Edito

« La revue Dynamiques. Histoire sociale en revue est créée en 2016. À l’époque, le CARHOP ressent la nécessité de renouveler ses outils de communication numérique et de renforcer le dialogue entre les savoirs de terrain et les savoirs universitaires. En 2024, cet objectif est toujours aussi vivace. Pour ce 23e numéro, nous voulions faire un arrêt sur l’histoire des femmes car, malgré les avancées scientifiques, la diversité et l’abondance des approches, elle reste un enjeu d’actualité. Lorsque l’on se plonge dans cette histoire, on constate que le champ d’action des militantes est très vaste et que, très souvent, les revendications doivent sans cesse être répétées, renouvelées, et rerépétées. Pourtant, la culture générale n’a retenu qu’une petite partie de ces luttes et beaucoup, la plupart du temps, en ignore quasi tout, ou n’en ont que des connaissances éparses, fragmentées, voire erronées.

Le futur numéro de Dynamique propose de, modestement, pallier à cette anomalie en partant des slogans d’aujourd’hui (et donc des préoccupations actuelles) pour rencontrer des actrices de cette histoire. Quelles revendications ont-elles porté et portent-elles encore ? Comment celles-ci ont-elles émergé ? Quelles ont été les stratégies pour (tenter de) les faire aboutir ? Quel(s) écho(s) entre hier et aujourd’hui ? Les champs d’action retenus sont : le syndicat, la politique, l’associatif, et le législatif, le tout dans une optique pluraliste. Les thématiques et revendications sont librement choisies par les participantes. »

Introduction au dossier : Communiquer et transmettre l’histoire des femmes

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Amélie Roucloux (Historienne au CARHOP asbl) et
Julien Tondeur, (Historien au CARHOP asbl)

En tant qu’historien.ne.s, il nous arrive d’être interpelé.es par des militantes féministes qui  regrettent le manque d’informations accessibles à propos de l’histoire du mouvement des femmes, de leurs luttes, de leurs revendications. Pourtant, l’histoire des femmes existe, et elle a changé, que ce soit dans ses objets ou dans ses points de vue. Elle est partie d’une histoire des corps et des rôles privés pour aller vers une histoire des femmes dans l’espace public. Elle est partie d’une histoire des femmes passives à une histoire des femmes actives, qui réalisent le changement, qui sont forces motrices de l’action. Elle est partie d’une histoire des femmes pour aller aujourd’hui vers une histoire des genres, des rôles sociaux et de leur place dans la distribution des inégalités. L’histoire des femmes a élargi ses perspectives de recherches, enrichi ses points de vue, écrit sa propre histoire.[1]

Cette histoire n’a cependant pas toujours existé et c’est très récemment que des initiatives en faveur de l’étude de l’histoire des femmes ont émergé et ont fait bouger les lignes. Dans le monde francophone, c’est à la faveur du courant de la nouvelle histoire des années 1970 qui multiplie les centres d’intérêt innovants, tels que l’histoire des mentalités, la vie privée, la sexualité, etc., qu’apparaissent les pionnières. En France en 1973, un premier séminaire est institué par Michelle Perrot, Fabienne Bock et Pauline Schmidt. Elles y posent la question : « les femmes ont-elles une histoire ? ». Ce questionnement évolue au cours des années pour arriver en 1998 à un colloque intitulé : « L’histoire sans les femmes est-elle possible ? » (Rouen, 1998). La Belgique n’est pas en reste. Entre autres initiatives, il y a la création du Groupe de recherche et d’information féministe (GRIF) en 1973, celle du Groupe de recherche sur l’histoire des femmes (GIEF), celle du Centre d’archives et de recherche pour l’histoire des femmes (CARHIF) en 1995, etc. D’autres centres, comme le CARHOP (1977, constitué en asbl en 1980), bien que n’ayant pas pris l’histoire des femmes comme thématique principale, ne lui en donne pas moins une place de choix. Le travail de ces structures et des historiennes (principalement) qui les composent ne suivent pas les mêmes stratégies, ne répondent pas aux mêmes questionnements et évoluent au cours du temps. Toutes ont une approche originale qui apporte une pierre à l’édifice de l’histoire des femmes. Cette originalité est d’autant plus renforcée qu’à partir des années 1970, toute une série de revendications est prise en compte par l’État, sous une forme « institutionalisée », qui se charge de veiller à l’application des mesures égalitaires et de dénoncer les dérives.[2] Cette dynamique permet d’ouvrir d’autres champs de recherches.

Malgré ses avancées scientifiques, la diversité et l’abondance de ses approches, faire l’histoire des femmes reste un enjeu d’actualité. En 2019, en introduction de l’Encyclopédie d’histoire des femmes, les directrices de recherche (Éliane Gubin et Catherine Jacques) s’inquiètent d’une amnésie persistante sur le passé des femmes, « une constante qui, il faut bien le reconnaître, a toujours occulté les luttes et les étapes pour l’autonomie et l’émancipation des femmes. Même les vagues féministes qui se sont succédé ont gommé largement l’histoire des mouvements précédents. La culture générale n’a pas fait une place très large à l’histoire des femmes et beaucoup, la plupart du temps, en ignore quasi tout, ou n’en ont que des connaissances éparses, fragmentées, voire erronées. De sorte que les lacunes à leur propos demeurent bien ancrées ».  Ce constat, couplé aux interpellations des militantes et au tour d’horizon des initiatives des années 1970 et 1980 interroge, tant l’histoire des femmes en Belgique peine à s’inscrire dans la mémoire collective.

Ce 23e numéro de Dynamique propose de, modestement, pallier à cette anomalie. En partant des slogans et des préoccupations d’aujourd’hui, mais qui plongent souvent leurs racines dans le temp long, ce numéro va à la rencontre des actrices d’une partie de cette histoire. Quelles revendications ont-elles portés hier et portent-elles aujourd’hui ? Comment celles-ci ont-elles émergé ? Quel(s) écho(s) entre hier et aujourd’hui ? Surtout, dans un but avoué de transmission, ce numéro s’intèresse aux différentes stratégies développées par les actrices afin d’arriver à leurs objectifs. Les champs d’action retenus pour cette analyse sont : le syndicat, la politique, l’associatif, et le législatif, le tout dans une optique pluraliste. Le choix des thématiques et des revendications est quant à lui librement choisi par les participantes. En bref, il s’agit de faire un retour, partant des luttes actuelles, sur les étapes pour l’autonomie et l’émancipation des femmes, à travers différentes problématiques.

Pour s’immerger dans les revendications actuelles et leurs multitudes, l’équipe de rédaction se rend aux manifestations du 8 mars 2023 et 2024, enregistre et interroge les militantes d’aujourd’hui, leurs chants, leurs slogans et leurs revendications. L’occupation, l’appropriation de l’espace public à cor(ps) et à cri est la première dynamiques qui frappe. Dans le cortège du 8 mars 2024, un grand calicot surplombe la place de l’Albertine: “Invisibles mais invincibles. Soutien à la grève des travailleuses domestiques sans papier”. Interrogée sur le parcours, une manifestante revendique l’égalité salariale entre les hommes et les femme, et insiste sur l’importance de faire un travail de sensibilisation sur cette question. Droit du travail, lutte contre les violences faites aux femmes, égalité entre les hommes et les femmes, ces revendications actuelles sont aussi celles choisies par les contributrices.

