive. Il y présente son programme politique. Sans prétendre à l’exhaustivité, il convient de citer quelques exemples d’objectifs politiques : un enseignement pluraliste, axe programmatique qui tranche avec ses origines MOC, que SeP décrit comme : « la liberté de l’enseignement dans les respects des sensibilités laïques et chrétiennes »[4] ; une politique d’égalité entre les sexes ainsi que la dépénalisation de l’avortement, qui sera voté cinq ans plus tard ; l’accroissement des droits aux immigrés dans le but de faciliter leur intégration dans la société (droit de vote et d’éligibilité au niveau communal).
CARHOP, Philippe Tinant, n°28, Programme politique de SeP, 1985.
Considérer l’histoire de Solidarité et Participation (SeP) dans une temporalité qui dépasse les années 1980 amène à s’interroger sur les enjeux majeurs qui régissent les rapports du MOC avec son/ses prolongement(s) politique(s). à cet égard, il est une valeur qui devient centrale à partir des années 1970 : le respect du pluralisme au sein du MOC et de ses organisations constitutives. Cette donnée est fondamentale dans une société qui entame un mouvement de dépilarisation, sans toutefois qu’elle n’occasionne l’abandon total du sentiment d’appartenance à un monde idéologique spécifique. Au sens du MOC, elle est en fait bisémique. D’une part, le mouvement social reconnait le pluralisme de ses membres par rapport à leurs idées et à leurs choix. Ce droit est imprescriptible. « Le mouvement peut être en désaccord avec ces choix, il doit le dire et les refuser, mais il doit respecter ce choix et cheminer avec les gens tels qu’ils sont, en fonction de ce qu’ils sont, sans jamais s’attaquer aux personnes, mais en affirmant aussi que le choix de mouvement comme mouvement est supérieur aux engagements personnels aussi compréhensibles soient-ils. » D’autre part, le MOC pratique un pluralisme institutionnel, qui consiste à reconnaitre, en tant que mouvement, « comme valable et correct le choix de tel parti et de telle tendance de parti comme débouché politique pour des militants se réclamant du mouvement ». En d’autres termes, il reconnait « que l’engagement dans tel ou tel parti est légitime par rapport aux objectifs des organisations ».[1] La présente contribution a pour principal objectif de retracer dans une chronologie d’environ vingt ans en quoi l’émergence de SeP résulte des insatisfactions au sein du MOC nées du pluralisme et, paradoxalement, en quoi le nouveau parti politique peine-t-il à se positionner comme relais politique crédible.
Le PSC comme prolongement politique : une évidence ? Pas sûr !
Façonné initialement par les trois clivages majeurs qui structurent la société belge depuis le 19e siècle (clérical-anticlérical, possédant-travailleur et, surtout au 20e siècle, linguistique), le MOC a comme prolongement politique « naturel » le Parti Catholique. Historiquement, celui-ci se structure autour de « standen » représentant respectivement les travailleurs (Ligue nationale des travailleurs chrétiens, puis MOC), les agriculteurs et le monde rural (Boerenbond), les classes moyennes et les notables (anciens comités électoraux). Loin de former un bloc homogène, ces tendances divergentes ne sont unies au sein du parti que par la défense d’intérêts généraux minimalistes. Après la scission du PSC et du CVP[2], en 1968, elles se maintiennent partiellement ou dans des formes atténuées, tant du côté flamand que francophone. Au sein du PSC des années 1960 et 1970, l’aide droite[3] se confronte à une aile gauche incarnée par le MOC, tandis que le milieu est occupé par des « sans familles ».[4] Mais, les positions politiques du MOC trouvent peu de relais au sein du parti. Durant l’Entre-deux-guerres, déjà, elles sont minorisées par la bourgeoisie conservatrice dans le Parti Catholique. L’Après-guerre ne modifie pas fondamentalement cette dynamique.[5] Le MOC entre alors dans une profonde crise de conscience. Dès 1945, il est tiraillé entre partisans de la dépolitisation du mouvement, d’une coopération avec le PSC ou d’une réorientation vers un nouveau parti politique, l’Union Démocratique Belge (UDB). Si la deuxième tendance s’impose après les déconvenues électorales de la troisième, elle est remise en question dès les années 1960, concomitamment au processus de dépilarisation de la société. En mai 1964, le secrétaire général du MOC, Victor Michel, désapprouve publiquement la politique et les rapports internes du PSC. Cette position est trop tardive. Des formations dissidentes voient déjà le jour au niveau communal (Mouvement des travailleurs chrétiens à Charleroi, Démocratie chrétienne liégeoise).[6] Le MOC n’est pourtant pas prêt à rompre avec le PSC. Dans son manifeste de 1966, « Travailleurs solidaires et responsables dans un monde en progrès », il ne fait preuve que d’une timide ouverture. D’un côté, il déclare s’adresser « à tous les travailleurs de ce pays, sans aucune distinction, en vue de la promotion de leurs intérêts. (…). Les différences dans les conceptions philosophico-religieuses qui nous séparent de certains d’entre eux ne nous empêcheront pas de collaborer au plan social, économique, culturel et politique, chaque fois que la chose sera possible et nécessaire, d’adopter, en ces occasions, des positions communes et de défendre de concert les intérêts des travailleurs, dans le respect des principes qui sont à la base de chaque organisation ».[7]
Quant à ses propres militant.es, il se garde de les conseiller/obliger à devenir des mandataires au sein du PSC.[8] Mais, d’un autre côté, « en sa qualité de corps intermédiaire, est-il amené, dans la perspective de la réalisation de son programme, à accorder sa confiance à un parti déterminé, sans pour autant y être lié ni comme Mouvement, ni en matière de programme ».[9] Sans être explicitement mentionné, le PSC est évidemment le parti désigné ici. En fait, les réflexions qui mènent au manifeste de 1966 témoignent du caractère délicat des relations qu’entretient le MOC avec un éventuel prolongement politique. Le mouvement social doit en effet articuler la confiance qu’il peut accorder au parti, en fonction de la réalisation de son programme au plan politique, la marge d’adhésion au parti en question[10] et le pluralisme d’opinion de ses membres. Dans cette optique, le projet de manifeste d’avril 1966 conçoit initialement d’accorder sa confiance à plusieurs partis politiques.[11] Cette dernière idée est finalement évacuée dans la version définitive du manifeste. Cependant, le MOC se laisse la liberté de décider de l’octroi de la confiance à un parti déterminé et des termes de la collaboration concrète qui en résulteront.[12]
