SeP passé sous silence : Regards croisés de la presse francophone sur SeP

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Anne-Lise Delvaux (historienne, CARHOP asbl)

En 1983, de nombreux petits partis, se définissant comme progressistes, sont déjà présents sur l’échiquier politique et gravitent autour des plus grands (Parti Social-Chrétien – PSC, Parti Socialiste – PS). Constatant l’échec du pluralisme institutionnel, le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) se distancie de ses relais politiques traditionnels (Rassemblement Wallon – RW, Front Démocratique Francophone – FDF et surtout PSC). Il décide de constituer un mouvement « pluraliste, fédéraliste et progressiste »[1] : Solidarité et Participation (SeP). Ce projet est traçable dans les archives de SeP ou par des témoignages, mais c’est aussi via la presse de l’époque qu’il est possible de l’approcher. Que disait cette dernière de ce mouvement, devenu parti politique ? Y a-t-il eu des controverses à son sujet ? La question étant trop vaste pour le format de cette analyse, en voici un aperçu.

Les archives de SeP, conservées et consultables au CARHOP asbl, détiennent une série de revues de presse couvrant la période de 1982 à 1988. Constituées par SeP à titre d’information ou en préparation à un projet clairement défini, ces dernières permettent de cerner ses principales préoccupations politiques, socioéconomiques et culturelles. Celles-ci me sont, désormais, utiles pour réaliser une courte analyse du regard que la presse a porté sur ce mouvement-parti. Si ces revues permettent d’accéder rapidement à l’information sans passer par un dépouillement systématique et chronophage des journaux de l’époque, il ne faut pas en oublier la sélection aléatoire qui en résulte. Cette brève analyse ne prétend donc pas à l’exhaustivité. Le corpus d’articles sera limité à ceux présents dans les revues de presse des archives, en espérant pouvoir livrer un aperçu ciblé sur les réactions suscitées par l’émergence de ce mouvement progressiste. Pour établir la comparaison, le journal La Cité[2] sera confronté à quelques autres organes de la presse francophone. La période analysée commence avec la constitution officielle du mouvement SeP en mars 1983 et prend fin avec les résultats des élections législatives d’octobre 1985.

La Cité : un quotidien entre MOC et SeP

Le journal La Cité est l’organe de presse démocrate-chrétien le plus proche idéologiquement du MOC. Étant donné que ce dernier a initié SeP, le journal nous a semblé être la source à privilégier. En effet, il reflète, par son idéologie, les idées progressistes que SeP souhaite propager. La Cité est, d’ailleurs, le journal qui fournit les articles les plus fréquents et les plus détaillés au sujet de SeP. Le quotidien agrémente régulièrement ses articles d’informations complémentaires, au moyen de témoignages, de reportages, d’entretiens… Un travail que l’on ne retrouve pas dans les autres quotidiens de presse (seule La Libre Belgique fournira également occasionnellement quelques articles plus longs). Qu’ils soient liés aux mouvements de gauche ou à d’autres orientations politiques, les journaux ne semblent pas prêter une attention particulière à SeP. Après dépouillement, les articles qui l’évoquent, lorsqu’ils existent, sont généralement restreints à un encadré et ne dépassent pas le quart de page. Le fait que le mouvement devienne un parti en 1985 n’y changera rien.

Dans la presse, SeP est unanimement présenté comme l’« enfant légitime et désiré du mouvement ouvrier chrétien »[3], mais les quotidiens libéraux et socialistes ne manquent pas d’y voir une ambiguïté œdipienne. Pour y répondre, La Cité insistera plusieurs fois, au fil des ans, sur l’indépendance et l’autonomie de SeP par rapport au MOC. En 1985, c’est encore le cas puisqu’elle relaye en une du journal les paroles de Willy Thys, représentant de SeP, qui disait : « Le MOC a aussi prévu l’autonomie du mouvement et maintenant du parti politique. SeP reste proche du MOC, mais pas dépendant. »[4]. Cependant, quoi qu’en pense La Cité, le lien qu’entretient SeP avec le MOC n’est pas ce qui défraye le plus la chronique.

SeP mouvement – SeP parti

De manière générale, la presse ne semble pas s’intéresser outre mesure à la constitution d’un nouveau mouvement politique belge. Les quelques articles que nous avons dépouillés pour 1983 restent sur le mode de la recension d’un évènement et semblent considérer cette entreprise de manière positive. Y sont soulignés le progressisme du mouvement, l’envie de se dissocier du PSC et de constituer une nouvelle gauche.[5]

Alors que l’arrivée du mouvement progressiste dans le paysage politique a été perçue plutôt de manière positive par les différents organes de presse, il en va autrement lorsqu’il décide de s’organiser en un véritable parti politique le 17 décembre 1983. Si certains journaux emploient le terme de « nouvelle fusée »[6], de « nouvelle gauche » ou de « deuxième gauche »[7], pour parler de SeP, d’autres quotidiens se montrent beaucoup plus réservés à son sujet. « Issue d’un malaise, la création de SeP suscite autant de réserves que d’enthousiasme dans le monde chrétien. Les adversaires de l’initiative veulent en souligner les risques : celui d’un échec cuisant, ou celui d’un éparpillement des voix et d’un affaiblissement supplémentaire de la Démocratie chrétienne, l’aile gauche du P.S.C. »[8], écrit-on assez objectivement dans La Meuse. C’est la « poursuite de l’émiettement des partis politiques belges », conclut Le Vif.[9]

Le satirique Pourquoi Pas ? qualifie l’initiative de « très sympa » et reconnaît l’envie de nouveauté, mais l’hebdomadaire libéral termine son article de manière plus sarcastique : « souhaitons simplement à ces jeunes gens de ne pas servir de sas d’entrée vers le parti socialiste ».[10] L’arrivée du nouveau parti suscite, en effet, surtout des réactions pour son alliance possible avec le PS. Cette crainte est partagée par les démocrates-chrétiens qui ne souhaitent pas non plus voir le nouveau parti s’allier à l’« ogre socialiste[11] ». Ce dernier a, en effet, la réputation d’absorber les autres petits partis progressistes qui gravitent autour de lui, et ils sont légion en 1985 (RW, Écolo, Parti Communiste Belge – PCB). Il y a ainsi un véritable scepticisme de la presse, toutes tendances confondues, sur la capacité de SeP à se démarquer du PS, sans y être intégré. La Cité relaye d’ailleurs le discours du président du PSC, Gérard Deprez, qui dénonce : « l’aveuglement politique de ceux qui, sous le couvert d’un soi-disant progressisme, font le jeu du PS et affaiblissent la force politique des travailleurs chrétiens ».[12]

L’originalité de SeP ? Une question qui fait débat

La crainte de voir SeP se rallier au PS est réfutée par La Cité à plusieurs reprises, notamment au discours du premier « 1er mai » de SeP à Walcourt en 1985. Lorsque Willy Thys (au nom de la présidence collective de SeP) explique la nouveauté de son parti, il affirme que : « Les chrétiens de gauche ont le désir de sortir de ce clivage tout en se démarquant du comportement partisan du Parti socialiste ».[13] Le porte-parole souhaite toutefois « un véritable dialogue égalitaire entre progressistes soucieux de promouvoir, à Bruxelles comme en Wallonie, une majorité capable de mener une politique de changement face à la politique socialement injuste et économiquement inefficace de la coalition PRL-PSC-CVP-PVV ».[14]

Le nouveau parti semble ouvert au dialogue socialiste. (CARHOP, SeP, n° 83 (classement provisoire), ” 1er mai : Un SeP dans les vignes de Spitaels”, Vers l’Avenir, 1er et 2 mai 1985).

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Solidarité et Participation et Écolo : destins croisés

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Geneviève Warland (historienne, UCLouvain)

Les années 1960 à 1980 ont été marquées tant par des mouvements de contestation politique que par des crises économiques au plan international comme en Belgique. Pour ce dernier pays, les moments marquants sont les grèves de l’hiver 1960-1961 révélant l’écart entre le Nord et le Sud de la Belgique et provoquant un réveil wallon, l’affaire de Louvain en 1968 comme moment de crispation du problème communautaire et le choc pétrolier du début des années 1970 suivi par une récession importante. Dans ce contexte, les gouvernements se succèdent – que l’on se rappelle les gouvernements Martens, allant de Martens I en 1979 à Martens IX en 1991. Au début des années 1980, le gouvernement social-chrétien et libéral Martens-Gol fait voter à plusieurs reprises des pouvoirs spéciaux afin de mener une politique d’austérité visant à assainir les finances publiques et à accroître la compétitivité des entreprises. Le chômage progresse.

Dans ce contexte où les inégalités sociales augmentent, où les tensions communautaires s’approfondissent et où les revendications pour une plus grande participation des citoyens à l’exercice du pouvoir politique se font entendre, de nouveaux partis à tendance régionaliste émergent : tels le Rassemblement wallon (RW) – qui devient rapidement la deuxième force politique en Wallonie au cours des années 1960-1970 – et le Front Démocratique des Francophones (FDF) à Bruxelles. D’autres partis de type fédéraliste, insistant sur la décentralisation de la décision au niveau des quartiers et des communes pour redistribuer le pouvoir confisqué par les partis traditionnels, apparaissent dans les années 1970-1980. Ils se situent à gauche de l’échiquier politique et entretiennent des liens étroits : ils se nomment Écolo et Solidarité et Participation (SeP). Ces deux partis, l’un toujours sur la scène politique belge en 2019 et l’autre à la durée de vie très courte, sont issus, pour le premier, d’un mouvement de citoyens et, pour le second, d’un mouvement social.

SeP : un météore en politique

SeP est créé en 1982 par des membres du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) souhaitant une formation de gauche, pluraliste, non-confessionnelle et se distinguant du Parti Socialiste (PS). Ce mouvement, qui se transforme rapidement en parti, se définit comme « nouveau, ouvert, pluraliste et progressiste ».[1] Son nom énonce les deux axes de sa politique : d’un côté, la « solidarité » entre travailleurs et sans-emplois, entre jeunes, adultes et personnes âgées, entre malades et bien-portants, entre régions rurales et urbanisées ; de l’autre, la « participation » dans le but d’associer le citoyen à l’élaboration des décisions. Le modèle démocratique dont SeP se revendique est l’autogestion, autrement dit un modèle de démocratie participative ou délibérative et non pas seulement représentative. L’absence de référence à la famille politique chrétienne dans le nom même de ce mouvement atteste la volonté à la fois de se démarquer d’un parti social-chrétien jugé trop conservateur et d’attirer des militants progressistes venant d’autres horizons.

Tract d’Écolo et SeP aux élections législatives, 1987 (CARHOP, SeP, n°433 (classement provisoire)).

