Catégorie : 11) Revue n°11, décembre 2019 : Le nucléaire atomise-t-il la démocratie ? Retours sur une lutte de 45 ans.
Edito
Christine Machiels (directrice du CARHOP)
L’idée de ce dossier vient d’une découverte dans les archives… Un article de presse du 18 décembre 1979, qu’un historien du CARHOP a fait émerger, au hasard d’un dépouillement, intitulé : « Des fissures dans le cœur des centrales nucléaires de Doel 3 et de Tihange 2 », publié dans le journal La Cité. La résonance de ce témoignage du passé avec notre actualité est plutôt stupéfiante ! La gestion des risques liés au nucléaire a-t-elle toujours été questionnée ?
Dans l’immédiat, la réflexion donne lieu à une analyse exploratoire (http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf), qui tend à interroger la manière dont s’est conjugué « nucléaire » avec « démocratie » au cours de l’histoire.
La source invite aussi à réfléchir à l’historicité du débat public sur le choix de l’énergie nucléaire, et à la manière dont celui-ci se décline au cours des quatre dernières décennies. Très vite, une poursuite des recherches s’impose ; afin d’élargir les perspectives de l’investigation, le Carhop s’associe au centre d’archives d’Etopia pour lancer un appel à contributions, et construire ce dossier de Dynamiques, autour de la question : peut-on aujourd’hui faire l’histoire du débat démocratique sur la légitimité et l’opportunité de recourir à l’énergie nucléaire ? Outre l’enjeu des sources, et les différentes périodisations qui peuvent émerger de l’analyse de ce débat, la démarche fait entrevoir toute la pertinence de croiser les disciplines – philosophie, (socio-)histoire et sciences politiques – autour notamment de deux réflexions communes : d’une part, l’importance d’étudier les controverses sur le nucléaire au travers des acteurs et actrices qui les animent : état, mouvements environnementalistes, mouvements sociaux, partis politiques, milieux scientifiques, exploitants des centrales, groupes de pression pro et anti nucléaires ; et, d’autre part, la manière dont l’histoire comme « sujet » philosophique, politique ou historique, peut contribuer à une compréhension renouvelée de ce débat contemporain crucial pour l’avenir.
Introduction au dossier : le débat démocratique autour du nucléaire a une histoire
François Welter et Julien Tondeur (historiens, CARHOP asbl)
À considérer les 45 dernières années, la perception officielle du nucléaire civil change radicalement. Entre l’unanimité qui encense les bienfaits de cette source d’énergie, dans les années 1960-1970, et la loi du 31 janvier 2003 sur la sortie du nucléaire, un état d’esprit laisse la place à un autre. L’État des années 1970 croit à l’indépendance énergétique après la crise du pétrole de 1973 ; à l’entrée du nouveau millénaire, ce même État, profondément réformé il est vrai, s’engage politiquement dans la voie de la dénucléarisation, sur le principe du moins. Comment expliquer cette tournure des évènements ? L’opinion publique passe-t-elle d’une position radicale à une autre ? Cette généralisation serait trop rapide. Au moment du « tout au nucléaire », des voix discordantes existent déjà. Le changement, très progressif, de position se situe en fait au niveau de l’État. La pression des mouvements sociaux et des mobilisations citoyennes nées des années 1970-1980 altère et change sa posture : ceux-ci insufflent des arguments qui, au moins, interrogent le bien-fondé du recours massif à l’énergie nucléaire, voire s’y opposent purement et simplement jusqu’à obtenir la sortie du nucléaire.
Les opinions postérieures à 2003 ne constituent pas plus un bloc monolithique. Le postulat politique de la sortie du nucléaire est régulièrement interrogé, et il n’est pas le seul fait des sociétés productrices d’électricité. D’aucuns pressentent l’énergie nucléaire comme une partie de solution, même temporaire, à la transition énergétique et à la lutte contre le réchauffement climatique. À plusieurs reprises, le professeur Damien Ernst (ULg) s’exprime d’ailleurs dans ce sens, allant jusqu’à prôner la suppression de la loi de 2003[1]. Pareille posture est fort critiquée, notamment parce qu’elle ne questionne finalement pas le mode de fonctionnement productiviste et d’hyperconsommation de notre société[2]. Plus singulier, l’ancien vice-président du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC), Jean-Pascal Van Ypersele, constate et déplore que la Belgique n’est pas prête à se passer des centrales nucléaires en 2025 : en aucun cas les centrales au gaz ne constituent les outils adéquats, même temporairement, dans la transition énergétique, cette ressource étant une énergie fossile et donc polluante[3].
Manifestement, le débat n’est pas clos sur le bien-fondé du nucléaire civil. Et, c’est tout le mérite des mobilisations citoyennes et des mouvements sociaux, des prises de position face à une posture étatique. Il reste à en identifier les ressorts, les moyens et les implications dans l’évolution de la perception du nucléaire. C’est à cet exercice périlleux que s’attelle le Carhop dans ce numéro 11 de « Dynamiques ». Les luttes des mouvements antinucléaires apparaissant vers le milieu des années 1970, aujourd’hui les historien.ne.s sont confronté.e.s au problème des sources. Ce numéro peut néanmoins s’appuyer sur un matériau archivistique solide, qui mélange sources orales, sources écrites, publications pros ou antinucléaires. Mieux, deux centres d’archives privées (le Carhop et Etopia) collaborent et mutualisent leurs sources afin d’apporter un regard des plus complets sur la question. Enfin, pour enrichir ce numéro liant démocratie et énergie nucléaire, et lui offrir un regard multidisciplinaire, les approches historiques bénéficient par ailleurs des résultats de recherche d’une politologue et d’un philosophe. Que nos collègues soient ici remercié.e.s de leur implication dans ce projet.
Tombé dans le chaudron de la question du nucléaire en traduisant des ouvrages du penseur et essayiste allemand Günther Anders, Christophe David, maître de conférences en philosophie à l’université de Rennes 2, livre une contribution engagée. Il analyse l’absence de débat démocratique entourant le développement du nucléaire en France, plus particulièrement des années 1975 à nos jours. La politique de l’atome est mise en lumière du niveau local au niveau national, tout en examinant les liens qui existent entre le milieu nucléaire et le milieu politique. L’attitude des responsables des sociétés productrices d’éléctricité à l’encontre des populations et des opposant.e.s est décrite dans un article qui laisse la part belle à l’histoire des luttes antinucléaires, essentiellement allemandes et françaises, et à la place qu’elles octroient au débat démocratique. En toile de fond, l’auteur questionne la place et l’importance donnée à la démocratie par les différent.e.s acteurs et actrices qui jouent un rôle dans cette pièce.
Les deux contributions suivantes peuvent être lues en miroir. Julien Tondeur analyse la communication des responsables du nucléaire en Belgique entre 1969-1979, soit au moment de l’émergence de la contestation face à cette énergie. L’ossature de cette contribution est articulée autour du témoignage d’une consultante en communication travaillant pour le compte des sociétés investies dans la filière nucléaire durant la même période. Afin d’enrichir son témoignage, une lecture attentive des publications éditées par les sociétés liées à l’énergie nucléaire a été réalisée. L’analyse conjuguée de ces sources permet de comprendre comment, poussées dans leurs retranchements par les interrogations citoyennes et des mouvements sociaux, les sociétés productrices d’électricité en Belgique sont contraintes de justifier leurs décisions et de modifier leur communication. Elles améliorent leur présence médiatique, font appel à des professionnel.le.s de la communication, revisitent leurs rapports avec la presse et adaptent leur discours pour répondre aux interrogations plus fréquentes de la population. Le climax de cette évolution se cristallise autour des événements d’Andenne et de son référendum en 1978.
En parfait écho à cette dernière contribution, celle de Szymon Zareba, historien et archiviste au centre d’archives privées Etopia, adopte un angle original. Car si les questions de la dangerosité de la production, de l’opacité des décisions politiques qui y sont liées ou de la gestion des déchets radioactifs sont classiquement apparentées à la lutte antinucléaire, cette analyse s’attarde sur un aspect moins connu de celle-ci : la remise en cause de la croissance infinie. Dans ce but, les archives des premiers mouvements écologistes politiques sont décortiquées afin d’en analyser les discours et les messages, permettant d’aborder cet aspect critique de plus en plus prégnant dans tous les débats actuels liés au dérèglement climatique. Cette contribution tente à démontrer que pour les mouvements écologistes politiques, la lutte antinucléaire n’est pas seulement un combat contre une production d’énergie mais également pour un autre développement de société.
Étudier les liens entre nucléaire et démocratie, c’est obligatoirement se pencher sur les mouvements d’opposition au développement de l’atome. Les deux contributions qui suivent abordent toutes deux cette question, mais en évoquant des luttes différentes. En se focalisant sur le cas du référendum organisé à Andenne en 1978, sujet qu’il a déjà traité dans le cadre d’un mémoire de fin d’études, l’historien Adrien Moons explore les raisons qui expliquent comment ce dernier est devenu central dans la contestation de l’époque. C’est la première fois en Belgique que des citoyen.ne.s sont invité.e.s à s’exprimer directement sur le sujet du développement de l’énergie nucléaire. Au travers des publications favorables ou opposées au nucléaire mais également des articles de la presse, cet article revient sur l’historique de cet événement afin d’analyser la situation du débat sur le nucléaire tel qu’il se présentait à la fin des années 1970. Il dresse le portrait des activistes opposant.e.s et met en lumière l’enjeu crucial que représente, pour les pros comme les antinucléaires, le droit ou non de la population à s’exprimer sur ce débat.
Au début des années 1980, un ensemble de coordinations, de réseaux et d’associations issus des quatre coins de Wallonie et de Bruxelles témoignent leur solidarité antinucléaire à l’adresse de Chooz, petit village du nord de la France. L’article de François Welter s’attarde sur cette mobilisation transfrontalière en explorant les raisons qui poussent des organisations belges à se mobiliser dans une lutte qui concerne un village des Ardennes françaises. À partir des archives du MOC national et de l’ingénieur Marc Sapir, conservées au Carhop, l’auteur cherche à identifier les causes et les différent.e.s acteurs et actrices de ce mouvement social. Enfin, il esquisse les connexions qui se dessinent de part et d’autre de la frontière franco-belge et montre pourquoi la mobilisation militante contre la centrale de Chooz marque un tournant dans les relations entre la Belgique et la France sur la question nucléaire.
Pour conclure ce dossier consacré aux liens entre la démocratie et l’exploitation de l’énergie nucléaire, le choix de la rédaction s’est porté sur une contribution tournée vers le futur. Dans cet article, Céline Parotte, politologue au Centre de recherches Spiral de l’Université de Liège, adopte une approche particulière pour analyser et critiquer l’histoire du programme nucléaire belge et de ses déchets. Elle propose d’en revisiter les contours en s’appuyant principalement sur les résultats de l’analyse de l’enquête en ligne bilingue menée entre mai et novembre 2019 auprès de 580 personnes engagées sur les questions du nucléaire. L’article explore les évènements passés du programme nucléaire belge qui, d’après les personnes sondées, sont susceptibles d’influencer la trajectoire future des déchets hautement radioactifs. Cette contribution présente donc une double originalité. D’une part, elle revisite l’histoire du nucléaire en Belgique de manière participative. D’autre part, les évènements de l’histoire sont sélectionnés et analysés dans une visée prospective, partant du principe que les pratiques du passé sont étroitement liées à celles à venir, créant ainsi des tensions dans la possibilité d’envisager d’autres alternatives.
Notes
[1] Les interventions du professeur Ernst sur le sujet sont nombreuses. Pour un extrait synthétique de son point de vue, voir : Emission CQFD, Damien Ernst : « Il faut reconstruire de nouvelles centrales nucléaires », 7 octobre 2019, https://www.rtbf.be/auvio/detail_damien-ernst-il-faut-reconstruire-de-nouvelles-centrales-nucleaires?id=2551030, page consultée le 16 décembre 2019.
[2] Schreuer, Fr., « Mais pourquoi seulement 8 532 centrales nucléaires ? », dans Politique. Revue belge d’analyse et de débat, 13 novembre 2019, https://www.revuepolitique.be/mais-pourquoi-seulement-8532-centrales-nucleaires/, page consultée le 16 décembre 2019.
[3] RTBF, La Belgique n’est pas prête pour l’arrêt du nucléaire en 2025 selon Van Ypersele, 1er décembre 2019, https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_la-belgique-n-est-pas-prete-pour-l-arret-du-nucleaire-en-2025-selon-van-ypersele-press?id=10378221, page consultée le 16 décembre 2019.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Welter, F. et Tondeur J. « Introduction au dossier : le débat démocratique autour du nucléaire a une histoire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
La démocratie : Entre technologie d’acceptation et réaction insurgeante
Christophe David (Maître de conférences en philosophie,
Université Rennes 2, EA 1279)
J’ai rencontré la question du nucléaire en traduisant en français divers ouvrages de Günther Anders. Parallèlement, j’ai régulièrement écrit sur ce philosophe, monté des numéros de revue sur son œuvre et travaillé sur le nucléaire en général. Au fur et à mesure que je travaillais, le nucléaire a cessé d’être pour moi un objet intellectuel et est devenu un souci de chaque instant. Le public reçoit le phénomène du nucléaire à travers tant de filtres idéologiques qu’une éducation actuelle doit aussi être une éducation au nucléaire.
En souvenir d’un après-midi passé avec Rebecca Harms, Klaus Traube et Jo Leinen. « Dans aucun pays du monde, l’opinion publique n’a été informée objectivement et priée de donner son avis avant que ne débute l’exploitation intensive de l’énergie atomique ». « Nulle part, les programmes nucléaires ne peuvent respecter les prévisions, tant du point de vue de leur importance que de celui des délais. Nulle part, les devis ne sont respectés. Et nulle part, ne règne l’optimisme qui avait marqué le début de l’industrie atomique ». « Le débat ne concerne pas seulement la forme que prendra notre approvisionnement en énergie, mais aussi celle que prendra l’État ». « Michael Flood et Robin Grove-White [les auteurs de Nuclear Prospects. A comment on the individual, the State and nuclear power, Londres, Friends of the Earth, 1976] se demandent si l’« économie du plutonium » ne rendra pas inévitable cet État total que leur compatriote George Orwell a décrit dans son utopie pessimiste 1984 ». Jungk R., L’État atomique, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 116 et p. 226-231. |
Retour sur Flamanville 1975
La naissance de l’industrie nucléaire dans la France des années 1950 et 1960 s’est faite sans consultation publique. Plus tard, en 1975, l’État français décide de construire les réacteurs de Flamanville 1 et 2. Voici comment Robert Jungk, écrivain et journaliste allemand, compagnon de lutte de Günther Anders — ils ont tous deux contribué à fonder puis animer les mouvements pacifistes puis anti-nucléaire allemand — raconte ces moments : « De nouveau la population n’a pas été consultée. Des conciliabules secrets avec les notables, le maire et la plupart des édiles municipaux ont abouti à une décision du conseil municipal, où une seule voix s’est prononcée contre le projet. Trois à quatre mois plus tard, on finit par demander l’avis des habitant.e.s : 248 électeurs et électrices votent contre la centrale nucléaire, tandis que 425 se déclarent en faveur du projet. Cette majorité a pu être obtenue grâce à des promesses d’employer, d’abord sur le chantier, puis à l’usine, des hommes contraints au chômage par la fermeture d’une mine. Les “pro-nucléaires” font tout ce qu’ils peuvent pour empoisonner l’existence des opposant.e.s et ne ratent aucune occasion de faire sentir leur haine aux adversaires de l’atome. Ils nous traitent moi, ma femme et mes enfants, de « pollués », de « crachons », m’a raconté Didier Anger, un brave instituteur qui est devenu le point de ralliement de la résistance. « On ne se cause plus. On se lance des insultes et on se bat. La nuit tombée, des jeunes sans travail […] menacent les paysans qui se sont refusés à vendre leurs terres à EDF ou bien ils leur jouent des mauvais tours comme d’ouvrir la porte d’une étable en faisant sortir les bêtes. Sans justification légale — car la centrale n’est pas encore déclarée d’utilité publique — on installe des machines sur le site du futur chantier afin de tester le sol de granit. 200 paysans défilent pour protester. Lorsque les gendarmes arrêtent trois d’entre eux, ils occupent le terrain, dressent des barricades de pierres et creusent des tranchées pour barrer les routes. Ils tiendront leur « forteresse » près d’un mois. Puis, à l’aube du 8 mars 1977, arrivent des camions avec pas moins de 250 gardes mobiles qui les dispersent au terme d’une opération de caractère quasi militaire » [1].
Au niveau national, la politique nucléaire, c’était le programme lancé par Giscard d’Estaing (1975) dans le prolongement du plan Messmer (1974)[2] : la « démocratie française » incarnée nucléarise le territoire d’en haut, au nom du développement économique. Elle engendre au passage le milieu du nucléaire français, des physicien.ne.s qui n’écoutent pas, non n’entendent même pas ceux et celles qui s’opposent à eux et qui deviendront une sorte d’aristocratie techno-scientifique de l’État atomique français[3]. Au niveau local, c’est déblayage express de « tous les obstacles légaux », expropriations pour s’approprier les terrains où construire la centrale, chantage à l’emploi et harcèlement pour faire accepter les réacteurs et, enfin, gardes mobiles pour mater les récalcitrants. Robert Jungk n’y va pas par quatre chemins et, après avoir évoqué un accident nucléaire ayant eu lieu dans le sud de l’Oural en 1957 et sa gestion par les autorités soviétiques, il lâche la phrase suivante : « Cet exemple montre à quel point un État totalitaire est l’idéal pour protéger l’industrie nucléaire de mises en garde et des protestations » [4]. C’est à la faveur de ce genre de déni de démocratie et non d’un consensus que l’industrie nucléaire française s’est développée sans remise en question jusqu’à ce que la filière nucléaire elle-même se retrouve embourbée dans d’insurmontables difficultés. Il y a quelques années maintenant que ce colosse aux pieds d’argile s’enlise dans la boue.
Démêler les liens entre le milieu nucléaire et le milieu politique est compliqué. Qui se sert de qui ? Sont-ce les scientifiques qui instrumentalisent les politiques (« Lorsque les députés ne s’inclinent pas dès l’abord devant les « compétences techniques supérieures » des stratèges civils, ils sont convaincus d’ignorance par des rapports d’experts dévoués au gouvernement et à l’industrie[5] ») ? Sont-ce les politiques qui instrumentalisent les scientifiques (« [Les] aspects politiques de l’industrie nucléaire [ne] sont[-ils] pas […] ce qui attire tant certains milieux[6] » ?) ? Le cynisme des un.e.s répond au cynisme des autres[7]. Une belle congruence semble régner ici.
Quand l’État atomique français se met à parler de démocratie…
Puis un jour, en France, l’État s’est mis en tête de parler du nucléaire, pas seulement pour « rouler des mécaniques » et dire « Regardez ma force de frappe ! Dissuasive, non ? » ou « Vous avez vu combien j’ai de réacteurs ! Impressionnant, non ? », mais, de façon assez inattendue, pour se présenter comme un « État démocratique » sur ce sujet aussi. Oh, pas par attachement aux valeurs de la démocratie, mais parce qu’ayant mis tous ses œufs dans le même panier, il était prêt à tout — même à se faire passer pour démocrate — afin de sauver ce panier.
Depuis 2005, l’État français fait partie d’une même chorale que les États-Unis et le Royaume-Uni et, tous ensemble, ils entonnent l’air de la « renaissance du nucléaire » [8]. Pas besoin d’être un.e grand.e dialecticien.ne pour comprendre que parler de « renaissance du nucléaire », c’est avouer que ce dernier est mort et que l’on refuse de se résoudre à en faire son deuil. Ce n’est d’ailleurs pas sa première renaissance. Le nucléaire est mort-né à Hiroshima et Nagasaki et a connu une première renaissance en 1953 quand Eisenhower, dans et par son discours « Atoms for Peace », a fait avaler au monde entier que les États-Unis allaient développer un nucléaire ne visant plus la mort de l’homme mais se mettant au service de sa vie. Lors de sa seconde renaissance, en 2005, 19 ans après l’accident de Tchernobyl, le nucléaire était présenté en France comme une énergie méritant désormais d’être qualifiée de « propre » — les nucléophiles iront jusqu’à profiter des inquiétudes suscitées par le réchauffement climatique pour présenter le nucléaire comme « durable » — et dont le développement allait désormais être soumis à un « débat public ». Le nucléaire renaissait cette fois-ci avec (entre autres) deux vieux « projets d’avenir » datant de la fin des années 1980 et du début des années 1990 : le projet de construire un EPR[9] « tête de série » (projet franco-allemand datant de 1992) et celui de rechercher des sites propices au stockage des déchets radioactifs, projet initié par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) dans les années 1960, puis repris par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) et le Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM) en 1988-1989. Deux projets, deux débats publics. Trois débats en deux ans (2005-2006), si l’on compte aussi celui concernant la ligne très haute tension « Cotentin-Maine » supposée acheminer l’électricité produite par Flamanville 3. On n’avait jamais vu autant d’agitation démocratique autour du nucléaire en France.