La scission du parti unitaire en 1968, sur fond de tensions communautaires, porte cependant un coup majeur au crédit porté par les militant.es du MOC au désormais seul PSC, lorsque la tendance conservatrice de la frange francophone apparait comme un frein à la réalisation d’une Wallonie progressiste. D’après Raymond Stélandre, nombre de militant.es se distancient des options centristes et réformistes, dont le PSC apparait pour beaucoup l’incarnation, et se positionnent plus clairement « à gauche », avec, comme ressorts principaux, le fait régional et les mutations politiques. Ils sont ainsi de plus en plus nombreux à quitter le parti centriste et à s’engager soit au Rassemblement Wallon-Front Démocratique Francophone (partis régionalistes – RW-FDF), soit dans des mouvements politiques divers. Des dirigeants régionaux des organisations ouvrières chrétiennes et des intellectuels s’engagent de fait dans un processus de rupture avec le PSC et aspirent au regroupement des travaillistes (Objectif 72 Wallonie-Bruxelles).[13] Du point de vue du secrétaire général adjoint du MOC, il « semble clair que, dans la situation actuelle (mutations idéologiques et politiques), il est indiqué de revoir notre attitude à l’égard du PSC et des partis en général ». Reprenant à son compte les propos du bureau national du 23 mai 1969, « il apparait nécessaire de dégager le Mouvement comme tel des luttes politiques de parti… ».[14]
Un pluralisme inévitable et une Démocratie chrétienne (DC) par dépit
En 1972, le MOC n’a d’autre choix que de reconnaitre le pluralisme de fait de ses militant.es et de son prolongement politique. D’une part, il réaffirme « son indépendance à l’égard des organisations et des partis politiques, assurant en même temps la liberté réelle des options et engagements politiques de ses militants et de ses membres ». D’autre part, son conseil général décide « d’organiser, tant au niveau national que régional, en collaboration avec les fédérations régionales et les organisations constitutives, les liaisons requises avec tous les mandataires qui se réclament du programme du Mouvement ».[15] La césure du lien exclusif avec le PSC semble toutefois douloureuse à admettre, d’autant que nombre de militant.es du MOC quittent encore le parti. En dernier recours, le MOC pousse donc celui-ci à reconnaitre l’existence d’une structure d’accueil capable d’organiser l’action des militant.es ouvrier.es au sein du parti : la Démocratie chrétienne de Wallonie-Bruxelles et des cantons de l’Est est née.[16]
D’illustres figures du MOC se revendiquent de la DC, jusqu’à occuper parfois des postes ministériels : Alfred Califice (vice-président du MOC de Charleroi et ministre des Affaires wallonnes sous le gouvernement Tindemans III, notamment), André Oleffe (ancien président du MOC et ministre des Affaires économiques sous le gouvernement Tindemans II), André Tilquin (secrétaire fédéral du MOC de Namur et sénateur puis député), Victor Barbeaux (secrétaire fédéral du MOC de Dinant, ainsi que député et sénateur), Victor Michel (président du MOC et parlementaire européen), etc. Dans son manifeste de 1974, la DC entend réunifier la base historique, sociale et idéologique des organisations constitutives du MOC.[17] Califice concède toutefois que, si la DC a effectivement pour objectif de réaliser le programme du mouvement, elle n’en est pas l’unique relais.[18] D’autres dissidences locales ont en effet la même ambition (ex : Parti Ouvrier Chrétien à Liège).[19] Quoiqu’il en soit, jusqu’alors réduits à des portions congrues au sein du PSC, les relais des idées du MOC occupent avec la DC une place plus importante au sein du parti et dans les travées du Parlement – au moins un tiers des mandats, voire davantage.[20] La DC parvient-elle à relayer et concrétiser certains points du programme politique du MOC ? La réponse à cette question mériterait une étude à part entière sur une décennie.
Au début des années 1980, les militant.es du MOC semblent en tout cas dans un état d’impuissance et de désespoir quant aux réalisations politiques de leur programme. Georges Liénard, secrétaire politique du MOC depuis 1977, fait un constat contrasté du pluralisme institutionnel : « De façon unanime, tout le monde estime que le pluralisme n’a pas été efficace, qu’il nous a dispersés et donc affaiblis politiquement. Mais une partie d’entre nous, souligne – à juste titre me semble-t-il – que le pluralisme institutionnel nous a permis de vivre ensemble dans notre mouvement et qu’il a été et demeure un compromis qui nous a conduit à consacrer plus d’énergie et de forces à notre développement global externe plutôt qu’à la gestion de divisions politiques internes ».[21]
Vers un prolongement unique : SeP contre le pluralisme
Positionnement électoral du MOC et nouveaux échecs (1981)
à la veille des élections du 8 novembre 1981, le MOC, tout en affirmant respecter les engagements personnels de ses militant.es, appelle à voter en faveur « des hommes qui ont fait ou qui font leurs preuves et militent dans la Démocratie Chrétienne du P.S.C. ou comme Démocrates-chrétiens au F.D.F.-R.W. ».[22] Quant à un choix éventuel en faveur du Parti socialiste (PS), la présidente du MOC, Jeanine Wynants, et Georges Liénard fustigent la stratégie socialiste de « pêche à la ligne[23] », telle qu’elle est pratiquée à l’époque à l’égard de militants du MOC du RW et qui compromet tout débat collectif sur base du respect des mouvements. En d’autres termes, ils reprochent au PS, et à certains membres du MOC, de mener des rapprochements ciblés qui ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une ligne de conduite collective et débattue démocratiquement au sein du mouvement. De surcroît, J. Wynants et G. Liénard rappellent un principe convenu apparemment depuis longtemps : « faut-il rappeler que le MOC ne reconnait pas dans son pluralisme le choix PS ? ».[24]
Sur le plan électoral, les élections législatives du 8 novembre 1981 se concluent par un net recul du PSC, miné par la guerre fratricide entre la DC et le CEPIC[25]. Son nouveau président, Gérard Deprez, s’emploie alors à réduire les « familles » à de simples tendances dénuées de structures autonomes, de recrutement et d’expression politique externe propres.[26] Au contraire du CEPIC, la DC ne se saborde toutefois pas : elle se restructure tout en prenant en compte les injonctions des instances dirigeantes du PSC.[27]. Au niveau politique, l’association des sociaux-chrétiens aux libéraux flamands et francophones au sein du gouvernement Martens-Gol marque une étape supplémentaire dans la crispation des militant.es du MOC à l’égard du PSC. Dès la déclaration gouvernementale du 18 décembre 1981, le recours aux pouvoirs spéciaux, voulu par les libéraux, est annoncé, en vue de réduire le coût des entreprises, de limiter les dépenses publiques, de restaurer l’équilibre financier de la sécurité sociale, de promouvoir les exportations et les commandes publiques et de diminuer la masse salariale globale de 3%. Bref, le gouvernement prévoit un menu qui rencontre très largement les priorités définies par la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB). Les conséquences pour les travailleurs et travailleuses sont lourdes : la liaison des salaires à l’indice des prix à la consommation est suspendue[28] ; les allocations sociales sont réduites ; les mesures fiscales bénéficient seulement à une frange de la population qui dispose déjà de moyens et hauts revenus.[29] La concertation sociale entre patrons et syndicats est en berne, y compris dans les entreprises.[30] Les dissensions entre le PSC et le MOC ne semblent jamais aussi prégnantes, tandis que le FDF et le RW, associés sur les listes aux élections législatives, reculent.[31] Le MOC se cherche alors un nouveau prolongement politique.