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Edito

Christine Machiels, (directrice du CARHOP)

« Pourquoi le travail social ? » titrait la revue Esprit en 1972. Le sens du travail social, fondement même d’une profession, n’a cessé d’être questionné depuis quatre décennies. Les contextes sont différents, les intensités de la remise en cause sont variables. Mais aujourd’hui encore, la radicalité de l’interrogation de 1972 n’a pas perdu de sa pertinence. Ainsi, lorsqu’il s’agit de commenter l’actualité de la réforme de la loi sur le secret professionnel (2017), Marc Chambeau, formateur à l’Institut Cardijn et membre du Comité de vigilance en travail social (CVTS), écrit-il : « Cette orientation donnée au travail social par des politiques de plus en plus déconnectées des réalités vécues par les gens et certainement par ceux qui rencontrent au quotidien les difficultés liées à la précarité et à la pauvreté, c’est la fin du travail social »[1].

L’évolution du questionnement sur le sens du travail social, explorée dans le numéro précédent de la revue Dynamiques, est étroitement connectée à l’évolution des formes de l’État social durant ces quatre dernières décennies. Comment les mutations sociales, politiques et économiques qui marquent notre société moderne ont-elles contribué à modifier la conception du travail social ? Comment les professionnels ont-ils pu réagir à l’égard de ces mutations ? Le travail social est-il un lieu « d’accomodement progressif à la gouvernementalité néo-libérale »[2] ? Ou un espace de résistance pour corriger les inégalités provoquées par celle-ci ? Que signifie « résister », hier et aujourd’hui ? Ces interrogations sont au cœur de ce nouveau numéro de Dynamiques.

L’intuition de repositionner les problématiques contemporaines du travail social dans une perspective historique ne nous invite-t-elle pas à finalement conclure que celui-ci trouve son sens dans une recherche incessante de compréhension du système politique, économique et social, dans lequel évolue une profession, dont on interroge les fondements[3] ? Le travail social s’inscrit dans un contexte précis. Ce dernier n’est pas le fruit du hasard mais le produit d’une histoire, trop peu connue aujourd’hui. La bienfaisance, la philanthropie, l’aide ou l’intervention sociale, suivant le vocabulaire usité à chaque époque, sont révélatrices des lignes de force qui sous-tendent les différents modèles de société. Et si maîtriser les enjeux de l’action sociale, d’hier à aujourd’hui, commençait par une analyse de la question sociale à travers le temps, comme un indicateur de la manière dont chaque société traite ses « exclus » ? Historiens du social et travailleurs sociaux, n’est-ce pas là une réflexion collective à mener comme une forme de « résistance », dans l’espoir de repousser, une fois encore, la « fin du travail social » ?

Notes

[1] Chambeau M., « Le secret professionnel, un outil pour soutenir les enjeux fondamentaux du travail social », Travailler le social, décembre 2018, p. 2-3.
[2] Alix J.S., « Néo-libéralisme et action sociale : Disqualification de la résistance et recherche de l’assentiment des professionnels », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°8 : Le travail social face aux mutations sociales, politiques et économiques, décembre 2018 [En ligne] URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
[3] Cette réflexion est notamment inspirée de l’initiative conjointe du Relais social et du Centre public d’action sociale de Charleroi qui, pour mieux saisir les fondements du travail social, organisent des conférences dont l’objectif est « de questionner, avec l’éclairage d’intervenants pluridisciplinaires, les transformations à l’œuvre dans cet environnement, et d’en comprendre les enjeux ». Site WEB : https://travailsocialcharleroi.com/ (Page consultée le 20 décembre 2018).

Néo-libéralisme et action sociale : Disqualification de la résistance et recherche de l’assentiment des professionnels

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Jean-Sébastien Alix (doctorant CADIS/EHESS, chercheur associé au CERIES/univ-Lille)

L’action sociale en France connaît depuis les années 2000 des transformations majeures notamment par l’augmentation des réformes visant à renforcer le contrôle étatique sur le fonctionnement des établissements sociaux et médico-sociaux et les pratiques professionnelles, mais également dans ses modes de financement. Plus précisément, ces réformes s’inscrivent pêle-mêle dans quelques décrets et lois phares : la loi 2002-2 du 2 janvier 2002 dite de rénovation de l’action sociale et médico-sociale précise spécifiquement la responsabilité des acteurs par une contractualisation systématique de la prise en charge via l’écriture de projets individuels ou encore l’obligation de faire des évaluations internes et externes ; la loi du 21 juillet 2009 portant sur la réforme de l’Hôpital et relative aux Patients, à la Santé et aux Territoires (HPST) qui redistribue les schémas d’organisation et de contrôle avec les appels à projet tout en accentuant la mise en concurrence des services et établissements ; la nomenclature du projet SERAFIN PH dans le secteur du handicap qui élabore un référentiel tarifaire sur le modèle de la T2A[1] à partir d’une adéquation des financements aux parcours des personnes réduisant la relation d’aide en une relation de service[2] ; et l’intensification des appels européens et internationaux à désinstitutionnaliser la prise en charge des enfants et adolescents en situation de handicap. Enfin, deux aspects nous semblent occuper une place plus déterminante : l’apparition de régulations incitatives, dites soft law[3], et les recommandations de bonnes pratiques qui en découlent, mais aussi la généralisation de l’entrepreneuriat social et des nouveaux dispositifs financiers que sont les contrats à impact social (CIS)[4] qui permettent à des investisseurs privés de financer des projets d’action sociale.

Tract de la CGT (Confédération générale du travail) contre le projet SERAFIN-PH, s.l., 2017.

Responsabilisation accentuée des acteurs, mise en concurrence des services et établissements, exigence d’une performance des pratiques, élaboration d’un « droit souple » qui ne serait plus un « ordre de contrainte »[5] mais un outil de « soutien » aux professionnels et l’investissement affirmé d’acteurs issus du monde marchand, selon l’idée que le capitalisme serait au service de l’intérêt général[6], sont les éléments constitutifs des mutations contemporaines de l’action sociale.

Face à celles-ci, de nombreuses voix n’ont pas tardé à se faire entendre par l’intermédiaire des universitaires[7], des collectifs tels qu’Avenir-éducs, l’Inter-régional des formatrices et formateurs en travail social (L’IRE), le Collectif des 39, l’Appel des appels, pour ne citer qu’eux, et des nombreuses mobilisations nationales dans les secteurs de la protection de l’enfance, du handicap, des personnes vieillissantes et dépendantes, etc. Ces mouvements oppositionnels revendiquent globalement une reconnaissance plus forte de la spécificité des métiers du social, par la charge symbolique qu’elle porte et l’engagement de soi des professionnels. De la sorte, ces mouvements mettent en avant la capacité des agents à porter une critique sur les rationalités technico-gestionnaires dans la mesure où l’attitude critique « est le mouvement par lequel le sujet se donne le droit d’interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité »[8]. C’est-à-dire que si la rationalité technico-gestionnaire est une pratique de pouvoir qui agit concrètement dans les pratiques, les professionnels doivent être en mesure d’en dénoncer ses effets de vérité sur les pratiques, qui consistent notamment à réduire le travail socio-éducatif à sa seule appréhension économique.

Au regard de ces éléments, nous pouvons en conclure que l’action sociale, comme tout univers professionnel, est donc traversée par des rapports de force qui engendrent des conflictualités importantes. Pourtant, la confrontation avec le réel des entretiens a considérablement complexifié ce premier constat.

Nous avons effectué 92 entretiens[9] auprès de 85 professionnels, 58°% de femmes et 42°% d’hommes, dans le cadre d’un doctorat en sociologie. Au regard de l’importance du matériel recueilli, nous avons décidé de construire notre analyse à travers trois figures « idéal-typiques » que sont les « résistants », les « non-dupes » et les « adhérents ». Cette typologie se voulait être la plus démonstrative possible en proposant quelques traits caractéristiques de ces figures. Ces typologies ne sont que des abstractions théoriques de la réalité sociale, elles doivent être saisies comme des fictions élaborées à partir de données empiriques, mais non des réalités en tant que telles. Pour preuve, nous avons montré qu’un grand nombre de thématiques telles que la question de l’autonomie, l’engagement, la crise du sens ou la performance témoignent d’un mouvement entre ces figures et d’un dialogue permanent entre elles.

Nous allons citer quelques passages d’entretiens pour comprendre la manière dont ces figures ont été construites et saisir le rapport que les professionnels ont avec ces mutations.

Pour les « résistants », au nombre de 17, le sentiment général est que les procédures, dispositifs et autres discours sur une bonne gestion et sur une comptabilité de l’acte « grignotent les passions ».

Cet ancien délégué syndical à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) indiquait : « On en passe que par des critères de qualité et d’évaluation, et je pense que c’est de la merde. Dans l’éducation, il faut du temps et on ne peut pas évaluer en permanence. Il faut des grandes capacités de résistance, ça passe par s’opposer, par l’action syndicale ou une forme comme ça et collectivement sinon les audits nous feront prendre des vessies pour des lanternes »[10]. Pour lui, la résistance est une action collective, de préférence syndicale, pour être présente sur la scène politique, afin de défendre des idéaux éducatifs concernant la non-stigmatisation des personnes, la croyance en leur éducabilité en opposition à la répression de la délinquance et la défense d’un travail sur du long terme. Il expliquait d’ailleurs comment cette résistance pouvait se mettre en action : « Ça a commencé il y a une vingtaine d’années, ils ont voulu nous faire un audit sur la façon de travailler en PJJ dans la Région et ils nous avaient envoyé deux ou trois spécialistes qui ont commencé à faire une réunion en nous expliquant que l’on ne savait pas vendre l’image de la Protection judiciaire de la jeunesse. Nous étions une vingtaine d’éducateurs, et comme j’étais responsable syndical à l’époque, j’ai pris la parole : “Messieurs, nous n’avons rien à vendre si ce n’est la misère du monde, alors ça ne nous intéresse pas”. Nous avons été une dizaine à quitter cet audit imposé par notre direction. À l’époque, on pouvait se permettre des rapports de force mais aujourd’hui on serait beaucoup plus vite en danger par un avertissement ou un licenciement. C’est devenu plus dur. » Il adopte une posture revendicative en opposant les objectifs politiques aux nécessités éducatives.

La résistance n’est ni systématique, car « si les réformes sont bonnes, alors on est avec », ni forcément militante ou collective mais peut être un acte individuel en remplissant par exemple de manière très aléatoire les logiciels portant sur les actes éducatifs quotidiens. La résistance est finalement une pratique de vigilance quotidienne, elle prend en compte ce qu’il y a de « vivant » dans l’acte socio-éducatif au détriment d’une mathématisation de l’action sociale.

Les « non-dupes » et les « adhérents » témoignent, de manière assez différente, de son envers, c’est-à-dire qu’elles mettent en avant des formes de consentement aux différentes mutations ayant conduit à une rationalisation instrumentale des pratiques.

Affiche annonçant la tenue de l’Assemblée générale Travail social à Paris le 12 juin 2018, Paris, 2018.

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[Actualités]. Exposition à La Fonderie « Vivre – Les métiers du social, 100 ans d’histoire et de formation »

Pascal Majérus (conservateur de La Fonderie asbl)

L’assistance a toujours constitué un devoir moral dans la plupart des civilisations. Mais le traitement de la précarité a varié selon les époques, en fonction de la représentation de la personne en difficulté et des équilibres sociaux de chaque période. L’histoire du travail social contemporain est liée à l’évolution de la charité, de la philanthropie et de la bienfaisance publique.

