Edito

Que nous disent les jardins des rapports de force régissant une société donnée, d’une capacité à se coaliser, à résister et à transformer cette même société ? Voilà l’enjeu de ce nouveau numéro de Dynamiques. Les formes et les usages du travail de la terre évoluent constamment au cours du temps, les jardins ne cessant d’accompagner et de provoquer les mutations économiques, sociales, politiques et culturelles des régions où ils se développent. Dans cette optique, les jardins actuels sont les héritiers d’une longue tradition, certes de production alimentaire, mais aussi d’un dialogue avec le vivant « avec le souci permanent de refléter le monde en même temps que d’en manifester une vision »[1]. Cette permanence et cette diversité interpellent, en témoigne la vaste littérature qui aborde la thématique des jardins : de nombreuses monographies, articles, blogs, reportages en détaillent les différentes facettes. Les recherches et débats contemporains sont animés par des réflexions autour de la défense de l’environnement, du désir d’un autre rapport au vivant, d’une volonté de changer les modes de production et de consommation, de l’envie de retisser du lien et des solidarités entre toutes et tous.

À leur tour, les auteur.e.s de ce Dynamiques sèment quelques graines dans le champ de la réflexion autour des jardins collectifs et des forces vives qui les animent depuis le 19e siècle. Des jardins ouvriers aux jardins partagés, pédagogiques, d’insertion sociale, ou encore de formation professionnelle, ils interrogent les différentes formes qui permettent de tisser du lien au cœur du jardin, de faire acte de résistance et de transformation sociale.

Bonne lecture !

Notes
[1] VASSORT J., Les jardins de France. Une histoire du Moyen Âge à nos jours, Paris, Perrin, 2020, p. 317.

Introduction au dossier : Les jardins collectifs : un terreau fertile pour la culture du social et de la démocratie

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Claudine Lienard (bénévole, CARHOP et auparavant coordinatrice de projets, Université des Femmes)
Amélie Roucloux (historienne, CARHOP asbl)

Les jardins ouvriers, également appelés familiaux, accompagnent l’avènement de l’ère industrielle. Dans le courant du 19e siècle, la population ouvrière s’accroît dans et autour des villes et des usines. Le jardin offre un remède à la misère du peuple qui y trouve un complément de ressources, mais aussi, du point de vue patronal, un loisir sain et un élément de structuration de la famille. On les appelle alors le champ ou clos des pauvres. Avec leur parcelle de terre, les ouvriers cultivent leurs propres légumes, diversifient leur régime alimentaire et améliorent leurs conditions de vie.

Les jardins familiaux apparaissent d’abord en Angleterre, puis en Allemagne. L’idée est reprise en France. D’abord à Sedan, sous l’impulsion de Félicie Hervieu et à Saint-Etienne, avec l’abbé Félix Volpette. À partir de ces expériences, l’abbé Jules Lemire lance le concept de jardin ouvrier et fonde en 1896 la Ligue française du coin de terre et du foyer qu’il développe dans la région d’Hazebrouck, en Flandre française. À la même époque, en Belgique, l’abbé Gruel suit son exemple avec la Ligue belge du coin de terre et du foyer fondée en 1897. La Ligue se développe ensuite dans une optique moraliste et sociale-chrétienne. Sa mission est d’assurer la jouissance, voire la propriété, d’un coin de terre à cultiver et d’une habitation convenable aux classes populaires. À travers cet engagement, l’abbé Gruel veut tirer les classes laborieuses du prolétariat non par le collectivisme mais par la propriété. L’initiative prend de l’ampleur et le 3 octobre 1926, la Fédération internationale des jardins familiaux est fondée à Luxembourg. Elle compte plus de deux millions de jardiniers répartis dans plusieurs fédérations nationales de pays européens auxquels s’est jointe la fédération japonaise. En France, après la deuxième guerre mondiale, le gouvernement pousse ces initiatives, portant à 250 000 le nombre de jardins. En 1952, le législateur les inscrit officiellement dans la loi sous l’appellation de jardins familiaux.