Concerter la base
Naturellement, la mission d’identifier et de construire ce prolongement politique est confiée au secrétaire politique, Georges Liénard. Au sommet du MOC, il est décidé d’entrer dans un processus de consultation des fédérations et des organisations constitutives. Le 18 novembre 1981, G. Liénard s’associe à Jeanine Wynants et Raymond Stélandre pour rédiger une note au bureau journalier du MOC, destinée à définir les « orientations pour la discussion dans les comités fédéraux à propos de l’action politique ». Sur la forme, le MOC a la volonté d’activer un débat, et non des interventions juxtaposées. Il prône donc des assemblées de vingt à trente personnes, où une majorité serait constituée de responsables et militant.es non permanents, par rapport aux responsables permanent.es. Sur le fond, il est notamment question d’évaluer le pluralisme du MOC, les pratiques de la DC au sein du PSC, du RW, du FDF et du PS, ainsi que les adhésions des militant.es chrétien.nes à ces partis/tendances. Les organisations sont également invitées à se prononcer sur l’existence d’un terrain politique propre et original à partir des critères « catholique » et « chrétien », ainsi que sur le rôle du MOC par rapport au politique. In fine, les militant.es doivent se positionner sur la légitimité d’une décision et d’une cohésion collectives à propos de ces questions, au terme d’un débat démocratique.[32]
Effectivement, le processus de consultation et, par la suite, de construction du mouvement est large et induit une implication personnelle des permanents du MOC très importante, et particulièrement du secrétaire politique :
Moins de trois mois après avoir esquissé les grandes lignes du débat démocratique, le conseil central dispose d’une synthèse des débats tenus en régions à propos de l’action politique du MOC et de son prolongement. Dans sa publication pionnière sur l’histoire de SeP, Thibaut Durant en détaille la teneur.[33] Il ne convient pas d’y revenir, si ce n’est à propos des enjeux liés au pluralisme. Car, sur le plan formel, les comités fédéraux et le bureau national de Vie Féminine prennent la peine de relayer au MOC national les différents points de vue exprimés lors des discussions entre militant.es et représentant.es d’organisations, tout en traçant de futures lignes d’action. Sur le fond, il se manifeste une incompréhension, des perceptions divergentes ou, le plus souvent, une insatisfaction à l’égard du pluralisme institutionnel pratiqué et reconnu par le MOC national depuis 1972.[34] Avec l’éparpillement des forces capables de concrétiser ses objectifs, le mouvement social est affaibli dans ses moyens de peser sur le politique. Pour autant, les comités fédéraux et le bureau national de Vie Féminine sont très loin de pousser unanimement à la création d’une nouvelle formation politique, quoique cette aspiration soit déjà bien implantée dans certaines franges des organisations (ex : milieu syndicaliste). En revanche, l’idée d’un mouvement politique recueille un assentiment plus ample.[35]
Pluralisme et mouvement : l’adhésion relative
Précisément, le MOC national décide de s’engager dans cette voie en créant « un mouvement politique, qui soit un lieu de rassemblement politique d’hommes et de femmes de toutes catégories sociales, qui saisissent l’importance des enjeux politiques, tant pour les travailleurs que pour tous les citoyens de ce pays, qui s’unissent pour approfondir leurs convictions et leurs options politiques, élaborer et exprimer leur programme, débattre et décider ensemble des formes et du débouché de leur action politique, et associer un nombre, – toujours croissant –, d’hommes et de femmes qui découvrent, avec eux, l’importance du combat politique et s’y engagent. Ce mouvement doit viser à rassembler dans la ligne des options fondamentales et des objectifs du M.O.C. tous les démocrates chrétiens, issus du M.O.C. ou liés au M.O.C., quel que soit l’endroit politique où ils se trouvent actuellement et sans exiger d’eux qu’ils s’en écartent au départ, mais aussi tous ceux qui, à l’extérieur de nos organisations, ou de nos « appareils », participent globalement au projet de société basé sur nos options fondamentales. (…). Ce que le mouvement politique proposé doit réaliser, c’est ce que, par nature, aucune de nos organisations ni le M.O.C. lui-même ne peut assumer, c’est-à-dire le rassemblement, – sur base d’affiliations individuelles –, d’hommes et de femmes, – membres et militants de nos organisations ou non –, en vue de l’organisation d’une action politique qui tienne compte de tous les dédales et toutes les stratégies politiques indispensables, dans la perspective de la mise en œuvre, sur le terrain spécifiquement politique, de nos objectifs et de notre programme ». Tels qu’ils sont définis ici, les contours du mouvement politique inscrivent le respect du pluralisme individuel en leur sein en y admettant toute affiliation personnelle de militant.e, issu.e ou non du MOC d’ailleurs. Les organisations du MOC n’y portent que leur caution et leur appui.[36] Car, celles-ci disposent de leur propre stratégie pour peser sur le politique, comme le rappelle Georges Liénard :
La décision de constituer un mouvement politique officialisée, des groupes de lancement sont installés dans chaque région. Ils ont pour vocation de réunir des militant.es du MOC et de ses organisations constitutives, des membres de la DC, du RW, du Mouvement d’Animation Politique-Groupement Politique des Travailleurs Chrétiens (MAP-GPTC), ainsi que des personnes extérieures à la tendance chrétienne.[37] Le processus de constitution de SeP réussit-il sur ce point ? Une analyse biographique permettrait d’y répondre. Mais, il semble que SeP n’ait attiré que peu de militant.es extérieurs au MOC.[38] Quoiqu’il en soit, l’assemblée générale constitutive de SeP du 26 mars 1983 réunit près de 1.700 militant.es. À ce moment, le mouvement peut compter sur près de 3.000 adhérents.[39] D’emblée, il entend définir son relais politique, au niveau des partis, avant la fin de l’année 1983, voire plus tôt en cas d’élections législatives anticipées.[40] Le 17 décembre, il se prononce en faveur de sa transformation rapide en parti politique.[41] À l’analyse, cette posture étonne, tant nombre d’organisations expriment des réticences, voire un refus à l’égard d’un pareil prolongement politique ; elle est même en opposition directe avec l’association de militant.es d’autres partis aux groupes de lancement du mouvement politique. Dans son discours appelant au lancement du mouvement politique, Raymond Stélandre incite lui-même à la prudence et à ne pas agir dans la précipitation.[42] Les organisations constitutives sont-elles déjà circonspectes quant à l’avenir du projet SeP à ce moment-là ? C’est probable au vu des déconvenues ultérieures.