Qui sont les travailleurs sociaux ? Qui sont ces femmes et ces hommes qui accompagnent les personnes en difficulté de tous âges, de tous milieux, de toutes conditions ? Qui sont ces professionnels qui écoutent, conseillent, informent, tissent des liens, éduquent, construisent des projets… aident à vivre ?

La Fonderie et l’Association belge francophone pour la formation, la recherche et l’intervention sociale (ABFRIS) vous proposent, à partir de décembre 2018, une exposition autour de l’histoire des métiers du social, en les resituant dans l’évolution de travail d’assistance, de la formation spécifique à ces professions et de leur professionnalisation croissante.

Les travailleurs sociaux n’ont pas toujours été ces professionnels appartenant à un corps de métiers spécifiques et formés dans des écoles spécialisées. Au long de l’histoire, le travail social s’est professionnalisé et s’est doté de formations à part entière. Il s’est aussi diversifié et complexifié. Les rôles, compétences, domaines d’action et responsabilités des travailleurs sociaux se sont transformés sous l’effet de l’évolution socio-économique et des politiques spécifiques mises en place par l’État pour traiter les problèmes sociaux, sanitaires et psycho-éducatifs.

La professionnalisation : un développement récent

Le développement de l’enseignement et de la profession d’assistant social a été de pair avec l’essor des sciences sociales. La première école de service social a ouvert ses portes à New York en 1898 ; en Europe, c’est à Amsterdam qu’a été créé le premier centre de formation en 1899, l’Allemagne a suivi en 1908, la France quatre années plus tard. Il faudra attendre les lendemains de la Première Guerre mondiale pour que la Belgique emboîte le pas. Il y a juste un siècle, un Conseil des écoles de service social est mis en place (arrêté royal du 15 octobre 1920). Dans la foulée de la législation sociale instaurée dans l’immédiat après-guerre va se développer dans notre pays un réseau de professionnels.

Première promotion de l’École centrale d’éducatrices dirigée par les Sœurs de la Charité Parnasse, Ixelles, (1939) (fonds Haute École Léonard de Vinci – Institut Parnasse – ISEI).

L’exposition que nous présentons à La Fonderie retrace la transformation des métiers du social. Elle éclaire les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux et les réalités auxquelles ils sont confrontés. Elle dévoile les débats et les enjeux qui traversent leur métier et leur formation, sans oublier de s’interroger sur ceux qui sont les usagers de l’aide sociale, de l’accompagnement socio-éducatif et de l’animation. Qui étaient-ils hier et qui sont-ils aujourd’hui ?

Une exposition pour cent ans de formations

Cette exposition est également l’occasion de découvrir une facette souvent méconnue du travail social, les éducateurs de rue. Ceux-ci disposent d’un lien privilégié avec différents publics permettant une intervention précoce dans des situations souvent sensibles. Ils assurent des ponts entre les dispositifs classiques de l’aide sociale et ceux qui en sont exclus. Ce travail social de rue pourtant essentiel n’est pas toujours considéré à sa juste valeur comme un moyen de lutter efficacement contre la pauvreté et l’exclusion.

Dynamo International est une organisation belge, basée à Bruxelles qui travaille à la mise en réseau de ces travailleurs sociaux de rue dans plus de 50 pays du monde. Pour mieux faire connaître leur travail, la photographe Véronique Vercheval a posé son regard sur les éducateurs de rue de Belgique, de Roumanie, de la République Démocratique du Congo, du Vietnam, d’Haïti, de Palestine et d’Israël. La Fonderie vous propose, en lien avec l’exposition « Vivre », une sélection de ses photos qui permettent de mieux comprendre la réalité du travail de terrain.  Un programme particulièrement riche d’animations, d’ateliers et de visites guidées est organisé en marge de cette exposition pour mieux cerner les défis et enjeux de ces métiers du social.

Pour connaître le programme complet et les informations pratiques sur l’exposition, cliquez sur le lien : https://www.lafonderie.be/expositions/exposition-temporaire/expositions-temporaires-futures/564-vivre-les-metiers-du-social-100-ans-d-histoire-et-de-formation

Questionner le sens du travail social, hier et aujourd’hui

En 1977, la revue Contradictions entame une réflexion sur le travail social. L’un des objectifs du comité de rédaction est de contribuer à établir à la fois “une mémoire et une analyse théorique de différents domaines où des travailleurs sociaux sont en lutte”. Aujourd’hui, que reste-t-il de cette réflexion sur le travail social, critique mais “qui entendait aussi aller de l’avant dans l’invention de nouvelles pratiques et de nouveaux rapports entre les travailleurs sociaux, les usagers et leurs employeurs”? Revue Contradictions, n°19-20, 1979, p.2.

Éditorial

Christine Machiels (directrice du CARHOP asbl)

Aujourd’hui comme hier, les travailleurs sociaux s’interrogent sur le sens de leurs pratiques professionnelles et sur les finalités implicites de leur travail. Pour nourrir le questionnement contemporain, on peut s’inspirer de ce que les travailleurs sociaux d’une génération précédente ont pu témoigner de leur métier, de leurs pratiques. La période 1970-1980 est en effet marquée par une interrogation radicale sur l’existence même du travail social comme corps professionnel et mode d’intervention de la société sur elle-même, mais aussi par un champ d’expérimentation, d’exploration en vue de renouveler les pratiques. Pourquoi ? Quels sont les questionnements ? Ont-ils évolué ? Quelles sont les issues ou les alternatives proposées ?

Ce court argumentaire, que je vous livre dans sa première mouture, a servi de point de départ à la construction des numéros 7 (septembre 2018) et 8 (à paraître) de la revue Dynamiques. Histoire sociale en revue, dédiés au sens du travail social hier et aujourd’hui. Rédigé à plusieurs mains, il est le fruit d’une réflexion menée par une poignée d’enseignant·e·s en histoire sociale, impliqués dans la formation de bachelier Assistant social, qui se réunit régulièrement au CARHOP[1]. Le pari est alors de lancer l’idée d’une histoire partagée entre anciens et futurs praticiens… Ce dossier explore les possibilités d’ouvrir ce chantier d’histoires, de faire surgir les sources et ressources qui l’éclairent, de transmettre des questionnements d’hier pour mieux les prolonger aujourd’hui.

Notes

[1] Ce groupe se réunit sous l’impulsion de Paul Lodewick à partir de 2015. Il est composé de Pierre Tilly (coord.), Christine Machiels, Luc Blanchard (HELHa), Florence Loriaux (HELMo), avec le soutien du CARHOP. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une réflexion initiée par l’ABFRIS (Association belge francophone pour la formation, la recherche et l’intervention sociale) sur les mutations du travail social, qui donnera lieu à une exposition réalisée par La Fonderie à la fin de l’année 2018. Le comité de lecture des n°7 et 8 de Dynamiques est en partie une émanation de ce groupe d’enseignants, avec également la contribution de Renée Dresse (CARHOP, ISFSC).

Quand la situation fait la fonction. Agir en travailleur social

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Lionel Francou (doctorant en sociologie à l’UCLouvain et professeur invité à l’ISFSC, filière assistant social

En Fédération Wallonie-Bruxelles, le paysage des politiques sociales et socioculturelles (dont l’éducation permanente) s’est complexifié institutionnellement lors de ses transformations successives depuis la seconde moitié du 20e siècle. Face aux demandes des usagers, les professionnels de terrain sont amenés à redéfinir les contours du métier de travailleur social au fil de leurs pratiques.

Ces dernières décennies, les politiques qui entendent produire des effets sur « le social » se sont complexifiées, notamment du fait de la superposition de référentiels hérités d’époques successives (marquées par des points de rupture comme la crise des années 1970, mais aussi des processus de fond comme l’essor du new public management) ayant dessiné des discours et logiques d’action spécifiques, qui coexistent désormais et dont la complémentarité n’est pas toujours éprouvée. Comme l’explique Jacques Moriau[1], en Belgique, le secteur associatif s’est transformé en profondeur au cours du 20e siècle, allant d’une structuration initiale en piliers au triomphe de l’appel à projets, en passant par la reconnaissance des initiatives issues de mouvements sociaux, qui se sont ensuite professionnalisées (comme l’alphabétisation, l’accompagnement scolaire ou une série de mouvements visant à la démocratisation de la culture). On assiste à une superposition progressive de différentes logiques et à la multiplication de métiers du « social » (animateurs socioculturels, intervenants sociaux, médiateurs sociaux…) allant de pair avec la formation de ce que certains auteurs ont qualifié de « nouvelles règles du social »[2]. Ce contexte conduit à s’interroger sur la porosité des frontières entre ces différents métiers et sur ce qui amène un professionnel à s’identifier ou non à la figure du travailleur social (un diplôme, une pratique, une éthique, des missions…).

Au sein des institutions de la lutte contre la pauvreté, comme les CPAS ou le secteur du sans-abrisme, où les travailleurs ont affaire à des usagers en situation de (grande) précarité par rapport auxquels ils poursuivent des objectifs très ciblés, individuels, d’accompagnement et d’aide sociale (à la fois financière et matérielle), le travail social prend des contours assez clairs. Dans d’autres domaines du « social », les travailleurs font face à des situations plus floues, où leur apport est moins évident, leur intervention moins décisive ou en tout cas ses effets moins directement visibles et quantifiables. Tant les politiques sociales territorialisées[3] que l’éducation permanente, malgré des différences de principes et de modalités d’action marquées, reposent sur des intervenants dont le lien au travail social est ambivalent. Comme l’explique Didier Vrancken[4], le travail social s’est professionnalisé tout en se spécialisant, ce qui le rend, tout particulièrement en Belgique, « diversifié, difficilement cernable, voire même quantifiable », et ce d’autant plus qu’il prend en grande partie forme au sein d’associations subsidiées, plutôt qu’au sein d’institutions étatiques, le tout dans un système institutionnel complexe.

Professionnalisation et spécialisation des métiers du social

Alors que le travail social s’est professionnalisé tout au long du 20e siècle[5] – malgré l’émergence de « petits boulots du social » et de nouvelles formes de volontariat[6] –, développant ses pratiques et se dotant de formations ad hoc, mais aussi de contrats de travail, d’horaires et de rémunérations, il s’est aussi spécialisé, chaque secteur se dotant d’objectifs, d’usagers-cibles ou de méthodologies spécifiques. Dans ce texte, j’entends mettre en avant cette spécialisation fonctionnelle des métiers du social, redoublée par le succès de la logique de l’appel à projets, d’une part, et la manière dont en situation, dans la relation à l’usager, l’intervenant social se trouve régulièrement placé face à des dilemmes qui l’obligent à poser des arbitrages entre différentes valeurs (entre autres professionnelles et morales) qui sous-tendent son action, d’autre part.