Chantal Massaer, directrice d’Info-Jeunes Laeken, revient sur la campagne Sur les pavés, l’égalité !. La référence à l’un des slogans de la révolte française de mai 1968 Sous les pavés, la plage est assumée : égalité et émancipation en sont le maître mot. À partir des animations sur l’égalité de genre réalisées dans différentes écoles bruxelloises, certaines deviennent partenaires du projet et des élèves participent activement à celui-ci : intervention lors de la conférence de presse, réalisation d’émissions radio, création du passeport pour les théâtres, mobilisation pour la parade festive. À partir d’une interview de Chantal Massaer, nous découvrons une démarche originale pour amener les thématiques de genre et d’égalité hommes-femmes dans l’espace public.

À partir des témoignages croisés de Magali Verdier, du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) de Bruxelles, et d’Eva Jimenez Lamas, de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), les deux responsables de Ligue des travailleuses domestiques de la CSC Bruxelles, le récit retrace l’historique d’une lutte menée par des femmes sans-papiers pour l’obtention de leurs droits. Il évoque dans un premier temps la manière dont la Ligue des travailleuses domestiques émerge en 2018 du comité des travailleurs sans-papiers. Il revient ensuite sur les revendications des travailleuses domestiques (des conditions de travail dignes et une protection juridique, un accès légal au marché du travail pour mettre fin à la précarité de leur situation et cotiser à la sécurité sociale, l’accès aux formations professionnelles dans les métiers en pénurie) et sur les stratégies échafaudées afin de les faire aboutir : organisation de grève, théâtre action, plaidoyer politique, tentatives d’approches de formations politiques, etc. Grâce à leur mobilisation, les travailleuses sans-papiers de la Ligue gagnent de manière progressive leur place dans le syndicat. Elles continuent aujourd’hui de lutter afin d’obtenir la reconnaissance de leur place et de leur travail dans la société.

Dominique De Vos, membre du bureau du Conseil fédéral de l’égalité des chances entre hommes et femmes revient sur les questions des inégalités concernant le temps de travail. Le Conseil fédéral est un organe consultatif fédéral créé à l’initiative de la ministre de l’Emploi et du Travail, par l’arrêté royal du 15 février 1993 et effectivement installé le 13 octobre 1993. Son rôle est, de sa propre initiative ou à la demande d’un.e ministre, de faire des enquêtes, de rendre des avis et de proposer des mesures légales sur les matières fédérales pour tout ce qui concerne le travail des femmes et la politique d’égalité des chances. Avec Dominique De Vos donc, nous découvrons l’une des démarches institutionnelles qui existe en faveur des droits des femmes. Développant une approche historique et juridique, elle retrace l’histoire du temps partiel, et analyse les inégalités qui existe encore sur le partage du temps de travail.

Andrée Delcourt-Pêtre, ancienne présidente de Vie Féminine, puis sénatrice dans les rangs du Parti social-chrétien revient sur l’une des revendications portées par le Mouvement à partir des années 1970 : la création d’un fonds de créances alimentaires pour les mères divorcées. À partir d’une note remise à l’équipe de rédaction, nous découvrons les actions possibles du monde associatif et du monde politique en faveur des droits des femmes. Au début des années 1970, des femmes divorcées, confrontées au non-paiement de la pension alimentaire pour les enfants, font la proposition suivante : ne pourrait-il pas y avoir un système de caisse de compensation pour régler le problème des pensions alimentaires non payées ? C’est le début d’un long cheminement, la revendication étant portée par Vie Féminine et le monde associatif féminin et féministe, avant d’être de plus en plus relayée dans le monde politique. Andrée Delcourt-Pêtre accompagne cette revendication tout au long des années 1970 et 1980.

Pour la dernière contribution, qui analyse deux revendications différentes et néanmoins liées, le congé de maternité et le congé de naissance, Julien Tondeur s’appuie principalement sur le témoigne de Gaëlle Demez, responsable des Femmes CSC depuis 2017. Le 03 juin 2020, la proposition de loi supprimant le rabotage du congé de maternité en cas de chômage temporaire ou d’incapacité de travail durant les six semaines qui précèdent la date prévue de l’accouchement est votée à la Chambre des représentants. Cette mesure est suivie quelques mois plus tard par une avancée pour les coparents, qui bénéficient aujourd’hui de 20 jours de congé. Revendication de longue date des acteurs sociaux, le congé de naissance bénéficierait-il également à aux mamans ? Cet article se propose d’examiner cette question en effectuant un rapide rétroactes sur deux combats actuels qui permettent au mouvement social d’engranger des résultats positifs, tout en étant exemplatifs d’avancées obtenues grâce à l’action en réseau élargi.

Notes
[1] Voir PERROT M., Mon histoire des femmes, France Culture, Seuil, 2005.
[2] JACQUES C., « Le féminisme en Belgique de la fin du 19e siècle aux années 1970 », Courrier hebdomadaire du CRISP, vol. 2012-2013, no. 7-8, 2009, pp. 5-54.

Pour citer cet article

ROUCLOUX A., et TONDEUR J., « Introduction au dossier : Communiquer et transmettre l’histoire des femmes », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 23 : De la rue au parlement : femmes en luttes pour leurs droits, juin 2024, mis en ligne le 3 juillet 2024 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/

De l’associatif au politique. L’action de Vie Féminine pour la création d’un fonds de créances alimentaires.

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Amélie Roucloux (Historienne au CARHOP)
Sur base d’une proposition d’Andrée Delcourt-Pêtre,
Présidente de Vie Féminine (1980-1991)
Sénatrice PSC (1991-1999)

Vie Féminine est un mouvement d’éducation permanente féministe présent sur tout le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il se mobilise pour l’émancipation individuelle et collective des femmes. À l’origine, Vie Féminine se nomme les Ligues ouvrières féminines chrétiennes (LOFC), créées en 1921. Ancré dans le milieu ouvrier, les femmes issues des milieux populaires sont, depuis toujours, au centre des préoccupations du Mouvement pour des raisons familialistes d’abord, pour soutenir les mères chrétiennes au foyer ensuite, et enfin pour accompagner les femmes dans toute leur diversité, qu’elles soient jeunes, âgées, travailleuses, immigrées, ou encore divorcées.

Pour cette contribution, nous explorons avec Andrée Delcourt-Pêtre, présidente de Vie Féminine de 1980 à 1991 et sénatrice pour le Parti social-chrétien (PSC) de 1991 à 1999, les sphères associatives et politiques en revenant sur l’une des revendications portées par le Mouvement dans les années 1980 : la création d’un fonds de créances alimentaires pour les mères divorcées. À l’époque, Vie Féminine compte près de 85 000 membres, réparties dans plus de 1 000 groupes locaux chapeautés par 18 fédérations régionales. Pourquoi et comment cette revendication émerge-t-elle ? Comment unir l’ensemble du Mouvement pour construire cette revendication commune ? Comment remonte-t-elle du monde associatif vers le monde politique ?