Initiée en 1982 pour s’arrêter en 1988, l’aventure de Solidarité et Participation (SeP) aura été éphémère. Officiellement lancé comme mouvement en mars 1983 par le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC), notamment en réaction à la participation du Parti Social Chrétien (PSC) au gouvernement Martens-Gol et à sa politique d’austérité[1], SeP doit rassembler, « dans la ligne des options fondamentales et des objectifs du MOC, tous les progressistes ».[2] Dès le mois de décembre 1983, SeP entérine la décision de sa transformation future en parti politique et vise les élections législatives de 1985, se définissant comme « pluraliste, fédéraliste et progressiste ». Malgré l’espoir qui l’accompagne et l’engagement des militant·e·s, SeP ne transforme pas l’essai : les résultats sont décevants, et le parti disparaitra trois ans plus tard.
C’est par l’angle de la communication déployée à l’occasion de la campagne électorale que cette analyse tend à étudier l’expérience SeP. Plus précisément, c’est l’année 1985 qui fait l’objet de notre attention. Décortiquer la manière dont le parti politique communique envers l’électorat et les médias, mais également avec ses militant·e·s, offre des clés de compréhensions différentes pour décoder les problèmes auxquels il est confronté lors de sa courte existence. Comment qualifier la communication de SeP et de quelle manière est-elle organisée ? Quelles en sont les priorités, les réussites et les échecs ? Autant de questions auxquelles cette analyse va tenter d’apporter des embryons de réponse.
Outre les archives de SeP, conservées au Carhop, deux témoignages ont servi à la rédaction de cet article. Jeanine Cornet et Diana De Crop, respectivement responsable de la communication et attachée de presse du parti en 1985, ont accepté de se prêter au jeu de l’interview. Leurs souvenirs, bien que parcellaires, car les faits remontent à près de 35 ans, viennent enrichir et donner du relief à ce que dévoilent les archives de SeP.[3]
« C’est parti, c’est un parti, c’est partout »
Une approche professionnelle
Si le peu de documents consacrés à la communication de SeP ne nous permet pas de tirer des conclusions définitives, il apparait qu’à partir du moment où la décision de présenter une liste électorale lors des élections législatives et provinciales d’octobre 1985 est validée, la communication de SeP va faire l’objet d’une approche professionnelle. Des personnes extérieures, dont c’est le métier, sont appelées en renfort pour structurer la campagne. Jeanine Cornet, Diana De Crop, André Piroux et Pierre Louviaux vont ainsi bientôt former la « Team communication », telle qu’elle sera nommée par la suite. Pour Jeanine Cornet, celle-ci s’est formée de manière naturelle : « nous avons été appelés chacun de notre côté. Et on s’est rassemblé parce qu’on était dans la communication. Donc nous avons organisé l’affaire, chacun à sa place, avec ce qu’il devait faire. (…) Moi j’avais posé les bases, et le quotidien, Diana était là pour l’assurer. Elle était l’attachée de presse du parti. (…) André était le créatif ».
C’est, en effet, à André Piroux, graphiste du Design Studio, qu’on confie les visuels du jeune parti. C’est à lui également qu’on doit le slogan de SeP : « C’est parti, c’est un parti, c’est partout », ainsi que différentes phrases d’accroche prévues pour la campagne.[4] Présenté aux militant·e·s lors de l’assemblée constitutive du parti, l’ensemble rencontre un franc succès. Dans un premier temps, le logo sera limité au nom : “SeP”. Celui-ci est « remplacé au printemps par un trèfle à trois feuilles vertes avec une petite pointe de rouge à l’endroit où aurait dû venir la quatrième feuille. Pour accentuer le symbolisme, une distribution de raviers de trèfles à cultiver a été effectuée auprès des militants de base ».[5]
Diana de Crop, jeune journaliste sortie depuis quelques années de la rédaction du journal Le Soir, est engagée comme attachée de presse du parti à la fin de l’année 1984. Elle se souvient des réunions consacrées à la création du visuel : à son avis, le recours au vert, couleur du mouvement et de ses organisations, ne doit rien au hasard. De même, nous dit-elle, la petite touche de rouge peut laisser transparaitre un désir de rassembler toutes les forces progressistes, appel du pied aux affiliés de la FGTB ou du Parti Socialiste. Le trèfle symbolise l’espoir de voir émerger une société nouvelle, en adéquation avec le programme de SeP. Si les souvenirs sont parfois flous, la faute au temps qui passe, pour Diana De Crop, le petit coin qu’on soulève, présent en bas à droite des autocollants, annonce que quelque chose de nouveau se prépare et invite le public à chercher à en savoir plus.
Le rôle du Design Studio s’étend également à la définition des grands axes de la communication de SeP. Dans une lettre adressée au bureau interrégional du parti, André Piroux propose un échéancier avec des objectifs à atteindre : « donner à SeP une image de parti jeune et dynamique », et une stratégie pour y parvenir.[6] C’est également le Design Studio qui présente l’idée d’une déclinaison de visuels sur l’ensemble des supports, (affiches, brochures, autocollants et tracts), qui recourent aux mêmes couleurs et logo. En débutant chaque affiche par « Parce que… », le Design Studio entend justifier l’existence de SeP. À la question « Pourquoi SeP », les affiches répondent « Parce que » l’avenir, la solidarité, la participation, l’an 2000, le changement, la chance. L’ensemble des visuels et slogans est jugé à l’époque par Création, magazine spécialisé dans le visuel publicitaire, comme « très frais, style un peu boisson au goût nouveau, et fonctionnant parfaitement au niveau de la reconnaissance et de la mémorisation ».[7]
Le procédé de l’articulation des messages entre les supports est largement utilisé dans la communication du parti, comme pour ces deux affiches : « Parce que… quelque chose se prépare : L’AVENIR. SeP. L’AVENIR. Ça vaut bien un vote ». L’accroche est la même pour toutes les affiches, permettant un style reconnaissable et synthétique. CARHOP, SeP, Affiches.