Ces projets n’ont toujours pas abouti. L’EPR de Flamanville est le fiasco industriel que l’on sait (en 2006, L’État français a investi 3,3 milliards d’euros dans la construction d’un troisième réacteur, un EPR, à Flamanville [Flamanville 3]. En 2019, l’EPR de Flamanville ne fonctionne toujours pas et a déjà coûté plus de 10 milliards d’euros. La France a vendu un EPR à la Finlande [Olkiluoto] et deux à la Grande-Bretagne [Hinkley Point] qui se heurtent, eux aussi, à des difficultés techniques, prennent du retard et coûtent plus cher que prévu. D’autres projets d’EPR ont carrément été abandonnés)[10] ; faute d’EPR, la ligne très haute tension « Cotentin-Maine » achemine de l’électricité issue d’autres sources ; quant à la demande d’autorisation de création du Centre industriel de stockage géologique (CIGÉO) de Bure porté par l’ANDRA, elle ne cesse d’être différée : elle devait être déposée en 2019, elle le sera désormais en 2020. La boue dans laquelle s’enlise le colosse nucléaire français est faite de difficultés techniques et de dépassements de coûts qui révèlent les limites du pseudo-savoir-faire du milieu nucléaire français ainsi que le véritable coût de la filière nucléaire qui, en France, est soutenue à perte par l’État.
Et la démocratie dans tout ça ? L’État atomique français n’a jamais consulté le peuple. Dans un premier temps, il lui a imposé le développement du nucléaire (pour des raisons militaires, à cause de la crise du pétrole, etc.) et, dans un second temps, il ne lui a même pas demandé de continuer à « accepter » ce développement du nucléaire : il l’avait déjà accepté à sa place. La question de la « reconnaissance de l’acceptabilité » des projets puis de leur « acceptation » est une question remarquable car, si, en droit, les « citoyen.ne.s » peuvent dire « oui » ou « non » au nucléaire, en fait, ici, l’État atomique a déjà dit « oui » pour eux. C’est là qu’interviennent les « débats publics » institués par la loi Barnier de 1995. « Trois principes caractérisent les débats publics : la transparence, l’argumentation et l’équivalence de traitement des opinions exprimées », peut-on lire sur le site de la Commission nationale du débat public (CNDP), qui est chargée d’organiser ces débats. On peut aussi y lire que « le débat doit permettre […] de mettre en discussion l’opportunité du projet (faut-il le réaliser ou non ?) » et que, « contrairement à ce qui se dit souvent, au moment du débat, rien n’est joué » : « Indépendante et travaillant au service de la démocratie, la CNDP, en organisant un débat public, invite en effet tous les citoyens à participer et incite le maître d’ouvrage à faire preuve de franchise, d’ouverture d’esprit et d’écoute. » On est là dans l’idéologie de la démocratie participative très présente en France dans ces années 2005-2006[11]. « Démocratie participative » — cette expression est tout de même surprenante : la démocratie n’est-elle pas la participation par excellence[12] ? Il faut être atteint d’une forme particulièrement aigüe de jacobinisme républicain[13] pour se mettre à parler de « démocratie participative ». En fait, ce à quoi les « citoyen.ne.s » sont appelé.e.s à participer, ce n’est pas à des décisions, mais à des réunions d’information. On n’est pas dans le moment communicationnel d’une démocratie délibérative façon Habermas[14] ; on assiste juste au moment où une république fondamentalement jacobine communique et cherche à se faire passer pour un État démocratique. Les décisions sont prises en amont par l’État atomique et les « débats publics » ne sont que des outils pour informer le peuple de décisions déjà prises en lui faisant croire qu’elles ne le sont pas encore et que, s’il refuse les projets que l’État atomique lui soumet, ce dernier y renoncera. Contrairement à ce que dit la CNDP, revenir sur l’opportunité de réaliser un projet dans le domaine du nucléaire est une possibilité impossible[15] ; ce que l’on peut espérer de mieux, ce n’est même pas que les modalités de cette réalisation changent, c’est juste de gagner un peu de temps.
La Démocratie contre l’État atomique
Parfois, cependant, une réalité démocratique vient trouer ces purs moments de communication : la démocratie s’invite dans les salles où ont lieu les rencontres et celles-ci deviennent alors des lieux d’affrontements idéologiques. De ce point de vue, le « débat public » sur le « projet de centre de stockage réversible profond de déchets radioactifs en Meuse/Haute-Marne (CIGÉO) » qui a eu lieu du 15 mai au 15 décembre 2013 est exemplaire. Chaque débat prend la forme d’une série de rencontres. Une rencontre de ce débat a été perturbée par des opposant.e.s au projet et, dans le compte rendu de la CNDP, qui les considère comme des bloqueurs ou bloqueuses, on peut lire que « [leur] bruit [et leur] détermination […] s’intensifiant à l’intérieur, il est apparu clairement que la sérénité minimale nécessaire à un débat démocratique ne serait pas rétablie ». Du coup, la réunion a été interrompue et le débat « public » s’est poursuivi sur internet… Les débats publics laissent songeurs une bonne partie des opposant.e.s au nucléaire, de Corinne Lepage qui n’y voit, selon une formule devenue célèbre, que des « gadgets[16] », au réseau Sortir du nucléaire qui y voit, lui, une « parodie de démocratie[17] ». Dans une démocratie délibérative façon Habermas, la décision naîtrait de la discussion rendue possible par la communication ; ici, on est dans une situation où la décision précède toute discussion et fait ensuite l’objet d’une communication.
Bref, la question de la démocratie telle qu’elle a émergé, en 2005, avec le discours sur la renaissance du nucléaire, est avant tout et essentiellement liée aux seules choses qui intéressent l’État atomique dans ses rapports avec le peuple, à savoir la reconnaissance de l’acceptabilité et l’acceptation de projets auxquels il a déjà lui-même dit « oui ». Quand l’État atomique a recours au mot « démocratie », ce dernier n’a pas le même sens que quand des démocrates parlent de démocratie, il sonne plutôt comme un « Ayez confiance ! » proféré par un monstre froid cherchant à hypnotiser ses proies.
Si démocratie il y a dans cette affaire, elle est le fait des opposant.e.s à l’État atomique. Le slogan du philosophe Miguel Abensour : « La Démocratie contre l’État » prend ici tout son sens. L’État atomique est un déni de démocratie permanent auquel le peuple ne peut répondre que sur le mode de l’insurrection. Ce n’est pas un hasard si la contestation du nucléaire a toujours fini et finit toujours par se heurter à des gardes mobiles. Par-delà chacune de ses actions particulières, la contestation du nucléaire est en son fond insurrection démocratique, démocratie insurgeante. La démocratie insurgeante, telle que Miguel Abensour l’a définie à partir de Marx (la « vraie démocratie ») et Claude Lefort (la « démocratie sauvage ») et parallèlement à Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (la « démocratie radicale »)[18], est une attitude qui consiste à se battre sur deux fronts. L’évènement à partir duquel il construit ce concept est la Révolution française qui s’est battue à la fois contre l’Ancien régime et contre la forme État qui menaçait de réapparaître à l’horizon de l’histoire. Se battre sur deux fronts, cela revient à placer l’insurrection au cœur de la vie politique, à en faire plus précisément le cœur de la démocratie et à faire de l’ « entre-deux », de l’« intervalle » pendant lesquels la démocratie lutte contre la forme État le vrai lieu de la vie politique. Aujourd’hui, les deux fronts contre lesquels une telle démocratie aurait à se battre, ce seraient d’un côté l’État atomique et, de l’autre, la forme État qui menace toujours de réapparaître à l’horizon de l’histoire.
Le mot « démocratie », quand il sort de la bouche de l’État atomique n’est qu’un leurre ; en revanche, l’approche insurgeante d’Abensour épouse conceptuellement les contours des mouvements démocratiques s’opposant aux États atomiques sans que l’on ait besoin de forcer le trait et ces mouvements, à leur tour, illustrent parfaitement cette approche née dans un contexte qui leur est étranger. Cette démocratie contre l’État atomique a pris la forme d’un mouvement, le mouvement pacifiste puis anti-nucléaire, qui repose sur l’idée que nous, les humains, les « citoyens du monde », comme disait Diogène de Sinope, avons le « devoir démocratique » de nous immiscer dans ce qui, selon l’État atomique, ne nous regarde pas. « La question n’est pas de savoir si nous devons ou non nous “immiscer” dans ces affaires car, en tant que citoyens et en tant qu’hommes, nous y sommes toujours déjà “immiscés” : nous sommes, nous aussi la res publica. Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais une affaire plus “publica” que les décisions actuelles mettant en jeu notre survie. Renoncer à nous “immiscer” dans ces affaires, c’est manquer à notre devoir démocratique », explique Günther Anders[19]. Le mouvement pacifiste puis anti-nucléaire, Anders le pense sur le modèle du mouvement ouvrier : il s’agit de transformer l’humanité en Sujet politique tout comme Marx se proposait de transformer le prolétariat en Sujet politique[20]. Le mouvement pacifiste puis anti-nucléaire comme « vraie démocratie » contre les États atomiques.
Cette démocratie insurgeante à l’échelle de l’humanité existe à travers ses avatars nationaux qui, à l’occasion, réfléchissent ensemble, comme c’est le cas lors de la « Conférence mondiale contre les bombes A et H », par exemple, qui se réunit tous les ans depuis 1955 au Japon[21] et mènent des luttes communes, comme c’est le cas à Fessenheim, par exemple, où les manifestations ont regroupé et regroupent toujours des Français.e.s, des Allemand.e.s et des Suisse.sse.s. Un avatar national particulièrement intéressant de ce mouvement mondial est le mouvement pacifiste puis anti-nucléaire allemand. Il a une pré-histoire dans les Marches de Pâques des années 1950, ces marches qui, pendant la Guerre froide, ont réuni jusqu’à 300 000 personnes, qui se saisissaient de cette occasion pour manifester à Hambourg, Brême, Hanovre ou encore Braunschweig contre les armes nucléaires, mais il naît vraiment dans la lutte contre la construction de la centrale de Wyhl, à partir de 1973. Après une première occupation qui tourna court, les militant.e.s reprirent possession des lieux et y campèrent pendant huit mois, de février à octobre 1975. Le combat anti-nucléaire, qui jusque-là n’avait qu’une importance régionale, prit alors une ampleur nationale puis internationale : il y a à peine 40 kms entre Wyhl et Fessenheim ! Malgré une décision de justice en faveur de la construction de la centrale, celle-ci ne vit jamais le jour. Fort de ce succès, les anti-nucléaires allemand.e.s tentèrent deux ans plus tard de s’opposer à la construction de la centrale de Brokdorf puis à celle du surgénérateur de Kalkar. En 1977, entre 50 000 et 60 000 personnes se mobilisèrent contre chacun de ces deux projets. Si la centrale de Brokdorf entra en service en 1986, la construction du surgénérateur de Kalkar se heurta à trop de difficultés techniques et l’on finit par abandonner le projet. 1979 fut l’année du Gorleben-Treck, un convoi de 350 tracteurs partis de Gedelitz pour se rendre à Hanovre en signe de protestation contre le projet de construction d’un centre de stockage de déchets nucléaires à Gorleben, aux confins de la RDA. Trois jours après le départ du convoi eut lieu l’accident de la centrale américaine de Three Mile Island. Résultat : Hanovre connut le plus grand rassemblement anti-nucléaire jamais organisé jusqu’alors en Allemagne : 100 000 personnes.
Aussi importants soient-ils, on aime à reprocher à ce genre de mouvements d’incarner seulement une démocratie en acte et de ne pas engendrer d’institutions. En mars 1980, un campement fut organisé à Gorleben et, sous l’influence d’une initiative libertaire, on en vint à proclamer la « République du Wendland libre » (Republik Freies Wendland). Cette institution authentiquement démocratique, village d’une centaine de huttes avec ses infrastructures autogérées (y compris une clinique), puisant l’eau à l’aide d’une éolienne et la chauffant à l’aide de panneaux solaires, possédant sa propre station de radio (Radio Freies Wendland) et fonctionnant comme une démocratie directe, bref cette sorte de ZAD (Zone à défendre[22]), tint du 3 mai au 4 juin. Les Grünen étaient nés en janvier, le mouvement allait être relayé par un parti qui, lui, allait rejoindre d’autres institutions… Relayé mais pas remplacé. L’esprit d’une démocratie insurgeante contre l’État atomique, on le retrouvera intact dans le débat sur la violence ouvert par Günther Anders en 1986 sous le coup de l’accident de Tchernobyl, débat à l’occasion duquel il se demandera, non sans provocation, jusqu’où peut aller l’insurrection et invitera les participant.e.s à réfléchir sur ce qu’est la démocratie et à se demander s’ils vivent encore en démocratie, sachant que, pour lui, ce n’est plus le cas[23]. Cet esprit, on l’a retrouvé il y a peu dans le rassemblement anti-nucléaire et féministe organisé à Bure les 21 et 22 septembre 2019. Là, on est dans un autre type d’institution démocratique. La « mixité choisie sans homme [binaires] » permet de créer un autre type d’assemblées que celles que produisent les habituels rassemblements. Certaines, « malgré l’avertissement sans nuance des gendarmes », veulent avancer vers le laboratoire de l’ANDRA, d’autres non. « Très vite, on déclare une [assemblée générale] et la foule s’installe à l’orée du bois. […] “Les flics pensent qu’on est faibles parce qu’on est des meufs, repartir comme ça, c’est leur donner raison, argue une femme. Profitons du fait qu’ils ne s’y attendent pas pour agir !” Deux personnes rappellent le contexte de répression, et racontent leur expérience “traumatisante” du 15 août, quand une manifestation [précédente, à Bure,] s’est terminée par d’importantes violences policières. “Il s’agit d’un week-end féministe, où la question du consentement est essentielle”, fait valoir une militante. Certaines et certains ont exprimé qu’ils étaient mal à l’aise avec l’idée d’avancer, donc, si on le fait, on ne respectera pas leur consentement. Après quelques minutes de discussion et malgré le dissensus, les manifestant·e·s reprennent le chemin du retour, sans encombre[24] ». On est dans une autre expérience démocratique que celle de la République du Wendland libre. Ici, au vote majoritaire à main levé (« Qui est pour ? Qui est contre ? Qui s’abstient ? »), on substitue le consentement… Vers une démocratie du consentement, non pas un consentement fabriqué, au sens de Chomsky[25], le consentement qu’on arrache à ceux et celles dont on veut qu’ils votent « pour », mais le consentement que tout être humain peut donner ou refuser après avoir délibéré avec lui-même.
En guise de conclusion
La logique de l’État atomique est fondamentalement anti-démocratique. Elle dé-démocratise réellement cette chose déjà si insatisfaisante qu’est l’« État démocratique ». Il n’est donc pas surprenant qu’elle suscite une réponse démocratique insurgeante. Ici l’insurgeance et les insurrections qu’elle engendre sont la réponse au scandale politique qu’est l’État atomique. Un jour, en 1978, à Flamanville, « la tension devient trop forte » et ça dérape : « Apercevant un député qui a œuvré avec un zèle particulier pour la “nucléarisation” du Cotentin, les écologistes s’emparent de lui et le barbouillent de peinture verte[26]. » Dans la revue autrichienne Forvm, en 1987, Günther Anders s’interroge : « Une contestation non violente est-elle suffisante[27] ? » Les tenants de l’État atomique ne manquent jamais de souligner la violence (en acte ou en puissance) dont sont capables les opposant.e.s au nucléaire. La politique que l’État atomique met en œuvre est si violente et la promesse de destruction qu’il incarne est si difficile à imaginer que ses représentant.e.s ne s’en rendent peut-être plus compte. Ceux et celles qu’ils traitent de bloqueurs ou de bloqueuses, de casseurs ou de casseuses, ce sont juste des résistant.e.s… Dans ce face-à-face, c’est l’avenir de l’humanité qui se joue : il sera soit démocratique, soit nucléaire…
Notes
[1] Jungk R., L’État atomique, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 50 sq. Robert Jungk (1913-1994) s’est fait connaître en publiant Le Futur a déjà commencé [1952] (Arthaud 1954), Plus clair que mille soleils [1956] (Arthaud, 1958) et Vivre à Hiroshima [1959] (Arthaud 1961).
[2] En mars 1974, en réaction à la « crise du pétrole », Pierre Messmer, Premier ministre de Georges Pompidou, lance un plan prévoyant la construction de 13 réacteurs de 900 MW ; moins d’un an plus tard, en février 1975, Valéry Giscard d’Estaing lancera un plan d’une ampleur comparable.
[3] Robert Jungk parle de l’État atomique [Atomstaat] (Jungk R., Der Atomstaat, Munich, Kindler Verlag, 1977) ; Corinne Lepage, parle, elle, de l’État nucléaire (Lepage C., L’État nucléaire, Paris, Albin Michel, 2014). Le premier livre est plus général que le second qui, lui, parle essentiellement du « cas » français, mais ils parlent bien du même phénomène. Il est question de Christian Huglo dans le livre de Robert Jungk : le cabinet Huglo-Lepage venait d’ouvrir quand l’État français a commencé à s’intéresser à Flamanville et Christian Huglo était l’avocat des riverains de Flamanville (Jungk, R., L’État atomique…, p. 54).
[4] Jungk R., L’État atomique…, p. 56 sq.
[5] Ibidem, p. 75 sq.
[6] Ibidem, p. 223.
[7] Ce sont des « joueurs ». Sur ce concept, voir Jungk R., L’État atomique…, p. 75.
[8] Sur la renaissance du nucléaire, voir « La « Renaissance du nucléaire » est un trompe-l’œil », Reporterre, 16 janvier 2008.
[9] L’EPR, réacteur nucléaire à eau pressurisée, est un réacteur de troisième génération (1 600 mégawatts) et, à ce titre, incarne aujourd’hui l’avenir de la filière nucléaire…
[10] Voir, Féraud J.C., « Nucléaire : peut-on sauver le soldat EPR ? », Libération, 9 octobre 2019.
[11] On y parlait beaucoup des « jurys de citoyens » allemands ou des « conférences de consensus » scandinaves en lien avec la loi Barnier. Voir Bourg D., Boy D., Conférences de citoyens : mode d’emploi, Paris, Descartes et cie., 2005. Ségolène Royal n’allait pas tarder à parler des « jurys populaires ».
[12] Sur ce genre d’interrogations à propos de la représentation comme confiscation de la démocratie, qui a constitué une sensibilité politique à la fin des années 1990, nous renvoyons à Manin B., Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Levy, 1995 et Rosanvallon P., Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998.
[13] En France, le mot « jacobinisme » est, à tort ou à raison, un synonyme de centralisme. Il désigne la politique de centralisation administrative qui veut que les décisions soient prises par quelques-uns à Paris et non par l’ensemble du peuple français.
[14] Le philosophe allemand Jürgen Habermas, qui appartient à la deuxième génération de la Théorie critique et est un fervent défenseur de l’idée d’une Europe politique, a développé sa conception de la démocratie dans Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997.
[15] Les « débats publics » de la CNDP ont parfois conduit à l’abandon de projets dans le domaine des transports (des projets autoroutiers, par exemple), mais jamais dans le domaine du nucléaire. En 2007, dans un entretien accordé à la revue Projet, qui fut publié sous le titre « Garantir le débat », Georges Mercadal, vice-président de la CNDP, expliquait : « Il faut que le projet [soumis] soit suffisamment avancé pour que le public puisse s’en saisir, il ne faut pas qu’il soit trop avancé parce qu’une situation irréversible serait créée » (Projet, 2007/2, n°297, p. 27). Les projets nucléaires soumis au public via la CNDP sont toujours trop avancés et créent systématiquement une « situation irréversible ».
[16] Corinne Lepage est une avocate et femme politique française qui se bat pour l’environnement depuis le milieu des années 1970. Elle a fait partie de Génération écologie, a fondé Cap21 et a été ministre de l’Environnement de 1995 à 1997. Voir : Lepage C., L’État nucléaire, Paris, Albin Michel, 2014. Interrogée sur ce livre, l’auteure répond : « La particularité du nucléaire en France, c’est qu’il n’y a pas de lobby en tant que tel parce qu’il se confond avec une très grande partie des structures de l’État. En France, le lobby nucléaire, c’est l’État ! C’est un système très organisé. Avec un système pluraliste et transparent, cela ne pourrait pas rester en l’état, cela exploserait. Sa capacité à étouffer le sujet est fantastique », dans « Corinne Lepage : « En France, le lobby nucléaire, c’est l’État ! » », Journal de l’énergie, 4 décembre 2014.
[17] Voir : Bezat J.-M., « Un débat public sur le nouveau réacteur EPR débutera mi-octobre », Le Monde, 13 juin 2005.
[18] Les principaux textes de Miguel Abensour sur la démocratie insurgeante sont : Abensour M., La Démocratie contre l’État, Paris, Éditions du Félin, 2004 ; Lettre d’un « révoltiste » à Marcel Gauchet converti à la « politique normale », Paris, Sens & Tonka, 2005 ; « Démocratie sauvage et principe d’anarchie » et « Utopie et démocratie », dans Abensour M. (dir.), Pour une philosophie politique critique, Paris, Sens & Tonka, Paris, 2009 ; La Communauté politique des « tous uns », Paris, Les belles lettres, 2014.
[19] Anders G., La Menace nucléaire, Paris, Le Serpent à plumes, 2006, p. 154 sq.
[20] Ibidem, p. 105.
[21] Et travaille en ce moment à organiser le 75ème anniversaire des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki en 2020.
[22] Parler ici de ZAD peut sembler anachronique mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Une ZAD ou plutôt une ZIRA [Zone d’insoumission à la radioactivité] réunissant des opposants au projet CIGEO a vu le jour en 2016 à Mandres-en Barrois, près de Bure. Voir Belaich C., « La « nouvelle ZAD » de Bure évacuée », Libération, 6 juillet 2016.
[23] Günther Anders : « la « dé-démocratisation », la transformation de la République fédérale en un “État atomique” est […] en marche depuis des années ». Voir : Anders G., La Violence : oui ou non, Paris, Fario, 2014, p. 122.
