Lorsque les ouvrières chantaient. Histoire d’une expression culturelle de la protestation de 1966 à 1984

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Nicolas Verschueren (Historien, ULB)

L’histoire est parsemée d’évènements et d’images autour desquels flottent un air de musique, une ritournelle, une chanson. Les sons de la grève des ouvrières de la Fabrique nationale d’armes de Herstal (FN) sont envahis par la présence du thème « Le travail, c’est la santé mais pour cela il faut être payé ». Inspirée de la chanson de variété d’Henri Salvador sortie quelques mois plus tôt, ce qui ressemblait dans un premier temps à un slogan s’est rapidement mué en un chant forgeant une identité collective aux 3 000 ouvrières. À ce titre, les ouvrières de la FN sont les pionnières d’une forme d’expression de la lutte qui connaîtra son apogée une dizaine d’années plus tard.

En effet, la seconde moitié des années 1970 est marquée par l’omniprésence des chants de protestation lors des conflits sociaux et occupations d’usines. Il ne s’agit pas tant ici de souligner la fonction de ces chants dans les conflits sociaux mais d’observer ce que les ouvrières expriment au travers des chants de lutte. Au-delà de leur capacité à créer une identité collective du groupe en lutte et à affermir sa cohésion dans la durée, ces compositions culturelles sont également vectrices de messages qui peuvent transcender les enjeux du conflit en cours. Partant de la grève des femmes de la FN en 1966 et se concluant avec la lutte des ouvrières de Levi’s près d’Arlon en 1984, cet article propose d’analyser la manière dont les chants composés lors des conflits sociaux offrent un éclairage pertinent sur ces évènements, sur les conditions de travail et sur l’engagement des ouvrières dans une lutte qui dépasse l’univers de l’atelier. Les chants utilisés pour cette étude concernent donc principalement des chants composés pour ou par des ouvrières entre 1966 et 1984, soit entre la grève des femmes de la FN et la fermeture de l’usine Levi’s à Arlon, un conflit qui semble sonner le glas des luttes ouvrières propres aux années 1970. Le corpus de chansons retrouvées se compose d’une trentaine de textes dont la plupart ont été écrits dans la seconde moitié des années 1970.

Le chant, source de la parole ouvrière et vecteur de mobilisation

Pour les historien-ne-s, sociologues ou ethnologues, les chants populaires servent de voie d’accès à une partie de la culture populaire. Le chant en tant que source entretient l’illusion d’une expression non médiée du peuple, un discours épuré des récupérations partisanes, une véritable émanation des voix d’en bas[1]. Sans sombrer dans une hypercritique, il convient néanmoins de garder à l’esprit l’implication de chanteurs engagés, de militants ou de syndicalistes dans la composition de ces chants. Bien souvent, le chant part d’un refrain, d’un élément spécifique à la lutte en cours ou d’une revendication pour ensuite être déroulé plus complètement. Ces compositions peuvent dès lors être le fait d’une création collective aiguillonnée par des chanteurs engagés, d’une démarche individuelle d’une ouvrière ou être le résultat du lyrisme d’un de ces chanteurs inspirés par le conflit social. Une fois posé ce constat critique, il est possible d’analyser plus en détail le contenu et la fonction de ces chants. Ces formes culturelles de la protestation apparaissent bien souvent à l’occasion de conflits de longue durée comme ce fut le cas lors de la grève des femmes de la FN en 1966 ou lors des occupations d’usines dans les années 1970[2]. Le chant renforce l’identité du groupe et sa cohésion[3], il devient la « plus belle chanson du moment » pour reprendre le témoignage d’un ouvrier de la région de Charleroi[4]. Cette fonction d’identification s’adresse tant aux individus en lutte qu’au reste de la société. Chanter dans les rues ou enregistrer ces chansons sur des vinyles permet de sortir les mots des ateliers et d’investir une partie de l’espace public. En somme, les ouvrières de la FN avaient ouvert la voie à la réémergence du chant ouvrier qui s’était quelque peu tu après 1945. Pour Michel Guilbert du Groupe d’action musicale (GAM) qui a contribué à de nombreuses créations de chants de lutte dans les années 1970, cette tradition du chant ouvrier avait presque disparu partout en Wallonie à l’exception peut-être de la région de Liège. « Au début, quand on a commencé avec le GAM, il n’y avait personne qui faisait cela. Cela semblait presque incongru, quelque chose qui ne se faisait pas »[5].