Je m’appuierai pour ce faire sur ma recherche doctorale en cours qui porte sur l’action publique en matière de « vivre-ensemble » à Bruxelles et sur les conditions de sa mise en œuvre par différents professionnels de terrain. Dans le cadre de cette recherche, j’ai mené entre 2015 et 2018 près de soixante entretiens approfondis, réalisé plusieurs dizaines d’observations directes et formé un corpus de documents (textes législatifs et réglementaires, littérature grise, flyers…). Je me pencherai particulièrement ici sur des entretiens réalisés avec des travailleurs évoluant dans les secteurs de la cohésion sociale et de l’éducation permanente. Alors que l’éducation permanente a été formalisée en 1976 au moyen d’un décret qui entendait promouvoir une action publique émancipatrice passant par la reconnaissance de l’expertise d’un tissu associatif, sa mise en œuvre concrète s’est heurtée à une révision à la baisse des moyens financiers et à « une logique de rationnement progressivement de plus en plus nette [qui] s’est imposée dès le départ »[7]. Quant à la politique de cohésion sociale menée par la Commission communautaire française (COCOF) de la Région de Bruxelles-Capitale, elle finance essentiellement des activités visant à suppléer d’autres politiques pour apporter des réponses à une série de problématiques sociales touchant particulièrement certains territoires bruxellois (soutien scolaire ; alphabétisation et cours de français ; permanences sociojuridiques ; échanges interculturels entre citoyens…). Ces deux politiques publiques ont en commun qu’elles financent souvent des associations qui sont également subsidiées par ailleurs – que ce soit par nécessité financière ou du fait d’une évolution du projet de la structure[8] –, cumulant l’inscription dans l’une de ces deux politiques avec l’autre, ou avec l’insertion socio-professionnelle, par exemple, ce qui peut créer des tensions entre des logiques d’action parfois difficilement compatibles. C’est d’autant plus le cas dans un contexte où « c’est désormais la logique du projet, du contrat, de la convention… ou encore du mandat qui prévaut »[9], ce qui place « une multitude d’institutions en concurrence pour s’approprier des ressources limitées, obligées de s’adapter constamment aux formulations changeantes d’un politique avant tout soucieux de court terme »[10]. Ces deux politiques partagent aussi le fait qu’elles privilégient majoritairement le travail en groupe à l’accompagnement individuel. Aucune des deux n’impose l’embauche de travailleurs disposant de diplômes spécifiques, ce qui débouche sur une diversité de profils importante (travailleurs sociaux, animateurs, formateurs…). Celle-ci est d’autant plus grande que, comme le souligne Jean-François Gaspar, en Belgique francophone, les formations d’assistant social, surtout, mais aussi d’éducateur spécialisé ou d’infirmier en santé communautaire, mènent aux « métiers canoniques du travail social ». Quant aux « animateurs », ils peuvent tout aussi bien avoir obtenu un diplôme de l’enseignement secondaire (après avoir suivi une filière technique de qualification), de différentes formations dispensées dans les hautes écoles, ou être passés par des formations en communication dans l’enseignement supérieur.[11]

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Les universités ouvrières : un enjeu contemporain

 

De gauche à droit : Université populaire  Quart Monde, 1996 (collection ATD Quart Monde) ; pochette de disque produit par le CASI-UO (collection Carhop) ; couverture  les Cahiers du fil rouge, n°15, 2010 (collection Carhop) ; collection Université des femmes ; brochure de l’Université syndicale FGTB (collection CEPAG).

 

Éditorial

 Les universités ouvrières toujours populaires !

 Après avoir présenté dans la précédente revue des expériences d’éducation populaire nées en Wallonie et à Bruxelles à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, Dynamiques consacre ce double numéro aux universités populaires mises en place durant la période des Trente Glorieuses. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, les initiatives se sont poursuivies et multipliées afin de répondre aux demandes des couches multiples du tissu social (immigrés, précarisés, ouvriers…) et en développant des objectifs spécifiques. Consacrer un double numéro à cette problématique s’est avéré nécessaire d’un point de vue historique tant en raison de la diversité des publics concernés que de la multiplicité des questionnements, des sources et des méthodes. Le vaste chantier de recherches, ouvert par le CARHOP, sur l’histoire particulière des universités populaires inscrite dans l’histoire de la démocratie culturelle est encore loin d’être clos.

L’émergence de nouveaux mouvements sociaux apportant une réflexion critique sur l’éducation et la production des savoirs n’est certes pas étrangère au renouveau de ce courant, sans parler de l’impact de Mai 68 (dont le 50e anniversaire s’apprête à être célébré) qui revendique une « université autrement », démocratique et ouverte aux classes populaires, ouvrières et paysannes.

Outil de formation continue et d’émancipation, l’université populaire contemporaine veut aussi amener ses participants à un engagement citoyen et une action militante. On ne compte plus aujourd’hui le nombre d’institutions se revendiquant du label « populaire » qui retrouve ses lettres de noblesse. Loin d’avoir dressé un inventaire complet de toutes les initiatives, Dynamiques vous invite à découvrir quelques-uns de ces projets nés dans des contextes socio-économico-politiques particuliers et ayant pour objectif d’« ouvrir un espace démocratique autour de réflexions sur les enjeux de notre société, tout en voulant redynamiser l’idée que l’avenir est ouvert par l’émancipation et la transformation sociale »[1].

Notes

[1] http://uccn30.blogspot.fr/ cité dans Richez J.-C., Les universités populaires en France. Un état des lieux à la lumière de trois expériences européennes : Allemagne, Italie et Suède, INJEP Notes & rapports/Rapport d’étude, 2018/1, p. 52 http://www.injep.fr/sites/default/files/documents/rapport-2018-01-univpop.pdf

Introduction au dossier : Entre formation et éducation permanente, les expériences d’“universités” (1950-2018)

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

La revue Dynamiques n°4 abordait des expériences d’éducation populaire de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle à travers l’apparition des Extensions universitaires et du mouvement émergeant des Universités populaires. Nous pouvons en effet parler de « mouvement upéiste » vu le nombre important d’initiatives qui ont fleuri à cette époque.

Ce mouvement qui se prolonge dans l’Entre-deux-guerres se caractérise par une double volonté. D’un côté, des intellectuels généralement situés à gauche de l’échiquier politique, mais pas seulement, s’investissent dans la transmission du savoir au peuple, si possible à la classe ouvrière. De l’autre, le mouvement ouvrier qui exprime ses besoins de former une élite militante, capable de comprendre et d’agir sur les mutations politiques et économiques à l’œuvre dans ce début de 20e siècle. Vu l’enjeu de la démocratisation politique et sa volonté de transformer les rapports de force sur le terrain économique, le mouvement ouvrier prend les rênes de l’éducation politique et sociale de ses affiliés et affiliées. Ce sera la Centrale d’éducation ouvrière (CEO, créée en 1911) du côté socialiste tandis que la Ligue nationale des travailleurs chrétiens (LNTC, fondée en 1921 − l’ancêtre du MOC) se dote d’une Centrale d’éducation populaire en 1930 prolongeant, pour les adultes, les écoles de délégués établies au sein des organisations de jeunesse de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) et de la JOCF. Pour la formation de leurs cadres, les organisations socialistes et chrétiennes investissent dans des écoles comme l’École ouvrière supérieure (d’obédience socialiste – fondée en 1921), l’École centrale supérieure pour ouvriers chrétiens (créée en 1922) et l’École sociale catholique féminine de Bruxelles (1920).[1] Le mouvement ouvrier garde ainsi la main sur la formation de ses cadres.

Après la Seconde Guerre mondiale, la démocratie politique est quasi aboutie en Belgique. S’y joindront encore comme électeurs et électrices, les jeunes de 18 à 21 ans, dans les années 1970. Le vote des étrangers résidant en Belgique depuis plus de 5 années sera acquis, par étapes, entre 1999 et 2004. La démocratie économique connaît aussi des avancées : désormais, les organisations représentantes des travailleurs et travailleuses acquièrent un droit de regard sur les décisions socio-économiques. Avec la signature du Pacte social en 1944 et les lois organiques qui en découlent, la vie sociale est désormais rythmée par les élections sociales à partir de 1950 et la mise en place des organes de la concertation sociale, en entreprise, au niveau professionnel, et à partir de 1960, de l’accord interprofessionnel. Il faut former les délégués et déléguées à ces nouvelles responsabilités. Nous assistons aussi à un regain d’intérêt pour la formation des militant.e.s et des travailleurs et des travailleuses adultes. La scolarisation des générations des années 1920-1930 et l’allongement de l’obligation scolaire à 18 ans, le développement de l’enseignement technique et professionnel de plein exercice ou de l’enseignement de promotion sociale produisent leurs effets sur les jeunes générations.

Parallèlement, de nouveaux besoins s’expriment auprès de groupes “laissés pour compte” dans la période des Trente Glorieuses. La montée des contestations autour des années 1968-1970 et l’émergence de nouveaux mouvements sociaux amènent aussi une critique de l’éducation et de la production des savoirs : l’école distille la culture de l’élite et reproduit les inégalités sociales et culturelles. Comment briser ce cercle non vertueux ? La réflexion porte aussi sur la connaissance comme moyen d’émancipation, mais pas seulement. La formation est nécessaire pour maîtriser les rouages d’une société et permettre le changement politique, économique et social.

Quelles sont ces initiatives ? À quels enjeux répondent-elles ? Comment se sont-elles structurées ? À quels publics s’adressent-elles et avec quels résultats ?

Ce numéro de Dynamiques met le projecteur sur des initiatives qui émergent dans l’après-guerre. Elles répondent à des besoins exprimés, à des attentes, à des publics variés, etc. Elles ont un commun dénominateur : la formation est un outil d’éducation permanente. Elles développent de nouvelles approches, testent des pratiques pédagogiques et marquent leurs différences. Ainsi, par exemple, ATD Quart Monde organise ses universités populaires.

L’expérience lancée en Angleterre de l’Open University percole en Belgique francophone, où le mouvement ouvrier se met à rêver d’une telle université[2]. Cette utopie s’inscrit dans une critique de l’université traditionnelle et dans une volonté de démocratisation de cette institution ce qui suppose de multiples ouvertures : à des étudiants et étudiantes issu.e.s des classes populaires, à des questionnements qui intéressent les travailleurs, à des méthodes pédagogiques innovantes qui rompent avec la simple transmission et à une émancipation collective qui dépasse la réussite individuelle… Les chantiers sont multiples. L’étude de faisabilité d’une université ouverte restera cependant sans suite, faute d’une volonté politique. Dans la foulée de cet échec, la Formation pour l’Université Ouverte de Charleroi (FUNOC) sera lancée comme formation alternative branchée sur le développement régional à Charleroi. Le monde universitaire ne reste pourtant pas totalement sans réaction face à ce foisonnement d’initiatives critiques quant à son rôle d’institution de reproduction de la domination. Après les Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur, qui se sont engagées aux côtés du CIEP (Centre d’information et d’éducation populaire fondé par le MOC en 1961) à reconnaître et valider le graduat en sciences du travail délivré par l’Institut supérieur de culture ouvrière (ISCO, créé en 1964), l’Université catholique de Louvain (UCL) signe un partenariat avec le MOC (Mouvement ouvrier chrétien) qui permet, en 1974, le lancement d’une expérience innovante, la Faculté ouverte de politique économique et sociale (FOPES). Du côté de l’Université libre de Bruxelles (ULB), des enseignants et chercheurs démarrent le projet d’une licence alternative, à horaire décalé, interdisciplinaire, accessible à toutes et tous par la valorisation de l’expérience. Cette équipe s’investit aussi dans l’Université syndicale, lancée par la Régionale FGTB de Bruxelles-Hal-Vilvorde, et teste des méthodes d’apprentissage basées sur la non-directivité. Certaines sont encore actives aujourd’hui : la FUNOC[3] et la FOPES[4] ont fêté leur 40e anniversaire. Le mouvement Lire et Écrire, né dans le berceau de l’Université syndicale, s’est implanté au début des années 1980 en Fédération Wallonie-Bruxelles. Il constitue un rouage essentiel dans la lutte contre l’illettrisme et pour l’insertion sociale des personnes pour lesquelles l’école n’a pas pu ou pas su transmettre cet apprentissage élémentaire, savoir lire, écrire, compter.