Ce sont à ces questions qu’Andrée Delcourt-Pêtre se propose de répondre. Au travers d’une note, elle retrace le fil de la démarche suivie par le Mouvement pour élaborer cette revendication au plan politique. Elle se base sur des souvenirs de l’ensemble du travail réalisé par l’Équipe nationale de Vie Féminine ainsi que par les animatrices aux époques où cette revendication est portée par le Mouvement. Pour réaliser cette contribution, l’auteure a remis une note. Celle-ci est complétée d’éléments contextuels sur base de Vie Féminine. 100 ans de mobilisation féminine, produit par le CARHOP, La création du service fédéral des créances alimentaires. Histoire d’une revendication, produit Marie-Thérèse Coenen, le manuscrit de Syndicalisme au féminin, volume 2, rédigé par Marie-Thérèse Coenen, les archives numériques du sénat, les dossiers 682 à 688 des archives de Vie Féminine, un article de la revue axelle et les interviews réalisées par le CARHOP en 2007 et 2021.

Dans les années 1970, le nombre de séparations et de divorces augmente et questionne l’immuabilité de la famille dite “nucléaire”. Les mères divorcées en supportent majoritairement les conséquences financières puisqu’elles ont souvent en charge l’accueil des enfants par décision de justice. Le paiement de la pension alimentaire par l’ex-conjoint est vital pour ces familles monoparentales. Or, d’après une étude réalisée en Belgique en 1978, si 75 % des paiements sont effectués régulièrement, reste 8 % qui le sont de manière irrégulière et 17 % qui sont impayés. Pour ces 25 %, le parent créancier (à qui l’argent est dû), souvent la mère, se retrouve en situation de détresse, a peu de recours et manque d’information pour faire valoir ses droits auprès du débiteur (qui doit de l’argent), souvent le père. Au risque de compromettre leur santé, l’avenir de leurs enfants, ou de voir leur relation avec l’ex-conjoint se dégrader encore un peu plus, les créanciers renoncent parfois à entamer une action de récupération de leur créance. Le besoin de médiateur se fait donc sentir. Vie Féminine réfléchit à l’instauration d’un fonds public qui suppléerait à la créance alimentaire non payée par le parent défaillant. L’objectif est d’éviter des transactions financières entre débiteur et créancier, sources de conflits supplémentaires au moment du divorce.

Logo du groupe Femmes autonomes

Depuis les années 1950, les Ligues ouvrières féminines chrétiennes (LOFC), qui deviennent Vie Féminine en 1969, accompagnent la création d’actions spécialisées ou de secteurs spécifiques pour permettre aux militantes de se réunir autour d’enjeux qui les concernent directement. En 1967, la fédération liégeoise entreprend une action en faveur des femmes isolées. Le groupe rassemble des femmes seules, divorcées, séparées. Elles se rassemblent régulièrement et, en septembre 1973, elles font la suggestion suivante : ne pourrait-il pas y avoir un système de caisse de compensation pour régler le problème des pensions alimentaires non payées ?

Flyers du groupe Femmes autonomes présentant leurs activités

En 1974, le groupe prend le nom de Femmes autonomes et rencontre la sénatrice PSC Huberte Hanquet. Depuis 1959, elle est membre du Conseil d’assistance publique de Liège, poste qu’elle occupe jusqu’en 1963 et de 1971 à 1991. Là, elle est confrontée aux situations de pauvreté et s’intéresse aux conditions de vie des femmes isolées, travailleuses pour la plupart, mais dont les salaires sont trop bas pour vivre décemment. La non-perception des pensions alimentaires les entraînent dans des difficultés financières permanentes. Elle approfondit la question. En 1974, elle est élue sénatrice et occupe ce mandat jusqu’en 1985. Le 7 novembre 1974, elle dépose une proposition de loi, qui répond aux besoins et au vécu des femmes isolées, visant la création d’un fonds de garantie pour récupération de créances alimentaires, l’Office national des créances alimentaires. En 1979, le projet de loi, déposé par le ministre de la Prévoyance sociale, le PSC Alfred Califice, propose de créer ce fonds au sein d’un organisme existant : l’Office national d’allocations familiales pour travailleurs salariés (ONAFTS). Ces projets ne sont pas votés. Dès lors, Vie Féminine réintroduit cette revendication auprès de chaque nouveau gouvernement.

À partir de 1980, les femmes disent stop à la crise. Côté francophone, le Comité de liaison des femmes est mis sur pied. Il est composé de représentantes de groupements syndicaux et politiques, et d’associations féminines. Il formule des recommandations, des revendications ou des propositions politiques pour promouvoir l’égalité des femmes et des hommes dans la vie professionnelle, politique, familiale et sociale. La protestation se passe aussi en rue. Le 7 mars 1981, la coordination nationale des Femmes contre la crise / Vrouwen tegen de crisis organise sa première manifestation. La création d’un fonds de créances alimentaires intègre les nombreuses revendications de ces deux mouvements, qui font pression pour le défendre et le promouvoir.

« Assez vite après que je sois devenue présidente, (…) nous avons participé (…) à l’extérieur du mouvement au Comité de liaison des femmes, qui était un regroupement de plusieurs associations féminines (…). Il y a eu (…) un grand mouvement national qui s’appelait Femmes contre la crise. Ce mouvement regroupait, à la fois, les grands mouvements féminins de Flandre et de Wallonie, il y avait les Femmes prévoyantes socialistes, les femmes communistes (…). On s’était toutes mis d’accord sur une plateforme de revendications et, dans cette plateforme de revendications, il y avait : le fonds de créances alimentaires ».

Andrée Delcourt-Pêtre

En 1980, Andrée Delcourt-Pêtre devient présidente de Vie Féminine et le Mouvement se remobilise pour la création du fonds en élargissant ses interlocuteurs et interlocutrices politiques et sociaux. En 1983, le ministre des Affaires sociales, Jean-Luc Dehaene, issu des rangs du Christelijke Volkspartij (CVP), reprend le projet d’Alfred Califice, qui rentre alors dans le train des négociations ministérielles. En 1985, le groupe de travail politique de Vie Féminine apprend que les Centres publics d’aide sociale (CPAS) pourraient être impliqués dans la procédure. Vie Féminine mène l’enquête et organise une rencontre pour débattre des orientations prévues. L’événement se déroule le 17 juin 1986 et réunit Huberte Hanquet, Françoise Lavry, membre du Cabinet de la secrétaire d’État fédérale pour l’Environnement et l’Émancipation sociale, la CVP Miet Smet, des militantes de Vie Féminine, des assistantes sociales, des mandataires de CPAS, des militantes du groupe Femmes autonomes, Claire Hujoel, membre du comité de gestion de l’ONAFTS, et les membres du groupe de travail politique. L’objectif est de confronter les différents points de vue sur le passage par les CPAS pour le remboursement des créances alimentaires. À l’issue de la rencontre, Vie Féminine se positionne contre le passage par les CPAS.