[24] Lavocat L., Gauthier R., « À Bure, l’éco-féminisme renouvelle la lutte anti-nucléaire », Reporterre, 23 septembre 2019.
[25] Noam Chomsky est un linguiste et un militant socialiste libertaire américain. Voir : Chomsky N., Herman, E.S., La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, Marseille, Éditions Agone, 2008.
[26] Jungk R., L’État atomique…, p. 53 sq.
[27] Anders G., La Violence…, p. 157 sq.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
David, Chr. « La démocratie entre technologie d’acceptation et réaction insurgeante », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
La communication des exploitants nucléaires en Belgique entre 1969-1979. Une décennie à double visage
Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)
Entre 1969 et 1979, la communication des sociétés investies dans la filière nucléaire en Belgique évolue radicalement. Pendant deux décennies considéré comme une évidence qui ne peut être remise en question, le choix de l’énergie nucléaire comme moyen de production d’électricité est progressivement questionné lors des années 1970. Poussées dans leurs retranchements par les interrogations citoyennes, les sociétés productrices d’électricité en Belgique sont contraintes de justifier leurs décisions. C’est donc par l’angle de la communication déployée par ces sociétés entre 1969 et 1979 que cette analyse tend à interroger les liens entre la démocratie et l’exploitation de l’atome. Comment qualifier la communication de ces sociétés et de quelle manière est-elle organisée ? Quelles en sont les évolutions, les priorités, les réussites et les échecs ? Autant de questions auxquelles cette analyse tente d’apporter des embryons de réponse.
Afin de constituer l’ossature de cette contribution, nous avons recueilli le témoignage de Jeanine Cornet, engagée durant cette période comme consultante en communication pour le compte des sociétés investies dans la filière nucléaire. Qu’elle soit ici remerciée de s’être prêtée au jeu de l’interview[1]. Pour étoffer et recouper les souvenirs de notre témoin, parfois parcellaires, de manière bien compréhensible au vu des années évoquées, nous avons tenté de consulter les archives du Forum Nucléaire Belge (asbl regroupant la plupart des sociétés et organismes actifs dans le domaine des applications du nucléaire) qui est déjà actif à cette période. Malheureusement sans résultats. C’est donc dans l’analyse de brochures à destination du public, de journaux d’entreprises et de la presse que des compléments d’informations ont été récoltés.
Les électriciens décident, les autres suivent
Depuis 1947 et les prémices du développement de l’énergie nucléaire en Belgique, les sociétés investies dans cette filière, principalement les responsables des compagnies productrices d’électricité, « les électriciens » comme les qualifient à l’époque les médias, ont la main[2]. Le débat démocratique entourant le développement du nucléaire étant inexistant, la communication qui l’accompagne peut être décrite, au mieux, comme basique. Lorsqu’en 1953 les industriels[3] décident d’implanter à Mol les bâtiments destinés à recevoir les installations du Centre d’Étude de l’Énergie Nucléaire (SCK-CEN), ils estiment important de ne pas « créer une hostilité de la population dès l’origine »[4]. Aussi, dès avant les premiers travaux sur le terrain, ils prennent contact « avec les autorités civiles en la personne du bourgmestre et avec les autorités religieuses en la personne du curé pour leur faire connaître la nature des recherches envisagées »[5]. Lors de ces entretiens, les électriciens présentent ce qui, selon eux, bénéficiera à la région de Mol avec l’implantation du SCK-CEN : l’installation des familles du personnel scientifique d’un statut social élevé, la création de nombreux emplois locaux et la visite de personnalités du monde économique, politique, social et industriel belge et étranger. Ces quelques arguments évoqués au bourgmestre et au curé suffisent apparemment pour entériner l’affaire, le SCK-CEN sera construit à Mol. Un triptyque communication-négociation-décision plutôt expéditif, et une anecdote qui illustre bien le climat de l’époque : les électriciens ne doivent fournir aucun effort pour faire avaliser leurs décisions.
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- Une communication balbutiante
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Cela ne les empêche pas de développer des tentatives de communication vers le grand public. Dès 1954, le Commissaire à l’Énergie Atomique et les Comités Scientifiques et Techniques estiment qu’il serait opportun de créer un organisme distinct « pour diffuser les informations adéquates »[6]. C’est ainsi que voit le jour l’Association Belge pour le développement des applications de l’énergie nucléaire, qui publie régulièrement une revue consacrée aux développements de cette activité. Cette dernière bénéficie d’une diffusion assez large mais peine à intéresser d’autres publics que les milieux scientifiques, industriels et d’enseignement, ce que regrettent les sociétés électriques[7].
En épluchant les publications d’entreprises de ces sociétés, on constate vite que, pour les années 1960 jusqu’à approximativement 1972-1973, la question du nucléaire semble loin d’être problématique. Par exemple pour l’année 1966, un seul article du journal d’Intercom[8] évoque la thématique des centrales. L’article mentionne la future construction de Tihange. Le ton y est posé ; le discours, scientifique. On expose les plans, le développement de la région, le travail qui va s’y déployer. Jamais l’article n’évoque la question de risques éventuels[9]. L’année 1967 est du même acabit. Seulement deux articles concernent le nucléaire. L’un d’entre eux nous apprend que les électriciens « prévoient d’ici 1973 les centrales de Tihange et de Doel. Pour les années ultérieures, Zeebruges et Nieuport figurent également dans les projets. D’autre part, la Basse Meuse semble offrir encore certaines possibilités également »[10]. Dans leurs esprits, aucune objection ne semble pouvoir contrecarrer l’avancée du nucléaire en Belgique. Par ailleurs, la question des risques figure dans la revue pour la première fois en deux ans de publication, et la manière dont elle y est évoquée est exemplative de l’état d’esprit des chefs d’entreprises : « La sécurité nucléaire, qui nécessiterait à elle seule un long exposé, est pleinement assurée par des moyens dont l’importance est simplement à adapter en fonction des règles imposées et des conditions locales. »[11] Si la question mérite apparemment à elle seule un « long exposé », on ne le réalise pas pour autant. Quant aux moyens pour y parvenir, ils dépendent « simplement » de la règlementation et des contraintes locales. Si la sécurité n’apparait pas, dans les discours des exploitants, comme un facteur déterminant de la communication autour du nucléaire, c’est qu’ils ne perçoivent aucune opposition à leurs projets. C’est donc logiquement que l’article est conclu en précisant que « les centrales nucléaires vont rapidement se tailler une large part dans les moyens de production d’énergie électrique en Belgique. L’importance de cette part dépendra de l’évolution de plusieurs facteurs économiques au premier rang desquels figurent le coût d’investissement des centrales nucléaires et le prix des combustibles classiques »[12]. Aux yeux des électriciens, seuls les facteurs économiques sont susceptibles d’influer sur le développement du nucléaire.
1969-1972 : sur la même lancée
Un programme ambitieux
Au tournant des années 1970, le discours n’a pas changé. Dans la revue éditée par l’Union des exploitants électriques en Belgique (UEEB), ce qui taraude les électriciens, le « choix le plus difficile » auquel ils sont confrontés est « sans contredit celui de la répartition de la puissance des centrales entre les diverses énergies primaires. Il ne fait pas seulement appel à l’esprit de géométrie mais aussi et surtout à l’esprit de finesse. »[13] Tout au plus, « l’industrie électrique espère beaucoup ne pas s’être trompée en établissant un programme assez audacieux de centrales nucléaires »[14]. La principale crainte des électriciens est étroitement liée aux sommes colossales qu’ils engagent dans le processus.
C’est le facteur économique qui se montre déterminant dans la volonté d’obtenir l’adhésion du plus grand nombre sous la bannière du projet nucléaire. Constatant que leurs publications ne sont lues que par quelques initié.e.s, et que pour atteindre le grand public, les médias sont indispensables, les électriciens s’efforcent alors d’obtenir que les chaines nationales de télévision programment des émissions de vulgarisation. Mais les résultats sont jugés décevants en termes d’impact[15].
C’est à cette période, en 1972, que l’UUEB prend la décision de créer une cellule spéciale d’information au public. À cette occasion, elle contacte le bureau de communication « Information & Entreprise », qui compte dans sa clientèle de grandes sociétés, et dans laquelle travaille Jeanine Cornet, qui y exerce le métier de consultante en communication.
Une foi intense dans le nucléaire
Jeanine Cornet se souvient que la demande initiale des électriciens est plutôt simple. Ils se présentent : « Nous, on est engagé dans le nucléaire, on doit construire des centrales en Belgique et on voudrait quand même que ça se passe bien. Donc comment se faire connaître et par quels moyens faire connaître ce qu’on fait ? ». À l’époque, précise Jeanine Cornet, ils ne perçoivent pas d’éventuels problèmes. Ce qu’ils souhaitent, c’est de « pouvoir faire leur business tranquillement, sans trop d’opposition, et continuer à démontrer que c’était le bon choix (la filière nucléaire) pour la Belgique ». Ce qui interpelle immédiatement Jeanine Cornet, c’est le profil des responsables et des ingénieurs qu’elle a pu côtoyer à cette occasion : « j’ai surtout senti une espèce de supériorité et une espèce de non-doute par rapport à la technologie. Une espèce de foi intense sur le fait que le nucléaire ne pouvait pas foirer, ne pouvait ni se tromper ni causer d’accidents ou d’incidents. (…) Rien ne pouvait arriver, tout était magnifique ». Toujours d’après les exploitants, « on était utile à son pays avec une énergie qui était bon marché, qui était à disposition (…) et qui ne causait pas de pollution ».
Information ou propagande ?
L’UUEB souhaite que le bureau de Jeanine Cornet organise une vaste campagne de communication envers les responsables de la presse écrite, qui à l’époque « fait le jour et la nuit. La radio et la télé viennent en appui ». À ce moment se pose la question de l’organisme qui sera l’interlocuteur du bureau de communication et qui va chapeauter cette action. La solution est vite trouvée : « tous les acteurs du nucléaire vont, comme on fait toujours dans ces cas-là, faire une asbl qui s’appelle Le Forum Nucléaire Belge, qui est toujours présente, et qui va mettre ensemble des moyens pour notamment faire des campagnes de communication »[16]. Secret de cuisine, nous dit Jeanine Cornet, « c’est une des grandes techniques de manipulation de créer des asbl qui deviennent des porte-paroles pour neutraliser le discours. Et on voit d’ailleurs partout que ce ne sont jamais clairement des individus ou clairement des groupes politiques. Ce sont toujours des associations de “quelque chose” qui s’expriment soi-disant d’une façon beaucoup plus détachée et neutre. Le Forum Nucléaire Belge va servir de paravent ».
Sur la liste noire
L’idée des communicant.e.s est d’inviter un nombre important de journalistes à visiter des installations nucléaires, tant en Belgique que dans les pays voisins, en leur fournissant à cette occasion une documentation fournie. Ces visites doivent durer, selon le cas, entre un et trois jours et permettre aux journalistes de poser aux exploitants leurs questions, d’échanger leurs idées et in fine de publier des articles bien documentés[17]. Un noyau de 25 journalistes est pressenti, qui représentent tous les journaux et toutes les tendances. Mais rapidement, une question éthique interpelle les communicant.e.s : les dirigeants du Forum Nucléaire leur soumettent une blacklist, comprenant les noms des plumes de la presse écrite qu’ils refusent d’inviter, ne les trouvant pas assez accommodants sur le nucléaire. Pour Jeanine Cornet et ses collègues, c’est inacceptable, car dit-elle, « si nous travaillons avec la presse, nous travaillons avec tout le monde et que les gens soient pro-nucléaires ou antinucléaires, c’est leur affaire. Ce qui nous importe, c’est qu’ils arrêtent de raconter des conneries au niveau technique ». La blacklist enterrée, les communicant.e.s l’imposent comme condition sine qua non pour continuer. Des séminaires de presse sont organisés, parfois plusieurs fois par an. Les journalistes se déplacent en France, en Allemagne, où ils visitent à Asse une mine de sel qui sert de lieu d’enfouissement des déchets à faible radioactivité[18]. Lors de ces voyages, les énergies alternatives (géothermie, hydraulique, éolienne, etc.) sont également au programme. Le but poursuivi par ces séminaires est, dans l’esprit des exploitants, de montrer que la seule alternative économiquement et structurellement réalisable en Belgique pour la production d’électricité à grande échelle est nucléaire. Jeanine Cornet se souvient que « les journalistes allaient, regardaient, posaient des questions. Ils ont commencé à se former eux-mêmes une culture autour du nucléaire. Mais enfin, c’était quand même la voix de leur maître ». D’ailleurs, c’est le Forum Nucléaire Belge qui prend à sa charge l’ensemble des frais inhérents aux visites. Selon Jeanine Cornet, si la plupart acceptent, quelques journaux participent aux voyages mais les payent de leur poche afin de garantir leur indépendance. C’est le cas de La Libre Belgique et de La Cité notamment. Le journaliste Gaston Bunnens (Le Peuple), « lui par contre venait aux frais de la princesse, mais ça ne l’empêchait pas de taper dessus, puisqu’on l’a imposé vu qu’il était sur la blacklist ».
Si la plupart des journalistes n’écrivent pas au vitriol contre l’énergie nucléaire, une poignée d’entre eux dénonce l’opacité qui entoure les décisions qui y sont liées et sa dangerosité. C’est notamment le cas du précité Gaston Bunnens (Le Peuple) et de Jos Schoonbroodt (La Cité), deux journalistes qui d’après notre interlocutrice, figuraient donc sur la liste noire du Forum Nucléaire Belge. Pour autant, et s’il est évident qu’ils ne les apprécient pas, les électriciens n’en paraissent pas effrayés. Selon Jeanine Cornet, principalement parce qu’ils sont « condescendants vis-à-vis de l’opinion publique ou de quelques “ahuris soixante-huitards” qui s’expriment sur les centrales ». Ils déclarent à propos de Paul Lannoye, l’un des pionniers de l’antinucléaire en Belgique et docteur en astrophysique de l’ULB : « ah oui, c’est un rigolo ! ». Ou encore : « ah Bunnens du Peuple est contre nous ? Mais qui lit Le Peuple à part encore quelques vieux socialistes ! ». Pourtant, la société change, l’opinion publique et les mouvements citoyens s’emparent progressivement de cette question, et le slogan « Nucléaire, non merci ! » ne va pas tarder à effectuer son apparition.
1973-1979 : le basculement
Critiques et choc pétrolier
En 1973, la contestation antinucléaire en Belgique francophone est encore balbutiante, mais se structure progressivement. Le mouvement Démocratie Nouvelle, fondé la même année par Paul Lannoye, établit les bases de l’écologie politique. Son combat sera repris par la section belge des Amis de la Terre en 1976, tandis qu’une autre organisation créée en 1971, Inter-Environnement, interroge elle-aussi le bien fondé du nucléaire civil[19]. Les arguments des antinucléaires percolent, sont visibles et se font entendre.
C’est pourquoi en octobre 1973, le choc pétrolier peut de manière légitime être considéré comme une véritable aubaine pour les électriciens. La question de l’indépendance énergétique, qui inquiète tous les gouvernements, relance la donne. Soudain, les exploitants disposent d’un argument de choc afin d’imposer la technologie nucléaire. Ils n’hésitent pas à brandir les risques en cas de perte d’autonomie énergétique : « La Belgique se trouve, sur ce plan énergétique, dans une situation particulièrement préoccupante. Son sol ne contient en effet aucun gisement de pétrole, de gaz naturel ou d’uranium et ses mines de charbon ne peuvent plus assurer qu’une production minime, conduisant de plus à des coûts qui en font un des charbons les plus chers du monde »[20].
La situation évolue, les arguments aussi
La crise pétrolière ainsi que la contestation grandissante sont deux éléments qui motivent les exploitants à intensifier leur présence médiatique à partir de la fin de l’année 1973. La lecture de leurs diverses publications fait ressortir les éléments principaux sur lesquels s’appuie dorénavant leur communication.
L’introduction de la brochure éditée en 1974 par l’UEEB à destination du public donne le ton : « l’ère industrielle s’est développée dans maintes directions sans guère se préoccuper du respect de l’environnement ; il en est résulté des conséquences fâcheuses telles que le bruit, la pollution des eaux et de l’atmosphère et la contamination des denrées alimentaires ; aussi le public en est-il venu à considérer d’un œil toujours plus critique ces diverses atteintes portées à la qualité de la vie, et il a le droit d’être informé sur les conséquences de l’introduction des technologies nouvelles »[21]. Désormais, si les électriciens ont encore les coudées larges, l’heure est à la justification des choix. Le public ne peut plus être ignoré. Par ailleurs, et c’est assez précurseur, les exploitants n’oublient pas de soulever la question du danger d’un réchauffement de l’atmosphère : « Ainsi, même si on ne tenait pas compte du risque d’épuisement des réserves et qu’on accepte un accroissement notable de l’utilisation de combustibles fossiles, il s’ensuivrait une modification de l’atmosphère dont les conséquences pourraient s’avérer très néfastes pour l’environnement »[22].
La problématique des radiations n’est pas oubliée, et le public lambda peut apprendre que la dose additionnelle maximale des radiations émises par les centrales nucléaires est plus faible que celles émises par le corps humain. C’est notamment pourquoi, « en se rendant à son travail, en allant faire des achats ou en vacances, une personne s’expose à des doses différentes de radiations naturelles, dont les variations sont plus élevées que la radioactivité additionnelle provenant d’une centrale nucléaire. »[23]
Dans le même ordre d’idées, des sujets problématiques sont passés en revue et expliqués du point de vue des exploitants, tels que la sécurité : « le risque (d’une fuite) serait de 1 pour 100 millions mais en réalité il est plus faible encore » ; les déchets : « après réduction de leur volume et enrobage dans des matières inertes telles que le bitume, les déchets sont entreposés sous contrôle » ; le refroidissement des centrales : « le problème des rejets de chaleur peut donc être résolu aujourd’hui déjà au moyen de tours de refroidissement ». En résumé, la solution miracle est à portée de main : « l’énergie nucléaire est la source d’énergie la plus propre, la plus sûre et la plus importante dont nous disposons. Sa mise en œuvre est intervenue à point nommé. À plus long terme, seule l’utilisation des centrales nucléaires à l’échelle mondiale permettra de résoudre à la fois nos problèmes d’énergie et d’environnement »[24]. Un argument qui, avec la prise de conscience planétaire du problème du réchauffement, refait surface depuis quelques années dans le chef des partisans de l’énergie atomique. Si la conjoncture économique et politique, ainsi que les inquiétudes de la population amènent les électriciens à communiquer davantage envers la population belge, et les obligent à aborder des éléments auparavant passés sous silence, cela n’ébranle néanmoins pas leur foi en la technologie nucléaire. Il faudra attendre les évènements liés à Andenne entre 1977 et 1978 pour constater un nouveau tournant dans la communication développée par les exploitants.
Le cas « Andenne »
Entre 1977 et 1978, la lutte de communication entre les antinucléaires et les électriciens bat son plein. L’objectif des deux parties est de remporter le référendum programmé au 1er octobre 1978 concernant la construction d’une nouvelle centrale sur le territoire d’Andenne[25]. C’est lors de cette passe d’armes communicationnelle que la demande du Forum Nucléaire auprès de Jeanine Cornet et de ses collègues évolue. Car Intercom « voulait absolument cet emplacement pour faire cette centrale. Et là, il y avait un deal. L’objectif était clair ». Les électriciens investissent toutes leurs forces dans la bataille, car « ils commencent à se faire attaquer à gauche à droite, et ils n’aiment pas ça. Parce qu’ils trouvent qu’il n’y a pas à attaquer des gens magnifiques et qui font des choses extraordinaires pour leur pays ». Les communicant.e.s importent alors « Campus America », une technique venue des États-Unis, dont le principe est simple : de jeunes ingénieurs nucléaires sont sélectionnés dans les différentes sociétés et formés « à être des porte-paroles pour aller dans les débats, pour faire face aux journalistes et au public et ainsi expliquer pourquoi, eux, ils étaient dans le nucléaire et pourquoi ils s’engageaient. ». À chacune des réunions publiques ou des débats organisés autour de cette question à Andenne ou dans la région, « pour éviter la politique de la chaise vide, il y a un de ces ingénieurs qui vient et qui prend la parole ». Pour les préparer, les communicant.e.s leur dispensent un media training : « la première chose qu’on leur apprend, c’est de rassembler leur message ». Avec les médias, nous dit Jeanine Cornet, vous n’avez le temps que de développer deux ou trois éléments, « suivant le principe de l’argumentation : le fait, l’illustration, l’explication ». Viennent ensuite les questions plus délicates pour les ingénieurs, « sur les déchets, sur l’argent, sur la collusion avec les politiques, etc. Pour ces matières, soit ils avaient une ligne qui venait de l’entreprise et qui était de dire : “la réponse, c’est ça” et ils se démerdaient avec cela ; soit, ils n’en avaient pas et là, ils s’avançaient plus à titre personnel ». Lors de séminaires ou de débats, le choix de la filière Pressurized Water Reactor (PWR)[26] est mis en avant, « en disant que la sécurité, c’est la fameuse double enceinte qui fait partie des réacteurs nucléaires PWR. (…) Que tout cela est superbement maîtrisé. Rien ne peut arriver »[27].