Une team efficace
Dans un dossier envoyé à toutes les régionales de SeP, l’équipe de communication se présente et détaille l’ensemble des services mis à disposition des militant·e·s. Diana De Crop s’occupe notamment de rédiger les communiqués, d’organiser les conférences de presse, de constituer les dossiers de presse et de prodiguer des conseils en matière de communication et de relation aux médias.[8] Être tacticien, « mettez vos adversaires en difficulté en mettant leur discours en contradiction avec leurs actes. Exemple : le PSC ne cesse de parler des allocations familiales alors qu’il les bloque depuis 4 ans » ; avoir de l’humour, « mettez les rieurs de votre côté » ; jouer le jeu, « Vous êtes en représentation, vous devez convaincre » ; aller droit au but, « Soyez concis, synthétiques » sont autant de suggestions avancées dans le but d’aider les candidat·e·s et militant·e·s à se démarquer.[9]
Pierre Louviaux, qui gère le service de documentation, a préparé, en collaboration avec Jeanine Cornet et Diana De Crop, un argumentaire comprenant les réponses à une série de questions “pièges” ou d’affirmations auxquelles les militant·e·s pourraient être confronté·e·s. Elles constituent un bon baromètre pour estimer les difficultés qui émaillent la campagne électorale des personnes de terrain et les interrogations soulevées par l’opinion publique, les médias et les affilié·e·s ou sympathisant·e·s du MOC et de ses organisations à l’égard du parti. En voici quelques exemples éloquents : « Vous divisez les travailleurs chrétiens », « Aucun parti issu d’un syndicat n’a de chance de percer », « Le seul résultat de SeP sera de favoriser le PS au détriment du PSC », « Vous êtes de gauche ou de centre gauche ? », « Pourquoi aucune “tête” du MOC ne figure-t-elle sur vos listes ? ».[10] S’imprégner de cet argumentaire permet non seulement aux militant·e·s de s’entrainer à faire face à des situations difficiles, mais également d’offrir à leurs interlocuteurs un discours cohérent, puisque partagé par toutes et tous.
C’est justement pour amener plus de cohérence dans la campagne électorale que Jeanine Cornet est sollicitée. En 1985, elle affiche déjà un solide bilan en communication politique, raison pour laquelle les dirigeants de SeP l’approchent : « vous ne voulez pas nous rencontrer ? Nous créons un nouveau parti politique, et vous pouvez former les porte-paroles (…) sur deux choses : un, pouvoir expliquer dans les réunions publiques le programme, et deux, gérer les journalistes ». Jeanine Cornet est intéressée par le challenge : « c’est emballant, un nouveau parti, ce n’est pas tous les jours que ça arrive, intellectuellement c’est sympa ». Elle se demande, avec un peu de curiosité, « comment effectivement, on pouvait partir d’un mouvement pour devenir une force politique ». Engagée par SeP, elle effectue une tournée régionale avec Diana De Crop. Elle explique comment les événements se déroulaient : « on réunit des gens qui sont censés être des porte-paroles, ou des gens qui vont présenter le programme, et je leur donne alors une formation. J’explique comment on parle en public, comment on met en évidence un raisonnement, comment on gère une interview avec un journaliste, comment on gère des questions difficiles, etc. C’était mon job habituel. J’ai fait un dossier de presse pour les aider. Pour leur dire : voilà, c’est sur ça qu’on travaille. Qu’on reste cohérent, que tout le monde reste dans les lignes, sinon on ne va plus s’en sortir ».
Ces différents éléments offrent la possibilité de tirer un premier constat : le recours à des professionnels permet à SeP d’obtenir une communication qui apparait comme organisée, réfléchie et dynamique, notamment parce qu’elle est basée sur des outils visuels et des techniques de communication modernes.
La nouvelle communication politique brise les codes
Cette approche professionnelle novatrice pour l’époque, qui symbolise une période charnière de la communication politique et de relations publiques, arrive en droite ligne des États-Unis. Jusque dans les années 1970 en Belgique, selon Jeanine Cornet, qui travaille alors dans une agence de communication de premier plan, cela « se cantonnait presque exclusivement à envoyer des communiqués à la presse ». Au début des années 1980, Jeanine Cornet commence à être sollicitée par des hommes politiques afin d’organiser leur campagne électorale. Le contexte médiatique est différent d’aujourd’hui. L’influence de la presse écrite est immense poursuit-elle, « avec des journaux très marqués [idéologiquement]. Les hommes politiques d’un certain parti ne parlent pas dans les journaux qui ne sont pas de leur obédience. Ce qui est très rigolo, parce que nous, on dit : “tiens, la communication, c’est parler à tout le monde”. Donc ça a été un des premiers tabous qu’on a cassés. On a dit : “surtout pas !”, si vous êtes libéral, vous allez parler à La Libre Belgique et au Peuple ! ». Jeanine Cornet souligne également l’influence de quelques personnalités de la presse écrite et une certaine « accointance entre les grandes signatures et les politiques ». Il en découle que faire parler de soi pour un nouveau parti n’est pas si évident. Toutefois, cette nouvelle génération qui travaille dans les relations publiques et la communication brise les codes de l’époque, jugés sclérosés et poussiéreux.[11] « On sortait des cadres. On ne faisait pas des congrès, des caucus[12]… On disait : “tout ça c’est étouffant”. Ce qu’il faut, c’est parler aux électeurs, aux gens. Pas parler entre vous ». Les attachés de presse sont choisis dans le sérail, continue Jeanine Cornet, « donc c’étaient des types qui n’étaient pas formés, ou qui avaient une vague formation de journalistes. Souvent, ils n’étaient pas du tout à l’aise dans ce truc-là ». Pour y remédier, elle préconise une approche différente, plus proche des électeurs, qui amène les candidat·e·s dans les foyers : « les techniques du “porte à porte”, des réunions tupperware, etc. On allait présenter le programme pour faire cascade ». C’est d’ailleurs pour cette nouvelle manière de procéder et les résultats probants qu’elle engrange que Jeanine Cornet est approchée par SeP.