En 1987, un nouveau projet de loi est déposé : il prévoit l’intervention des CPAS en cas de non-paiement de la pension alimentaire, et non pas celle de l’ONAFTS. Les CPAS pourront ainsi faire une avance sur créance alimentaire, après enquête sur les ressources du créancier, puis auront la charge de poursuivre le débiteur défaillant. Tant en ce qui concerne l’esprit de ce projet de loi qu’en ce qui concerne les conditions de sa mise en œuvre, Vie Féminine s’y oppose fermement. Tout d’abord, il remplace la notion de respect d’une décision de justice (qui relève du droit), par l’évaluation de l’état de besoin (qui relève de l’aide sociale). Pour le Mouvement, la créance alimentaire constitue un moyen de faire face aux charges financières d’enfants dans une famille monoparentale. Elle ne devrait donc pas être liée à une enquête sur les ressources, puisqu’il s’agit d’un droit entériné par un jugement. Ensuite, l’intervention des CPAS n’est pas automatique, ce qui implique le risque d’une relance de procédure du créancier à chaque manquement du débiteur. Enfin, les CPAS sont mal outillés pour effectuer le recouvrement des pensions alimentaires auprès des débiteurs. Leur compétence est en effet circonscrite à un territoire déterminé (la commune). Ils devraient donc s’adresser à d’autres instances administratives pour retrouver et poursuivre le débiteur, là où l’ONAFTS en tant qu’organisme fédéral a plus de marge de manœuvre. La récupération des sommes dues risque de ne pouvoir être effectuée que dans un petit nombre de cas. Vie Féminine demande donc que l’ONAFTS soit chargé tant du paiement des avances que du recouvrement des sommes dues par le débiteur, afin que le droit soit sauvegardé et que les moyens de poursuite contre le débiteur puissent être engagés le plus efficacement possible. Il n’empêche, la loi est votée le 8 mai 1989.

Lettre d’interpellation du groupe Femmes autonomes de Liège qui s’oppose au passage par les CPAS pour le versement des pensions alimentaires

Les associations de femmes se mobilisent pendant les dix années qui suivent le vote de la loi. La demande de la création d’un fonds de créances se retrouve constamment dans les avis, les mémorandums, les plateformes, régulièrement mis à jour et adressés aux hommes et femmes politiques, voire aux gouvernements qui se succèdent entre 1989 à 1999. Les formes d’interpellation sont variées et multiples : cartes postales, lettres ouvertes, manifestations, mani-fêtes lors des journées du 8 mars, calicots, interpellations, conférences de presse, etc. Les organisations de femmes ne manquent pas d’imagination pour tenter de faire comprendre que ce que les femmes veulent, c’est une solution durable et non la charité.

Article d’Info-CSC sur les pensions alimentaire, 22 déc. 1989

En 1991, Andrée Delcourt-Pêtre devient sénatrice et, le 13 mai 1992, elle dépose, avec le socialiste Roger Lallemand, une proposition de loi relative à la création et à l’organisation d’un office national de créances alimentaires. Dans les développements de la proposition de loi, Roger Lallemand place l’intérêt de l’enfant au centre du débat. Il explique qu’une étude révèle que 18 % des créances ne sont pas payées, et 24 % le sont en retard. Face à cette situation, le parent ayant les enfants à charge, souvent la mère, doit se tourner vers les CPAS. L’objectif est que l’Office pallie temporairement à la défaillance du débiteur, le temps de débloquer les conflits qui pourraient être lourds de conséquences. La proposition envisage la création de l’Office au sein du ministère de la Justice, vu que la mission de l’Office prolonge celle de la justice, et d’instaurer une étroite collaboration avec les autres administrations, principalement avec l’ONAFTS, qui possède les instruments de renseignement nécessaires. La commission des Affaires sociales de la Chambre n’examine pas la proposition de loi et ce texte devient caduc avec la fin de la législature, le 21 mai 1995.

Il n’empêche, dans les années 1990, la volonté politique de faire aboutir ce projet est de plus en plus présente, ne restent que les débats sur les modalités de son application, nourris de désaccords budgétaires. Lors de la législature 1995-1999, la Chambre examine plusieurs propositions de loi, mais sans les voter. À partir de janvier 2001, les propositions de loi sont à l’agenda des commissions jointes de la Justice et des Affaires sociales de la Chambre. Finalement, après de nombreux débats, le Service des créances alimentaires (Secal) est institué au sein du Service public fédéral des Finances en 2004, et devient effectif le 1er juin 2005. Il a pour mission de mener des actions de recouvrement de la pension alimentaire et des arriérés (sur maximum cinq ans) auprès du débiteur défaillant, pour le compte du créancier, et de payer les avances sur la pension alimentaire encore due pour les enfants.

Entre le moment où l’idée émerge au sein du groupe Femmes autonomes de Vie Féminine et le moment où le Secal est créé, 40 années sont passées. Le parcours de cette loi est long, mais montre dans le même temps comment une demande de terrain peut être prise en charge par le monde politique, en passant par le monde associatif. Les synergies qui se sont développées pour la création d’un fonds de créances alimentaires, nées d’un groupe de femmes particulièrement concernées, dont les vécus et les besoins ont été pris en compte par le monde associatif qui a pris fait et cause de leurs demandes pour les porter vers le monde politique. Aujourd’hui encore, les femmes restent mobilisées pour l’application effective de ce droit, car son financement correct et son accessibilité à toutes les personnes concernées restent des enjeux.

Bibliographie

      • Note d’Andrée Delcourt-Pêtre
      • ROUCLOUX A., COENEN M.-T., DELVAUX A.-L., Vie Féminine. 100 ans de mobilisation féminine, Bruxelles, CARHOP, 2021.
      • COENEN M.-T., La création du service fédéral des créances alimentaires. Histoire d’une revendication, Bruxelles, CRISP (Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1841-1842), 2004.
      • COENEN M.-T., Syndicalisme au féminin, vol. 2, Bruxelles, CARHOP, à paraître.
      • Archives numériques du sénat.
      • Dossiers 682 à 688 des archives de Vie Féminine.
      • Interviews d’Andrée Delcourt-Pêtre réalisées par le CARHOP en 2007 et 2021.

Pour citer cet article

ROUCLOUX A., « De l’associatif au politique. L’action de Vie Féminine pour la création d’un fonds de créances alimentaires », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 23 : Histoires des femmes, juin 2024, mis en ligne le 1er juillet 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/

Congé de maternité et congé de naissance, même combat ?

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Julien Tondeur (Historien au CARHOP asbl)

Le 03 juin 2020, la proposition de loi supprimant le rabotage du congé de maternité en cas de chômage temporaire ou d’incapacité de travail durant les six semaines qui précèdent la date prévue de l’accouchement est votée à la Chambre des représentants. Cette modification met un terme à une situation d’injustice flagrante et inacceptable pour les mamans et leurs nouveau-nés, selon les acteurs sociaux qui soutiennent la lutte. Cette victoire est suivie quelques mois plus tard par une avancée pour les congés des coparents, qui bénéficient aujourd’hui de 20 jours de congé. Que de chemin parcouru en quelques années pour le congé de naissance.[1] Car pour la naissance de ses enfants, dans les années 1980 et début 1990, mon papa a bénéficié de trois jours de congé, soit le nombre maximum possible à l’époque. Quand je suis devenu père à mon tour, en 2016 et 2020, j’ai obtenu dix jours de congé pour épauler ma compagne et accompagner nos enfants dans leurs premiers jours de vie à l’air libre. Lorsqu’un de mes collègues, plus jeune de quelques années, a lui-même eu un enfant en 2022, il a pu disposer de 15 jours. Et dans quelques mois, lorsqu’il deviendra papa pour la deuxième fois, il aura droit aux 20 jours de congé prévus dans la modification de loi votée en 2020. Revendication de longue date des acteurs sociaux, le congé de naissance bénéficierait-il également à aux mamans ? Cet article se propose d’examiner les liens qui existent entre ces questions en effectuant un rapide rétroacte sur deux combats actuels qui permettent au mouvement social d’engranger des résultats positifs, tout en étant exemplatifs d’avancées obtenues grâce à l’action en réseau élargi.