Le but poursuivi par les communicant.e.s lors de ces débats est d’humaniser les ingénieurs nucléaires. Jeanine Cornet se souvient en tout cas de « soirées absolument étonnantes où, comme après un match de boxe, les opposants venaient et disaient : “On ne partage pas la même idée mais chapeau pour votre courage” ». Car certaines de ces soirées sont pour le moins mouvementées, « surtout pour des gens (les ingénieurs) qui sont habitués à des lieux feutrés, ça a été des soirées dont ils se souviennent. Cela n’a certainement pas changé l’opinion mais ça a permis de dire, à un moment donné : “Écoutez je suis comme vous, j’ai des enfants comme vous, je ne suis pas un assassin parce que je travaille dans le secteur nucléaire” ». Notre témoin souligne néanmoins l’avantage qu’il y a eu à travailler avec la jeune génération, car ils ne sont « pas encore complètement formatés, (et sont) ouverts sur la société ». Selon elle, « si on avait mis les vieux bonzes de cinquante et soixante ans qui dirigeaient les sociétés, là, ça devenait insupportable. Et ça l’était d’ailleurs parce qu’ils continuaient, eux, à avoir un ton et un discours extrêmement condescendant. L’air de dire : “vous ne pouvez pas comprendre, laissez-nous faire !” Et puis, les tuiles leur sont tombées sur la tête ».
Les moyens engagés sont pourtant à hauteur de l’enjeu pour les électriciens. Si le bureau de communication forme les ingénieurs au media training, le Forum Nucléaire et Intercom ne s’en contentent pas. Ils financent des campagnes de publicité par affiches, dans les boites aux lettres, dans les grands médias papiers et télévisuels, ils organisent des conférences dans les écoles. Un centre mobile d’information est présent durant le mois d’août 1978 dans la région d’Andenne et insiste sur les avantages de l’énergie nucléaire[28]. Intercom, par la voix de son directeur, va jusqu’à décrédibiliser la consultation populaire, signifiant par la même occasion son mépris du choix démocratique citoyen. En septembre 1978, il appelle les citoyen.ne.s à s’abstenir de voter, estimant que la valeur légale ou juridique de cette consultation est nulle, et que le nucléaire étant une question d’intérêt national, elle doit être tranchée par le Parlement[29].
Malgré tous ces moyens, le 1er octobre, la victoire est totale pour les opposant.e.s au nucléaire : respectivement 83,97 % des habitant.e.s d’Andenne et 89,97 % des habitant.e.s d’Ohey se prononcent contre la construction de la centrale[30]. Jeanine Cornet se rappelle que cet événement « a été une première claque ! Ils se sont rendus compte, à ce moment-là, que c’en était fini de décider de tout, même si le gouvernement, toujours courageux, se cachait derrière eux. Ce n’était plus la même ambiance ».
L’amertume d’une défaite
La lecture d’une synthèse générale de la situation de l’énergie en Belgique, éditée par le Forum Nucléaire en 1979, laisse transparaitre le sentiment amer des électriciens. Après un exposé relatif à la faiblesse des risques dans l’exploitation nucléaire, un chapitre entier de la revue, intitulé « Information – Déformation », est consacré aux antinucléaires. Et les propos sont sans équivoques : « Malgré tout cela (la faiblesse des risques), des mouvements d’opposition particulièrement tapageurs se manifestent contre les centrales nucléaires et tout ce qui s’y rapporte. Il y aurait là de quoi s’étonner si on ne savait, de la bouche même de certains opposants, que l’objectif visé par leurs mouvements n’est pas du tout la santé des populations mais bien un renversement de notre système politique[31]. Pour atteindre cet objectif politique, il est indispensable de provoquer d’abord l’écroulement économique du pays et comme l’élimination de l’énergie nucléaire y contribuerait puissamment, une campagne psychologique bien orchestrée sur ce sujet s’imposait »[32]. Plus guère question d’évoquer maintenant des « ahuris soixante-huitards », l’heure est grave. Ce qui semble menacer le Forum Nucléaire, et plus largement la Belgique, c’est une tentative de déstabilisation de l’État. Et cette entreprise continue grâce au soutien de « quelques moyens d’“information” soigneusement orientés. Il est donc essentiel que les responsables des décisions en matière énergétique soient bien conscients de cette situation afin qu’ils puissent, en toute indépendance, fixer leur choix en se basant sur la réalité des faits »[33]. Sans pouvoir l’affirmer, il est possible de supposer que les « quelques vieux socialistes » sont ici visés, ainsi que les autres journalistes qui figurent sur la liste noire. Quant à l’État, le Forum Nucléaire précise qu’il doit s’en tenir à la « réalité des faits » pour effectuer ses choix en toute indépendance, tout en ne spécifiant pas à quelle réalité il fait allusion.
En guise de conclusion
Pendant un peu plus de deux décennies, le choix de l’énergie nucléaire comme moyen de production d’électricité est considéré comme une évidence qui ne peut être remise en question. La communication des exploitants reflète cette vision des choses. Par contre, la période comprise entre 1969 et 1979 la voit évoluer radicalement, en deux temps.
Une première étape voit les électriciens augmenter et améliorer leur présence médiatique, faire appel à l’aide de professionnels pour négocier leurs relations avec la presse et adapter leur discours pour répondre aux interrogations plus fréquentes de la population. Ils ne semblent pour autant pas s’inquiéter de l’émergence d’une possible contestation. Du moins n’envisagent-ils pas que cette contestation puisse contrecarrer leurs plans. Dans un second temps, parce que la crise pétrolière leur offre une belle carte à jouer et qu’ils sentent le vent de la contestation souffler dans leur dos, les exploitants intensifient ensuite leur présence médiatique. Poussées dans leurs retranchements par les interrogations citoyennes, les mouvements sociaux et par une partie de la presse, les sociétés productrices d’électricité en Belgique sont contraintes de justifier leurs décisions. Il n’est plus envisageable de tranquilliser la population d’un village quant à la présence d’un bâtiment lié à l’exploitation nucléaire en se contentant d’obtenir l’accord du bourgmestre et du curé local. Le climax de ce basculement intervient lors des événements d’Andenne. Dans des réunions publiques, les ingénieurs électriciens doivent affronter une foule parfois hostile et répondre à des questions récurrentes et précises concernant la sécurité, les risques potentiels, les accords passés avec le monde politique. Journalistes et citoyen.ne.s se sont forgé.e.s leur propre opinion et ne s’en laissent plus conter.
Si la priorité des exploitants en termes de communication est de pouvoir continuer à développer l’énergie nucléaire sans avoir à affronter une opposition, la réussite des premières années (la Belgique est notamment devenue un des pays dont la part du nucléaire était parmi les plus importantes avec 60% environ de la production d’énergie) ne peut occulter l’échec de 1978. Ce dernier laissera des traces, car autour d’Andenne se cristallise le rapport de force entre l’opinion publique et la décision unilatérale des électriciens. Le succès des antinucléaires lors du référendum, suivi de l’accident de Three-Miles Island en 1979 aux États-Unis et surtout la catastrophe de Tchernobyl en 1986 vont geler les plans de développement des sociétés électriques.
Selon Jeanine Cornet, pour expliquer le fait que la contestation émerge lors de la décennie comprise entre 1969 et 1979, on ne peut écarter l’impact de mai 1968, car « les gens se sont exprimés, les gens ont pris l’habitude d’intervenir. Il n’y a plus cette espèce de fascination face au pouvoir. On questionne et on questionne de plus en plus ». Finalement, ce qui ressort à la lumière de la communication déployée par les sociétés impliquées dans le développement de l’énergie nucléaire, c’est que, si démocratie il y a eu, elle a plutôt été amenée par les mouvements antinucléaires et les citoyen.ne.s. Ce sont leurs questions, leurs interpellations et leurs mobilisations qui ont imposé la tenue d’un débat démocratique de société sur une question qui, jusque-là, restait confinée dans les arcanes du pouvoir économique et politique.
Notes
[1] Les citations utilisées dans cet article, sauf mention contraire, proviennent de : CARHOP, interview de Jeanine Cornet, par Julien Tondeur, Bruxelles, 13 novembre 2019.
[2] Voir : Tondeur J., Welter F., La Belgique nucléaire : un déni de démocratie ? , 2018, http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf
[3] Nous avons fait le choix de ne pas pratiquer l’écriture inclusive lorsque nous faisons mention des « électriciens », des « exploitants », des « ingénieurs » ou encore des « industriels, afin de ne pas masquer la réalité : l’immense majorité des postes de pouvoir sont occupés par des hommes. Dans le cas des communicant.e.s, notre témoin principale étant une femme, nous n’appliquons pas cette règle.
[4] Herman H.E., « L’opinion publique face à l’énergie nucléaire en Belgique », dans Govaerts P., Jaumotte A. et Vanderlinden J. (eds.) Un demi-siècle de nucléaire en Belgique. Témoignages, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1994, p.702.
[5] Herman H.E., …, p.702.
[6] Herman H.E., …, p.703.
[7] Herman H.E., …, p.703.
[8] Importante société productrice d’électricité en Belgique à l’époque.
[9] Electrobel-Intercom, journal d’entreprise, administration centrale, mensuel n°7, 1966, p.169.
[10] « Centrales nucléaires de grande puissance », dans Electrobel-Intercom : journal d’entreprise, administration centrale, mensuel n°7-9, 1967, p.205.
[11] « Centrales nucléaires de grande puissance », …, p.205.
[12] « Centrales nucléaires de grande puissance », …, p.205.
[13] Electricité, trimestriel, UEEB, juin 1971, N° 147, Bruxelles, p.1.
[14] Electricité, trimestriel, UEEB, juin 1969, N° 139, Bruxelles, P.27.
[15] Herman H.E., …, p.705.
[16] Le Forum Nucléaire Belge est fondé le 29 février 1972. Son organisation est conçue comme un réseau de contact entre exploitants, fournisseurs, scientifiques et autorités fédérales. Il regroupe encore aujourd’hui l’ensemble des acteurs liés à la filière nucléaire en Belgique. Pour une analyse de ses récentes campagnes de communication, voir : Josseaux E., Analyse d’une publicité à caractère scientifique : la campagne du Forum Nucléaire, Travail de communication scientifique, ULB, 2008-2009. http://www.michelclaessens.net/forum_nucleaire.pdf
[17] Herman H.E., …, p.705.
[18] À l’époque présenté comme modèle d’enfouissement propre, le site est condamné depuis 2010 par les autorités allemandes qui cherchent une solution pour éviter une contamination large de la région, car des infiltrations d’eau rongent les fûts de stockage des déchets. Nucléaire : accidents sur les sites d’enfouissement des déchets, Francetvinfo : https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/nucleaire-accidents-sur-les-sites-d-enfouissement-de-dechets_2145676.html. Site consulté le 10 décembre 2019.
[19] Voir : Moons A., « Le référendum d’Andenne du 1er octobre 1978 : quand des citoyen.ne.s disent « non » au nucléaire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 11, décembre 2019.
[20] La politique Energétique Belge : L’Energie et l’Electricité en Belgique. Synthèse Générale, Forum Nucléaire Belge, Bruxelles, septembre 1979, p.1.
[21] L’énergie nucléaire. Sûre, propre, indispensable, inépuisable. UEEB, Bruxelles, 1974, p.3.
[22] L’énergie nucléaire. …, p.6.
[23] L’énergie nucléaire. …, p.20.
[24] L’énergie nucléaire. …, p.30.
[25] Voir : Moons A., « Le référendum d’Andenne du 1er octobre 1978 : quand des citoyen.ne.s disent « non » au nucléaire », …
[26] Réacteur à eau sous pression. Le système à eau sous pression est le système appliqué aux centrales belges, car importé de la technologie américaine qui est à la base du développement nucléaire en Belgique. Voir : Tondeur J., Welter F., La Belgique nucléaire : un déni de démocratie ? …
[27] Si l’incident de Three-Miles Island en 1979 viendra remettre en question cette assurance, à l’époque, les exploitants nucléaires promettent que cette double enceinte assure une sécurité infaillible.
[28] « Andenne – le référendum du 1er octobre 1978 », Electrobel-Intercom : journal d’entreprise, n°8-9, 1978, p. 244.
[29] « Andenne – le référendum du 1er octobre 1978 » op. cit., p. 243.
[30] Lambert G., Ohey, Andenne : Succès du référendum, échec du nucléaire, La Cité, lundi 2 octobre 1978, 28e année, N° 229, p. 1.
[31] Souligné dans le texte.
[32] La politique Energétique Belge : …, p.21.
[33] La politique Energétique Belge : …, p.22.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Tondeur J. « La communication des exploitants nucléaires en Belgique entre 1969-1979. Une décennie à double visage », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Le nucléaire, incarnation d’une lutte écologiste pour une planète viable
Szymon Zareba (historien, Centre d’archives privées Etopia)
Le nucléaire civil a commencé à être questionné au tout début des années 1970. Outre la dangerosité de sa production, l’opacité des décisions politiques qui l’a mis en place ou la gestion des déchets radioactifs qu’il laisse aux générations futures, la lutte contre cette énergie incarne également la remise en cause du mythe d’une économie et plus largement d’un mode de vie basé sur une croissance infinie, propre, sécurisée, presque apaisante. Les trois premiers aspects ont souvent été la partie la plus visible de ces oppositions. Cependant, dès les premiers mouvements écologistes politiques, la vision systémique a très rapidement englobé le quatrième aspect. L’étude des principaux fonds d’archives de ces mouvements, conservés au centre d’archives privées Etopia, nous permet d’aborder cet aspect critique de plus en plus prégnant dans tous les débats actuels liés au dérèglement climatique.
Démocratie Nouvelle
En 1973 se crée un mouvement de réflexion et d’action nommé Démocratie Nouvelle[1]. Basé à Namur, il réunit des personnalités qui deviendront essentielle dans l’histoire de l’écologie politique belge : Paul Lannoye, George Trussart, Gérard Lambert, Pierre Waucquiez… à sa création, ce mouvement se dit notamment : démocrate, fédéraliste, progressiste, autogestionnaire et wallon. Il est intéressant de remarquer que le mot écologiste n’apparaît pas encore. Par contre, dès le numéro 1[2] de son périodique éponyme du mois de septembre 1974, un article s’interroge sur le nucléaire : Tihange : Indépendance énergétique ou pollution nucléaire. L’article, écrit peu de temps avant la mise en service de la centrale de Tihange, affirme que le nucléaire est un danger pour l’humanité et pour toute la biosphère[3]. Il attire notamment l’attention des lecteurs et lectrices sur les dangers des accidents potentiels dans les centrales, sur la gestion de déchets et le manque d’information du public. à ce stade, il n’y a pas un mot sur le modèle économique du nucléaire. Il en va de même pour d’autres associations questionnant le nucléaire de l’époque, telles que l’Association contre les Rayons Ionisants (APRI)[4] ou Survie[5]. Par contre, avec le numéro 3 du mois de novembre 1974 sort un dossier complet de 59 pages : L’industrie nucléaire en question. Dès l’introduction, on y lit une référence au rapport Limit to growth publié par le Club de Rome[6]. La référence évidemment intéressante dans une publication traitant du nucléaire. Tout en contextualisant le propos, Démocratie Nouvelle relie la problématique de la production d’énergie nucléaire et la croissance économique : En 1972, le rapport Meadows fit l’effet d’une bombe dans les milieux économiques en mettant en évidence un malentendu fondamental né et entretenu au sein de nos sociétés industrielles : la comparaison entre les mesures de production, de la population ou de la pollution d’une année et celles de l’année précédente est généralement traduite en pourcentage en moins ou en plus. Lorsque les pourcentages en plus sont constants, on parle de croissance uniforme ou linéaire, Or, il s’agit en fait d’une croissance exponentielle accélérée. Il est clair que cette situation ne peut se prolonger indéfiniment (…)[7]. Un élargissement s’est opéré. Le propos anti-nucléaire est devenu une critique sociétale. On peut y lire une démonstration de l’impasse dans laquelle nous plonge la course productiviste.
Inter-Environnement et les Amis de la Terre
À partir de ce moment, la lutte anti-nucléaire va progressivement devenir une question centrale pour l’écologie politique. Elle le sera aussi pour le monde associatif représenté notamment par Inter-Environnement. Cette association organise en janvier 1975 une conférence de presse sous le titre : Qui, en Belgique, avait décidé d’engager le pays dans le nucléaire et pourquoi ?[8] Les interrogations d’Inter-Environnement auront suffi pour leur faire perdre une bonne partie de leurs subsides. Elle était jusque-là financée presqu’exclusivement par la société Electrobel (Compagnie Générale d’Entreprises Électriques et Industrielles). Dans le courrier qui annonce la fin du financement, il est mentionné qu’en questionnant le nucléaire Inter-Environnement sort de son rôle qui est de protéger les petits oiseaux et les arbres.[9]
En 1976 se crée la section belge des Amis de la Terre. Grâce à cette association le mouvement d’écologie politique tente d’élargir sa zone d’action à toute la Belgique francophone. Jusque-là, les premiers partis à tendances écologistes comme Combat pour l’écologie et l’autogestion (émanation de Démocratie Nouvelle) à Namur, Vivre à Mons et Blanche neige et les sept nains à Charleroi ont été créés pour les élections communales de 1976. Les Amis de la Terre se positionnent évidemment également contre la production d’énergie nucléaire. D’ailleurs, le numéro 21 du périodique Démocratie Nouvelle du mois de septembre 1976 s’en fait l’écho. On peut y lire un article intitulé : Les « Amis de la Terre » contre Tihange[10]. Par ailleurs, ils vont aussi plus loin et en abordant également la question nucléaire sous un angle plus large. Dans leur manifeste approuvé lors d’une assemblée générale extraordinaire le 6 février 1977, on peut lire au chapitre II, point 4 : Le progrès technique n’est acceptable que dans la mesure où les outils qu’il nécessite sont mieux dominés par l’utilisateur, les produits qu’il engendre rencontre un besoin réel exprimé (et non créé), la matière qu’il réclame est économisée, l’énergie qu’il réclame est raisonnable et décentralisée, la production qu’il appelle est autogérée[11]. Dans cette conception du progrès technique et dans les liens qui y sont établis avec la question énergétique, il est aisé d’y lire une critique du nucléaire tant elle en est l’exacte antinomie.
En conclusion
Voici deux derniers extraits, le premier provient du dossier spécial de Démocratie Nouvelle, le nucléaire en question. L’articulation entre la croissance, les conséquences de l’industrialisation, la santé, l’environnement et le Produit Intérieur Brut y est très évidente : Le dogme de la croissance à tout prix doit être définitivement abattu ; les citoyens des pays industrialisés comme la Belgique doivent comprendre, sans plus tarder, que l’objectif à atteindre n’est plus de hausser le niveau de vie, sauf pour les défavorisés, mais d’améliorer les conditions d’existence et de restaurer un environnement que l’industrialisation à outrance a saccagé et saccage encore. Créer une industrie qui compromet la santé des hommes ou détruit le milieu est une mauvaise action même si elle contribue à augmenter la produit intérieur brut.[12]
Le second est écrit moins d’un an plus tard, en août 1975. Il est intéressant de remarquer l’évolution très rapide des arguments développés contre la production d’énergie nucléaire. De la dangerosité, des déchets et des questions de gouvernance le propos est élargi à une vision beaucoup plus systémique. Pour Démocratie Nouvelle, il est bien évident que le problème nucléaire est un problème de société et, à ce titre, doit être placé dans un contexte plus général : le nucléaire est sans aucun doute, le meilleur révélateur de l’absurdité d’un système qui a fait de la CROISSANCE À TOUT PRIX (sic) son évangile et qui croit aveuglément en la technique, même si c’est au mépris de la personne humaine, laquelle n’est qu’un élément statistique aux mains d’un pouvoir ultracentralisé[13].
L’analyse des archives de ces premiers mouvements écologistes politiques permet de se pencher sur les textes. Les mots utilisés ne sont évidemment pas anodins, ils témoignent d’une époque où la communication politique était très différente, peut-être plus directe, comme par exemple en témoigne cette affiche diffusée par les Amis de la Terre appelant à s’opposer à la construction d’une centrale à Andenne en 1978 où le squelette humain à côté du slogan Le nucléaire, votre confort de demain est d’une ironie toute délicate[14]. Ces textes montrent également très clairement que pour les mouvements écologistes politiques, la lutte anti-nucléaire n’est pas seulement un combat contre une production d’énergie. Au-delà des débats techno-scientifiques sur sa dangerosité, elle embrasse plus largement la vision d’une société qui ne serait plus mortifère. Le nucléaire est parfois présenté comme l’une des solutions au dérèglement climatique[15] alors qu’il symbolise la source d’énergie vitale de notre système économique croissantiste. Précisément celui qui a un si grand impact sur le climat, la biodiversité, les inégalités sociales. Et comme le prouvent les archives, cela fait au moins 45 ans que les textes écologistes politiques le dénoncent !
Notes
[1] Toutes les informations concernant ce mouvement politique proviennent du fonds d’archives Démocratie Nouvelle conservé au centre d’archives privées Etopia.
[2] Le n°1 du périodique Démocratie Nouvelle n’est pas le premier. Il existe un n°00 du mois de mai 1974 et un n°0 du mois de juin-juillet 1974.
[3] Cf. : Démocratie Nouvelle, n°1, septembre 1974.
[4] Cf. : fonds d’archives de l’Association pour la Protection contre les Rayons Ionisants conservé au centre d’archives privées Etopia.
[5] Cf. : fonds d’archives Survie, conservé au centre d’archives privées Etopia.
[6] Le club de Rome est un groupe de réflexion composé essentiellement de scientifiques, d’économistes, de fonctionnaire issus principalement de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique).
[7] Cf : Les dossiers de Démocratie Nouvelle. L’Industrie Nucléaire en Question, octobre 1974, p. 5.
[8] Cf : fonds d’archives d’Inter-Environnement Wallonie conservés au centre d’archives privées Etopia.