Avec le temps, les jardins collectifs dépassent le simple but de production alimentaire pour intégrer des visées sociales multiples. Ils se distinguent selon leurs objectifs : proposer des exemples aux enfants et aux adultes (pédagogiques), expérimenter de nouveaux types de culture (biologiques), ouvrir à la créativité et au divertissement (artistiques, imaginaires), produire des ressources (urbains), créer du lien social (intergénérationnel, interculturel, pour personnes handicapées), expérimenter de nouvelles gouvernances (laboratoires de démocratie locale), favoriser la santé mentale et physique (thérapeutique), etc. Les jardins peuvent déboucher ou intégrer d’autres projets à vocation sociale et à gestion collective. Par exemple, le compostage de quartier organisé à La Fonderie à Bruxelles au départ d’un projet de transformation de terrain vague porté par une association d’éducation permanente « La Rue » en 2003. Les jardins collectifs diffèrent également par leur mode d’organisation : distribution de parcelles dans les jardins ouvriers ou gestion partagée dans les jardins communautaires.

Par les buts qu’ils suivent et la diversité de leur mode d’organisation, les jardins collectifs permettent aux jardiniers et jardinières de se réapproprier des enjeux actuels. Parmi ceux-ci, on retrouve l’aspect écologique avec la volonté de changer le rapport entre l’humain et la nature pour lutter contre la crise environnementale. L’idée, en toile de fond, est que l’être humain ne pourra pas affronter cette crise tant qu’il ne se sentira pas lié à la nature. Les jardins font partie de ces lieux qui permettent de reconnecter à la nature. Il y a aussi le désir du retour au collectif, de lutter contre l’individualisme et le consumérisme en encourageant le partage. Il y a également la volonté de court-circuiter les grandes enseignes commerciales en revenant vers une consommation locale, plus respectueuse de l’environnement et des producteurs et productrices locaux. Il y a encore l’envie de retrouver du pouvoir d’agir, de choisir, de construire, d’échapper aux normes en s’en créant de nouvelles, plus respectueuses du collectif. Ainsi, en pratiquant régulièrement le jardinage dans un potager collectif, les jardiniers et jardinières se reconnectent à la nature et créent de nouvelles manières de s’organiser et de faire collectif. Selon la sociologue Geneviève Pruvost, ils et elles reconsidèrent ainsi des activités de subsistance ancrées dans une collectivité, un lieu, des usages comme une possibilité de s’émanciper, de faire société autrement. « La fabrique du quotidien apparaît alors pour ce qu’elle est : un enjeu révolutionnaire »[1].

La pérennité des projets et des dispositifs de jardins collectifs est liée au statut des terres qu’ils occupent. Souvent, les utilisateurs et utilisatrices ne savent pas ou plus à qui appartient le terrain occupé par leurs cultures et cela occasionne des luttes mettant en jeux les jardiniers et jardinières, les associations qui les encadrent, les propriétaires, les promoteurs immobiliers, les pouvoirs publics concernés. L’existence des jardins collectifs devient ainsi un enjeu de démocratie et pose la question de l’accès à la terre, de la protection des communs.

« Les jardins sont des lieux où s’inventent les résiliences lorsque les temps sont durs. Face aux précarités contemporaines, les redécouvrir ouvre de belles perspectives, à condition de mieux comprendre les fonctions qu’ils forgent pour les jardiniers. »[2]

Damien Deville, thèse sur la société jardinière

L’ensemble de ces dynamiques anime les réflexions des contributeurs et contributrices de cette revue. Dans un premier temps, Claudine Lienard et Amélie Roucloux prennent leur sac à dos et partent à la rencontre de quelques initiatives qui existent en Wallonie et à Bruxelles afin de faire un tour d’horizon de ce qui existe aujourd’hui.

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La Ligue horticole et du Coin de terre de Bois-du-Luc

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Isabelle Sirjacobs (directrice scientifique, SAICOM)

Le Charbonnage du Bois-du-Luc, une histoire vieille de plus de 300 ans !