Principalement issu d’un entretien réalisé le 05 juin 2024 avec Gaëlle Demez, responsable des Femmes CSC depuis 2017, qui a accepté de se prêter au jeu de l’interview, cet article est enrichi par la consultation des archives du mouvement féministe Vie Féminine, de quelques ouvrages de référence tels que celui de Claudine Marissal Mères et pères : le défi de l’égalité. Belgique, 19e-21e siècle, d’un numéro de la revue des Cahiers de la Fonderie « La protection de la maternité, 108 ans après » de Jean Jacqmain, ainsi que d’un numéro de Dynamiques. Histoire sociale en revue publié par le CARHOP « Travail et maternité : l’impossible conciliation ? », auxquels il convient d’ajouter des ressources en lignes de la Ligue des familles, de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, de l’ULB-DULBEA et de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC).

Congé de maternité : Jalons historiques

La première législation protectrice n’émerge que timidement à la fin du 19e siècle, notamment suite aux révoltes ouvrières de 1886. La loi du 13 décembre 1889 relative au travail des enfants et des adolescent.es dans l’industrie prévoit pour les ouvrières un repos de maternité de quatre semaines après l’accouchement. Elle est cependant assortie de nombreuses dérogations et ne prévoit ni revenu de remplacement ni obligation pour l’employeur de réengager la travailleuse après son congé. En 1922, la loi sur le contrat de travail des employées assimile le repos d’accouchement à un congé de maladie, mais elle ne protège pas contre le licenciement et ne s’applique pas aux ouvrières, qui constituent la majorité des travailleuses. Dans les années 1920, les organisations ouvrières féminines chrétiennes et socialistes réclament l’instauration d’un congé de maternité rémunéré et le remboursement des frais médicaux liés à la grossesse et à l’accouchement. Elles participent à l’élaboration de propositions de loi qui visent à rendre obligatoire l’assurance maternité. Le Secrétariat des œuvres sociales féminines chrétiennes en partenariat avec la Fédération nationale des ligues ouvrières chrétiennes (LOFC) et la CSC élabore un projet d’assurance maternité. Toutefois aucune de ces démarches n’aboutit, bien qu’elles bénéficient à chaque fois du soutien des organisations féminines chrétiennes et socialistes, de la Ligue des familles nombreuses et d’associations féministes.

La situation se débloque après la Seconde Guerre mondiale, avec le Pacte social de 1944 et plus particulièrement l’Arrêté du Régent du 21 mars 1945 sur l’assurance maladie-invalidité obligatoire. Le remboursement des frais médicaux liés à la grossesse et à l’accouchement ainsi que, pour les salariées, une indemnité de maternité couvrant six semaines de congé prénatal et six semaines de congé postnatal, est acquis. En 1963, la législation protège la travailleuse enceinte et allaitante contre l’exposition à des substances dangereuses et en 1967, le congé est porté à 14 semaines, dont huit de congé postnatal obligatoire. Il est accompagné de l’interdiction pour l’employeur de licencier la travailleuse en raison de sa grossesse. La travailleuse enceinte est également protégée contre les risques inhérents à son métier. En 1983, les employeurs ne peuvent plus ni refuser d’engager une femme en raison de sa grossesse, ni s’enquérir de son désir de maternité préalablement à son embauche. En 1990 enfin, le congé est établi à 15 semaines.

Un congé de maternité de 15 semaines, vraiment ?

En Belgique, le congé de maternité est donc composé de 15 semaines, dont une semaine qu’il convient de prendre obligatoirement avant la date prévue d’accouchement, et 14 semaines après. Pourtant, dans les faits, dix pour cent des femmes ne peuvent bénéficier de ces 15 semaines complètes. Jusqu’en juin 2020, si dans les six semaines qui précèdent la date prévue de l’accouchement, une femme enceinte tombe malade, est victime d’un accident, est mise en chômage temporaire ou chômage économique par son employeur, ou enfin est écartée de son travail en +l de 14 semaines est raboté à hauteur de ses jours d’absence au travail précédant la naissance. Résultat, explique Gaëlle Demez, « il y a des femmes qui se retrouvaient avec un bébé de 8 semaines à devoir reprendre le boulot, ce qu’elles ne faisaient en général pas, car même physiquement c’est quand même un peu compliqué. Et donc elles épuisaient déjà leur congé parental à ce moment-là, ce qui est une injustice, soyons clairs. Alors que nous avons déjà un des congés de maternité parmi les plus courts d’Europe ».[2]

Pour les femmes CSC, garantir les 14 semaines de congé postnatal est fondamental. Cette revendication, cela fait plus de 15 ans qu’un front commun, composé d’organisations féministes et de femmes, des groupes femmes des syndicats et de la Ligue des familles cherche à l’obtenir, sans succès. Déjà dans la deuxième moitié des années 1980, Vie Féminine (VF) et le service syndical des femmes de la CSC formulent des propositions de modification du congé de maternité vers un allongement à 16 semaines au total, avec deux semaines à prendre obligatoirement avant la date prévue d’accouchement. À l’époque, le congé est de 14 semaines et si la proposition se limite à deux semaines supplémentaires, la justification est entre autres qu’il ne faut pas « pénaliser davantage la femme sur le marché du travail ». Un argument que reprennent d’ailleurs aujourd’hui les femmes CSC, car plus une femme s’absente longtemps du marché de l’emploi, plus elle a de difficultés à s’y réinsérer, souligne Gaëlle Demez. Vie Féminine et la CSC, demandent à ce que « les absences pour maladie qui surviennent pendant les 4 semaines précédant le congé prénatal obligatoire et pour d’autres raisons que celles liées à l’état de grossesse, ne peuvent entamer les 4 semaines à prendre facultativement avant ou après l’accouchement ». La justification est simple : ne pas confondre grossesse et maladie. Des arguments, encore une fois, assez similaires à ceux développés aujourd’hui. Toutefois, si le congé est porté à 15 semaines en 1990, durée toujours en vigueur actuellement, les autres propositions n’aboutissent pas et durant de nombreuses années la situation n’évolue plus.

Les événements s’accélèrent toutefois en 2016, quand une jeune maman, tombée malade avant sa date prévue d’accouchement, lance une pétition qui réunit 45 000 signatures. Dans son sillage, la Ligue des familles interpelle la ministre de la Santé et des Affaires sociales, Maggie De Block, via une lettre ouverte et une vidéo Facebook.  Vue plus de 260 000 fois en cinq jours, elle remet le sujet au cœur de l’actualité tout en provoquant des débats parlementaires. Plusieurs propositions de loi sont déposées pour remédier à cette situation, cependant aucune n’aboutit dans un premier temps.

Les arguments des acteurs sociaux

Lors de notre entretien, Gaëlle Demez me montre une lettre ouverte envoyée aux président.es des partis politiques par les syndicats, la Ligue des familles et le Gezinsbond, les Femmes prévoyantes socialistes (FPS, aujourd’hui Soralia), le Conseil des femmes francophones de Belgique (CFFB) et le Vrouwenraad en septembre 2019.[3] Les arguments avancés par les signataires révèlent l’injustice de la situation. Parce qu’elles sont malades, accidentées, mises en chômage ou écartées, des femmes subissent une différence de traitement préjudiciable. La maman qui doit reprendre le travail après un congé de maternité raboté risque plus que les autres de devoir utiliser un congé maladie ou un congé parental, épuisant ainsi ses droits alors qu’elle devrait encore être en période de congé de maternité. Cette situation pousse de nombreuses femmes à continuer à travailler le plus longtemps possible, même si le corps médical leur préconise de se reposer. D’autre part, un consensus scientifique et médical existe sur le fait que le temps que les parents passent avec un nouveau-né est crucial pour le développement de l’enfant et la relation parent-enfant. Aux yeux des signataires, le congé ne peut pas dépendre de l’état de santé avant l’accouchement. Enfin, fait remarquer le courrier, l’État fédéral lui-même a pris la mesure de cet enjeu et fait le choix de supprimer cette pratique pour son personnel, le secteur privé devrait donc suivre cet exemple.