[9] Cf : Entretien organisé par le centre d’archives privées Etopia entre deux fondateurs d’Inter-Environnement Mark Dubrulle, Michel Didisheim et l’ancien président d’Inter-Environnement Wallonie Gérard Jadou, 30 mai 2013. La vidéo de l’entretien est conservée au centre d’archives privées Etopia.
[10] Cf. : Démocratie Nouvelle, n°21, septembre 1976, p. 5.
[11] Cf. : fonds d’archives des Amis de la Terre, conservé au centre d’archives privées Etopia.
[12] Cf. : Les dossiers de Démocratie Nouvelle. L’Industrie Nucléaire en Question, octobre 1974, p. 47-48.
[13] Cf. : Démocratie Nouvelle, n°1, août 1975.
[14] Collection des affiches du centre d’archives privées Etopia.
[15] Cf. : https://www.forumnucleaire.be/theme/climat, page consultée le 12 décembre 2019.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Zareba, S. « Le nucléaire, incarnation d’une lutte écologiste pour une planète viable », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Le référendum d’Andenne du 1er octobre 1978 : quand des citoyen.ne.s disent « non » au nucléaire
Adrien Moons (historien)
Le référendum d’Andenne organisé en octobre 1978 constitue un marqueur important de la lutte contre le nucléaire civil en Belgique francophone. La population d’Andenne, invitée à se prononcer sur l’implantation future d’une centrale nucléaire sur son territoire, rejette massivement ce projet. C’est la première fois en Belgique que des citoyen.ne.s peuvent s’exprimer directement sur le sujet du développement de l’énergie nucléaire. Ce « non à la centrale », promu par le conseil communal de la ville, fut largement défendu et soutenu par les premiers groupes antinucléaires nés au cours des années 1970.
Qui étaient ces activistes antinucléaires ? Comment ce référendum est-il devenu central dans la contestation de l’époque ? Au travers des publications des groupes antinucléaires mais également de celles des promoteur.rice.s de l’énergie nucléaire et des articles de la presse, nous revenons sur l’historique de cet événement afin d’analyser la situation du débat sur le nucléaire tel qu’il se présentait à la fin des années 1970. Cette analyse nous permet également de mettre en lumière l’enjeu crucial que représente, pour les pro comme les antinucléaires, le droit ou non de la population à s’exprimer sur ce débat.
Pendant plusieurs décennies après la Seconde Guerre mondiale, le nucléaire dit « civil » fait l’objet d’un développement continu en Belgique sans jamais être remis en question ou être débattu aux niveaux des médias et des gouvernements. L’énergie nucléaire est perçue, au-delà des ses applications militaires, comme synonyme de progrès. De plus, présenté comme propre et économique, le nucléaire est censé favoriser l’indépendance énergétique du pays. En 1969 débute la construction de la centrale nucléaire de Tihange; les travaux s’achèvent en 1975. Ceux-ci ne rencontrent aucune opposition, que ce soit de la part des riverain.e.s, des pouvoirs politiques ou d’associations antinucléaires. Et pour cause : à la fin des années 1960, le mouvement écologiste et plus précisément antinucléaire n’est encore que balbutiant, que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis. L’une de ces associations pionnières, le mouvement « Friends of the Earth » – Les Amis de la Terre, est créé en 1969, tandis que Greenpeace ne voit le jour qu’en 1971[1].
Au tournant des années 1970, on se trouve donc dans une situation que Paul Lannoye, physicien, ex-parlementaire européen pour Ecolo et véritable pionnier de la lutte antinucléaire en Belgique, décrit comme une situation de « non-information, de non débat »[2]. Le développement de nouvelles idées et conceptions de la société va cependant peu à peu modifier cette donne.
Émergence des mouvements antinucléaires
La contestation antinucléaire en Belgique francophone se développe dans un premier temps de manière éparse et plutôt marginale. Quelques groupes, tels que l’Association de Protection contre les Rayonnements Ionisants (APRI) et Survie Belgique, cherchent à sensibiliser le monde scientifique sur les dangers du nucléaire, mais ils sont peu écoutés. L’activisme politique lié au nucléaire voit lui le jour avec le mouvement Démocratie Nouvelle, créé en 1973 par Paul Lannoye. Ce mouvement, proposant aux citoyens une « troisième voie », autre que le libéralisme ou l’étatisme[3], jette les bases de l’écologie politique en Belgique francophone. Bien que ses résultats politiques aux élections législatives et communales de 1974 et 1976 soient quelque peu anecdotiques, il permet de donner une structure à cette nouvelle tendance écologiste, désormais reconnue par la presse comme par le monde politique. La lutte contre l’énergie nucléaire, sur le plan scientifique comme sur le plan idéologique, demeure l’un des combats principaux du mouvement tout au long de sa courte existence (1973-1976).
Démocratie Nouvelle se fond ensuite dans la structure belge du mouvement des Amis de la Terre. Cette section regroupe à partir de 1976 l’essentiel des activistes antinucléaires belges francophones, issu.e.s de Démocratie Nouvelle, de l’APRI, mais également de la section française des Amis de la Terre vers laquelle se tournaient jusqu’alors certain.e.s Belges. L’apport de ce mouvement international est considérable, autant par les moyens structurels qu’il donne à ces activistes que par l’idéologie propagée par les milieux antinucléaires français. Néanmoins, les premiers combats antinucléaires des Amis de la Terre ne rencontrent que peu d’attention[4].
L’autre grande organisation qui commence à questionner l’énergie nucléaire à partir de la deuxième moitié des années 1970 est Inter-Environnement. Cette fédération, créée en 1971 et rassemblant de multiples comités locaux, de quartiers et associations diverses, défend les droits de ses membres face aux problèmes d’ordre politique, urbain, environnemental. Elle apparaît comme la branche « modérée » du combat antinucléaire, environnementaliste plutôt qu’écologiste. Sa position demeure longtemps ambiguë. Car, Inter-Environnement doit tenir compte des inquiétudes grandissantes de ses membres, mais est dans le même temps toujours subsidié par l’Union des Exploitations Electriques de Belgique[5]. Son objectif n’est pas politique, mais Inter-Environnement, étant plus proche des institutions, parvient à susciter plus d’attention de la part des médias, en s’impliquant dans des actions judiciaires contre le nucléaire ou en cherchant à trouver des allié.e.s parmi les politicien.ne.s.
Au milieu des années 1970, la remise en question du nucléaire civil se fait ainsi de plus en plus prégnante au sein de la population. Les activités menées par ces mouvements, mais également de plus en plus d’analyses de scientifiques et de journalistes, contribuent à mettre en lumière les errances et faux-semblants de l’idéologie pro-nucléaire. Les arguments des antinucléaires trouvent un écho dans les grands médias (RTB, Le Soir, Le Peuple…) ; en réaction, les promoteur.rice.s du nucléaire (essentiellement Intercom, gestionnaire des centrales nucléaires belges) intensifient leur présence médiatique. Les deux camps regrettent l’absence de débat parlementaire sur le sujet, mais le débat médiatique est quant à lui bien lancé. Et en 1975, le gouvernement nomme une Commission d’Évaluation en Matière d’Énergie Nucléaire, dite « Commission des Sages », pour répondre aux questions de plus en plus pressantes du monde scientifique. Le rapport remis par cette Commission est considéré comme décevant par les antinucléaires, mais la mise en place-même de cette Commission traduit le sentiment que le développement du nucléaire civil n’est désormais plus une évidence en Belgique.
Le référendum d’Andenne
La fin de la décennie est marquée par les « référendums » d’Andenne et d’Ohey. Organisés le 1er octobre 1978 dans les communes voisines de la vallée mosane, ce qui sont en réalité des « consultations populaires » (le référendum n’étant pas prévu par la constitution) doivent permettre aux habitant.e.s d’indiquer s’ils sont pour ou contre l’implantation d’une centrale nucléaire à Andenne. L’attention médiatique se concentre toutefois plus particulièrement sur Andenne, dont les moyens financiers et d’exposition sont plus importants. Cet événement se déroule après de multiples péripéties et sous l’impulsion des pouvoirs communaux et des activistes antinucléaires.
Premières oppositions à la centrale
En 1969, la majorité socialiste au pouvoir à Andenne avait signé avec Intercom une convention octroyant à la société des terrains se trouvant à l’ouest de la ville[6]. Intercom prévoyait d’y construire à terme une centrale électrique de grande puissance. Le « front d’action antinucléaire », constitué en 1975 par différents groupes activistes existants, fait d’emblée d’Andenne un de ses chevaux de bataille principaux. Au niveau politique, se faisant le relais des inquiétudes croissantes au sein de la population, les différent.e.s candidat.e.s andennai.se.s aux élections communales de 1976 se positionnent tous contre la construction d’une centrale. Le Parti Socialiste Belge l’emporte, et son nouveau bourgmestre, Claude Eerdekens, promet l’organisation d’un référendum populaire. Cette décision est remarquée et saluée par les antinucléaires, notamment par Les Amis de la Terre, qui marquent par-là leur volonté de s’engager dans ce débat.
Le référendum, fixé dans un premier temps à la date du 9 octobre 1977, est néanmoins reporté suite à la signature d’une nouvelle convention entre la ville d’Andenne et Intercom, modifiant les terres octroyées à la société[7]. Le conseil communal s’était montré jusqu’alors à plusieurs reprises plutôt virulent envers l’énergie nucléaire et son développement à Andenne, insistant sur le fait que la question demeure « controversée sur le plan scientifique »[8], et n’hésitant pas, dans un communiqué de presse daté de mai 1977, à déclarer que « la centrale nucléaire risque fortement d’être nocive pour l’espèce humaine et plus spécialement pour les riverains les plus proches »[9]. La ville d’Andenne tenait également à affirmer son indépendance vis-à-vis des intérêts extérieurs[10]. Néanmoins, cette nouvelle convention satisfait le conseil communal car les terres récupérées par la ville permettent une expansion de sa zone résidentielle ; ce seraient « des motivations notamment d’ordre urbanistique » et non des considérations écologiques ou scientifiques qui auraient poussé Andenne à s’opposer à la convention de 1969. L’utilisation que fera Intercom des terres nouvellement acquises reste cependant sujet à débat : ainsi, l’article 4 de la convention précise que la ville d’Andenne ne donne « aucun accord de principe sur l’implantation de centrales nucléaires sur son territoire »[11].
Cette nouvelle convention scandalise les antinucléaires, et plus particulièrement les Amis de la Terre, qui craignent que le conseil communal abandonne le référendum. Les activistes antinucléaires des Amis de la Terre et du Comité de défense des hauteurs d’Andenne font alors pression sur les pouvoirs communaux, via différents rassemblements et une pétition exigeant l’organisation du référendum[12]. Celui-ci est finalement fixé au 1er octobre 1978, date qui sera également choisie à Ohey. Néanmoins, les derniers événements ont provoqué des tensions entre le conseil communal d’Andenne et le groupe des Amis de la Terre. Jean Liénard, membre des Amis de la Terre Belgique depuis ses débuts, juge que leur caractère politiquement engagé déplaisait aux pouvoirs communaux[13]. La ville d’Andenne choisit alors de travailler uniquement avec le Comité d’Étude et de Défense de l’Environnement (CÉDE), branche locale d’Inter-Environnement. Ce qui n’empêchera pas les autres activistes de s’inviter dans la campagne pré-référendum.
Le référendum en question
Bien que tou.te.s les intervenant.e.s utilisent le terme « référendum », il s’agit ici d’une consultation populaire ; puisqu’il n’y aura aucune contrainte juridique liée à cet événement, l’importance du taux de participation est dès lors essentielle dans ce débat. Pour le conseil communal, l’objectif est clair : il faut aboutir à un « non » à la centrale nucléaire, mais il faut surtout que ce refus soit exprimé démocratiquement et par une participation massive de la population afin de renforcer la position des opposant.e.s. Le CÉDE s’engage expressément auprès de la ville d’Andenne à faire campagne dans ce sens au cours de l’année 1978[14].
Les notions de « référendum » ou « consultation populaire » font débat aussi bien dans la presse qu’au niveau politique. Au mois de septembre 1978 se propage la rumeur d’une interdiction du référendum décidée par la Province de Namur. Une enquête avait en effet bien été commanditée par le gouverneur de Province, vraisemblablement afin de vérifier la légalité de ce « référendum »[15]. Cette rumeur provoque un tollé au sein des opposant.e.s à la centrale, qui craignent des pressions extérieures. Néanmoins, le bourgmestre et la ville demeurent sereins et sûrs de leur bon droit ; le fait qu’il s’agisse bien d’une consultation populaire et non d’un référendum assure la légalité de l’événement[16].
Organisation du référendum
La position d’Intercom sur cette consultation populaire évolue en fonction des événements. Dans un premier temps, Intercom, qui était de prime abord opposé à cette consultation[17], cherche principalement à informer et rassurer la population d’Andenne. Au travers de brochures explicatives, d’articles dans les médias locaux et d’un centre mobile d’information nommé « Votre Énergie » qui sillonne pendant le mois d’août 1978 tout le Grand-Andenne, la société insiste sur les avantages procurés par cette énergie – sûreté, propreté, bénéfice financier, pour la population d’Andenne comme pour toute la population belge[18]. En parallèle, Intercom commande un sondage sur la question nucléaire auprès de la population d’Andenne. Ce sondage révèle que la bataille est perdue d’avance ; seuls 5,9 % des sondé.e.s se déclarent « assez favorables » à la construction d’une centrale nucléaire sur leur territoire[19]. Néanmoins, il apparaît également que 70 % des sondé.e.s pensent que des centrales seront construites quoi qu’il arrive. Intercom décide alors de modifier sa tactique et de tabler sur cette résignation de la population : il faut décrédibiliser cette consultation populaire afin qu’elle n’ait aucun poids sur les décisions futures.
Dans une conférence de presse organisée début septembre, Robert Van den
Damme, directeur d’Intercom, appelle les citoyen.ne.s à s’abstenir d’aller voter, jugeant que cette consultation n’a de toute façon aucune valeur légale ou juridique, et que le nucléaire est une question d’intérêt national devant donc être étudiée par le Parlement[20]. Il appelle à éviter un « geste symbolique [qui] traduirait une résignation au sous-développement économique et risquerait de porter préjudice à la région d’Andenne »[21]. Intercom continue toutefois de remplir sa mission d’information au public (notamment par des visites organisées à la centrale nucléaire de Tihange), pour contrecarrer les effets d’une campagne « en partie inexacte et à implication électorale » et d’une « propagande alarmiste »[22].
Ce boycott d’Intercom scandalise les activistes antinucléaires. Inter-Environnement n’hésite pas à parler de « démocratie bafouée ». Conjugué à la rumeur d’interdiction du référendum qui se propage au même moment, ce boycott induit l’idée qu’on refuse le droit à la population de s’exprimer. Ces événements font également réagir les médias. La Libre Belgique est l’un des rares journaux à défendre la position d’Intercom, rappelant qu’il a été décidé que « le choix de la politique nucléaire belge incombait uniquement au gouvernement »[23]. La presse de gauche et d’extrême-gauche soutient elle abondamment ce référendum. Le journal Le Peuple suit de près la campagne et note que ce « référendum sur le nucléaire, première consultation de ce genre en Belgique, est devenu – qu’on le veuille ou non – un événement de portée nationale »[24]. L’hebdomadaire Pour, de l’organisation Pour le Socialisme, suit les actions des antinucléaires depuis sa création en 1973. Dans son numéro du 7 septembre 1978, Pour insiste sur le fait que depuis des années, l’opinion publique n’est informée que grâce aux actions des mouvements écologistes et d’une partie de la presse progressiste. Le journal rappelle également qu’on demande uniquement aux habitant.e.s d’Andenne et d’Ohey de donner un avis consultatif, ce qui est apparemment « déjà beaucoup trop pour les ‘électriciens’ d’Intercom et de l’État »[25].
La campagne pré-référendum bat son plein au mois de septembre, relayée par la presse, la radio et la télévision[26]. Les tensions entre les différents intervenants du camp du « non à la centrale » sont toujours vivaces : ainsi, les Amis de la Terre critiquent dans leur périodique « l’hypocrisie du conseil communal » et ce qu’ils considèrent comme « l’opportunisme électoral » de la plupart des élu.e.s andennai.se.s[27]. Néanmoins, tous font bloc et créent un véritable « front » afin de garantir le déroulement du référendum quoi qu’il arrive[28]. De multiples débats contradictoires sont organisés tout au long du mois ainsi que des rassemblements d’opposition à la centrale.
Le vote se déroule dans le calme le 1er octobre. Le triomphe est total pour les antinucléaires : plus de 75 % des habitant.e.s d’Andenne se sont déplacé.e.s, et 84 % se déclarent opposé.e.s à la construction de la centrale[29]. A Ohey, le taux de participation est similaire, mais le pourcentage d’opposition à la centrale atteint les 89 %. Les résultats sont interprétés par chaque camp en fonction de leurs visions et objectifs respectifs. Les Amis de la Terre voient dans ce résultat une arme importante pour les luttes antinucléaires futures, tout comme Inter-Environnement qui juge que les politicien.ne.s ne pourront plus passer outre « l’avis exprimé démocratiquement par la population andennaise »[30]. Intercom, de son côté, continue de dénoncer le caractère partisan et « illégal » de cette consultation populaire, et invite le gouvernement à organiser au plus vite un vrai débat parlementaire. Inter-Environnement réclame également ce débat, tandis que les Amis de la Terre et la presse dite progressiste appellent plutôt à une lutte citoyenne continue, ce « non au nucléaire » étant perçu comme un « non à la technocratie » et à un « refus de la société centralisée, policière et antidémocratique que veulent imposer les promoteurs du nucléaire »[31].
Après Andenne
Le nucléaire civil en Belgique connaît un ralentissement important dans les années qui suivent. La défiance de la population, exprimée par cette consultation populaire mais également par le succès grandissant des mouvements antinucléaires et écologistes, constitue une partie de l’explication. Mais sans doute plus important encore, l’incident de la centrale nucléaire de Three Mile Island aux Etats-Unis en 1979, et surtout la catastrophe de Tchernobyl en 1986, marquent durablement les esprits. De nouveaux réacteurs sont mis en activité à Tihange et Doel, mais il n’y aura plus de nouvelle centrale construite en Belgique, malgré les différents projets prévus au cours des années 1960 et 1970 (Intercom envisageait notamment plusieurs centrales à la côte belge[32]). La ville d’Andenne connaîtra quelques difficultés au cours de la décennie suivante. Devant supporter une image négative concernant le développement industriel, la ville fait alors face selon son bourgmestre à un boycott de la part des investisseurs[33]. Les activistes antinucléaires trouveront eux une nouvelle forme de représentation via la création du parti Ecolo en 1980, dont nombre des fondateur.rice.s sont issu.e.s du groupe des Amis de la Terre. L’énergie nucléaire et les centrales existantes font depuis lors en Belgique l’objet d’un débat continu pour lequel les arguments n’ont que peu évolué, les polémiques nées au cours des années 1970 entre pro et antinucléaires demeurant très vivaces.
Notes
[1] Rudig W., Anti-nuclear movements : A world survey of opposition to nuclear energy, Harlow, Longman Current Affairs, 1990, p. 303-304.
[2] Namur, Maison de l’Ecologie, Entretien avec Paul Lannoye, 17 avril 2012.
[3] Lannoye P., « Communisme ou capitalisme ? La fausse alternative », Démocratie Nouvelle, n°0, juin-juillet 1974, p. 2.
[4] Le 26 mars 1977 à Huy, une manifestation d’opposition à une nouvelle centrale nucléaire à Tihange rassemble 1 500 personnes, ce qui constitue le rassemblement le plus important organisé jusqu’alors contre le nucléaire civil en Belgique francophone. Au nord du pays, quelques mois plus tard, trois fois plus de personnes sont rassemblées à Anvers. Et en France et en Allemagne, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui manifestent contre le nucléaire. Voir : « Belgique : les silences de Huy », Pour, n°148, 30 mars-5 avril 1977, p. 13.
[5] balteau b., « Inter-Environnement : non au nucléaire ! », Notre Temps, n°114, 13 janvier 1977, p. 7.
[6] Libois R., « Andenne : il y aura un référendum », La Feuille de Chou (biologique), n°3, novembre 1977, p. 8.
[7] Archives communales de la Ville d’Andenne, « Extrait du Registre aux délibérations du Conseil Communal – Séance du 24 octobre 1977 ».
[8] Ibidem.
[9] « Communiqué de presse – par Claude Eerdekens, bourgmestre de la ville d’Andenne. 5 mai 1977 », cité dans Survie Belgique (supplément à Survie Universelle), juin 1977, p. 4-5.
[10] Ibidem. Claude Eerdekens avait notamment déclaré que « nulle autorité ou société privée [n’a] le droit d’imposer à la ville une solution dont elle ne veut pas ».
[11] Archives communales de la Ville d’Andenne, « Extrait du Registre aux délibérations du Conseil Communal – Séance du 24 octobre 1977 : Projet de convention ».
[12] Le 10 octobre 1977, un rassemblement de 300 personnes est organisé devant l’hôtel de ville ; le 22 octobre, ce sont cette fois plus de 1 200 personnes qui sont réunies pour une manifestation. La pétition est signée par plus de 4 000 personnes. Voir : Libois R., « Andenne : il y aura un référendum »…, p. 8.
[13] Namur, ETOPIA, Entretien avec Jean Liénard, 18 avril 2012. « Le personnel politique a clairement vu que l’orientation des Amis de la Terre, d’abord, c’était politique. (…) Même sans être partisan, sans se présenter aux élections, on a déclaré ça dès le départ ».