La Ligue horticole et du Coin de terre de Bois-du-Luc naît dans le contexte particulier d’un charbonnage emblématique de la région du Centre. La société des Charbonnages du Bois-du-Luc arbore en effet près de 300 ans d’existence (de 1685 à 1973) et nous laisse un patrimoine industriel et social des mieux conservés qui en fait aujourd’hui un lieu de mémoire exceptionnel.[1] Située à Houdeng-Aimeries, sur le terrain houiller du sillon Haine-Sambre-Meuse, la société des Charbonnages du Bois-du-Luc trouve son origine dans la création en 1685 de la Société du Grand Conduit et du Charbonnage de Houdeng.[2] Exemple le plus lointain de structure capitaliste en Europe, la société houillère est fondée dans le but de résoudre les problèmes d’évacuation de l’eau souterraine (ou d’exhaure), par l’usage de conduits de bois, un système de drainage souterrain fabriqué à partir de troncs d’arbres évidés, aboutés et disposés en pente douce afin d’évacuer les eaux par gravitation. Ce système D de l’époque fonctionne pendant près d’un siècle avant d’être remplacé par une machine à feu de type Newcomen[3] permettant de puiser l’eau dans les galeries de mine située en profondeur. Dès lors, les dirigeants de la société ne cesseront d’investir régulièrement dans de nouvelles technologies pouvant accroître la production de charbon.

Copie de la dernière page de l’acte de fondation de la Société du Grand Conduit et du Charbonnage de Houdeng daté du 14 février 1685 (SAICOM, Fonds d’archives de la S.A. des Charbonnages du Bois-du-Luc, coll. MMDD, n° BDL 0253, cliché sur verre).

Devenue en 1807 « Société civile des Charbonnages du Bois-du-Luc », l’entreprise entame au 19e siècle une importante croissance industrielle marquée par l’achat de concessions minières, le creusement de nouvelles fosses à Houdeng mais aussi à Havré et à Trivières et apparaît à l’aube du 20e siècle plus florissante que jamais. Transformée en 1936 en société anonyme, elle poursuit l’aventure et estime la prolongation de la période d’exploitation à… 100 ans.[4] Une estimation qui s’avère un peu trop optimiste car l’entreprise n’arrive pas à contrecarrer le déclin industriel qui atteint tous les bassins houillers à partir des années 1960. Les puits sont de moins en moins rentables et ne peuvent rivaliser avec les productions étrangères et les nouvelles sources d’énergie (hydrocarbures, puis nucléaire). Le programme de fermetures élaboré à l’initiative de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA)[5] atteint la région du Centre dès le début des années 1950. Bois-du-Luc se voit dès lors contraint par la CECA de fermer le puits Saint-Emmanuel en 1959. La société continue l’exploitation de son siège de Beaulieu à Havré jusqu’en 1961 et de celui du Quesnoy à Trivières jusqu’en 1973. La fermeture de ce dernier entraîne la mise en liquidation de la société des Charbonnages du Bois-du-Luc, dernière société houillère de la région du Centre.

Le siège du Quesnoy à Trivières vers 1930. Les puits Saint-Paul et Saint-Frédéric sont creusés entre 1898 et 1903, et fonctionnent jusqu’en 1973 (Gabos, Fonds Bois-du-Luc, coll. Archives, n° BDL-MM-0017, cliché sur verre).

Un charbonnage et un village

En pleine expansion industrielle, la société des Charbonnages du Bois-du-Luc entreprend en 1835 le fonçage d’un nouveau puits à Houdeng, au cœur même du site du Bois-du-Luc. La fosse Saint-Emmanuel est ouverte à l’exploitation en 1846 et devient le siège central de la société qui y installe ses bureaux et ateliers. C’est là aussi que sont construits des logements ouvriers marquant le début d’une période de prise en charge des ouvriers par un paternalisme patronal que la société consolide par la suite en créant toutes sortes d’œuvres sociales.

Le paternalisme industriel est un dispositif de contrôle social dans lequel le directeur ou patron d’entreprise exerce une emprise sur ses ouvriers et leurs familles en leur offrant toute une série d’avantages (logements, soins médicaux, écoles, loisirs, etc.) mais en attendant d’eux en retour une certaine docilité et une fidélité à l’entreprise.