En décembre de la même année, le Conseil National du Travail (CNT) qui réunit les représentant.es du patronat et des syndicats, affirme unanimement dans un avis rendu public qu’il y a lieu de mettre fin à cette discrimination. Les acteurs sociaux espèrent alors que ce nouvel élément constitue la pièce manquante pour faire évoluer la situation, donnant de l’espoir à leur lutte.

La pandémie de Covid-19 comme accélérateur de changement

La situation reste néanmoins inchangée lorsqu’éclate la pandémie de Covid-19 en mars 2020. Du jour au lendemain, la Belgique est confinée. Des millions de travailleurs et travailleuses sont sommé.es de rester chez eux afin de limiter la propagation de la maladie et de très nombreuses entreprises mettent leur personnel en chômage temporaire pour cause de force majeure. Comme le prévoit alors la loi, les femmes qui sont à quelques semaines de leur accouchement voient donc ce chômage temporaire réduire automatiquement leur congé de maternité. Selon Gaëlle Demez, cette situation joue un rôle prépondérant dans la future modification de la loi, car elle inverse le rapport de force : « Par définition, en temps normal, on n’est pas enceinte et on n’accouche pas toutes en même temps. Donc, il n’y a pas de masse critique de femmes qui vivent exactement la même situation au même moment et qui peuvent être indignées au même moment ». Mais soudainement, avec la pandémie, cette injustice frappe de manière simultanée des milliers de femmes dans le pays. Et Gaëlle Demez de poursuivre : « Peut-être que dans ce type de moment, les bébés, les femmes enceintes, c’était plus important. Ce sont peut-être des moments durant lesquels on réaligne un peu nos valeurs (…). Grâce à cela, on a pu repasser au parlement, on a réactivé les leviers politiques et les élu.es politiques se sont rendu compte que ça n’allait vraiment pas, qu’il y avait une masse de jeunes mères qui avait eu leur congé de maternité raboté. En temps de Covid, tout le monde était un peu plus sensible et donc c’est mieux passé, la loi a été modifiée. Maintenant, si on tombe malade avant son congé maternité, et bien on est malade. C’est presque fou qu’on ait dû se battre pour cela, mais voilà on y est arrivé ». Le 15 mai, en commission des affaires sociales de la Chambre, la proposition est adoptée et le 03 juin 2020, la modification de la loi, présentée par Ecolo-Groen est votée, malgré le fait que le Mouvement Réformateur (MR) s’abstient, tandis que la Nieuw-Vlaamse Alliantie (NVA) et l’Open VLD votent contre la proposition.[4] La loi est finalement promulguée au Moniteur belge le 18 juin, avec effet rétroactif au 1er mars 2020, donnant raison au raisonnement avancé par Gaëlle Demez sur le rôle de la pandémie dans cet acquis social. Pour le service femmes de la CSC, si le combat n’est pas terminé, une revendication supplémentaire est par exemple que la durée du congé soit doublée pour les jumeaux et triplée pour les triplés, il vient néanmoins de bénéficier d’une belle victoire. Quelques mois plus tard, c’est le congé de naissance qui bénéficie à son tour d’une modification.

Aff. Femmes CSC, brochure “devenir parent : vos droit”, 2022, p.33

Congé de paternité puis congé de naissance : jalons historiques

En 1978 un congé de circonstance est prévu, dans le secteur privé, pour les papas lors de la naissance d’un enfant. Le travailleur peut s’absenter trois jours, sans perte de rémunération et au choix, dans les douze jours à dater de l’accouchement. Il n’est alors pas appelé congé paternité, mais repris dans les jours de circonstance. En octobre 1994 le Parti socialiste dépose au parlement une proposition de loi relative au congé de paternité, de dix jours, obligatoire, à prendre dans les douze jours après la naissance. Le 1er juillet 2002, sur base du texte de 1994, mais amendé, le parlement belge adopte la loi sur le congé de paternité. Elle permet à chaque travailleur de prendre 10 jours de congé dans les 30 jours qui suivent la naissance d’un enfant. Les trois premiers jours sont rémunérés à 100 % par l’employeur tandis que les sept jours suivants sont pris en charge par l’assurance maladie invalidité. Le travailleur reçoit de la mutualité une indemnité journalière équivalente à 82 % de sa rémunération brute plafonnée (comme les mères le premier mois qui suit l’accouchement ). En 2009, la période durant laquelle le père peut prendre le congé est allongée aux quatre mois qui suivent la naissance. En 2011, le congé de paternité devient le congé de naissance, accessible aux coparents.

Prendre un congé de naissance, une tendance qui s’affirme

En 2010, une étude de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes portant sur le congé de paternité[5] en Belgique démontre que l’immense majorité des pères prennent un congé après la naissance de leur bébé (93,8% des répondants). Mais il s’agit aussi bien du congé de paternité que de congés annuels, ou sans solde. La majorité (56,8%) prend dix jours de congé, mais en moyenne les répondants prennent 12 jours de congé après la naissance. Toutefois, la réglementation relative au congé de paternité semble ne pas fonctionner de façon optimale : tous les hommes ne le prennent pas, soit qu’ils ne possèdent pas l’information, soit que sous la pression ils ne peuvent pas. Beaucoup prennent moins de dix jours et complètent leur congé de paternité par des congés annuels, ou par une autre réglementation, car aux yeux de certains employeurs ou collègues, il est parfois mieux vu de partir en vacances que de prendre un congé de paternité. Au vu de ces résultats, l’Institut conclut son rapport par quelques recommandations, à commencer par la protection contre le licenciement qui fait alors défaut en Belgique, alors même qu’une directive européenne le demande et que le congé parental ou le congé d’adoption en bénéficient. Ensuite, le rapport rappelle que ce congé est un droit et que l’employeur ne peut dès lors ni le refuser, ni le postposer, ni en fixer les conditions. L’Institut constate enfin que les pères souhaitent un allongement du congé de paternité, idéalement porté à une durée de 22 jours, ainsi qu’une plus grande flexibilité sur la période couverte par le congé. Ils reconnaissent l’importance de leur présence auprès de leur partenaire pour la soutenir et passer du temps avec le nouveau-né, mais jugent également que ce congé permet de s’occuper de tâches ménagères et d’effectuer des actes administratifs liés à la naissance. Les mentalités évoluent et l’étude de l’institut le reflète parfaitement.  À partir de sa parution, plusieurs acteurs se remobilisent autour de la question.