[14] Archives communales de la Ville d’Andenne, « Extrait du Registre aux délibérations du Conseil Communal – Séance du 27 décembre 1977 ».
[15] Collot O., « Vrai ou faux : l’interdiction par le gouverneur de Namur du référendum nucléaire d’Andenne ? », Le Soir, 6 septembre 1978, p. 8.
[16] « Le bourgmestre d’Andenne justifie le référendum », La Libre Belgique, 7 septembre 1978, p. 3.
[17] Claude Eerdekens : « [Les représentants d’Intercom] appréciaient fort mal notre opposition parce qu’ils partaient du principe que la ville d’Andenne avant fusion avait marqué un accord ». Andenne, Hôtel de Ville, Entretien avec Claude Eerdekens. 1er juin 2012.
[18] « Andenne – le référendum du 1er octobre 1978 », Electrobel-Intercom : journal d’entreprise, n°8-9, 1978, p. 244.
[19] « Sondage réalisé par Intercom à Andenne », Vie Mosane, n°30, 25 août 1978, p. 1.
[20] « Andenne – le référendum du 1er octobre 1978 »…, p. 243.
[21] « Le souci d’Intercom à Andenne : « une stricte information nucléaire » », Le Soir, 6 septembre 1978, p. 8.
[22] Ibidem.
[23] « Le référendum nucléaire d’Andenne : une « première » en Belgique », La Libre Belgique, 5 septembre 1978, p. 3.
[24] Bunnens G., « Le référendum sur le nucléaire aura lieu, quoi qu’il arrive », Le Peuple, 6 septembre 1978, p. 2.
[25] « Référendum nucléaire », Pour, n°222, 7-14 septembre 1978, p. 3.
[26] La RTBF consacre notamment deux reportages au référendum dans son émission « À suivre » le 29 septembre et le 6 octobre 1978.
[27] Delory J., « Editorial : Avant le référendum d’Andenne », La feuille de Chou (biologique), n°11, septembre 1978, p. 3.
[28] « Action commune anti-nucléaire », Vie Mosane, n°33, 15 septembre 1978, p. 1.
[29] Hermans P., « Andenne : trois électeurs sur quatre ont voulu s’exprimer », Le Soir, 3 octobre 1978, p. 8.
[30] « Inter-Environnement après Andenne : qui osera aller contre l’opposition populaire à l’énergie nucléaire ? », Le Soir, 5 octobre 1978, p. 8.
[31] Libois R., « Après le référendum d’Andenne », La Feuille de Chou (biologique), n°12, octobre-novembre 1978, p. 3.
[32] Annoncée dès 1967 dans le journal d’entreprise d’Intercom, cette information est réitérée par Robert Van den Damme dans un débat télévisé en 1974. Il est également à noter que le journal Le Peuple annonçait en 1977 que l’industrie nucléaire avait un plan confidentiel prévoyant la construction de 49 centrales nucléaires en Belgique. Cette information n’a toutefois pas été confirmée par Intercom. Voir : Van den Damme R., « Centrales nucléaires de grande puissance », Electrobel-Intercom : journal d’entreprise, n° 7-9, 1967, p. 201-205 ; Source audiovisuelle : Archives de la Radio Télévision Belge Francophone, n°63.74/118, À vous de choisir : Les déchets nucléaires, (sans réalisateur), 16 décembre 1974 (première date de diffusion) ; Henrion M., « Le plan confidentiel des électriciens belges : 49 centrales nucléaires réparties sur 19 sites, dont six en Wallonie », Le Peuple, 7 février 1977, p. 1.
[33] Entretien avec Claude Eerdekens…
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
MOONS, A. « Le référendum d’Andenne du 1er octobre 1978 : quand des citoyen.ne.s disent « non » au nucléaire », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
Contre la centrale nucléaire de Chooz : un enjeu transfrontalier
François Welter (historien, CARHOP asbl)
Au début des années 1980, un ensemble de coordinations, de réseaux et d’associations issus des quatre coins de Wallonie et de Bruxelles témoignent leur solidarité anti-nucléaire à l’adresse de Chooz en organisant une fête de deux jours. Quarante ans plus tard, l’évènement interpelle : pourquoi des organisations belges se mobilisent-elles dans une lutte qui concerne un village des Ardennes françaises ? Cette contribution a pour objet d’identifier les causes d’une mobilisation belge à l’encontre de la centrale nucléaire de Chooz, d’identifier les différents acteurs de ce mouvement social et, enfin, d’esquisser les connexions qui se dessinent de part et d’autre de la frontière franco-belge.
Un rapide coup d’œil sur une carte géographique permet d’identifier une raison : Chooz est située dans la vallée de la Meuse, dans la pointe de Givet, à un jet de pierre de la frontière belge (2km). Les inquiétudes en Belgique se pressentent : que se passerait-il en cas de catastrophe à Chooz ? La centrale nucléaire fait pourtant partie intégrante du paysage transfrontalier. Dès 1960, un projet franco-belge mène à la construction d’un premier réacteur, qui entre en activité six ans plus tard. Il associe Electricité de France (EDF) et un groupement des cinq producteurs-distributeurs de Belgique dans une société constituée pour l’occasion, la Société d’énergie nucléaire franco-belge des Ardennes (SENA). À cette époque, le nucléaire ne souffre d’aucune contestation ; le choc pétrolier de 1973 achève de consacrer son caractère incontournable dans la production d’énergie[1]. En 1979-1980, la construction d’un second réacteur est envisagé. Cette fois, elle n’engage plus que le financement d’EDF. Mais, la ferveur envers le nucléaire n’est plus aussi unanime. La catastrophe de Three Mile Island en 1979 est passée par-là et une série de personnalités et groupuscules interpellent l’opinion publique, les pouvoirs politiques et le secteur des énergies sur les dangers potentiels que représente le nucléaire civil pour l’environnement et la santé[2].
Le droit à l’information
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- Les principes
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Au cœur de la contestation, se trouve l’affirmation d’un droit élémentaire, dont découle la position des mobilisations militantes : le droit à l’information. Depuis 1957-1958, le traité Euratom, qui institue la Communauté européenne de l’énergie atomique, oblige les États à communiquer à la Commission des Communautés européennes « les données générales de tout projet de rejet d’effluents radioactifs sous n’importe quelle forme, permettant de déterminer si la mise en oeuvre de ce projet est susceptible d’entraîner une contamination radioactive des eaux, du sol ou de l’espace aérien d’un autre État membre » (art. 37). L’article 41 prévoit en outre de documenter la Commission à propos des projets d’investissement concernant les installations nouvelles, les remplacements ou les transformations[3]. En bref, les exploitants du nucléaire ont le devoir d’information à l’égard des pouvoirs politiques.
Au moment d’envisager le déploiement de quatre nouvelles unités de 1 300 MW à Chooz, « les électriciens » semblent pourtant faire preuve de légèreté quant à ce devoir. En juin 1980, EDF rédige bien une étude d’impact. Mais, un comité d’opposant.e.s dénonce les « omissions » du dossier en termes d’effets environnementaux (rejets atmosphériques, éventuelles pollutions radioactives, thermiques et chimiques sur la Meuse) et de normes de sécurité[4]. À l’opposition de principe de la population locale à l’implantation d’une nouvelle centrale se greffe une contestation qui découle de ces manquements ; du coup, elle percole sur un territoire plus large susceptible de subir les effets des centrales. C’est pourquoi, le combat contre Chooz s’internationalise et s’ancre aussi en Belgique.
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- Le déficit d’information comme moteur de collectifs militants
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En Belgique, un moratoire nucléaire prévoit depuis 1975 qu’aucune décision relative au nucléaire ne peut être prise avant un débat au Parlement[5]. Si les « électriciens » font en fait peu de cas de ces dispositions, celles-ci constituent un principe auquel certain.es parlementaires et la population sont attentifs. Les possibles effets de la centrale de Chooz sur les Belges incitent donc des personnalités politiques,
des mouvements sociaux et des associations à se mobiliser contre le projet français et à appeler à une transparence sur les implications de celui-ci. Se créent alors des convergences militantes de part et d’autre de la frontière franco-belge. En 1980, un Front Commun Ardennais contre l’implantation d’une deuxième centrale à Chooz se constitue autour de huit organisations françaises et belges[6]. Un an plus tard, ce Front est membre d’un comité de coordination Chooz, auquel appartiennent également le Comité Couvin, le Comité Houille Survie, le Comité Calcéen de Chooz, la Coordination anti-nucléaire Charleroi, le Comité de soutien à Chooz de Wellin et le Comité de soutien à Chooz de Beauraing[7]. En Belgique, vingt-deux partis politiques, organisations et associations belges se regroupent à partir du 28 mai 1980 au sein d’un Front d’Action Wallon contre l’implantation de nouvelles centrales à Chooz (FAW). Un large spectre de la gauche et/ou écologiste wallonne, mais aussi bruxelloise et flamande y est représenté. S’y retrouvent notamment les Amis de la Terre, l’Association belge des Juristes démocrates, Bond Beter Leefmilieu-Vlaanderen, le Comité franco-belge de défense de l’Ardenne, le Mouvement Ouvrier Chrétien et certaines de ses organisations constitutives communautaires et régionales, la Démocratie Chrétienne de Wallonie et de Bruxelles (DC), le Mouvement Ecolo, la Fédération Générale du Travail de Belgique, Inter-Environnement Bruxelles, Inter-Environnement Wallonie, la Ligue des Familles, le Parti Socialiste (PS), le Rassemblement Wallon (RW), etc.[8]. Par la suite, des membres du comité de coordination Chooz et un nombre toujours plus important d’organisations y adhéreront également[9]. La figure publique de ce front est son porte-parole François Roelants du Vivier, par ailleurs actif chez Inter-Environnement Wallonie et futur parlementaire européen Ecolo[10]. Une pareille osmose entre des courants philosophiques différents n’est certainement pas une nouveauté. Mais, leurs ancrages wallon, bruxellois, flamand et franco-belge montrent que Chooz est une question d’intérêt général, national, et même international. Leurs représentant.es ont d’ailleurs pour habitude de se réunir à Bruxelles, afin de discuter des modalités des actions à mener. Dès sa première conférence de presse, le 18 mai 1980, le FAW a une stratégie d’action claire, qui se décline selon deux axes : exercer une pression sur le gouvernement belge et exprimer ses inquiétudes, son opposition aux centrales et sa solidarité avec les habitants de Chooz en mobilisant la population.
Interpeller et rencontrer le gouvernement belge : l’affaire des politiques ?
D’emblée, le gouvernement belge apparait comme le relais de choix du FAW. Lorsqu’il communique pour la première fois ses objectifs à la conférence du 18 mai 1980, celui-ci affirme pour premier objectif d’amener les autorités belges à « mettre en œuvre tous les moyens dipolomatiques et juridiques possibles pour empêcher la réalisation du projet de nouvelles centrales nucléaires à Chooz, qui représente une grave menace pour la population belge ; et à intervenir énergiquement auprès du gouvernement français afin que celui-ci renonce à la construction de nouvelles centrales nucléaires à 2 kilomètres de nos frontières et à proximité d’une zone à forte densité de population ».
Les communiqués de presse et les lettres d’opposition à Chooz à l’adresse du gouvernement belge se multiplient. Il est également sommé à celui-ci de recourir aux arguments juridiques posés par le traité Euratom, et donc de s’en remettre aux institutions européennes. Au niveau local, des motions sont votées par les conseils communaux de la région proche de la botte de Givet[11]. Surtout, les personnalités politiques adhérant au FAW sont un précieux atout dans le travail de lobbying. Issues du PS, de la DC, du RW et du Parti Communiste (PC), elles sont, si le contenu d’une lettre du porte-parole du FAW du 17 décembre 1980 est correcte, aussi mandatées par ceux-ci[12]. Socialistes et démocrates chrétiens se trouvent ainsi dans la position de porter les revendications d’un mouvement social auprès de gouvernements successifs à dominantes sociale-chrétienne et socialiste. L’entreprise n’est pas sans risque, quant aux tensions qui peuvent naître au sein des partis. En revanche, elle permet de porter rapidement la contradiction auprès de l’exécutif et du Parlement.
En effet, grâce à la démarche du sénateur du RW Yves de Wasseige auprès de la DC[13], le FAW obtient dès le 16 juin 1980 une entrevue avec le ministre des Affaires étrangères, le social-chrétien Charles-Ferdinand Nothomb. Sa délégation se compose de douze personnes, dont sept sont des figures politiques du PS, du PC et de la DC. Sensée être représentative des parties adhérentes au FAW, cette délégation dévoile de fait un regard biaisé sur la constitution du Front. Probablement, le Front essaye-t-il de créer un véritable rapport de force avec le ministre Nothomb, en y envoyant des délégué.es habitué.es aux joutes politiques. Pas moins de trois socialistes et deux membres de la DC sont présent.es à la rencontre. Lors d’une deuxième rencontre, en novembre 1980, cinq personnalités politiques sont encore directement impliquées dans les discussions[14]. L’initiative ne s’arrête pas au ministre Nothomb. En 1981, lorsque l’examen du dossier de Chooz passe sous la loupe du comité ministériel de politique extérieure, le FAW encourage les parlementaires actifs en son sein à entreprendre « des démarches personnelles auprès des Ministres concernés »[15].
Parallèlement, le FAW charge ses parlementaires de la DC, du PC, du PS et du RW de recourir aux interventions au cours des débats en commission et en séance publique, de poser des questions orales ou écrites et d’effectuer des interpellations. Les adhérents non parlementaires au Front sont priés d’y apporter leur concours[16]. Sur ce point, la stratégie n’est pas innovante : Chooz est à l’agenda du Parlement depuis des mois et les parlementaires actifs au sein du FAW sont déjà sur la brèche[17].
Les effets des discussions entre les politicien.nes du FAW et les ministres compétents du gouvernement sont peu probants. Les réponses sont vagues, peu convaincantes. Aucun engagement gouvernemental formel n’est exprimé[18]. Les partis politiques membres du FAW jouent en outre une partition ambivalente. Entré en exercice en octobre 1980, le gouvernement Maertens IV autour des seuls partis socialistes et sociaux-chrétiens flamands et francophones serait potentiellement un appoint favorable au combat du FAW. Il n’en est rien. François Roelants du Vivier déclare qu’« il est à cet égard navrant de constater qu’il n’a pas été question de Chooz dans l’accord du gouvernement et la déclaration gouvernementale, et qu’il n’en a pas été fait mention, à ma connaissance, dans les conseils ou congrès du PSC[19] et du PS sur l’accord du gouvernement. Il est également regrettable de noter que lors du débat d’investiture dans les deux Chambres, aucune intervention parlementaire n’a été consacrée à Chooz. Pourtant nous avions convenu d’une intensification, dès septembre, de l’action des parlementaires des partis membres du Front »[20]. A l’hiver 1981, à un moment où la stratégie est également de faire pression sur l’Exécutif Régional Wallon, Roelants du Vivier « note avec regret que la motion adressée aux parlementaires représentant leur parti au Front d’action wallon, et reprenant la déclaration de base (mai 1980) du Front, n’a toujours pas été contresignée par l’ensemble des partis représentés au Conseil régional et adhérant au Front »[21]. Enfin, il est reproché aux partis politiques de montrer peu d’empressement aux différentes manifestations anti-Chooz, à l’exception de quelques personnalités[22].
Que les partis politiques membres du FAW soient tiraillés entre les positions anti-Chooz des personnalités actives au sein du Front et les ministres du gouvernement, davantage favorables à un donnant-donnant avec la France, est une réalité. Celle-ci suggère l’existence de débats internes au sein des partis à propos du développement de l’énergie nucléaire civile. Mais, pour le coup, elle déforce considérablement le travail de persuasion du FAW et impacte la cohésion de celui-ci[23] ; le Front influence donc peu le jugement du gouvernement et de l’Exécutif Régional Wallon.
Se mobiliser à travers les frontières
À côté des tractations politiques, des lettres et des communiqués revendicatifs, la mobilisation d’opposant.e.s au projet de Chooz dans des manifestations est la seconde voie utilisée pour exprimer son mécontentement. En France, le combat est quotidien. Il force même le gouvernement à déployer des moyens insufflant un semblant de débat démocratique. Une enquête publique est organisée à Chooz. Sur cette base, une commission d’enquête est chargée d’en analyser l’ensemble des données résultant des observations. Son avis est toutefois très critiqué. Le FAW le qualifie d’indigent et non démocratique. En cause, il pointe le travail très partiel de la Commission : seules 335 observations sont considérées, « alors que, notamment, 1.123 lettres circonstanciées provenant d’habitant.e.s des communes wallonnes proches de la botte de Givet ont été remises dans les formes réglementaires par les bourgmestres à la Commission »[24]. De surcroît, la répression contre les opposant.e.s à Chooz est très brutale[25].
Le FAW montre la capacité des mouvements sociaux, des organisations syndicales et des partis politiques qui le composent, à mobiliser des militant.es. Le 14 juin 1980, 200 personnes se rassemblent dans le village de Heer-Argimont (province de Namur). Elles sont issues du MOC, de la DC, d’associations, telles que les Amis de la Terre, Inter-environnement, etc., de partis politiques (RW, PSC, Parti Réformateur Libéral – PRL). Le cortège se rend à pied au poste-frontière français, afin de marquer sa solidarité aux habitant.es de Chooz. Devant le refus des gendarmes de le laisser passer et à la suite de négociations insatisfaisantes avec la préfecture, il décide de gagner Chooz en traversant les champs. La répression est brutale : la manifestation est dispersée à coups de grenades lacrymogènes. Le lien entre les mobilisations française et belge est formalisé ; et, il s’en suivra bien d’autres[26]. Du côté du MOC de Ciney, les actions contre la centrale de Chooz sont prioritaires. Du 21 mai au 6 juillet 1980, ce MOC régional est à la manœuvre pour vingt-deux d’entre-elles. Celles-ci consistent à participer aux manifestations, à rencontrer les partenaires du FAW, à mobiliser les militant.es en interne autour de l’enjeu que représente Chooz, à discuter avec le gouvernement, etc.[27].
Plus fort, sur le territoire belge, les militant.es saisissent toute occasion pour porter leurs revendications auprès des hautes sphères de l’État français. En mai 1981, l’élection de François Mitterand au poste de Président de la République suscite beaucoup d’espoirs de la part des opposant.e.s au projet nucléaire de Chooz. Le PS français est lui-même membre du Front Commun Ardennais ; et, son Premier secrétaire, Lionel Jospin, est favorable à « une concertation avec la Belgique avant toute décision concernant de nouvelles centrales nucléaires à Chooz ». Cependant, les faits lui donnent tort. « En effet, la procédure instaurée par le gouvernement français pour décider ou non de la réalisation des centrales nucléaires sur les sites « gelés » a été mise en œuvre à Chooz ». Clairement, le FAW y voit l’exact contraire « aux promesses faites par le Président de la République et le Ministre de l’Energie à diverses reprises et selon lesquelles une consultation des populations proches des frontières et de leurs représentants serait organisée avant toute décision »[28]. Plus de deux ans plus tard, « la consultation des populations belges, de loin plus nombreuses à proximité de Chooz que les populations françaises, n’a toujours pas eu lieu »[29]. En réalité, Mitterand n’a pas l’intention d’abandonner le projet de Chooz, ni même de penser à une éventuelle reconversion du site qui pourrait ébaucher une collaboration industrielle bilatérale entre Wallons et Ardennais. En 1983, les travaux de Chooz B sont toujours en cours[30]. Lors de sa visite à Liège, à la mi-octobre 1983, le Président français est confronté à ses contradictions par une partie de la foule et des élus écologistes[31].
Épilogue
La mobilisation en Belgique contre la centrale de Chooz n’a finalement pas les effets escomptés. Le gouvernement belge semble timoré et suspecté d’une attitude trop conciliante, voire intéressée, à l’adresse de son homologue français. Sur le simple principe d’information réciproque entre gouvernements, « il est à craindre que le Gouvernement français considère comme très faible la détermination de la Belgique dans l’affaire de Chooz ». En fait, à en croire le MOC, « le gouvernement belge et l’Exécutif Wallon choisissent, dans les négociations avec la France, la voie d’un accomodement »[32]. Inter-Environnement Wallonie fait même état d’un possible accord entre Français et Belges : la Belgique accepterait les centrales nucléaires à Chooz en échange d’un barrage à construire sur la Houille, d’une participation des électriciens belges au projet de Chooz et d’une tarification favorable d’EDF aux populations frontalières belges[33]. Simple rumeur ou fait avéré, ces déclarations alimentent la défiance à l’égard du gouvernement et exacerbent l’opposition à la centrale de Chooz : obtenir des parts dans la centrale, n’est-ce pas aussi être associé aux questions de sécurité et environnementales que pose le projet[34] ?
Ceci dit, le gouvernement belge a-t-il vraiment voix au chapitre ? La France oppose le concept de souveraineté nationale à un appareil législatif international qui, certes, demande aux États de considérer les incidences d’une activité sur l’environnement d’autres pays, mais qui est généralement non contraignant. L’étude d’impact d’une nouvelle centrale à Chooz réalisée par EDF n’inclut ainsi pas le territoire belge, au même titre que la région française[35]. De plus, la violence policière laisse penser que le pouvoir central français n’est pas aussi sensible aux mobilisations citoyennes. Finalement, deux réacteurs de 1 450 MW sont construits en 1984 et 1986 ; ils démarrent leur activité en 1996-1997 et entrent définitivement en service en 2004[36].