Le but de la cité dite « du Bosquet » est de fixer la main-d’œuvre, de lui procurer un maximum de confort afin d’en assurer sa docilité et son obéissance. Ces principes, animés par la mouvance paternaliste chrétienne qui se développe dans la région, s’inspirent clairement des méthodes patronales de l’époque. En 1844, la décision de bâtir la maison directoriale au sein de la cité est un signal fort de la société qui souhaite exercer une surveillance « continue sur toutes les parties de cet établissement (Saint-Emmanuel) »[6]. La bâtisse est située stratégiquement près du nouveau puits et des bureaux, en hauteur et face à la cité.

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Le jardin extraordinaire des Fraternités ouvrières : le préquel. Trajectoire de chrétiens de gauche – fragments de mémoire

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Pierre Georis (auparavant secrétaire général, MOC)

Le jardin des Fraternités ouvrières (FO) est créé vers 1980 et, depuis plus de quatre décennies, plein de choses se passent autour de celui-ci, qui impliquent un nombre important de personnes – pas que les affilié.e.s qui payent une cotisation pour bénéficier des cours, des conseils, des achats groupés et des plaisirs de faire collectif  mais aussi de nombreux bénévoles qui font tourner la boutique.[1] Mais les FO ont une histoire plus ancienne. Fondées en 1969, une décennie d’activités précède le jardin. C’est dans cet avant que l’auteur est impliqué (bien plus que dans le jardin[2]). C’est donc sur la décennie 1970 qu’il mobilise ses souvenirs. L’article interroge ainsi le préquel du jardin, ce qui s’est passé avant et, partant de là, propose quelques éléments de compréhension : de quel vivier émerge le jardin des FO ? Quelles en sont les forces vives ? Au final, de quelles trajectoires collectives le jardin est-il révélateur ?

Gageons qu’il n’y a pas de copyright sur “Le jardin extraordinaire” parce qu’il s’agit aussi du nom d’une très populaire émission de la Radio-télévision belge de la Communauté française (RTBF) ! Ce n’est pas de l’émission que nous allons traiter mais d’un jardin particulier, celui des Fraternités ouvrières (FO), qui a d’ailleurs, une fois ou l’autre, eu les honneurs du… Jardin extraordinaire, l’émission. Bien caché en intérieur d’îlot, entre gare et Grand Place de la petite ville de Mouscron, accessible par la rue Charles Quint, alignement de maisons modestes ne payant pas de mine. À côté du n° 58, une seconde porte ouvre sur un couloir latéral – qu’à vrai dire on a souvent vu encombré – arrivée ensuite dans une pièce claire dont l’un des murs impressionne par le nombre de livres qu’accueillent les étagères. Et ça défile : traversée d’une petite cour attenante, puis soudain… La jungle !

Reportage du journal télévisé de 19h30, RTBF, septembre 2016.

Mais une drôle de jungle quand même qui parvient aussi à être potager : où qu’on passe, quel que soit le végétal qu’on frôle ou contourne, malgré le sentiment de chaos et de désordre qu’on peut ressentir, il y a fruits à cueillir et légumes à ramasser, et ce en toutes saisons. C’est tout à la fois grand et pas bien grand : 1 800 m² (en rectangle, ça ferait 45 mètres sur 40) pour un entrelacs de 6 000 espèces estimées, dont 2 000 arbres fruitiers différents. Les visites du lieu se succèdent, avec aussi la surprise de s’y retrouver dans un mini microclimat, où il fait bon en hiver (la taille des arbres leur fait offrir une protection naturelle contre les vents du Nord), tandis qu’il devient îlot de fraicheur par temps de canicule. On en irait presqu’à dire que la nature s’y autogère (mais ce n’est évidemment pas vrai, car c’est aussi le produit de nombreuses impulsions humaines).