Le Centre d’action sociale italien-Université ouvrière, connu sous le nom de CASI-UO, s’adresse, dès 1971, aux jeunes Italiens de la deuxième génération résidant à Anderlecht, et favorise diverses formes d’expression (le théâtre, la chanson). Son Université ouvrière devient un modèle pour les jeunes Espagnols et s’ouvrira à la jeune génération marocaine. Il développe également d’autres initiatives.

 

Le mouvement féministe des années 1970 aborde, sans tabou et avec beaucoup de créativité, les sujets qui fâchent ou interpellent les hommes et les femmes. La revue Les Cahiers du GRIF, lancée en 1972, conteste radicalement la société qu’elle qualifie de patriarcale et capitaliste. Mais une revue ne suffit pas à épuiser ce sujet et les militantes du GRIF (Groupe de recherche et d’information féministes) relèvent alors le défi de lancer un laboratoire de recherche : GRIF–Université des femmes, qui devient en 1981, l’Université des Femmes asbl. Il s’agit de combler le désert de la recherche scientifique dans les questions qui intéressent les femmes et l’absence de tout enseignement de haut niveau abordant les problématiques mises à nu par le mouvement féministe.

CARHIF, affiche AA894_HD

Plus proche de nous, se développe un nouveau réseau d’universités populaires, s’inspirant directement du mouvement français, relancé à Caen par le philosophe Michel Onfray, en 2003. Ces universités sont multiples : elles se créent un jour, ouvrent un site, lancent un bulletin d’information, organisent l’une et l’autre manifestation… Cette réalité est mouvante. L’Université populaire de Mons, par exemple, lancée en 2005, ne semble plus active. D’autres, par contre, rejoignent le mouvement et occupent la toile qui devient un formidable outil de mise en réseau[5].

Nous développerons l’exemple de l’Université populaire de Bruxelles, née en 2009, mais dont les racines plongent dans les projets portés par le mouvement syndical dans les années 1970 et dans le bouillonnement provoqué par le tissu associatif et alternatif des années 1980. Son projet est social et culturel : répondre aux nouveaux besoins des travailleurs et des travailleuses, des jeunes ou moins jeunes, issu.e.s ou non de l’immigration ou du monde populaire. Elle s’inscrit dans cette lignée d’initiatives qui veulent rendre la culture accessible et la formation possible pour ceux et celles qui veulent prendre leur vie en main et comprendre les petits et grands problèmes de leur temps. Contrairement à l’initiative montoise, dont on ne retrouve plus de traces, l’Université populaire de Bruxelles fait toujours partie du paysage intellectuel bruxellois et est en réseau avec le mouvement upéiste français avec lequel elle collabore, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour d’autres UP belges.

« Autour du 5e printemps des universités populaires », », Les Cahiers du fil rouge, n°15, décembre 2010.

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Les universités d’ATD Quart Monde : le savoir de la grande misère

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Florence Loriaux (historienne CARHOP asbl) et

Thérèse Tonon (alliée[1] du Mouvement ATD Quart Monde)

Durant la période des Trente Glorieuses (1945-1973), avec la prise de conscience de la persistance d’une grande misère dans une société bénéficiant pourtant des bienfaits d’une croissance économique sans précédent dans le contexte de la reconstruction d’après-guerre, émerge un mouvement social innovant : Aide à toute détresse Quart Monde (ATD Quart Monde).

Son principal initiateur, le père Joseph Wresinski[2], d’origine polonaise, fait, dès son enfance en France, l’expérience de la grande pauvreté et des humiliations liées à la misère. Devenu prêtre, il est envoyé en 1956 par son clergé dans un camp de sans-logis à Noisy-le-Grand dans la banlieue de Paris. Il entre ce jour-là « dans le malheur », comme il l’écrira plus tard. Très vite, il rassemble les personnes qui y survivent, crée des activités culturelles et fonde avec eux une association « Aide à toute détresse » (ATD) qui prendra en 1969 le nom de mouvement international ATD Quart Monde.

L’expression Quart Monde est choisie pour donner un nom collectif positif et porteur d’espoir aux personnes vivant la grande pauvreté, considérées comme des « inadaptées », des « cas sociaux » isolés et coupables de leur misère. Wresinski est convaincu que ce qui fait le plus défaut à ce peuple de démunis présent dans tous les pays n’est pas forcément la nourriture, l’hébergement ou les vêtements, mais d’abord la dignité et la reconnaissance de leur valeur en tant qu’êtres humains respectables et capables eux aussi de « gravir les marches du Vatican, de l’Élysée ou de l’ONU ». Il est regrettable que l’expression Quart Monde ne soit pas encore aujourd’hui suffisamment comprise dans son sens positif.

Toute sa vie, Wresinski a ce souci de dénoncer la misère comme une violation des droits de l’homme et d’affirmer que la pauvreté ne serait pas vaincue aussi longtemps que les pauvres ne seraient pas associés comme partenaires à ce combat. Son appel est entendu puisque le rapport qu’il rédige sous le titre « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » pour le Conseil économique et social français est adopté en 1987 et a des répercussions importantes au plan national et international. Citons l’instauration de la Journée mondiale du refus de la misère le 17 octobre et le ralliement de nombreux individus qui choisissent d’engager leurs énergies au côté des plus pauvres et de renforcer le volontariat permanent international du mouvement ATD Quart Monde.

Université populaire de l’ATD Quart Monde sur le Pacte d’excellence, Bruxelles, le 20 février 2018 (Collection ATD Quart Monde).

La philosophie à la base de la pensée de Wresinski n’est pas simplement un appel à la solidarité des plus nantis à l’égard des déshérités, mais l’établissement d’une réelle réciprocité dans ces échanges. Cela suppose que même les plus pauvres soient susceptibles de contribuer à la connaissance collective d’une société en transmettant leurs savoirs et leurs expériences, à ceux qui peuvent parfois se considérer comme les dépositaires exclusifs de la connaissance. Ayant expérimenté dans leur propre vie certains déficits et dysfonctionnements de notre société, les plus pauvres détiennent une connaissance précieuse, levier important pour lutter contre la misère.

Si les premières universités populaires nées au début du 20e siècle ont souvent rapidement disparu après avoir connu un essor fulgurant, c’est probablement en partie parce que la réciprocité des savoirs, quoique présente dans les intentions des fondateurs, n’a jamais été véritablement organisée. Les transferts ont pratiquement toujours été à sens unique, des « instruits » vers les « incultes » dont les connaissances et les savoirs n’ont pas été suffisamment reconnus comme source de valeur ajoutée pour toute la société. Telle est en tout cas l’hypothèse qui peut rendre compte de la persistance, dans le temps, des initiatives prises par les animateurs d’ATD Quart Monde pour amener les plus pauvres à sortir de leur réserve et à s’engager dans des dialogues avec les universitaires et les responsables prêts à entendre leurs messages et à réviser leurs perceptions. Il y a une véritable continuité entre les premiers échanges dans la fameuse « Cave » achetée à Paris dans le Quartier Latin où ont lieu, à partir des années 1970, les premières « conférences du Monde », conférences ouvertes à tous les citoyens désireux de s’informer de la situation du monde et de se former aux façons de lutter contre la misère et les « dialogues avec le Quart Monde » qui ont abouti à la création de l’université populaire Quart Monde. En effet, lorsque des personnes de milieux différents réfléchissent ensemble autour d’un thème, émerge pour chacune une nouvelle compréhension de leur propre expérience et du monde. Les personnes les plus démunies y apprennent à exprimer leurs pensées, à donner du sens à leur réalité et à transformer leurs souffrances en une force. Elles dépassent progressivement leurs sentiments de honte et de culpabilité en prenant conscience des luttes qu’elles mènent au quotidien pour survivre. Elles prennent confiance pour oser agir dans leur famille, leur quartier pour elles-mêmes ou pour d’autres. Les personnalités invitées en fonction du thème traité et les participants d’autres milieux y développent aussi un changement de leur compréhension et de leur regard sur la grande pauvreté. Leurs savoirs théoriques sont mis à l’épreuve du réel.

Fonctionnement d’une université populaire Quart Monde

Les universités populaires sont au cœur du mouvement ATD Quart Monde, dans lesquelles les participants qui luttent pour sortir de la misère apprennent à s’exprimer, à connaître leurs droits, à être acteurs. Il s’agit d’un processus réflexif et interactif. Les thèmes abordés dans les universités populaires régionales bimensuelles sont préalablement préparés dans des cellules locales mensuelles proches des lieux de vie des personnes. Les thèmes sont très variés : le travail, le logement, le handicap, le droit de vivre en famille, internet, l’art, les élections, l’Europe, etc. Les préparations sont lues lors de la rencontre régionale. Un invité, spécialiste du sujet abordé, répond aux questions et s’intègre au dialogue. Le débat dure environ deux heures. Un animateur fait progresser l’échange et veille à la distribution de la parole pour que chacun puisse s’exprimer à son rythme. Il veille à créer un climat favorisant une expression sans peur et sans jugement et suscite les occasions pour que les participants puissent être confrontés à de nouvelles perspectives de sens. L’approche des personnes afin qu’elles osent participer est parfois très longue tant est ancrée en elles la conviction de ne pas être capables de penser. Les discussions sont enregistrées, retranscrites et transmises au « Sommier » qui regroupe les archives du mouvement international dans le but de garder les traces de l’histoire des plus démunis.

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Une université ouverte en Belgique francophone ? Les débats des années 1970

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Christine Machiels (historienne, CARHOP asbl)

En Belgique, la signature du Pacte scolaire en 1958 marque l’émergence d’un débat politique sur la démocratisation de l’enseignement et de la culture. D’une part, la réflexion sur le mouvement d’expansion universitaire, caractérisé notamment par l’accroissement du nombre d’étudiants dans les universités, amène une réforme de l’enseignement supérieur dès le milieu des années 1960. Celle-ci prévoit la multiplication des institutions universitaires (loi Henri Janne de 1965), ainsi que l’uniformisation du financement de ces universités (loi du 27 juillet 1971)[1]. D’autre part, du côté de la culture, une politique de promotion culturelle et professionnelle des adultes, des travailleurs en particulier, est menée au début des années 1970. Elle aboutit au vote des crédits d’heures en 1973, dispositif qui permet de suivre des cours dans la journée de travail, sans perte de salaire[2], ainsi qu’à l’adoption du décret instaurant l’éducation permanente des adultes en 1976[3].