Conclusions
À l’analyse, la mobilisation militante contre la centrale de Chooz B marque un tournant dans les relations entre la Belgique et la France sur la question nucléaire. Dans un contexte où les certitudes relatives à cette forme d’énergie sont fortement ébranlées, la population belge n’est plus prête à accepter les risques possibles engendrés par la politique énergétique de ses voisins. Le moratoire d’application sur le sol belge et le traité Euratom lui fournissent des arguments juridiques et politiques pour exiger une étude sérieuse des impacts d’une nouvelle centrale sur l’environnement, la santé et la sécurité. Les collectifs citoyens en France constituent à cet égard un prolongement d’une opposition au nucléaire qui se révèle désormais internationale. Cependant, les États ne semblent pas prêts à laisser la critique contre le nucléaire ébranler les projets économiques des « électriciens ». Les promesses d’un vaste débat démocratique sont vite abjurées ; la répression des mouvements sociaux s’avère parfois violente. Les gouvernements sont par ailleurs plus enclins aux compromis, aux compromissions diront certain.es. Il reste que, à la base, les convictions militantes et la convergence d’intérêts permettent de mobiliser une galaxie d’organisations et d’individualités autour d’une lutte commune. Elle constitue un poil-à-gratter, une dissonance, y compris au sein de partis politiques au pouvoir, qui interroge, voire contredit, les « vérités » d’un État.
Notes
[1] « Le secteur nucléaire en Belgique : développement et structures actuelles », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 718-719, 1976, https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-1976-12-page-1.htm, page consultée le 12 décembre 2019.
Caron Fr., Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1997 (Collection « L’évolution de l’Humanité »), p. 259 ; Tondeur J., Welter Fr., La Belgique nucléaire : un déni de démocratie ?, 2018, p. 2-3, http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf, page consultée le 12 décembre 2019.
[2] Tondeur J., Welter Fr., La Belgique nucléaire…, p. 3, http://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf, page consultée le 12 décembre 2019.
[3] Traité instituant la Communauté Européenne de l’Énergie Atomique (EURATOM ) et documents annexes, s.l.n.d., p. 33-34, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:11957A/TXT&from=FR, page consultée le 10 décembre 2019.
[4] Carhop, fonds Marc Sapir, n°107, Analyse des études d’impact relatives aux futures centrales nucléaires à Chooz, 1980-1981, p. 3-4.
[5] Tondeur J., Welter Fr., La Belgique nucléaire…, p. 7, https://www.carhop.be/images/20190114_Analyse_Nucleaire.pdf, page consultée le 12 décembre 2019.
[6] Sont impliqués dans ce front : la Confédération Française Démocratique du Travail, épine Noire, Ardennes écologie, Alternatives, écolo Viroinval, CLIN Beauraing et le Comité de Chooz. Initialement, le Parti Socialiste Français semble aussi impliqué. Voir : Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Appel du FAW à manifester, 16 mars 1981 ; Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole du Front Commun concernant la manifestation du 1er octobre pour la reconversion de Chooz, 20 juin 1983.
[7] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du comité de coordination Chooz au FAW, 6 mars 1981.
[8] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Mémoire au ministre des Affaires étrangères, 3 septembre 1980 ; Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 15 octobre 1980.
[9] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Compte-rendu de réunion du FAW, 23 juin 1983.
[10] Lechat B., Quelles archives pour quelle galaxie verte ?, 2013, https://etopia.be/05-quelles-archives-pour-quelle-galaxie-verte/, page consultée le 12 décembre 2019.
[11] Pour un aperçu de l’ensemble des communiqués et de l’existence de lettres de protestation, voir : Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143.
[12] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole du FAW aux membres, 17 décembre 1980.
[13] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Compte-rendu de réunion du FAW, 28 mai 1980.
[14] « L’opposition aux centrales nucléaires de Chooz », La Cité, 28 novembre 1980, p. 3.
[15] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole du FAW, 19 janvier 1981.
[16] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Compte-rendu de réunion du FAW, 3 septembre 1980.
[17] À ce propos, il convient de consulter les débats de la chambre des représentants de 1980. Voir : http://dighum.ua.ac.be/plenum/advsearch.py?s=Chooz&period=postwar&begin=1980&end=1982&sortedby=chrono, page consultée le 11 décembre 2019 ; Chambre des représentants, Séance du 5 juin 1980, https://sites.google.com/site/bplenum/proceedings/1980/k00783092/k00783092_15, page consultée le 11 décembre 1980.
[18] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 16 juin 1980 ; « L’opposition aux centrales nucléaires de Chooz », La Cité, 28 novembre 1980, p. 3.
[19] = Parti Social-Chrétien.
[20] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole aux membres du FAW, 14 novembre 1980.
[21] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du porte-parole aux membres du FAW, 6 février 1981.
[22] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du comité de coordination Chooz au FAW, 6 mars 1981.
[23] Carhop, fonds MOC national – versement Tony Dhanis, n°612, Rapport de réunion du FAW, 5 décembre 1980.
[24] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 31 juillet 1980.
[25] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, « Chooz », Vers l’Avenir, 13 juin 1980.
[26] « Les manifestants belges en masse à travers les champs de Chooz », La Cité, 14 juin 1980, p. 2.
[27] Carhop, fonds MOC national – versement Tony Dhanis, n°612, Projets de priorités pour le MOC de l’arrondissement de Ciney-Dinant en 1981-1982, janvier 1981 ; Carhop, fonds MOC national – versement Tony Dhanis, n°612, Dossier de synthèse et d’évaluation d’action du CIEP du MOC de l’arrondissement de Ciney-Dinant. Année sociale 1979-1980, novembre 1980.
[28] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse du FAW, 16 octobre 1981.
[29] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du FAW au Président de la République, 1er juillet 1983 ; Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Projet de lettre du FAW au Président de la République, 1er juillet 1983.
[30] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du Front Commun Ardennais concernant la manifestation du 1er octobre pour la reconversion de Chooz, 20 juin 1983.
[31] « À Liège, Mitterrand confirme mais précise », La Cité, 15-16 octobre 1983, p. 1-3.
[32] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Lettre du MOC aux parlementaires amis du Mouvement, 9 janvier 1981.
[33] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Communiqué de presse d’Inter-Environnement Wallonie, 31 janvier 1981.
[34] Chambre des représentants, Séance du 12 février 1981, https://sites.google.com/site/bplenum/proceedings/1981/k00792384/k00792384_45, page consultée le 11 décembre 2019. Carhop, fonds Marc Sapir, n°107, Analyse des études d’impact relatives aux futures centrales nucléaires à Chooz, 1980-1981, p. 20.
[35] Carhop, fonds MOC national – versement Jeanine Wynants, n°143, Mémoire du FAW au ministre des Affaires étrangères, 3 septembre 1980.
[36] Autorité de Sûreté Nucléaire, Centrale nucléaire de Chooz B, 16 mai 2019, https://www.asn.fr/L-ASN/L-ASN-en-region/Grand-Est/Installations-nucleaires/Centrale-nucleaire-de-Chooz-B, page consultée le 12 décembre 2019.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Welter, F. « Contre la centrale nucléaire de Chooz : un enjeu transfrontalier », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/
La trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets entre moments de rupture et continuités : quelles perceptions des acteurs belges engagés ?
Céline Parotte (Politologue, Centre de recherches Spiral,
UR Cité, Université de Liège)
Parmi les événements qui concernent le développement de la recherche nucléaire, l’énergie nucléaire, la gestion des déchets radioactifs ou encore l’engagement des publics sur le sujet, quels sont les événements passés du programme nucléaire belge qui comptent pour l’avenir ? En mai et octobre dernier, une équipe de chercheurs en sciences politiques de l’Université de Liège en collaboration avec l’Université d’Anvers invitaient 580 personnes à participer à l’enquête en ligne portant sur « le futur de la gestion à long terme des déchets hautement radioactifs et des combustibles usés en Belgique ». Retour sur les résultats de l’enquête bilingue qui laissent la parole à 178 acteurs hétérogènes engagés depuis plus de dix ans sur le sujet. |
Introduction
Quels sont ces évènements de l’histoire du nucléaire belge qui vont façonner l’avenir ? Cet article adopte une approche particulière pour analyser et critiquer l’histoire du programme nucléaire belge et de ses déchets. Il n’a pas pour objectif de compiler l’ensemble des archives souvent très engagées qui retraceraient, selon une analyse rigoureuse, les soubresauts et les continuités concernant les questions démocratiques autour du nucléaire. Identifier les types de consultations publiques en matière des déchets hautement radioactifs[1], la manière dont celles-ci ont influencé ou non la définition d’un programme de gestion[2], le traitement médiatique des dernières consultations publiques réalisées dans le cadre du Plan Déchets en 2010[3] ou encore les facteurs qui expliquent la participation près des installations nucléaires[4] ont déjà été mis en évidence par ailleurs.
Ces précédentes recherches ont identifié des continuités dans le programme des déchets hautement radioactifs, par exemple le renforcement du soutien technoscientifique en faveur du dépôt géologique, le fait de scinder les débats concernant les déchets nucléaires de celui de la production d’énergie nucléaire ou encore le rôle prédominant de l’expertise technoscientifique dans le programme. Ces auteurs ont également identifié que la trajectoire du programme de gestion des déchets hautement radioactifs belge a aussi connu des moments de rupture avec des espaces de résistances et des engagements de publics forts en Belgique, mais aussi ailleurs dans le monde. Ainsi, la société civile peut donc malgré les différents cadrages qui s’imposent à elle, malgré la prévalence de l’expertise scientifique et technique dans le programme, infléchir partiellement celui-ci et faire remonter des exigences au niveau national.
Ce papier propose de revisiter l’histoire du programme nucléaire belge avec des personnes qui, de près ou de loin, y ont pris part de diverses manières. Il interroge : quels sont les évènements passés du programme nucléaire belge qui, selon eux, sont ceux susceptibles d’influencer la trajectoire future des déchets hautement radioactifs ? Et pourquoi ?
Pour répondre à ces questions, cet écrit s’appuie principalement sur les résultats de l’analyse de l’enquête en ligne bilingue menée entre mai et novembre 2019 auprès de 580 personnes engagées sur les questions du nucléaire. Basée sur la méthode Delphi[5], cette recherche a été menée par le Centre de Recherches Spiral (Université de Liège) en collaboration avec le Centre Milieu en Samenleving (Université d’Anvers).
Ce papier présente donc une double originalité. D’une part, il revisite l’histoire du nucléaire en Belgique de manière participative. D’autre part, les évènements de l’histoire sont sélectionnés et analysés dans une visée prospective. Nous soutenons que les pratiques du passé sont étroitement liées à celles à venir, créant ainsi des tensions dans la possibilité d’envisager d’autres alternatives[6].
Plusieurs éléments seront mis en exergue dans trois sections différentes. D’abord, la première section précise brièvement qui sont les participants de l’enquête en ligne et ceux qui ont refusé de participer. La deuxième section s’attarde sur les évènements marquants de l’histoire du nucléaire qui sont susceptibles d’influencer la trajectoire future de ses déchets. L’identification de ces évènements marquants est intéressante à plus d’un titre. Mais d’abord et surtout, elle interroge concrètement quels sont jalons d’une politique publique de longue durée, quels sont les éléments à prendre en considération dans un débat public sur le sujet ou au contraire, les éléments dont il faut potentiellement se détacher à l’avenir. Ces évènements alimentent donc et sont susceptibles d’alimenter à l’avenir les débats citoyens, politiques ou scientifiques.
Enfin, la troisième section approfondit les raisons qui justifient de tenir compte de ces différents évènements pour envisager l’avenir. Parmi celles-ci notamment, certains rendent visibles la problématique du nucléaire et de ses déchets, reconnaissent l’existence d’un problème, d’autres évènements ferment « les possibles » avec le choix privilégié du dépôt géologique. Certains ouvrent le débat avec l’organisation des consultations et d’autres créent des incertitudes sur le long terme avec l’absence de décision politique ou la sortie effective de la loi de sortie du nucléaire de 2003. Nous concluons en soulignant les continuités et les discontinuités dans le programme nucléaire belge fait l’objet et les défis auxquels feront face les citoyen.ne.s, les expert.e.s et les représentant.e.s politiques désireux.euses de se saisir de la question.
Méthodes : qui a donné son avis ?
Parmi les 580 personnes invitées, 193 personnes ont effectivement participé au premier tour d’enquête et 162 personnes au second tour d’enquête. Comment s’identifient-ils ? Près de la moitié des répondante.s s’identifient comme « citoyens » engagés, d’autres sont également nombreux à avoir répondu en tant que « scientifiques ». Le panel des répondant.e.s est très hétérogène puisque des fonctionnaires communaux/régionaux/fédéraux, des représentant.e.s du gestionnaire de déchets (ONDRAF/NIRAS[7]), du régulateur (AFCN/FANC[8]), des représentant.e.s syndicaux, des professionnel.le.s de la santé ainsi que de représentant.e.s politiques ont répondu à l’enquête. Près de trois quarts d’entre eux précisent qu’ils s’intéressent à la problématique depuis plus de dix ans !
Mobiliser des personnes pour répondre à une enquête portant sur le futur de la gestion des déchets hautement radioactifs n’est pas chose aisée. Deux types de refus de participation sont à signaler. Souvent, les personnes identifiées comme parties prenantes « futures » ne s’identifient pas ou ne se considèrent pas comme telles. D’autres personnes invitées refusent de manière automatique l’invitation formelle du chercheur. C’est notamment le cas d’associations environnementales ouvertement antinucléaires. Ce constat n’est pas neuf en sciences humaines et sociales. De nombreux chercheurs ont par ailleurs déjà souligné que plusieurs types de « critiques » pouvaient être recensées[9]. Le refus de participer est d’ailleurs une forme de participation aussi légitime que les autres et peut être également la volonté de contester la forme d’institutionnalisation proposée pour la consultation[10].
La section suivante identifie ce qui a marqué, selon les acteurs et actrices belges engagé.es sur le sujet, la trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets.
Les évènements de l’histoire nucléaire ; tous marquants ?
On constate que sur les 15 évènements historiques sélectionnés par les chercheurs (voir annexe), la plupart des évènements retient l’attention des 178 répondant.e.s sans que l’un se distingue particulièrement d’un autre. Parmi eux, ils/elles sont plusieurs à mentionner que tous les évènements leur semblent importants comme l’illustre cette citation d’un participant :
J’ai choisi de tout garder, j’ai hésité à ne sélectionner que les décisions qui concernent la gestion des déchets hautement radioactifs. Mais l’ensemble des évènements sont importants.
Les répondant.e.s ont également identifié un grand nombre d’autres évènements à prendre en considération dans le futur. Nous avons recensé six catégories qui posent chacune des questions différentes.
La première catégorie d’évènements additionnels insiste sur l’importance de définir le déchet radioactif et de le cartographier sur le territoire. Qu’est-ce qu’un déchet radioactif et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Peut-on parler de déchet radioactif sans parler de l’ensemble de la chaine de production ? D’abord, il y a ces évènements qui influencent la durée de vie, le type, le volume du déchet. Certain.e.s rappellent l’importance de distinguer les différentes sortes de déchets ainsi que le type de retraitement dont certains ont fait l’objet. Par exemple, « le fait qu’une partie de ces déchets soit traitée à La Hague et l’utilisation du MOX » et l’histoire du combustible usé influencent aussi la trajectoire du programme de gestion. Ensuite, les lieux où ils sont produits (les anciens sites nucléarisés par exemple), l’évolution de statut de producteurs de déchets (la disparition d’un producteur, l’internationalisation) sont aussi des évènements saillants. Comme le synthétise un participant : « la gestion quotidienne des déchets, les déchets problématiques du passé, les problèmes liés aux autres installations nucléaires et autres ont également un impact sur le débat [notre traduction] ». Enfin, il y a les évènements associés (au futur) de la chaîne nucléaire et de ses caractéristiques (la durée de vie des centrales, leur prolongation potentielle, l’état des infrastructures nucléaires et l’entreposage temporaire sur sites nucléarisés) sont aussi à mentionner.
La seconde catégorie d’évènements regroupe ceux associés à la recherche et développement (R&D) d’options de gestion, qu’ils soient nationaux ou internationaux. Quel rôle pour la R&D et les experts associés dans l’histoire du nucléaire ? Comment ces recherches influencent-elles le débat ? Ces évènements sont par ailleurs l’occasion, pour certain.e.s, de rappeler l’importance du rôle et de développement de l’expertise scientifique et technique dans ce domaine. Il y a les recherches scientifiques menées au niveau international (les projets de gestion avortés comme le WIPP aux États-Unis, Asse en Allemagne ou plus largement « toutes études techniques hors cadre belge sur l’ensemble des options ») ou au niveau national comme le projet de recherche Myrrha ou encore l’ensemble des autres rapports issus des recherches menées par l’ONDRAF.
La troisième catégorie d’évènements additionnels reprend tous les évènements qui réglementent le programme nucléaire ou le programme de déchets nucléaires belges. Quels sont la place et l’objectif poursuivi de ces actes législatifs ? Doivent-ils contraindre, définir des pratiques ou arrêter de grands principes ? Les répondant.e.s sont très nombreux-euses à recenser une série d’actes législatifs, de conventions internationales ou de directives européennes qui reprennent les grands principes de gestion ou qui précisent ce qu’il est possible ou impossible de faire au sein du programme des déchets hautement radioactifs. Au niveau belge, il est notamment fait mention du choix politique en faveur du moratoire du retraitement, de la loi de 2003 organisant la sortie du nucléaire, du choix du soutien financier en faveur du développement du projet Myrrha, de la récente prise de décision (suivant ainsi l’avis de l’AFCN) de considérer d’autres roches à étudier, ou encore des évènements associés à la question du financement en Belgique (comme le changement de statut de Synatom). Les participant.e.s mentionnent encore des évènements belges associés à la création d’institutions (comme l’AFCN et ses nombreuses prises de décision) ou de partenariat (MONA, STORA) qui permettent un contrôle ou un suivi du programme nucléaire et de ses déchets. Notons au niveau belge que l’absence de décision politique du gouvernement belge sur le futur des déchets hautement radioactifs est également, à de nombreuses reprises, mentionnée comme un évènement politique important. En matière de réglementations européennes, les participant.e.s rappellent l’importance notamment de l’adoption la Directive européenne de 2011 imposant aux États membres nucléarisés d’établir un plan et un programme nationaux pour la gestion à long terme de leurs déchets. Ces évènements sont souvent présentés comme des évènements capables de « contraindre », de « responsabiliser », d’« imposer » à l’État belge de prendre des mesures. Enfin, les principes internationaux de gouvernance comme le principe du pollueur-payeur, la fin du rejet en mer ou une série d’évènements politiques étrangers, propres à d’autres pays européens comme l’adoption de la loi Bataille en 1991 en France, les avancées des différents programmes de gestion des déchets en Finlande ou en Norvège.
La quatrième catégorie d’évènements recensée concerne les accidents ou incidents nucléaires. Que permettent les accidents ? Quelles prises de décisions, d’actions engendrent-ils ? Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima, les problèmes associés à des réacteurs existants, le projet des mines de Asses en Allemagne, influencent, selon certain.e.s, la trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets, car ils « conscientisent la population des dangers et attisent les craintes », « prouvent que l’homme ne peut pas tout maîtriser », « alertent le public sur ce qu’est réellement le nucléaire ».
La cinquième catégorie d’évènements avancés par les répondant.e.s recense ceux qui touchent l’intégration de différents publics dans le programme nucléaire et de ses déchets. Quel rôle pour les publics désireux de s’engager sur cette thématique ? Deux types d’engagements des publics sont distingués. D’abord, les répondant.e.s sont très nombreux à souligner une série d’évènements associés à la participation « invitée » au sens de Bryan Wynne, à savoir des évènements participatifs institutionnalisés comme l’enquête publique, les consultations publiques organisées par l’ONDRAF, la Conférence de consensus organisée par la Fondation Roi Baudouin ou encore la création des partenariats pour la gestion des déchets faiblement radioactifs. Ils sont une « reconnaissance d’inclure la société au sens large ». L’existence des partenariats au niveau local pour la gestion des déchets faiblement radioactifs est souvent présentée comme un exemple de bonnes pratiques. À côté de la participation invitée, on recense également une série d’évènements associés à la participation des publics « non-invités » aussi appelée « participation de protestation ». Ces évènements reprennent les contestations, « le refus des populations locales d’accepter ces déchets sous leurs pieds », les « manifestations citoyennes contre le nucléaire », ou encore les actions de groupes anti nucléaires comme Greenpeace par exemple.
Enfin, certain.e.s participant.e.s mentionnent, dans une moindre mesure, l’importance de prendre en considération des évènements indirectement reliés, selon eux, au programme de gestion des déchets nucléaires comme le changement climatique ou le choix du mixte énergétique. Il pose la question de comment cadrer le débat du nucléaire ?
Pourquoi ces évènements historiques marquants sont-ils importants pour le futur ?
Nous avons identifié principalement quatre raisons qui expliquent le choix des répondant.e.s.
Premièrement, certains évènements rendent le programme des déchets hautement radioactifs indissociables de l’évolution du programme nucléaire. Particulièrement, la création des centrales nucléaires est un évènement essentiel, un point de départ pour considérer l’ensemble du cycle de la production des déchets : « 1969-70 : Sans centrale, pas de déchet », « sans les centrales nucléaires, il y a peu de déchets de haute activité [notre traduction] ». Selon certain.e.s participant.e.s, cet évènement « entame le processus de fabrication de déchets dont on ne sait que faire ». Ceux ou celles à avoir sélectionné les évènements associés directement au programme d’énergie nucléaire soulignent qu’ils sont les prémisses, « des faits générateurs » à la production de déchets. Les déchets générés sont aussi liés à la fermeture des centrales et décider du sort de l’un à une influence importante sur le sort de l’autre. Par conséquent, ils et elles sont nombreux-euses à rappeler la nécessité de « connecter » le programme nucléaire avec celui des déchets hautement radioactifs.