Une fois par mois, un dimanche matin, cours de jardinage biologique, avec parfois des extras un autre jour (cours sur la greffe des arbres fruitiers ou sur les jardins ornementaux, mais aussi conférences et débats sur des sujets de société). Chaque jeudi, “grainothèque”, groupement d’achat de plus de 5 000 variétés de graines, mobilisant les bénévoles pour les mises en sachet de ce qui a été acheté en gros, les répertoires, les classements, le contact avec les acquéreurs et les acquéreuses. Ce n’est accessible qu’aux membres de l’association, qui s’acquittent d’une modeste cotisation.[3] Selon les FO, ils sont de l’ordre de 3 000 ! Pas uniquement vivant à Mouscron, petite ville de de 60 000 habitant.e.s, mais aussi des environs : la position géographique singulière du lieu fait rayonner l’activité auprès de voisin.ne.s flamand.e.s (Kortrijk) et français.es. Une petite coopérative de produits naturels participe de l’offre. La bibliothèque compte, quant à elle, environ 2 000 livres, eux aussi disponibles aux membres.[4] Avec ceci, on a posé l’aujourd’hui des FO et de son jardin. Plongeons maintenant dans ses racines.

Le mystère des origines

À l’origine des FO : Gilbert Cardon et Joséphine, dite Josine, Marchal. Gilbert, entré en usine dès l’âge de 15 ans, est travailleur frontalier, ouvrier du secteur chimique dans le nord de la France. C’est à l’occasion d’un déplacement en Amérique latine, dans le cadre de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) que le couple se rencontre : Josine y assurait le secrétariat du fondateur de la JOC, le futur cardinal Joseph Cardijn. Un peu plus tard, le couple s’installe à Mouscron, au 58 rue Charles-Quint, et y fonde les FO en 1969.

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Quelques enjeux, pour les femmes, dans les jardins collectifs

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Claudine Lienard (bénévole, CARHOP et auparavant coordinatrice de projets, Université des Femmes)

Paysagiste et pratiquante en éducation permanente, passionnée d’écoféminisme et de démocratie, je vous déroule cet article comme une promenade organisée à partir de la question : comment les femmes ont-elles été, sont-elles concernées par l’aventure humaine des jardins partagés ? L’égalité entre femmes et hommes y a-t-elle progressé ou régressé ? Les réponses indiquent que les actions des femmes y sont comme les nervures d’un végétal : invisibles mais structurantes, ténues mais essentielles, particulières mais reliées. Elles leur ont permis d’user du jardinage et du collectif pour s’émanciper et revendiquer leur part dans l’organisation de nos sociétés.

Au tournant du 20e siècle, le jardin sépare des rôles sociaux

Si l’adjectif « ouvrier » est accolé au mot jardin, c’est parce que des parcelles de terre sont mises à disposition des ouvriers dès l’ère industrielle à l’initiative de patrons et de mécènes caritatifs dans un but de santé à tout point de vue : santé des travailleurs et santé des voisinages, la première par l’exercice d’une activité saine et une meilleure alimentation, la deuxième par l’éloignement du bistrot et de la surconsommation d’alcool. Nous sommes donc bien dans une perspective paternaliste où l’on cherche à fusionner l’usine et la vie quotidienne des ouvriers et de leur famille pour les moraliser, les contrôler, réduire les effets néfastes de l’industrialisation.

Les femmes des ménages ouvriers doivent y tenir leur rôle : nourrir leur famille et trouver des légumes nourrissants car « à l’ouvrier qui fait beaucoup d’efforts musculaires, la nourriture qui convient le mieux est faite d’un peu de viande et de beaucoup de légumes »[1] note Raphaële Bernard-Bacot dans Le Jardin ouvrier de France édité en 1934 par la Ligue du coin de terre et du foyer.

« Le bonheur de tous dépend pour une très large part du dévouement de la mère,
de l’ordre,
de l’économie de la femme,
de l’habileté de la cuisinière »

Les femmes restent cantonnées à la cuisine et deviennent des virtuoses de la conservation, des recettes et de l’habileté culinaire. Citons Madeleine Maraval, directrice d’une école ménagère, qui publie Ma pratique des conserves de fruits et légumes en 1910 et conclut notamment ainsi : « Le bonheur de tous dépend pour une très large part du dévouement de la mère, de l’ordre, de l’économie de la femme, de l’habileté de la cuisinière »[2]. Les produits du potager sont destinés aux mères de famille pour qu’elles les transforment en nourriture, mais cela n’implique pas leur présence régulière dans les parcelles, mises à disposition des ouvriers, qu’elles fréquentent toutefois le dimanche. Elles sont aussi de la partie lors des fêtes et des processions organisées dans les jardins ouvriers. Il s’agit alors de les glorifier et les mettre à l’honneur. Dans ces moments propices aux discours et aux rassemblements de notables auprès de la population ouvrière, il n’était pas rare d’élire une « reine des jardiniers ».