C’est dans ce contexte, et à l’intersection des deux compétences enseignement/culture, que naît la volonté politique de créer une université ouverte. Celle-ci est exprimée dans trois déclarations gouvernementales entre 1972 et 1975. Elle est notamment inspirée par des expériences étrangères, comme l’Open university, une université publique, créée au Royaume-Uni en 1969 par le gouvernement travailliste au pouvoir, qui propose un enseignement à distance et dont l’objectif est d’être accessible à tous. L’Open university a pour principales caractéristiques de défendre l’autonomie sur le plan éducatif et de proposer un système d’enseignement qui utilise des moyens éducatifs modernes, notamment grâce à des partenariats avec des éditeurs, des libraires, la BBC (British Broadcasting Corporation – radio-télévision nationale), la poste, des universités et des autorités locales[4]. L’idée d’université ouverte est régulièrement débattue dans les cercles universitaires, notamment à la commission des recteurs qui se préoccupe de l’accès des universités existantes à des adultes qui travaillent, mais aussi au sein des organisations sociales, impliquées dans le combat pour la démocratisation de la culture et sensibles à la création d’institutions « ouvertes » et nouvelles.

Une université ouverte à Charleroi ?

Rapidement, un scénario concret se dessine autour de l’implantation d’une université ouverte à Charleroi. Initialement, plusieurs raisons motivent ce choix : l’absence d’infrastructure universitaire dans cette grande ville wallonne en dépit du mouvement d’expansion universitaire, mais aussi la présence d’un nouveau centre de production de la RTB (Radio-télévision belge), dont certains acteurs de l’éducation permanente rêvent qu’il contribue à un projet d’enseignement à distance, impliquant les médias, à l’instar de l’expérience anglo-saxonne de l’Open university. Les organisations sociales régionales ne s’accordent toutefois pas sur les orientations du projet. Alors que le MOC (Mouvement ouvrier chrétien) conçoit l’installation d’un siège administratif à Charleroi mais plaide pour une organisation décentralisée de la formation, à l’image de son projet de faculté ouverte à l’UCL (Université catholique de Louvain)[5], la FGTB (Fédération générale du travail de Belgique) juge que l’université ouverte doit constituer une « structure intellectuelle » qui tient compte de manière spécifique[6] des réalités régionales de Charleroi.

En février 1974, le Centre universitaire de Charleroi (CUNIC), récemment créé pour « promouvoir, coordonner ou organiser des enseignements de niveau universitaire et supérieur, ainsi que la recherche scientifique et technologique » confie à la Fondation européenne de la culture (FEC) la réalisation d’une étude préparatoire à l’implantation d’une « université ouverte à vocation wallonne » dans la région de Charleroi. Les conclusions de l’étude, couplées au dépôt d’une proposition de loi du député Michel Hansenne (PSC – Parti social-chrétien) pour la création d’une université ouverte de Charleroi en décembre 1974, relancent le débat. Le ministre de l’Éducation nationale, Antoine Humblet (PSC), crée en septembre 1975 un groupe de travail, « promoteur de l’université ouverte de Charleroi ». Celui-ci est composé de délégués du CUNIC, du chargé de recherches à la FEC, Paul Demunter, de représentants des milieux d’éducation populaire (dont Émile Creutz pour l’ISCO, René De Schutter pour la FGTB de Hal-Vilvorde, Hubert Dewez pour la CSC, Jacques Losson de la Maison de la culture de Charleroi, et Georges Vandersmissen de la Fondation André Renard), des représentants de l’enseignement et des universités, des délégués du ministre de la Culture française et de l’Éducation nationale.

Après plusieurs rencontres, le ministre Antoine Humblet décide d’interrompre les réflexions du groupe de travail, en invoquant l’argument de la compétence : pour lui, le dossier d’université ouverte, tel qu’il s’oriente, relève exclusivement du ressort de la Culture. Cette décision revient à enterrer le projet, sachant que l’enveloppe budgétaire de ce ministère ne suffira pas à couvrir les coûts d’une telle innovation. Du reste, l’argument contrarie les ambitions des organisations sociales qui revendiquent symboliquement l’inscription de la formation des travailleurs dans le giron de l’université. Au-delà de la question de la compétence, d’autres enjeux font également obstacle à une opérationnalisation du projet d’université ouverte à Charleroi. Des appuis du ministre Humblet, situé plutôt dans l’aile droite du PSC, expriment une certaine méfiance à l’égard du projet : le lobby universitaire craint que la création d’une nouvelle institution n’impacte l’enveloppe budgétaire, déjà fermée, dédiée au fonctionnement des universités, tandis que l’Union wallonne des entreprises est globalement réticente à la création d’une université ouverte qui constituerait un outil de conscientisation des travailleurs[7].

Des expériences pédagogiques nouvelles

Le blocage politique ne marque toutefois pas un coup d’arrêt dans la réflexion sur le projet d’université ouverte. Concrètement, au début de l’année 1977, les organisations sociales régionales de la FGTB et du MOC, qui ont participé aux premières discussions, décident la création d’un nouveau groupe de travail. Celui-ci se donne pour mission de soutenir des expériences pédagogiques nouvelles ; son siège est établi à Charleroi. Ce sont les débuts de la Formation pour l’université ouverte de Charleroi (FUNOC). Dans le contexte de la crise économique, celle-ci naît de la volonté de répondre aux besoins d’un public peu qualifié et peu scolarisé ; très vite, elle devient un acteur-clé dans l’accompagnement des demandeurs d’emploi dans leurs projets de formation, et dans la construction du secteur associatif de l’insertion[8].

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L’Université syndicale, une expérience de la FGTB Bruxelles-Hal-Vilvorde, 1973-1974

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Alain Leduc et Matéo Alaluf évoquent l’un et l’autre, comme source lointaine de l’Université populaire de Bruxelles, l’expérience de l’Université syndicale de la régionale de la FGTB Bruxelles-Hal-Vilvorde. Ils soulignent le rôle moteur de son secrétaire régional, René De Schutter, dans cette initiative qui allie des intellectuels militants et le mouvement syndical, ce qui est novateur à l’époque. En quoi consiste cette « université syndicale » qui a laissé tellement de traces dans les mémoires des personnes qui s’y sont impliquées ? Les sources sont plutôt rares et difficilement accessibles : la presse syndicale en a fait écho. Les archives de l’ULB ont conservé un petit dossier reprenant des notes d’orientation présentant le projet et une revue de presse. Les écrits[1], les témoignages[2] de René De Schutter permettent de comprendre ses objectifs mais donnent peu d’informations précises. Quelques protagonistes[3] ont gardé des documents relatifs à cette expérience. Cet article n’a pour seule ambition que de compléter le panel des initiatives de formation pour adultes présentées  dans ce numéro de la revue Dynamiques et de dessiner les contours de ce projet de formation. Un travail de compilation tant des souvenirs des protagonistes que de recherches d’archives reste à faire. Le sujet est loin d’être épuisé.

René De Schutter[4] devient secrétaire régional de la FGTB de Bruxelles-Hal-Vilvorde à la fin de l’année 1966 et le reste jusqu’en 1976. Dans un entretien accordé à Guido Vanderhulst dans le cadre de l’histoire de la régionale[5], il souligne la singularité de la position de Bruxelles au sein de l’organisation syndicale où le poids et le pouvoir sont plutôt du côté des organisations professionnelles (les centrales) et du côté des pôles régionaux wallon et flamand. La régionale bruxelloise est surtout une structure de services : service chômage, office de droit social, animation des sections locales, mais prend aussi en charge des problématiques transversales. Le contexte de crise des années 1970 met en avant des questions que la régionale de Bruxelles a été la première à prendre en considération comme la dimension socio-économique de l’immigration (opération de régularisation des travailleurs clandestins). Elle mène aussi une réflexion sur l’urbanisme (logement, transport) et sur la nécessité d’un véritable projet d’expansion économique de la ville (reconversion, maintien du tissu industriel, etc.). Pour René De Schutter, la formation des militants est une de ses priorités : « j’étais très porté à faire de la formation. Et je pense qu’on a fait des choses tout à fait remarquables. Il y a un certain nombre de membres qui sont devenus délégués grâce à la formation, ou bien qui, étant délégués, sont devenus de meilleurs délégués. Il y a eu un lien entre les intellectuels, les universités, les journalistes et le monde syndical, grâce à la formation. Elle a été réelle et a influencé un certain nombre d’intellectuels et d’institutions dans la région »[6].

Développer une politique de formation

La formation des délégués est aussi une préoccupation constante de la régionale de Bruxelles-Hal- Vilvorde. Lors du congrès extraordinaire du 13 février 1971, l’assemblée insiste sur l’importance de ce volet de l’action syndicale : « en matière de formation, le Congrès souligne que l’effort devrait porter par priorité sur la formation des délégués et militants de base, en particulier sur le plan régional ».[7]Diverses initiatives existent comme une École des cadres à Vilvorde, des formations de base pour nouveaux mandatés ou des cours plus spécialisés dans les matières de sécurité et d’hygiène au travail, sans compter les formations organisées au sein des centrales professionnelles et au niveau de la FGTB nationale. Régulièrement, la presse syndicale invite les militants et militantes à s’y inscrire et à y participer.

Le besoin d’une formation de haut niveau

De ces expériences émerge le besoin d’une formation de haut niveau. Les militants expriment le souhait de pouvoir approfondir leurs connaissances et les modalités d’action : « c’est d’eux qu’est venue, au cours de l’année 1972, l’idée de cycles d’études prolongeant et approfondissant les matières qu’ils avaient eu l’occasion d’aborder. Ils exprimèrent le désir de voir l’organisation syndicale prendre en charge un nouveau type de formation qui, au-delà d’un simple acquis, leur permettrait de comprendre de manière critique les rouages de la société dans laquelle ils vivent. Ce souci coïncide d’ailleurs avec le rôle grandissant des structures syndicales dans la réalité sociale et la volonté maintes fois affirmée d’instaurer le contrôle ouvrier dans et hors de l’entreprise »[8]. Répondant à ce besoin latent, un groupe « porteur » se réunit pendant l’année sociale 1972-1973 et prépare les lignes directrices du projet. René De Schutter peut compter sur une équipe de militants, universitaires ou non, qui aborde tant les questions de la finalité de ce type de formation que des méthodes de construction du savoir (transmission ou co-construction, voire autogestion) et les contenus que doit traiter cette formation syndicale supérieure. Les modules de formation pour les délégués en sécurité et d’hygiène, organisés à partir de 1969 à la régionale, ont déjà permis d’expérimenter des méthodes d’apprentissage basées sur l’expérience et le savoir des travailleurs. Le modèle de la formation d’adultes mis en œuvre par Bertrand Schwartz au sein du Centre universitaire de coopération économique et sociale (CUCES) à Nancy inspire les promoteurs. Matéo Alaluf et Anny Poncin se rendent régulièrement à Nancy pour observer et échanger sur les modalités afin de l’implémenter dans leurs propres initiatives de formation.[9]

Le programme de la formation s’élabore au sein d’un groupe de référence. Quatre modules sont retenus. Le premier, piloté par Roger Piette, porte sur l’économie politique. À côté de notions d’économie politique (formation des prix, des problèmes monétaires, « marché » de l’emploi, etc.), le programme vise surtout à introduire aux différents modèles de politique économique. Sont abordés la contradiction apparente entre l’économie et le social, le plein emploi et l’inflation, la consommation privée et publique, la planification nationale et les sociétés multinationales et le développement régional, etc. « L’économie politique est donc vue non comme une connaissance en soi, mais comme l’instrument d’une analyse critique de la réalité socio-économique. »[10] Ce groupe de travail « Économie » planche pendant plusieurs mois pour produire un syllabus qui reprend toutes ces notions..