Deuxièmement, certains évènements renforcent clairement au fil du temps le choix en faveur d’une option en particulier pour gérer les déchets hautement radioactifs. Plusieurs participant.e.s expliquent avoir sélectionné les évènements qui mènent à une « suite logique » en faveur d’une seule option de gestion à long terme des déchets dont certain.e.s mentionnent d’ailleurs explicitement le dépôt géologique. Dans le cadre, les évènements importent parce qu’ils « balisent les étapes ultérieures (…) », ils sont « des étapes clefs dans les choix effectués dans les options de gestion », « vers la recherche d’une solution technique et scientifique (…) », ils sont « charnières ». Parmi ces évènements, les répondant.e.s reprennent généralement ceux associés au développement des programmes de recherche et développement jugés « concrets » notamment comme ceux développés au sein du Laboratoire Hades « qui créé une certaine dépendance vis-à-vis de l’option de dépôt géologique (…) ». Notamment, le choix de l’ONDRAF en 2010 en faveur du dépôt géologique est aussi perçu par certain.e.s comme un cadrage important, « 2010 : deuxième cadrage et lock-in : orientation vers un dépôt géologique ». On peut donc constater que les participant.e.s sélectionnent certains évènements en soulignant une forme de linéarité, de cadrage important dans le processus menant au choix du dépôt géologique et ce, que cette option soit perçue de manière positive ou négative.
Troisièmement, il y a aussi les évènements qui permettent de rendre visible la problématique sous un angle particulier, comme les accidents nucléaires, les évaluations financières ou encore les programmes de R&D. D’abord, il y a ces évènements qui attirent l’attention du public sporadiquement, mais de manière saillante. Principalement, ce sont les évènements comme le scandale Transnuklear ou les accidents nucléaires qui permettent « une prise de conscience du problème », « met en lumière le scandale des déchets (…) », alerte, et permet de rendre « visible les défauts et les dangers » associés à ce type d’énergie. Comme le résume un répondant, « malheureusement, ce n’est qu’une fois qu’un scandale est survenu que les dossiers importants font une avancée décisive mettant une pression suffisamment grande sur le politique et l’économie pour reconnaître et résoudre le problème [notre traduction] ». Dans une moindre mesure, il y a aussi les évènements associés aux coûts qui permettent de rendre visible le « coût très élevé », « le véritable coût de l’énergie nucléaire » à la gestion du programme nucléaire et de ses déchets et d’attirer l’attention sur les problèmes financiers éventuels d’Electrabel. « La question des coûts et de leur couverture est un défi majeur, en particulier du fait de la résolution du problème, de la durée et de la portée d’un programme [des déchets hautement radioactifs] [notre traduction] ». Enfin, les programmes de recherche et de développement mettent, eux aussi, « le sujet sur la table », ils « (…) montrent les possibilités, mais indiquent également les limites (ainsi que les risques) [notre traduction] ». On peut donc dire que ces évènements créent différentes formes de visibilité du programme nucléaire et de ses déchets. Le programme est en quelque sorte mis sur la place « publique » et les citoyen.e.s et les politiques sont poussé.e.s à s’en saisir. Ils rendent visibles, informent, mais de manières différentes.
Quatrièmement, il y a l’importance du caractère démocratique des prises de décisions politiques dont « différents jalons temporels posent les premières bases de la prise de conscience que la question est certes politique, mais également citoyenne ». D’une part, il y a les décisions politiques qui influencent la trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets. La non-prise de décision également. En effet, l’engagement ou le non-engagement des politiques sur ces programmes est un argument récurrent pour les répondants. « Sursaut de conscience tardif » ou « absence de décision » jusqu’à ce qu’un accident, une participation de contestation, une injonction européenne contraignante surviennent, les répondant.e.s sont nombreux.euses à reconnaître « la nécessité de décider et de planifier (peu importe la solution) » avec un engagement politique sur le sujet à long terme. Certain.e.s redoutent l’inertie politique organisée « l’indécision de la politique et le modèle de profit de Suez, par exemple, garantissent que tout reste identique », « le manque de courage politique pour prendre des décisions à long terme [notre traduction] ». Pour eux, le « monde politique détourne le regard », il adopte « la « stratégie de retard » du gouvernement, qui a toujours pour effet de différer sa décision (…) [notre traduction] ». La chute du gouvernement Leterme est perçue comme la possibilité de renforcer une absence de décision politique, elle a « permis à tous ses successeurs de ne pas décider ». Comme le résume un participant « la chute du gouvernement Leterme : ce n’est pas un fait important en soi ; cela symbolise le fait que les déchets nucléaires ne sont pas une priorité politique en Belgique et que la politique découle de la politique du « fait accompli » [notre traduction] ». Pourtant, d’autres soulignent qu’« en optant pour l’énergie nucléaire, des décisions implicites sont prises pour les déchets hautement radioactifs. Ne pas choisir une option, c’est aussi choisir [notre traduction] ».
D’autre part, il y a les évènements qui reconnaissent l’importance de prendre en considération les aspects sociétaux du programme, il y a ceux et celles qui défient ou qui suivent le programme, rappellent que l’engagement citoyen sous diverses formes est « indispensable », « central » et « essentiel » à envisager dans le futur du programme. Certains évènements comme les consultations sociétales sont jugés comme une « reconnaissance d’inclure la société au sens large », d’autres évènements (manifestations, oppositions) contraignent à les prendre en considération. Plus particulièrement, les répondant.e.s qui ont sélectionné des évènements relatifs à l’engagement des publics organisé soulignent l’importance de l’« ouverture (…) », « (…) d’inclure la société au sens large (consultations sociétales) », de ne pas « négliger son avis », de l’importance « d’un large soutien sociétal » sur ces thématiques. Elle est jugée « nécessaire », capable de proposer « (…) un champ de réflexion plus large », considérée comme « possible » avec les exemples précités de consultations publiques organisées. Cette participation de différents publics, mais elle doit pouvoir également être « connectée » avec le processus décisionnel, permet des choix politiques « faits par le plus grand nombre de citoyens et non que par des experts ou des politiques ».
Conclusion : entre continuités et discontinuités
Ce papier proposait de revisiter l’histoire du programme nucléaire et des déchets hautement radioactifs de manière participative. 178 répondant.e.s, engagé.e.s pour la plupart depuis plus de dix sur ces thématiques, se sont prononcé.e.s sur les évènements de l’histoire qu’ils, qu’elles considèrent comme importants pour appréhender le futur de la gestion à long terme des déchets hautement radioactifs. Ils, elles étaient citoyen.ne.s engagé.e.s vivant près ou loin d’une centrale, expert.e.s scientifiques, membres d’associations syndicales ou environnementales (contre ou pro nucléaires), représentant.es politiques, ou encore membres d’administrations chargées de gérer ou de contrôler les déchets radioactifs. Cette enquête bilingue n’avait pas pour objectif d’être représentative, mais elle visait à toucher un groupe hétérogène de personnes dans le but de révéler toute la pluralité des positionnements lorsqu’il s’agit de relire l’histoire du programme nucléaire belge et de ses déchets. Elle n’avait pas pour objectif de proposer une image figée, unique de l’histoire, mais visait à comprendre les composantes marquantes pour proposer quelques points d’entrée à dépasser ou renforcer pour aborder le(s) futur(s) de ces programmes.
Au-delà d’une présélection d’évènements considérés comme tous marquants, que faut-il retenir de l’histoire du nucléaire belge et de ses déchets ? Il y a de nombreux évènements recensés par les répondant.e.s qui rendent compte d’une certaine forme de continuités dans l’histoire du nucléaire. D’abord, il y a les histoires longues de la production de déchets, de la production de données scientifiques dans le domaine du nucléaire et des régulations dans le domaine. Il y a les évènements qui reconnaissent et cartographient les déchets radioactifs où qu’ils aient été produits en Belgique, et ce avant même la production de centrales nucléaires. Il y a aussi les nombreux programmes de recherche et de développement qui sont souvent présentés comme un continuum, comme une succession continue de connaissances qui s’accumulent, qui confirment et infirment les précédentes hypothèses principalement orientées vers une option de gestion à long terme unique pour les déchets hautement radioactifs (le dépôt géologique). Il y a aussi les évènements qui régulent, organisent, définissent la gestion et le contrôle de la production d’énergie nucléaire et des déchets radioactifs. Ils sont principalement belges, mais plus récemment européens. Ces régulations, elles aussi, s’accumulent, contraignent et renforcent une certaine vision de ce que devrait être le futur des déchets hautement radioactifs. Ces trois types d’accumulations au fil du temps (accumulation de déchets, accumulation de savoirs scientifiques sur la manière de les gérer et accumulation de régulations contraignantes) tendent à s’imposer à différents publics. Les déchets sont un « déjà là » qu’il faut gérer, contrôler dans un cadre législatif prédéfini et pour le faire, « il n’y a[urait] pas d’alternative »[11].
Il a aussi ces évènements qui rappellent de manière saillante que l’histoire du nucléaire s’est aussi construite au travers de ruptures sociétales et techniques fortes, elle s’est construite autour de discontinuités. Les évènements comme le scandale transnucléaire, les accidents nucléaires ou encore des évènements de participation de protestation poussent à une prise de conscience souvent directement associée à une série d’actions politiques, citoyennes ou scientifiques. Parmi les actions entreprises, la mise en place d’institutions et de laboratoire de recherche spécifiquement dédiée à la recherche de solutions comme le SCK-EN ou encore l’ONDRAF, la mise en place d’institutions de contrôle comme l’AFCN ou encore la fin du rejet en mer des déchets radioactifs. Elles poussent à l’adoption de nouvelle série de régulations nationales, européennes, internationales et à la recherche d’autres alternatives de gestion en considérant également les aspects sociétaux du programme.
Au regard de ces différentes histoires du nucléaire belge, que retenir pour l’avenir de la gestion de ses déchets ? Là encore, l’analyse de différentes prises de position des personnes interrogées semble claire. Premièrement, on ne peut pas organiser un débat public sur le futur des déchets hautement radioactifs sans discuter de l’ensemble de la chaîne de production nucléaire et dans une moindre mesure, sans discuter du futur mixte énergétique que la Belgique désire. Cela va à contre-courant du cadrage des débats organisés par les institutions belges jusqu’à présent pour les déchets hautement radioactifs. Deuxièmement, les décideurs.euses politiques devront sans doute faire face à un dilemme dans les mois et les années à venir. En effet, la plupart des participant.es reconnaissent l’importance de la continuité des développements scientifiques en matière de gestion des déchets hautement radioactifs qui tend à proposer et étudier principalement une seule option de gestion à long terme. Suivant cette logique, c’est une fermeture des alternatives de gestion à long terme qui semble se dessiner au regard de l’histoire. Pourtant certain.e.s d’entre eux, elles soulignent également l’importance du caractère démocratique des décisions techniques et politiques à prendre. Certain.e.s sont en demande d’ouverture, désirent un soutien sociétal large sur le processus décisionnel incertain qui est en train de se faire. Or, comme nous l’avons déjà mentionné ailleurs, l’absence d’alternatives à discuter dans le cadre de la gestion des déchets hautement radioactifs compte tenu des choix politiques et techniques déjà opérés risque fort de mettre à mal les raisons d’être de consultations publiques futures. Comme l’a déjà mentionné Wynne, face à l’inexistence d’alternatives ou l’impossibilité de les imaginer ou de les prendre au sérieux, l’organisation d’exercices démocratiques devient « hors de propos »[12]. Mais la demande démocratique chez les personnes déjà engagées semble pourtant là. Enfin, tous et toutes s’accordent à critiquer l’absence de prise de positions politiques claires sur le programme nucléaire et celui de ses déchets les plus dangereux. Présenter une politique de « fait accompli » aussi solide scientifiquement soit-elle, c’est manquer l’appel démocratique qui impose une prise de décision collective construite avec les publics désireux de s’engager sur le sujet. Comme rappelle un participant en guise de conclusion à cette enquête : « ne pas tenir compte du passé équivaut à ne pas gérer correctement l’avenir (…) ». Nul doute que ce principe s’appliquera aussi aux futurs du programme nucléaire belge et de ses déchets.
Conflit d’intérêts
Cette enquête s’insère dans un projet de recherche d’un an coordonné et réalisé en toute indépendance par un consortium de trois universités : l’Université d’Anvers (UA – CRESC) l’Université de Liège (ULiège – SPIRAL) et l’Université de Maastricht (UM – ICIS). Nous tenons à remercier nos collègues de l’Université d’Anvers (Axelle Meyermans et Anne Bergmans) pour leurs relectures attentives des questionnaires de l’enquête en ligne et la traduction de ceux-ci en langue néerlandaise. Ce projet a reçu un soutien financier de l’Organisme national des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies (ONDRAF). Les résultats présentés n’engagent que son auteur et ils sont de son unique responsabilité.
Annexe
Les quinze évènements marquants du programme selon les chercheurs en sciences politiques et sociales
Date |
Évènements |
1969-1970 |
Centrale nucléaire belge : début de la construction de la première centrale nucléaire à Doel. |
1980 |
Laboratoire de recherche pour les déchets hautement radioactifs : création d’un laboratoire de recherche et développement souterrain pour étudier le concept de dépôt géologique comme solution aux déchets hautement radioactifs (Laboratoire Hadès) |
1981 |
Agence publique des déchets nucléaires à long terme : création de ONDRAF/NIRAS (obligation de disposer d’un programme général de gestion à long terme des déchets radioactifs) |
1982 |
Fin des opérations de rejet des déchets radioactifs en mer : 15e et dernier largage de déchets faiblement radioactifs belges en mer. |
1986 |
Scandale « Transnucléaire » : trafic illicite de déchets radioactifs entre la Belgique et l’Allemagne, les déchets radioactifs sont mis à l’agenda politique et considéré comme un problème non résolu de la production d’énergie nucléaire. |
1989 |
Publication du rapport d’expertise sur les déchets hautement radioactifs : appelé SAFIR I, il synthétise les travaux menés en recherche et développement entre 1974 et 1989 sur le concept de dépôt géologique. |
Janvier 1998 |
Décision du Gouvernement fédéral en faveur des déchets faiblement radioactifs : la décision se prononce en faveur d’une installation de stockage réversible ; axée sur les sites nucléaires existants ; avec la possibilité d’adopter une approche participative (à travers un programme de coopération locale). |
2003 |
Loi sur la sortie du nucléaire : elle prévoit un arrêt progressif de la production d’énergie nucléaire.
Loi sur les provisions nucléaires : Loi prenant des dispositions financières relatives au démantèlement des centrales nucléaires et pour la gestion des combustibles usés (sources radioactives issues de la production d’énergie nucléaire). |
2004 |
Requête du Gouvernement pour la recherche de solutions alternatives pour les déchets nucléaires combinée à un dialogue sociétal : le gouvernement charge l’ONDRAF de mener des recherches sur différentes alternatives pour la gestion à long terme des déchets hautement radioactifs, avec la nécessité d’un dialogue social sur le sujet. |
2006 |
Décision gouvernementale concernant les déchets faiblement radioactifs : la commune de Dessel est sélectionnée comme commune hôte pour accueillir le stockage en surface des déchets faiblement radioactifs. Le processus participatif doit être poursuivi. |
2009-2010 |
Consultations publiques (légale et extra-légales) sur les déchets hautement radioactifs : l’ONDRAF organise plusieurs consultations publiques sur le projet Plan Déchets et le Strategic Environnemental Assessment (SEA). La Fondation Roi Baudouin organise une Conférence citoyenne sur les déchets hautement radioactifs et le projet de Plan Déchets. |
2010-2011 |
Aucune décision gouvernementale sur les déchets hautement radioactifs n’est prise : le Gouvernement fédéral tombe sur la question de Bruxelles-Hal-Vilvoorde et le plan de gestion des déchets n’est jamais approuvé ni rejeté. À ce jour, il n’existe donc pas de décision de principe politique quant à la solution à adopter pour les déchets hautement radioactifs. |
Juin 2014 |
Directive européenne sur la préparation d’un plan et programme national sur les déchets nucléaires et le combustible usé : transposition de la directive EURATOM/2011 : l’ONDRAF est chargé par la loi de proposer une politique nationale de gestion de tous les types de déchets radioactifs et des combustibles usés. |
Mars 2017 |
Prolongation de la production d’énergie nucléaire : la Commission européenne accepte d’étendre la durée de vie de trois réacteurs nucléaires belges, sous certaines conditions. |
Septembre 2018 |
Évaluation du coût de gestion des déchets hautement radioactifs : l’ONDRAF, dont l’option privilégiée pour ces déchets reste le stockage géologique, estime les coûts de gestion de cette solution (sur le territoire belge, en argiles peu indurées, sur un site unique, à une profondeur de 400 m) entre 8 et 10,7 milliards d’euros. |
Figure 1 — Liste des 15 évènements proposés aux participants de l’enquête Delphi, premier tour (sur base du travail de Meyermans et al. 2019).
Pour en savoir plus
Fallon C. et al., Processus socio-politiques et gestion de Plan en univers controversé: application au Plan de gestion à long terme des déchets B&C. Rapport de synthèse, Liège, Université de Liège, 2013.
Parotte C. L’Art de gouverner les déchets hautement radioactifs, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2018.
Parotte C., Delvenne P., « Taming uncertainty: towards a new governance approach for nuclear waste management in Belgium », Technology Analysis & Strategic Management, 2015, p. 1‑13.
Parotte C., Lits G., Quel sort pour les déchets moyennement et hautement radioactifs belges ? Controverses et traitements médiatiques entourant le choix de l’option, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2013.
Petit Jean M., Brunet S., « Does anticipation matter for public administration ? The case of the Walloon Region (Belgium) », Foresight, 12 juin 2017, vol. 19, no 3, p. 280‑290.
Topçu S., La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Seuil, 2013
Turcanu C., Perko T., Laes E., « Public participation processes related to nuclear research installations: what are the driving factors behind participation intention ? », Public Underst Sci, avril 2014, vol. 23, p. 331‑347.
Wynne B., « Public participation in science and technology: performing and obscuring a political–conceptual category mistake », East Asian Science, Technology and Society, 2007, vol. 1, p. 99‑110.
Zwetkoff C., Parotte C., « Un programme participatif et son évaluation procédurale. Le projet Plan Déchets pour la gestion à long terme des déchets conditionnés de haute activité et/ou de longue durée de vie », dans Brunet S. (ed.), La participation à l’épreuve, Bruxelles, Peter Lang, 2013, vol.3, p. 157‑177.
Notes
[1] Parotte C., Delvenne P., « Taming uncertainty: towards a new governance approach for nuclear waste management in Belgium », Technology Analysis & Strategic Management, 2015, p. 1‑13.
[2] Parotte C. L’Art de gouverner les déchets hautement radioactifs, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2018 ; Zwetkoff C., Parotte C., « Un programme participatif et son évaluation procédurale. Le projet Plan Déchets pour la gestion à long terme des déchets conditionnés de haute activité et/ou de longue durée de vie », dans Brunet S. (ed.), La participation à l’épreuve, Bruxelles, Peter Lang, 2013, vol.3, p. 157‑177 ; Fallon C. et al., Processus socio-politiques et gestion de Plan en univers controversé: application au Plan de gestion à long terme des déchets B&C. Rapport de synthèse, Liège, Université de Liège, 2013.
[3] Parotte C., Lits G., Quel sort pour les déchets moyennement et hautement radioactifs belges ? Controverses et traitements médiatiques entourant le choix de l’option, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2013.
[4] Turcanu C., Perko T., Laes E., « Public participation processes related to nuclear research installations: what are the driving factors behind participation intention ? », Public Underst Sci, avril 2014, vol. 23, p. 331‑347.
[5] Concrètement, il s’agit d’un questionnaire en deux tours : sur base des résultats récoltés lors de la première phase (réalisé en mai et juin 2019), les chercheurs ont réalisé une synthèse des résultats et mis en perspective toutes les réponses récoltées. Lors du second tour de l’enquête (réalisé entre octobre et novembre 2019), les chercheurs ont proposé un questionnaire basé sur l’ensemble des réponses obtenues au premier tour.
[6] Petit Jean M., Brunet S., « Does anticipation matter for public administration ? The case of the Walloon Region (Belgium) », Foresight, 12 juin 2017, vol. 19, no 3, p. 280‑290.
[7] Organisme national des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies – Nationale instelling voor radioactief afval en verrijkte splijtstoffen.
[8] Agence fédérale de Contrôle nucléaire – Federaal Agentschap voor Nucleaire Controle.
[9] Wynne B., « Public participation in science and technology: performing and obscuring a political–conceptual category mistake », East Asian Science, Technology and Society, 2007, vol. 1, p. 99‑110.
[10] Parotte C., L’Art de gouverner les déchets hautement radioactifs… ; Topçu S., La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Seuil, 2013
[11] Parotte C., Delvenne, P., « Taming uncertainty… »
[12] Wynne B., « Public participation… »
POUR CITER CET ARTICLE
Parotte, C. « La trajectoire du programme nucléaire et de ses déchets entre moments de rupture et continuités : quelles perceptions des acteurs belges engagés ? » Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°11, décembre 2019, mis en ligne le 18 décembre 2019. URL : http://www.carhop.be/revuescarhop/