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La lutte continue

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Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard (Historienne, GERS)

Avec Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard, historienne spécialiste de l’histoire des femmes, les combats menés dans le secteur professionnel aussi bien en France qu’en Belgique apportent une dimension internationale et féminine aux revendications ouvrières qui ont jalonnées les 19e et 20e siècles et qui restent encore d’actualité aujourd’hui.

Quand on m’a demandé de conclure ces deux journées, j’ai assez vite compris que le colloque ne se voulait pas une sorte de cérémonie commémorative, encore que les femmes-machines la méritent bien. Ce n’était pas non plus uniquement l’occasion de présenter l’aboutissement de recherches produites aussi bien par des historiens, des historiennes, des sociologues, que par des syndicalistes sur une grande grève de femmes, pas une grève féminine non, une grande grève de femmes. Autant qu’un travail de mémoire ou qu’un travail d’histoire, ce colloque se veut un regard tourné vers le passé et ouvert sur le futur.

Ma première réaction d’historienne fut de lire un certain nombre de journaux français de l’année 1966, pour me mettre dans l’ambiance ; ils glorifiaient tous cette lutte. Un article du journal L’Humanité du 11 mai, célébrant la fin de cette grève après 80 jours de « lutte victorieuse », se termine par ces mots : « Ce que nous avons fait, d’autres vont le faire, m’a dit une des femmes ». Je me suis donc lancée dans la rédaction de cette conclusion en ayant à l’esprit des mots d’espoir, un espoir vieux de cinquante ans. Mais, dans le même temps, je vivais dans le présent, et je voyais, en Europe, l’évolution de l’organisation du travail, celle du droit, alors que les ouvrières de la Fabrique nationale d’armes de Herstal (FN) s’étaient appuyées dans leur action, entre autres, sur le droit européen. Je voyais notamment les modifications progressives de la législation française, une législation que l’on pourrait qualifier de non genrée. Neutre du point de vue du genre, mais qui s’avère, par certains de ses aspects, très négative pour les femmes en particulier.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Prenons l’exemple de la flexibilité des horaires. Il y a eu, en France, de nombreux accords locaux ou de branches sur cette question, et ce n’est qu’un début. La plupart des femmes continuent à vivre une double journée, les enquêtes sociologiques montrent que ce sont encore elles qui, pour l’essentiel, s’occupent du travail ménager et des enfants, surtout en bas âge. Et qu’elles doivent, comme elles le disent elles-mêmes, être extrêmement organisées. Or, comment fait-on pour s’organiser quand une semaine, on travaille 4 heures un jour, et que le même jour de la semaine suivante on travaille le double, sinon plus ? Comment faire garder les enfants sans un planning à peu près identique d’une semaine à l’autre ? Il y a beaucoup d’autres raisons pour rejeter cette évolution de l’organisation du travail, mais pour les femmes, dans la société telle qu’elle est, elle peut parfois signifier une interdiction de fait d’exercer leur droit à travailler. Autres exemples, le travail précaire, le travail à temps partiel, les hommes certes n’en sont pas préservés, mais ce sont surtout des spécificités féminines qui elles aussi, mettent en cause le droit à vivre de son travail. Je m’arrête là, je dois conclure sur la lutte des ouvrières de la FN. Tout en pensant indispensable, en la circonstance, de rappeler qu’aux discriminations anciennes, qui n’ont pas toutes disparu, s’en ajoutent de nouvelles qui sont peut-être plus dangereuses parce que plus difficiles à repérer. Ce sont ces discriminations qui m’ont poussée à remplacer le titre glorieux et émerveillé que j’imaginais pour ma conclusion, par un mot d’ordre plus belliqueux et plus fidèle aux grévistes de 1966 : continuons le combat.

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