De nouvelles revendications

En 2016, à l’occasion de la fête des Pères, la Ligue des familles, dont Gaëlle Demez souligne le rôle moteur dans ces luttes, lance un plan d’action pour rendre ce congé de naissance obligatoire et en doubler la durée. La Ligue agit à quatre niveaux : vers le pouvoir exécutif, vers le pouvoir législatif, vers les partenaires sociaux et vers les citoyens et les médias. Parallèlement, elle continue à plaider pour étendre le congé de naissance aux travailleurs qui ne peuvent en bénéficier, comme c’est le cas pour les indépendant.es. Un travail de lobbying politique pour la création d’un congé de naissance pour indépendant.es est entamé, soutenu et relayé à la Chambre par une majorité de parlementaires. Trois ans plus tard, le 13 février 2019, le congé de naissance pour les indépendant.es est voté à l’unanimité.

À la même période, fin des années 2010 début 2020, les femmes CSC et la Ligue, ainsi que d’autres associations mobilisées sur la question, militent vigoureusement pour rendre obligatoire ce congé et l’allonger à 15 semaines, comme le congé de maternité. Début août 2020, la Ligue lance une pétition avec différents partenaires en ce sens. Cet appel est rejoint par plus de 26 000 parents. Il est largement soutenu et relayé par les femmes CSC.

2020, année faste

Dans la foulée de la modification de la loi sur le congé de maternité, le futur nouveau Gouvernement fédéral conclut un accord le 30 septembre 2020 pour allonger le congé de naissance de 10 jours à 20 jours.[6] À partir du 1er janvier 2021, les pères ou coparents, en ce compris les indépendant.e.s, bénéficient de 15 jours de congé, qui sont portés à 20 jours depuis le 1er janvier 2023. En quelques années, avec ces deux modifications de loi, maternité et naissance, la place octroyée aux parents pour accompagner leurs bébés dans leurs premières semaines de vie à l’air libre augmente radicalement. Là encore, il s’agit d’une victoire, même si elle n’est pas totale, pour les femmes CSC et les autres organisations sociales et associations qui militent sur cette question depuis des années. Selon Gaëlle Demez il s’agit d’un premier pas vers un congé de naissance qui doit être porté à 15 semaines. La différence de 12 semaines de congé entre les pères ou coparents et les mères suite à la naissance d’un enfant, doit être comblée.

Allonger le congé de naissance et le rendre obligatoire, une mesure en faveur des femmes également

Notre interlocutrice explique que pour les acteurs et actrices qui étudient la question du droit des femmes, l’allongement du congé de naissance et son caractère obligatoire sont considérés comme indispensables pour plusieurs raisons. Elle cite notamment l’impact d’une étude de l’ULB-DULBEA (sortie au moment des discussions parlementaires à propos d’un possible allongement au-delà des dix jours de congé, mais dont les résultats sont connus depuis le début de l’année 2020) qui évalue que le coût des enfants pour la carrière des mères en Belgique représente une diminution de 43 % des revenus jusqu’à huit ans après la première naissance. L’étude démontre également que les mères sont 40 % plus susceptibles que les pères d’être en incapacité de travail jusqu’à huit ans après la naissance d’un enfant. Ces chiffres considérables sont aggravés par le fait que cet écart se maintient à long terme et tend à s’amplifier avec le nombre d’enfants qui composent la famille. Or, en utilisant la réforme législative de 2002, l’article met en exergue que la prise d’un congé de paternité (à l’époque, car avant la modification de la loi en 2011) de deux semaines permet de réduire sensiblement les différents coûts liés à la présence d’enfants. Elle démontre notamment que l’introduction d’un congé de paternité a réduit de 21 % le temps que les mères ont passé en incapacité de travail sur une période de 12 ans.

Pour Gaëlle Demez, le choc consécutif à cette étude est grand : « En Belgique, 1 femme sur 5 ne retourne pas sur le marché du travail après l’accouchement de son premier enfant. On est tombé de notre chaise ! C’est toujours le problème des bulles. Il y a toute une série de femmes qu’on ne voit pas, alors qu’on travaille sur la question des femmes. (…) Et juste avec 10 jours de congé de paternité, on diminue tous ces impacts de moitié. Alors qu’on cherche depuis des années des plans pour lutter contre l’écart salarial dans l’entreprise, etc. On s’est dit que ce levier-là était hyper simple, il est porteur, on peut embarquer tout le monde dans la revendication ». Contrairement aux arguments développés par certain.es opposant.es explique Gaëlle Demez, non seulement les pères jouent un rôle important dans les premiers mois de la vie de leur enfant, mais ils contribuent également à aider les mères à se reposer et à participer aux tâches ménagères. In fine, l’allongement du congé de paternité est vu comme un élément clé de la lutte pour l’égalité femmes-hommes. Pourtant, il existe des différences de point de vue. Par exemple, la revendication du caractère obligatoire ne fait pas l’unanimité dans le syndicat, alors que pour les femmes CSC, c’est indispensable, car dans de nombreuses entreprises, une pression existe sur les pères afin qu’ils renoncent à ce congé ou qu’ils le limitent. Actuellement nous explique Gaëlle Demez, ces arguments sont défendus par les organisations sociales à la conférence pour l’emploi ou au CNT, où se déroulent des discussions à propos d’une réforme pour les congés thématiques[7], car beaucoup de travailleurs et travailleuses ne s’y retrouvent pas et il est nécessaire d’en améliorer la lisibilité. Pour Gaëlle, résumer le contenu de ces discussions est assez simple : « les patrons veulent moins de congés, mais mieux rémunérés. Nous on trouve qu’il faut mieux les rémunérer, mais pas moins de congés. Et idem pour ce congé de naissance, on dit qu’il doit être allongé et obligatoire. Et comme pour les congés de maternité, allongé en cas de grossesse multiple ».

Perspectives

Au niveau des stratégies, Notre interlocutrice souligne l’apport du travail en réseau, qui lui semble indéniable. Le travail en front commun, avec la Ligue des familles et des organisations de femmes et féministes, joue un rôle important et sur les questions d’égalité continue-t-elle, les syndicats travaillent très bien ensemble. Elle rappelle également le rôle de la pandémie, période durant laquelle ces deux modifications de loi sont adoptées. La situation exceptionnelle vécue par l’ensemble de la population, même si les conditions n’étaient pas similaires pour toutes et tous, a accéléré les événements. Pour la responsable des femmes CSC, sur ce type de question, maternité et paternité, les avancées sont là, les manières de penser évoluent, la société change. Syndicalement souligne-t-elle, le contexte actuel fait que ce type de revendications est sans doute plus facile à porter que les questions liées au travail ou au revenu. Et pour Gaëlle Demez, à qui nous laissons le soin de conclure « c’est un gros boulot. Mais c’est une revendication chouette, car ça fait embarquer les hommes dans les questions d’égalité ».

Pour en savoir plus :

Archives de Vie Féminine, VF, Secrétariat National, N°684, Note Actualité en matière de politique familiale, 9 décembre 1986.

MARISSAL C., Mères et pères : le défi de l’égalité. Belgique, 19e -21e siècle, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, AVG – CARHIF, Bruxelles, 2018.

JACQMAIN J., « La protection de la maternité, 108 ans après », Cahiers de la Fonderie, n°22, juin, 1997.