Une communication militante avant tout
Le recours à des professionnels chez SeP ne doit cependant pas donner l’illusion d’une communication désincarnée, sans prise réelle avec le terrain. C’est même l’exact opposé : les valeurs de SeP y sont toujours présentes et les militant·e·s y tiennent un rôle de premier plan. Pour les visuels et les slogans par exemple, la « Team communication » soumet des propositions sur base des grandes orientations indiquées par l’équipe dirigeante de SeP. « Ensuite il y avait des réunions avec les responsables », indique Diana De Crop. « On retrouvait Willy Thys, Claude Debrulle, et puis les idées sortaient de ce groupe, qui était le bureau qui gérait tout ça. Nous avions des instructions et une feuille de route ». D’ailleurs, Jeanine Cornet, quoique responsable des relations publiques de SeP, refuse le rôle de “gourou” de la communication. Sa fiche de présentation de l’époque précise sa vision : « le véritable but à atteindre, à mes yeux, consiste à apprendre aux gens à communiquer entre eux, à s’exprimer, à se valoriser eux-mêmes ».[13] Elle constate que la base de SeP est très volontaire, qu’elle a confiance dans son projet de société et qu’elle veut l’exprimer. Diana De Crop se souvient bien des militant·e·s de SeP et elle en dresse un portrait élogieux :
Elle ajoute que lors de l’élaboration du programme, elle constate que « c’était vraiment des gens dont on se souciait, vraiment des idées ». Car, si, dans les rangs de SeP, personne ne maitrise la communication professionnelle, les membres sont pour la plupart « des responsables syndicaux, des délégués en entreprise qui sont confrontés directement à la réalité du travail, et donc à la réalité politique ». Des personnes engagées socialement, qui connaissent leurs dossiers, « ils argumentaient, ils avaient des choses à dire. C’est pour ça que j’ai comme souvenir que le vrai travail de communication se faisait-là », ajoute Diana De Crop. « Je pense qu’aujourd’hui, que ce soit dans un parti ou dans un syndicat, la communication, elle peut se concentrer autour de quelques personnes. Et alors, les militants disent en lisant le journal : “Ah tiens, on a dit ça ? On a fait ça ? Mais je ne suis pas d’accord ”. À SeP, ce n’était pas comme ça. Ce n’était pas la communication qui prenait le pas sur le contenu, la communication était au service du contenu ».
SeP au féminin
Deux des grandes réussites de SeP sont sans nul doute la participation massive des femmes dans ses rangs ainsi que la place qu’elles occupent sur les listes électorales. Cette réussite est aussi médiatique, le profil des candidat·e·s que SeP souhaite diffuser étant repris par les journaux, qui en font bon écho : « Une des fiertés de SeP est d’avoir (…) pu compter sur un grand nombre de femmes de conditions et d’âges divers », écrit La Cité. Le Courrier de L’Escaut reconnait que SeP satisfait « le mieux aux revendications des féministes du comité Femmes et Politique ». Quant au journal Le Soir, il constate la recherche d’un équilibre pour Bruxelles : « une moitié de femmes sur la liste de la chambre, un quart sur celle du Sénat ».[14] Dans ce domaine, comme l’écrit Diana De Crop à l’époque, « force est de constater que les thèmes que SeP a mis en évidence sont formidablement bien passés ».[15] Le programme de SeP reconnait, en effet, le « rôle des femmes dans la dynamique sociale » et lui accorde une place importante.[16] Les courriers internes du parti reflètent d’ailleurs assez bien cette préoccupation, car le recours à la féminisation des noms y est fréquent. Il n’est pas rare qu’un courrier interne parle de « militant·e·s », de « candidat·e·s », ou commence par « chère amie, cher ami »[17], ce qui est sans doute relativement précurseur pour l’époque. Diana De Crop se souvient aussi de la présence de nombreuses femmes dans les différentes instances. Ce phénomène n’était, selon elle, pas uniquement réservé aux échelons inférieurs : « quand on était autour de cette grande table, qui était en quelque sorte le bureau national de SeP, c’est-à-dire l’ensemble des responsables (régionaux), il y avait beaucoup de femmes ». Pour Diana De Crop, il est évident que les femmes sont présentes en nombre parmi les militants, qui sont souvent des militantes, mais « c’est quand on passe le fameux plafond de verre que ça se rétrécit ». Le fait que SeP s’appuye principalement sur sa base militante, permet d’avancer une explication quant à la présence et la visibilité des femmes sur ses listes.
Si on part du postulat, comme les archives et les témoignages récoltés le laissent supposer, que la communication de SEP était aux mains de professionnels pour l’encadrer et de militant·e·s de terrain enthousiastes pour la relayer, il s’impose de chercher ailleurs les raisons de l’échec communicationnel du jeune parti politique lors des élections du 13 octobre.
« C’est parti, c’est… par terre »
Pas des communicant·e·s et pas de leaders
Le travail de Jeanine Cornet est, entre autres, de donner des formations dans les régions pour préparer les porte-paroles en vue des élections, « dans la mesure où ils sont désignés », précise-t-elle, « parce que je n’ai pas trouvé non plus d’organisation très cohérente chez eux, en fédération et en région ». Néanmoins, lorsque c’est le cas, elle est en présence de personnes « pleines de bonne volonté, mais qui sont dans la culture militante, pas du tout dans la culture de communication ». Les trucs et astuces pour apparaitre “dynamique” et pour se démarquer lors d’une campagne politique, cela s’acquiert. L’équipe de communication propose d’ailleurs aux candidat·e·s d’être « beau, sympa et “correct” », et « d’inventez le style SeP ».[18] Cependant, continue notre interlocutrice, « ça demande du temps parce que ce n’est pas en quelques séances que vous structurez les gens et que vous leur apprenez quelque chose qui est nouveau pour tout le monde ». Or, Jeanine Cornet se remémore avoir donné au maximum deux à trois formations en région, pour préparer les candidat·e·s. Trop peu, selon elle, pour pouvoir faire la différence. Le manque de “poids lourds” politiques lui apparait également comme un frein à la réussite. « De mon souvenir, il n’y avait pas de personnes charismatiques. On est quand même face à des Gol, Martens, Cools, Spitaels, Dehaene, etc. Donc à ce moment-là, si vous n’avez personne pour être la figure, l’emblème et pouvoir avoir le charisme et la crédibilité nécessaires, ça devient compliqué ». Si cette affirmation doit sans doute être nuancée, car Willy Thys peut légitimement être considéré comme une personnalité importante à l’époque, il s’agit là d’une volonté assumée de SeP, quoique sans doute une peu forcée par le désamour avec le MOC et la Démocratie Chrétienne. Car selon le principe de collégialité, la richesse du parti, ce sont ses militant·e·s. Dans ce domaine d’ailleurs, SeP a atteint son objectif de communication, comme un rapport interne le signale après les élections. La presse diffuse largement « l’image de candidat(e)s de terrain qui n’ont pas l’habitude du pouvoir, mais qui sont suffisamment insérés dans les rouages de la vie politique et sociale que pour avoir acquis une efficacité sur le terrain ».[19]
Le temps manque
Lancé officiellement comme mouvement en mars 1983 par le MOC, décidant de se transformer en parti politique dès décembre de la même année, validant ensuite la décision de se présenter aux élections législatives de 1985, la temporalité de SeP est courte. Cette rapidité étonne d’ailleurs la presse de l’époque[20], mais également nos deux témoins. Jeanine Cornet se souvient que cette précipitation l’avait interpelée à l’époque.