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L’université ouvrière en milieu immigré : l’arme de la culture – L’expérience du CASI-UO de 1970 à 1980

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« Le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté »,
Antonio Gramsci

Marie-Thérèse Coenen (historienne CARHOP asbl

Luc Roussel (historien, CARHOP asbl)

Le Centre d’action sociale italien-Université ouvrière, communément appelé le CASI-UO[1], est aujourd’hui une école de devoirs et un centre culturel. Cette association est née de la rencontre d’un milieu, des migrants installés à Bruxelles et plus particulièrement à Anderlecht, et des militant.e.s, des Italiens et une Italienne venu.e.s poursuivre leurs études à Louvain (Leuven) à la fin des années 1960. Mobilisant une approche culturelle innovante, le CASI-UO marque un tournant dans la compréhension du phénomène migratoire.

Ces militants constatent que l’intégration par le travail est insuffisante et n’aboutit pas nécessairement à une participation citoyenne dans la société d’accueil. Par contre, la culture et la formation sont les outils de cette révolution : « former des gens pour qu’ils deviennent autonomes, pour qu’ils assurent par eux-mêmes un rôle actif, pour qu’ils deviennent des militants dans le milieu dans lequel ils vivent. »[2] Avec l’Université ouvrière, le CASI-UO ouvre un nouveau champ d’action particulièrement dynamique. Ce modèle va inspirer d’autres groupes socioculturels, issus des vagues migratoires successives, qui cohabitent avec plus ou moins de bonheur dans les mêmes quartiers bruxellois.

Notre rencontre avec le noyau dur des fondateurs du CASI-UO, Silvana Panciera[3], Bruno Ducoli[4] et Roberto Pozzo[5], se déroule le 30 juillet 2017 à Gargnano, au Centre européen de rencontre et de ressourcement qu’ils ont lancé[6] en 2001. Ils accueillent, de mars à octobre, des activités ainsi que des groupes qui organisent leurs propres initiatives dans cet ancien couvent des Franciscaines (Couvent Saint-Thomas) niché à mi-hauteur de la montagne qui surplombe le lac de Garde, prolongeant d’une autre manière et sous d’autres cieux, leur projet de rencontre interculturelle. De l’équipe fondatrice et stable du CASI-UO (au départ en faisaient aussi partie Italo Balestrieri, Alberto Marcati et Anne Martou-Quévit) manque à l’appel Antonio Mazziotti, juriste de formation, décédé en 2017. Ce dernier possédait, outre une licence en droit, une licence en sociologie et en théologie. Avec ce bagage, il avait choisi, en parfait « établi » (voir plus bas le sens de cet appellatif), de travailler comme conducteur de tram à la STIB pendant 10 ans et ensuite dans le syndicat italien CGIL (Confederazione Generale Italiana del Lavoro-Confédération générale italienne du travail). Il avait quitté la Belgique après une vingtaine d’années. Pendant les premières années de son « service juridique », il fut fort aidé par Loredana Marchi qui deviendra plus tard directrice du Foyer asbl à Molenbeek.

Mais pourquoi accoler les lettres UO (Université ouvrière) au CASI ?

C’est en souriant que Bruno, Roberto et Silvana nous répondent : « Nous savions que nous ne voulions pas ouvrir un service d’assistance pour les familles italiennes. Cela existait déjà. Nous voulions mettre l’accent sur les besoins implicites, les attentes de cette population, déracinée et laissée à elle-même. Nous avons opté pour les mots Centro di azione sociale italiano en abrégé le CASI, mais ils étaient déjà utilisés par une autre association et nous avons reçu une injonction nous interdisant de les utiliser. Comme nous avions un projet de formation, nous avons réfléchi et accolé les termes : université ouvrière. C’était dans l’air du temps. À cette époque, on parlait beaucoup d’ Open university, etc., mais cela correspondait aussi à notre projet global. Le CASI-UO, c’est devenu un label. »

Pourquoi s’installer à Anderlecht ?

« Une assistante sociale, Fabiola Fabbri, nous signale la présence importante d’une communauté italienne à Bruxelles. Elle-même est employée par l’ONARMO (Œuvre nationale d’aide religieuse et morale aux ouvriers, service social d’origine italienne fondé en 1947) et est en contact avec ces familles. » Bruno s’installe alors en 1970 dans un petit appartement, au numéro 10 de la rue Rossini, à Cureghem, près de la Gare du Midi, un quartier à la population finalement assez homogène, composée presque exclusivement d’ouvriers, avec ses lieux de sociabilité, ses bars italiens, ses commerces et ses cercles de proximité.[7] Johan Leman parle de quasi-ghetto « La Sicile sur Senne », pour un quartier voisin de Cureghem.[8]

Bruno et Silvana continuent : « Tout commence par l’observation. Nous avons regardé une carte géographique et analysé les statistiques des populations étrangères. C’était à Anderlecht que la communauté italienne était la plus importante. Nous nous sommes ainsi installé.e.s dans le quartier. Nous vivions en communauté. C’était une pratique courante à l’époque. Être militant supposait un investissement total. Le mouvement d’extrême gauche avait ses « établis », des intellectuels qui travaillaient dans les usines ou vivaient dans les quartiers populaires. À Schaerbeek, il y avait aussi de semblables communautés de vie. Nous participions à ce courant en vivant à Anderlecht, commune peu accueillante à l’époque pour les migrants. Nous avions une disponibilité quasi totale, même la nuit quand certains jeunes nous interpellaient. Pour eux, nous étions peut-être des intellectuels, mais nous assumions les mêmes conditions de vie, étions proches et vivions comme eux. Nous n’avions pas beaucoup de moyens, le salaire de Silvana, en tant qu’enseignante de langue italienne, a été le premier salaire versé pour faire vivre la maison. »

La culture, c’est une arme. Une pratique d’école ouvrière en milieu immigré : le CASI, Bruxelles, CASI-UO – Hypothèse d’école, 1975, 21 p.

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L’action par la culture au CASI-UO. Dire l’immigration en textes et en chansons

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Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

Entre 1973 et 1988, le Centre d’action sociale italien-Université ouvrière (CASI-UO) compose et produit cinq disques destinés à accompagner et commenter des pièces de théâtre mises en scènes et jouées par des jeunes de l’association. Cette démarche résulte du constat posé par le CASI-UO de la nécessité de créer une culture spécifiquement immigrée. Elle s’inscrit en adéquation avec les objectifs poursuivis par l’Université ouvrière et se nourrit des réflexions issues de celle-ci.[1]

Le CASI-UO fait ainsi figure de précurseur en revendiquant une culture immigrée, produite comme une construction identitaire nouvelle et mixte. Puisant ses racines dans l’histoire de l’émigration des parents, mais revue à la lumière de l’expérience des jeunes de la deuxième génération, cette culture mosaïque est véhiculée à travers les ateliers de chant et de théâtre initiés par le CASI-UO, à une époque où il n’existe aucun espace dans la sphère publique belge pour son expression. Dans la volonté de valoriser ce patrimoine créatif culturel issu d’un processus d’éducation populaire, l’analyse de cette démarche se concentre ici sur les trois premiers disques de chants édités par le CASI-UO et conservés au CARHOP.

La culture en fer de lance

C’est à Cureghem, quartier historique de l’est de la commune d’Anderlecht, que s’est constitué en 1970 le CASI-UO. Physiquement coincé entre le canal Bruxelles-Charleroi, qui, à l’époque, est loin d’être vu par les pouvoirs publics comme une zone de développement économique prioritaire, et les cinémas pornographiques qui jouxtent la gare du Midi, Cureghem a alors l’allure d’un ghetto pour Teresa Butera, actuelle directrice du CASI.[2] Si de nombreuses nationalités telles que grecques, turques, espagnoles et marocaines s’y croisent déjà, l’immigration italienne y est largement présente. Dans une analyse publiée à cette époque, le CASI-UO décrit le quartier en ces termes : « Un monde qui pourrait être intéressant, s’il n’était pas le concentré des contradictions et de la rage de tous ces peuples ».[3]

Fondé dans le but de combattre l’exclusion et de favoriser l’insertion socioprofessionnelle des jeunes Italiens résidant à Bruxelles, le CASI-UO mobilise à cet effet une approche culturelle originale. Influencée par la pédagogie des opprimés de Paolo Freire et convaincue de l’importance primordiale de la culture et de la formation pour arriver à une véritable participation citoyenne, l’association met sur pied de multiples activités à destination des jeunes issus de l’immigration. Toutes partagent l’objectif de former les jeunes pour l’exercice d’une autonomie complète. L’Université ouvrière, cycle de formation destiné à préparer les jeunes à devenir formateurs et formatrices, et une école des devoirs, voient le jour. Citant l’exemple de sa petite sœur qui a des difficultés d’apprentissage, Teresa explique que c’est, un peu par hasard, en allant l’y rechercher un soir, qu’elle entre en contact avec le CASI-UO : « j’ai rencontré quelques jeunes qui m’ont dit : « Écoute, pour nous il y a aussi des rencontres, des formations. Pourquoi tu ne viens pas ? » Et je dois avouer que je suis allée à cette fameuse Université ouvrière, et… je n’ai rien compris au début ! Il y avait le fondateur à l’époque, qui parlait de politique, de Socrate, et je me suis dit : « mais où je suis… ? » Mais ce qui me faisait plaisir, c’est que le monsieur en question parlait l’italien. Il parlait un bel italien ». L’envie d’apprendre l’italien ou le français ou celle de briser la monotonie et la solitude sont des raisons qui poussent les jeunes à s’inscrire à l’Université ouvrière.[4] C’est en tout cas dans le cadre de cette dernière qu’émerge l’idée de recourir au théâtre-chant comme forme d’expression culturelle. Issue d’un processus d’éducation populaire, celle-ci se réapproprie les racines des cultures du pays d’origine et du pays d’accueil.

La production de disques militants dans les années 1970 : un phénomène en vogue

En adoptant le théâtre-chant comme moyen d’expression, le CASI-UO ne fait pas, à l’époque, figure d’exception dans le monde ouvrier. Cette pratique connait dans les années 1970 un renouveau remarquable comme forme d’expression de la contestation sociale en Europe de l’Ouest. Bien que la démarche du centre se singularise par le recours au théâtre-chant comme moyen de production d’une culture d’identité immigrée mosaïque, il n’est pas inopportun de rappeler que celle-ci s’inscrit dans un contexte général de production de disques par des groupes militants.