Une à une, puis ensemble, les femmes cultivent leur émancipation

Les jardins cultivés collectivement ont joué un rôle pour « éponger » les crises économiques et alimentaires, mais aussi pour réduire les impacts du travail, contraint et pénible, sur la santé physique et psychique. Les fondateurs et fondatrices des jardins ouvriers poursuivent l’objectif de permettre une meilleure alimentation des familles, et des familles nombreuses en priorité, pour une meilleure santé des enfants et des travailleurs. Les femmes, socialisées au soin, ont pris leur place dans cette démarche sociale notamment par le biais d’actions caritatives menées par des femmes bourgeoises.

La misère vécue par la population au tournant des 19e et 20e siècles est considérée par la bourgeoisie comme un problème de moralité à résoudre par une éducation aux valeurs. Les dames de cette société sont envoyées auprès de la classe ouvrière pour apporter à la fois du secours et assurer un contrôle via des œuvres philanthropiques[3] dont des jardins feront partie. Difficile de ne pas citer ici l’action d’une dame patronnesse dont l’histoire a longtemps été occultée derrière celle de l’Abbé Jules Lemire, considéré comme l’inventeur des jardins ouvriers dans les Flandres française et belge à partir de 1896. Il s’est pourtant inspiré de l’action de Félicie Hervieu qui, en 1889 à Sedan, via son Œuvre pour la reconstitution de la famille et avec l’aide d’un petit groupe de femmes, remplace la traditionnelle aumône par la mise à disposition d’un jardin à cultiver pour la dignité et la liberté de l’ouvrier et de sa famille. Proche de la démocratie chrétienne, sage-femme et entrepreneuse, elle est reconnue pour avoir contribué à transformer l’action charitable en démarche collective d’émancipation.

À partir des années 1970, le jardinage collectif entre dans l’éventail des actions féministes

Ayant conquis l’accès à l’éducation puis à la citoyenneté, les femmes s’appuient sur leurs savoirs et leurs expériences pour développer leur émancipation. Dans le contexte d’un mouvement social féministe qui s’affirme, elles continuent des actions de développement social telles que celles menées par les dames patronnesses, mais en organisent de nouvelles, dans des cadres de militance et dans celui de l’éducation permanente qui se structure en Belgique francophone. Il s’agit d’ouvrir des champs de développement social pensés et animés « par des femmes pour des femmes ». S’y intègrent des jardins partagés comme base de valorisation, d’apprentissages, voire d’intégration dans la vie citoyenne. Deux visites sur le terrain potager permettent de mieux comprendre.

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Quelles alternatives à l’agro-industrie ? Les exemples belges de Terre-en-vue et d’Agroecology in action

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Laurence Delperdange (auparavant permanente, Équipes populaires)

Cet article constitue un prolongement du dossier publié en juin 2022 par l’auteure dans le périodique des Équipes populaires Points de repères « Les potagers collectifs, comment être mieux dans son assiette planétaire ? ». Une centaine de pages propose un large tour d’horizon de l’historicité et des enjeux actuels sur les questions alimentaires. Pour cet article, l’auteure propose un rapide rappel de quelques éléments du dossier, mais surtout une approche nouvelle sur des initiatives de terrain, à savoir Agroecology in Action et Terre-en-vue. Pour terminer, un focus est fait sur les actions mises en place par des femmes en Belgique et au Sénégal. La question transversale : comment les citoyen.ne.s et les associations peuvent se réapproprier la terre et sa culture ?