Pour ne rien arranger, initialement prévues en décembre, les élections sont avancées au 13 octobre 1985. Malgré ce manque de temps, SeP arrive à construire un programme, engager une campagne de communication et présenter des listes complètes dans toutes les circonscriptions. La performance, loin d’être anodine, n’est toutefois pas suffisante pour obtenir les résultats escomptés. Le manque de temps, dû à la précipitation à se lancer dans l’aventure politique, a des conséquences néfastes sur SeP. Par exemple, les archives stipulent que Jeanine Cornet n’aurait été engagée qu’au mois de juin 1985, même si elle pense se souvenir avoir été approchée par les dirigeants un peu plus tôt. André Piroux et le Design Studio ne peuvent envoyer leur proposition de stratégie pour la communication que le 12 juillet 1985. Ce dernier document indique, par ailleurs, que l’accord sur le concept de la campagne et les slogans doit être effectué pour le 21 juillet.[21] Les mois de juillet et d’août étant traditionnellement consacrés aux vacances, cela laisse peu de temps aux équipes de SeP pour effectuer leur campagne électorale.
Positionnement ? Vous avez-dit positionnement ?
Les tensions avec les organisations du MOC, apparues lors de la mue du mouvement SeP en parti politique, ne facilitent pas la communication. Il y avait certaines réticences, explique Jeanine Cornet, « moi j’étais plutôt pour y aller : “donnons une grande visibilité, faisons connaitre les idées, etc.”. Mais je crois, sans le savoir, qu’à l’intérieur même de l’organisation, on n’était pas exactement d’accord sur les directions. Ça se ressentait ». Quand elle rencontre l’équipe dirigeante de SeP, Jeanine Cornet leur pose quelques questions générales sur les positions du parti : « et là, vous vous rendez compte qu’il n’y a pas unanimité sur la réponse. Et vous vous dites qu’au fond, il faudrait une position pure et claire sur un certain nombre de points. (…) Avec les influences des uns et des autres, vous n’aviez pas de lignes directrices, vous n’aviez pas vraiment de continuité ». Ce manque de clarté est aussi épinglé largement par la presse et vu à l’époque par Diana De Crop comme un « fameux talon d’Achille ».[22] Or, il n’est pas aisé de communiquer efficacement vers l’extérieur si le positionnement n’est pas clairement établi en interne. C’est sans doute une des raisons qui amène La Dernière Heure à qualifier la campagne de SeP de « plutôt discrète »[23], ou Le Soir à remarquer que SeP « a peu fait parler de lui ».[24]
Communiquer, mais à qui ?
La communication de SeP lors de la campagne électorale comprend deux volets. Outre les efforts déployés à destination du grand public et de la presse, évoqués précédemment, les militant·e·s et candidat·e·s de SeP visent « avant tout, les gens du mouvement », selon Diana de Crop. « L’électorat devait être ces gens-là, les gens du MOC, du PSC, de la CSC, etc. Évidemment, on peut dire l’ensemble de la population. Mais avant tout, c’était (…) la mouvance chrétienne, et au passage les gens de gauche. Il y avait quand même un vivier extraordinaire. J’avais l’impression qu’on communiquait avant tout pour ces gens, qui représentaient un sérieux paquet d’électeurs. Si tous ceux-là avaient voté pour SEP… Ils ne l’ont pas fait visiblement ». Dans l’argumentaire préparé par la “Team communication” à destination des militant·e·s, la présence de nombreuses questions évoquant la difficulté des liens avec le MOC semble indiquer qu’en effet, ce déchirement était au centre des débats. Il parait alors logique que pour la base de SeP, convaincue de la légitimité et de l’importance de créer ce parti, il était primordial de persuader l’ensemble du mouvement. Le parti, en opposition à sa propre ambition de créer un parti populaire pluraliste, est tiraillé par ses démons intérieurs. Il fallait, pour Diana De Crop, « faire comprendre aux gens “pourquoi ce parti ?”, pourquoi c’était important de le faire à ce moment-là. En l’occurrence il fallait le dire assez vite parce que, malheureusement, on n’avait pas beaucoup de temps devant soi ». Tellement peu de temps que, de l’enthousiasme débordant présent au début de l’aventure, il ne reste plus qu’un espoir déchu, à l’image du slogan de SeP, nous rappelle Diana De Crop, détourné par les médias en un cruel « Sep c’est parti… c’est par terre ».
Conclusion
Approcher l’expérience SeP par l’angle de sa communication est un processus qui ne peut être réalisé de manière isolée, car il ne serait pas judicieux d’étudier la communication d’une organisation en la dissociant de cette organisation elle-même. Nonobstant, cette approche offre des clés de compréhension différentes pour décoder les difficultés et les réussites auxquelles SeP est confronté lors de sa courte expérience en tant que parti politique. En scrutant la communication déployée par SeP à l’occasion de la campagne électorale, plus précisément lors de la courte période de l’année 1985, on peut tirer plusieurs conclusions.
Dès la transformation en parti politique, l’équipe dirigeante de SeP décide de faire appel à quelques professionnel·le·s pour encadrer la communication. L’émergence de nouvelles techniques de communication politique et leur popularité croissante auprès des hommes et femmes politiques du pays ne sont sans doute pas étrangères à cette décision. Visuels, slogans, formations aux médias, relations avec la presse, postures corporelles et phrases d’accroches sont autant de techniques, parfois innovantes, amenées par la « Team communication » pour enrichir la campagne de SeP.