Pionnières en Belgique du chant de lutte, les ouvrières de la FN (Fabrique nationale d’armes) d’Herstal avaient ouvert la voie en 1966 avec leur chanson « Le travail, c’est la santé mais pour cela, il faut être payé».[5] Dès les années 1970, le folklore est identifié comme point de rencontre de plusieurs mouvements citoyens de contestation. Des mouvements comme celui en opposition à la guerre du Vietnam, Mai 68 et sa remise en cause des valeurs bourgeoises, les différentes luttes pour une identité régionale ou nationale et l’apparition de groupes révolutionnaires « ont trouvé dans les caractères propres au folklore l’expression artistique dont ils avaient besoin ».[6] Révolutionnaires portugais, résistants chiliens, afro-américains luttant pour les droits civiques, toutes et tous écrivent des chants de luttes qui vont être diffusés en Belgique.[7]

Dans le monde ouvrier, le Groupe d’action musicale (GAM) va d’usine en usine pour enregistrer et composer des chants avec les grévistes. En 1974, ses membres gravent, avec les travailleurs des Grès de Bouffioulx, le premier chant de grève sur un disque 45 tours.[8] Suivront ensuite dans le désordre des chants de combat mettant en avant la Fonderie Mangé à Embourg près de Liège, les verreries de Glaverbel à Gilly ou encore les Capsuleries de Chaudfontaine. Signe de proximité idéologique, la chorale du CASI-UO, Bella-Ciao, se produit lors d’occupations d’usines, de rassemblements ouvriers ou de manifestations diverses. En diffusant son premier disque en 1973, le CASI-UO fait ainsi partie des pionniers de cette tendance en Belgique.

Une activité culturelle liée au projet social et politique de l’association

Les fondateurs du CASI-UO partent du constat de l’existence d’une deuxième génération d’Italiens en Belgique, terme qu’ils sont parmi les premiers à utiliser.[9] Ces jeunes nés en Belgique sont victimes d’une ségrégation socio-culturelle et du manque de vision à long terme des politiques belges qui n’anticipent pas l’installation définitive de ces travailleurs et de leurs descendants en Belgique. Cette génération, mise de côté par la société belge, souffre d’une sévère déculturation forcée selon les fondateurs du CASI.[10] Ils constatent pourtant que « La culture est une arme »[11], et lui accordent une importance primordiale. Pour Teresa, le constat de base est « que l’immigré possède sa culture, que ce n’est pas une culture italienne, que ce n’est pas une culture belge, et qu’il faut créer cette culture. Elle n’est pas liée à un pays, elle est surtout liée à une condition ».

De l’Université ouvrière au théâtre-chant

Pour faire émerger cette histoire commune et la valoriser, les jeunes de l’Université ouvrière participent aux ateliers de théâtre-chant. Les pièces de théâtre interprétées par le groupe sont accompagnées par des chants qui sont produits sur disques vinyles. Pour les trois premiers disques, continue Teresa, « on a pris des musiques de chansons populaires italiennes. D’abord parce qu’on n’était pas capable de créer des musiques, mais aussi parce que les musiques populaires rappelaient, comme dit le nom, le peuple. Donc, c’étaient aussi des musiques qui parfois racontaient les souffrances du peuple, des paysans, etc. »

Si les musiques sont issues des traditions populaires italiennes, les textes sont en revanche réécrits afin de « donner un exutoire, un espoir, de la confiance à ces jeunes qui grandissaient (et qui continuent à grandir) marginalement et avec une rage sourde dans le cœur. (…) apprenant à transformer la rage en engagement et l’engagement en réussite ».[12] C’est Bruno Ducoli qui écrit la plupart des textes à partir des réflexions amenées par les jeunes.[13] Pour Teresa, ils ont « eu la chance d’avoir des formateurs qui savaient écrire. Parce que nous, on ne savait pas. Nous, on était des ouvriers, on avait nos limites. Et ils avaient l’art de transformer nos revendications en scène de théâtre ». Par cette démarche, le CASI-UO redonne vie à une tradition italienne pourtant longtemps méconnue des chansons populaires, avec pour sujet tous les aspects de la vie des travailleurs et des travailleuses.[14]

CASI-UO, Affiche éditée par le CASI-UO pour faire connaitre la chorale Bella-Ciao, s.d.

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Les femmes inventent leur université : collective et créatrice

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Claudine Liénard (militante féministe et écologiste, ex-coordinatrice de projets à l’Université des femmes)

Évoquer l’histoire de l’Université des femmes constitue un exercice périlleux. Les archives restent à exploiter. Les souvenirs des fondatrices se colorent de leurs ressentis, différents et particuliers. Chaque anecdote, chaque récit constituent autant de fils à nouer, à tisser pour former un tableau à la manière féministe : apparemment sans ordre ni beaucoup de cohérence mais qui finit par offrir un décor où chacune peut se situer et agir. Fort heureusement, l’association a posé ses propres repères historiques, à l’occasion de ses trente ans soulignés le 24 mai 2012 par un colloque dont les interventions ont été publiées. Historienne et cofondatrice, Hedwige Peemans-Poullet y a évoqué la nécessité, à la fin des années 1970, de nourrir le mouvement féministe qui se déployait, d’une pensée construite à partir de recherches et d’études de niveau scientifique. Le monde universitaire belge n’offrant ni terreau favorable ni opportunités, c’est au sein du monde associatif militant que des femmes constituent un point d’appui à des colloques, des débats, des publications. L’association prendra le nom crânement assumé d’Université des femmes[1].

En Belgique particulièrement, le mouvement féministe fonctionne avec des structures temporaires et recomposées au gré de l’actualité des combats à mener (plate-forme « Créances alimentaires » ou « Contre la répudiation », dénonciation des publicités sexistes, refus de la prostitution et des inégalités salariales, etc.), avec des associations nombreuses et diverses (de l’ONG à l’association de fait, de la structure émanant des services publics au groupuscule activiste). Il parvient aussi à pérenniser son action via des organisations plus solides comme le Comité de liaison des femmes où syndicalistes, enseignantes et associatives élaborent leurs positions communes ou via l’institutionnalisation de la démarche dans des organes d’avis officiels tels que le Conseil fédéral de l’égalité des chances[2]. Globalement, il a su construire et garder des modes de fonctionnement sans « vedette », sans trop de hiérarchie, souples et le plus souvent accueillants aux femmes en difficulté, sans ou étudiantes. Malgré la pression politique, administrative voire économique et les mises au pas pour fonctionner dans la légalité, il s’est inscrit vaille que vaille dans le paysage institutionnel belge communautarisé, régionalisé, etc., tout en maintenant une solidarité, des temps et des lieux de convergence, en partageant des outils, des expériences, des savoirs et des savoir-faire. Sans doute, l’analyse politique constante du contexte de domination masculine qui prévaut encore largement dans les institutions belges et, plus largement, dans son organisation sociale, permet de dépasser les incitations à la concurrence associative et de maintenir le sentiment d’une nécessaire cohésion et d’une solidarité féministes.

Cela n’explique pas tout. Il y a aussi, actifs, pensés et sans cesse (re)construits, la volonté et le goût des femmes pour « un mouvement social et politique qui concerne la moitié de l’humanité, mais qui n’a ni fondateur ou fondatrice, ni doctrine référentielle, ni orthodoxie, ni représentantes autorisées, ni parti, ni membres authentifiés par quelque carte, ni stratégies prédéterminées, ni territoire, ni représentation consensuelle, et qui, dans cette « indécidabilité » constitutive, ne cesse de déterminer des décisions, imposant aujourd’hui son angle d’approche et son questionnement à travers le monde »[3]. Ce goût de la multiplicité féconde des sources et des expressions qui a marqué les débuts du féminisme, reste présent dans les collectifs et actions qui dynamisent actuellement ce mouvement. À celui-ci d’offrir aux femmes qui font face ensemble, aujourd’hui, aux défis des inégalités, des références nombreuses et diversifiées. Car aucune personnalité emblématique, fût-ce Françoise Collin citée ici, ne suffit à polariser seule un mouvement dont la diversité constitue à la fois l’âme et le carburant.

Entre élaboration de la pensée et analyses féministes

Dans ce mouvement, l’Université des femmes garde une réputation et une pratique d’élaboration de la pensée et des analyses féministes qu’elle entretient grâce à des cycles de formation, à ses publications et à sa Bibliothèque Léonie La Fontaine[4]. Son champ associatif se situe entre les mondes académiques, administratifs, politiques et militants. Acquise aux enjeux de l’éducation permanente à destination des adultes, elle atteint les publics populaires en formant celles et ceux qui sont en première ligne de l’éducation, la formation et l’animation. Son activité de base – un cycle de conférences-débats thématiques ouvert à tous et toutes – continue à les mettre en contact avec les chercheur.se.s et praticien.ne.s de terrain qui proposent des travaux élaborés avec les outils du féminisme : analyse de genre, attention aux stéréotypes, valorisation des apports des femmes. Ce n’est pas un hasard si l’offre formative se calibre sur les séminaires universitaires. À ses débuts, cela se limite à des thèmes annuels déclinés dans des conférences organisées le jeudi soir dans les locaux de l’école Parallax, place Quételet à Saint-Josse-ten-Noode, et donnant parfois lieu à publication dans la revue de l’association, Chronique féministe. Hedwige Peemans-Poullet l’organise ensuite dans un format plus long, déployé en une douzaine de séances où chercheur.se.s et praticien.ne.s approfondissent un sujet avec une approche de genre. Cette « formation longue » thématique échouera à obtenir une reconnaissance académique, mais finira néanmoins par bénéficier d’une solide réputation. Des dossiers bibliographiques et les articles enrichissent chaque séance grâce à l’apport de l’équipe de la bibliothèque réunie autour de Sabine Ballez, bibliothécaire-documentaliste, et les interventions sont largement diffusées par leur publication dans une collection éditoriale de l’association, les Pensées féministes.

Il s’agit donc de montrer que les recherches féministes doivent entrer dans les cursus académiques à l’instar des Women’s studies qui prennent forme aux USA et dont l’Université des femmes se revendique : « Issues du mouvement des femmes des années 70, les Women’s studies avaient pour objectif de prolonger la critique de la place faite aux femmes dans la société par la critique des discours légitimant leur exclusion. Dans un contexte général de développement des études sur les minorités, les féministes universitaires ont obtenu, à une large échelle, avec l’appui des étudiantes, la création d’enseignements sur les femmes et de Women’s studies interdisciplinaires »[5]. Le développement de séminaires de formation, de colloques internationaux, de cycles de conférences répétés et diversifiés année après année n’aura pas été vain. De même que l’étude de faisabilité développée en 2011 par l’association féministe et bicommunautaire Sophia. Il aura fallu plus de quarante ans pour que les féministes obtiennent finalement l’ouverture – pour l’année académique 2017-2018 – d’un master en études de genre interuniversitaire en Belgique.

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