Aux sources de cet article

Le mouvement Les Équipes Populaires est une organisation constitutive du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) active dans le secteur de l’éducation permanente. La question environnementale fait partie des six thématiques qui alimentent les réflexions et les actions des militant.e.s des neuf régionales qui composent le mouvement (Bruxelles, Brabant wallon, Liège-Huy-Waremme, Luxembourg, Hainaut Centre, Hainaut Occidental, Namur, Charleroi-Thuin, Verviers). Dans ce cadre, deux documentaires ont été réalisés sur le thème « Femmes et agroécologie », l’un au Sénégal, l’autre en Wallonie. C’est lors des rencontres avec les femmes témoignant dans « Elles racontent leur agroécologie » (Wallonie) que l’association Terre-en-vue fut évoquée. C’est ensuite, lors de la présentation publique des documentaires, que nous avons invité une représentante d’Agroecology in action pour éclairer la thématique de l’agroécologie aux niveaux régional, européen, et international. Agroecology in action fédère de nombreuses associations en Europe, parmi lesquelles le MOC.

Il nous a donc paru intéressant de présenter dans le présent article les objectifs de ces deux acteurs incontournables qui apportent des avancées significatives en matière d’agriculture aujourd’hui. Elles contribuent à faire bouger les sillons dans la manière de nourrir la planète. Nous avons participé en juin 2023 à une soirée de présentation du projet Terre de Bruyère en Brabant wallon durant laquelle Zoé Gallez, co-coordinatrice de Terre-en-vie, en a rappelé l’historique.

Mécanisation des mains et appauvrissement des sols : de la paysannerie à l’industrie

Alors que l’agriculture occupait autrefois une place centrale dans la vie des citoyen.ne.s, elle a été supplantée par le travail industriel et des services. On estime qu’au 15e siècle, en Europe occidentale (France, Pays-Bas et Angleterre), entre 60 et 70 % des personnes travaillent dans l’agriculture. En 2012, elles ne représentent plus qu’environ 2 % de la population.[1] Pourtant, depuis la révolution industrielle, mais surtout après la Seconde guerre mondiale, la production agricole des pays occidentaux a considérablement augmenté. Entre 1850 et 1950, on assiste à l’extension massive de l’agriculture à grande échelle surtout en Amérique du Nord et dans le sud et l’est de la Russie puis de l’Union soviétique. Dans l’après-guerre, les intrants chimiques coûteux (engrais et pesticides) font leur apparition dans l’agriculture. Le rendement devient le leitmotiv. Ces cinquante dernières années, la production s’est aussi étendue en Amérique latine, en Asie du Sud-Est, en Afrique. C’est donc la productivité des terres agricoles qui ne cesse de croître alors que, dans le même temps, le nombre de travailleurs du secteur diminue.

Les monocultures intensives gagnent du terrain aux dépens des cultures alimentaires locales et des espaces naturels. Toutes ces pratiques appauvrissent les terres et donnent un coup fatal à de nombreuses espèces vivantes. L’agriculture intensive porte la responsabilité de la réduction de la biodiversité, et de la pollution des nappes phréatiques. Le secteur est responsable de 70 % de la déforestation et indirectement de ses conséquences sur les populations et sur l’environnement. Elle utilise 70 % de l’eau douce actuelle alors que dans le même temps, les épisodes de sécheresses se multiplient un peu partout sur la planète. La fertilité des sols diminue, l’air que nous respirons est chargé en carbone (on en attribue, pour un tiers, la responsabilité à l’agriculture intensive). Autre conséquence : les cultivateurs et cultivatrices s’endettent et l’accès à la terre est presque impossible pour un.e jeune qui souhaiterait se lancer dans ce métier. En France, de grands groupes industriels rachètent les terres aux agriculteurs et agricultrices partant à la retraite.[2]

Le défi actuel est d’augmenter la production, la population ne cessant de croître, tout en limitant au maximum les impacts environnementaux, sociaux et économiques négatifs. L’agriculture contemporaine est donc à la croisée des chemins. Un nouvel élan est nécessaire pour rendre la production agricole durable de manière à répondre aux besoins de la population mondiale. Selon une étude, pour nourrir les 9,1 milliards de personnes habitant la planète en 2050, il faudra 30 à 60 % de nourriture supplémentaire.[3] Dans ce contexte, le rôle de l’aménagement du territoire et de l’accompagnement des mutations de ce secteur, est fondamental. L’accès à la terre pour les jeunes générations représente aussi un enjeu essentiel.

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