En plus d’une approche professionnelle et d’une équipe efficace, SeP peut se reposer sur des militant·e·s chez qui, selon Jeanine Cornet, « on ressentait l’enthousiasme, très fort. Ils aspiraient à autre chose, quelque chose de nouveau, plus juste ». Ces différents éléments et quelques belles réussites au niveau de la communication, notamment sur l’image des candidat·e·s, n’ont toutefois pas suffi à éviter l’échec électoral.
La vitesse avec laquelle SeP évolue de mouvement en parti, pour ensuite se lancer dans la bataille électorale est sans doute à l’origine de plusieurs problèmes rencontrés. Jeanine Cornet et Diana De Crop sont en accord sur ce point : outre la dissension avec le mouvement, le manque de temps est un facteur déterminant dans l’échec de SeP. Il entraine précipitation et impréparation dans l’organisation de la campagne, ce qui sera relevé par les médias à l’époque. Cette précipitation n’offre pas, par exemple, l’opportunité à Jeanine Cornet et à Diana De Crop de former les candidat·e·s de manière adéquate. Le manque de personnalités charismatiques dans les rangs de SeP est épinglé par Jeanine Cornet qui l’identifie comme un frein supplémentaire à la réussite, même si SeP a établi ce principe de collégialité en argument de campagne. Elle se souvient également que « ça a été très difficile, car ils ne sont pas parvenus à trouver un positionnement et des réponses qui soient (…) innovantes par rapport à ce positionnement ». La question de la place de SeP sur l’échiquier politique est, en effet, soulevée par les médias de l’époque, pour qui elle n’apparait pas de manière évidente.
Enfin, et c’est symptomatique de la relation œdipienne qu’entretiennent SeP et son géniteur, la communication du parti, malgré les efforts envers les médias et la population en général, est, selon Diana De Crop, surtout tournée vers les militant·e·s du mouvement. La base de SeP s’évertue avec énergie à convaincre le MOC et ses organisations du bien-fondé de sa démarche, de l’importance et de l’urgence qu’il y avait à transformer SeP en parti, de la nécessité de voter pour lui. Il serait d’ailleurs, à ce titre, intéressant de se pencher de manière plus approfondie sur l’impact qu’a pu avoir la dissension avec le mouvement sur le moral, voire le bien-être des militant·e·s de SeP. Comment l’ont-ils/elles vécu, eux et elles qui étaient pour la plupart membres du MOC, de la CSC, de Vie Féminine, des Équipes Populaires ? Et aujourd’hui, se demande Diana De Crop, à l’heure où les droits sociaux sont mis sous pression par les attaques des politiques néolibérales, que penseraient les militant·e·s d’une démarche de ce type ? Aurait-elle un certain succès ? Pour Jeanine Cornet, à qui nous laissons le mot de la fin, SeP est peut-être arrivé trop tôt, avec beaucoup d’émotion et d’enthousiasme, mais ce n’était pas suffisant. Il n’est pas chose aisée de nager à contre-courant de son propre mouvement et « la structure politique fait que, si vous voulez réussir, soit vous jouez avec le système, soit vous jouez contre. Mais si vous jouez contre, vous devez être très, très, très fort. Et ce n’était pas le cas ».
Notes
[1] Pour les raisons qui poussent le MOC à créer SeP, voir notamment Durant Th., « Solidarité et Participation (SeP). Approche chronologique du mouvement et du parti politique (1982-1988) », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 9, mars 2019, URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2019/01/25/solidarite-et-participation-sep-approche-chronologique-du-mouvement-et-du-parti-politique-1982-19881/. [2] Loriaux Fl., « Chronique d’un mouvement social, de 1945 à nos jours », dans Le mouvement ouvrier chrétien 1921-1996. 75 ans de lutte, CARHOP, Evo-Histoire, Evo et MOC, Bruxelles, 1996, p. 199. [3] Les citations utilisées dans cet article, sauf mention contraire, proviennent de : CARHOP, CARHOP, Dynamiques n° 9, SeP et communication, Interview de Jeanine Cornet par Julien Tondeur, 15 février 2019 et CARHOP, CARHOP, Dynamiques n° 9, SeP et communication, Interview de Diana De Crop par Julien Tondeur, 20 février 2019. [4] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 5. [5] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 5. [6] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, lettre du 12 juillet 1985, p. 24. [7] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 5. [8] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 7-8. [9] CARHOP, SeP, n° 321 (classement provisoire), Radio, télévision, débats publics…, s.d., p. 1-2. [10] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), Argumentaire, élections législatives du 13 octobre 1985, p. 1-17. [11] CARHOP, SeP, n° 527 (classement provisoire), Le marketing politique : une affaire de femmes, mini-interview, p. 22. [12] Expression désignant une réunion de sympathisant·e·s ou de membres de mouvements politiques, principalement utilisée dans le monde anglo-saxon, plus particulièrement en Amérique du Nord. [13] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, p. 9-11. [14] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », Le Soir, 12 septembre 1985, p. 12. [15] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », p. 12. [16] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), Présentation du programme, Bruxelles, le 20 septembre 1985, p. 2. [17] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Convocation pour le SeP de Gembloux, 15 août 1985. [18] CARHOP, SeP, n° 321 (classement provisoire), Note de Diana De Crop aux militant·e·s et aux candidat·e·s, s.d., année 1985. [19] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », s.d., p. 19. [20] Voir Delvaux A.-L., « SeP passé sous silence. Regards croisés de la presse francophone sur SeP », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 9, mars 2019, URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/2019/01/25/sep-passe-sous-silence-regards-croises-de-la-presse-francophone-sur-sep/. [21] CARHOP, SeP, n° 18 (classement provisoire), Extrait du dossier Team communication, 10 août 1985, lettre du 12 juillet 1985, p. 26. [22] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », p. 18. [23] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », La Dernière Heure, 11 octobre 1985, p. 15. [24] CARHOP, SeP, n° 561 (classement provisoire), « Élections législatives. SeP et l’œil de la presse… Un mois avant, un mois après, quelle est l’image de SeP ? », Le Soir, 24 septembre 1985, p. 17.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Tondeur J., « C’est parti… c’est par terre : la communication de SeP en 1985 », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°9 , mars 2019, mis en ligne le 4 avril 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/