LORIAUX F. (dir), « Travail et maternité : l’impossible conciliation ? », Dynamiques. Histoire sociale en revue, CARHOP, n°1, mars, 2017. https://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2017/03/Introduction-au-dossier-1.pdf 

VOGEL L., « La maternité comme une anomalie : une régulation patriarcale et productiviste des risques reproductifs », Dynamiques. Histoire sociale en revue, CARHOP, n°1, mars, 2017. https://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2017/03/La-maternit%C3%A9-comme-une-anomalie-une-r%C3%A9gulation-patriarcale-et-productiviste-des-risques-reproductifs.pdf 

FONTENAY S. et TOJEROW I., « Coût de l’enfant pour la carrière des femmes et comment le congé paternité peut aider », Département d’économie appliquée de l’ULB, DULBEA Policy Brief, n°20.03, octobre, 2020, https://dulbea.ulb.be/files/d1070b846ef1f6e4b0abe5672ba0428e.pdf.

CHAGNON M. et DELAVA C., « L’allongement de la durée du congé de paternité, un grand pas vers l’égalité femmes-hommes », Commission jeunes CFFB, 15 septembre 2020, https://www.cffb.be/lallongement-de-la-duree-du-conge-de-paternite-un-grand-pas-vers-legalite-femmes-hommes/.

Pour un congé de paternité/coparentalité de 15 semaines, Service d’étude et action politique de la Ligue des familles, mars 2022, https://liguedesfamilles.be/storage/18793/2203021-etude-conge-paternite-15-semaines.pdf.

Congé de paternité en Belgique : l’expérience des travailleurs. Une étude quantitative, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, Bruxelles, 2010, https://igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/downloads/47%20-%20Cong%C3%A9%20de%20paternit%C3%A9_publication_FR.pdf.

Notes

[1] En 2011, le congé de paternité devient accessible pour l’ensemble des coparents, mères ou pères. On parle aujourd’hui, selon les usages ou les auteur.es, de congé de naissance, de coparentalité ou de paternité. Dans cet article, nous utiliserons le terme de congé de naissance.
[2] Seules l’Allemagne, la Suisse et Malte octroient un congé de maternité moins long (14 semaines), mais dans les deux premiers cas, le salaire perçu est plus élevé, avec 100% du salaire pour l’Allemagne et 80% du salaire pour la Suisse. En Belgique, la maman touche 82% du salaire le 1er mois et 75% ensuite.
[3] Le Gezinsbond est La Ligue des familles pour le côté néerlandophone, comme le Vrouwenraad est le pendant du Conseil des femmes francophones de Belgique.
[4] La Libre Belgique, Le MR s’est bien abstenu lors du vote de la loi préservant le repos d’accouchement, 05 juin 2020, https://www.lalibre.be/belgique/politique-belge/2020/06/05/le-mr-sest-bien-abstenu-lors-du-vote-de-la-loi-preservant-le-repos-daccouchement-DQUF5YZUF5GODEVH2QTSVQ45OA/., consulté le 22 mai 2024
[5] Au moment de la parution de cette étude en 2010, la loi de 2011 incluant les coparents n’a pas encore été modifiée, ce qui explique pourquoi il est ici uniquement question du congé de paternité.
[6] Le gouvernement dirigé par le libéral néerlandophone Alexander De Croo, institué le 1er octobre 2020, composé d’une coalition « Vivaldi » de sept partis entre socialistes, libéraux, écologistes des deux communautés et chrétiens démocrates flamands.
[7] Les congés thématiques sont des formes spécifiques d’interruption de carrière. Pendant une période déterminée, ils permettent d’interrompre complètement ou partiellement les prestations pour des besoins précis. Il en existe quatre :  parental, pour assistance médicale, pour soins palliatifs, pour aidant proche.

Pour citer cet article

TONDEUR J., « Congé de maternité et congé de naissance, même combat ? », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 23 : De la rue au parlement : femmes en luttes pour leurs droits, juin 2024, mis en ligne le 3 juillet 2024 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/

Le temps de travail ne se partage pas équitablement

 

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Dominique De Vos
(Membre du Bureau Conseil fédéral de l’égalité des chances entre hommes et femmes (CEC) Présidente de la commission sécurité sociale du CEC)

« À trop exalter l’égalité des chances, à laisser croire qu’elle a été ou est largement réalisée, on promeut l’idée que les inégalités sociales résultent de l’effort et du mérite, et on rend responsable celui qui échoue : il avait sa chance, il n’a pas su ou voulu la prendre. »[1] 

Jacques Delors et Michel Dollé

Aborder l’emploi des femmes conduit immanquablement à s’intéresser au temps partiel qui conditionne les carrières de 850 000 femmes aujourd’hui.[2] Sa promotion massive débute il y a plus de quarante ans, dans un contexte de chômage grandissant. Les orientations politiques de la fin des années 1970 ont des répercussions malheureuses sur les femmes en quête de travail. À l’époque, la Commission du travail des femmes (CTF) s’est saisie du sujet « dont tout le monde parle » dans une vision large de l’avenir de l’emploi des femmes. Elle rend, dès 1976, un avis d’initiative.[3] Très vite, en réaction aux nouvelles réglementations de 1981, des associations féministes groupées au sein du Comité de liaison des femmes (CLF) s’alarment des dangers qui menacent le désir d’autonomie des femmes, de la régression sociale qui s’annonce. Le CLF a beau écrire, protester, dénoncer les discriminations potentielles et réelles, rien n’a pu infléchir la tendance.

Dans les années 1960, un travailleur sur quatre est une femme. Plus de la moitié sont mariées et 5,6 % des femmes travaillent à temps partiel. C’est la période du temps partiel dit « de prospérité », celui qui correspond à un souhait de ne travailler que quelques heures par semaine, celui dont ne dépendent pas les revenus minimums du ménage.

La décennie suivante confirme la progression des femmes dans l’emploi : en 1980, elles représentent 37,8 % de la population active. Mais la crise économique dans les secteurs industriels se solde par du chômage masculin, et appelle des mesures de résorption de celui-ci. Entre 1977 et 1982, la hausse démographique et la perte d’emplois font presque doubler le nombre de chômeurs (475 000 chômeurs hommes et femmes en novembre 1982). Au cours des négociations interprofessionnelles de la fin des années 1970, les partenaires sociaux vont s’accorder sur une politique globale sur les carrières : à savoir des mesures d’encouragement aux prépensions, à l’interruption de carrière et au temps partiel. Le temps partiel, dit « de crise » cette fois, est initié par les interlocuteurs patronaux comme une mesure de réduction du chômage qui va être enrobée de considérations sur les responsabilités familiales… des femmes.

Années 1980 : Essor du temps partiel, un piège sur mesure pour les femmes

L’accord du gouvernement Tindemans de juin 1977 voit dans le temps partiel une solution de redistribution du travail disponible. Le discours officiel vise à promouvoir le temps partiel pour les personnes qui le choisiraient en leur accordant des droits proportionnels au temps de travail effectué, et en facilitant la gestion des entreprises qui ne « devaient pas être pénalisées » en les employant.[4] À la demande du ministre de l’Emploi et du Travail, le socialiste Roger De Wulf, la CTF rend un deuxième avis en 1980[5], aussi divisé entre représentantes des employeurs et représentantes des syndicats que l’avis n° 655 du Conseil national du travail (CNT).[6]

En 1983, sous l’impulsion du nouveau ministre de l’Emploi et du Travail, le social-chrétien Michel Hansenne, une batterie de moyens promotionnels est déployés, pour inciter à travailler à temps partiel.[7] C’est le début d’un piège dans lequel vont être pris des travailleurs, et surtout des travailleuses, auxquelles les autorités vont rappeler leurs devoirs familiaux sous couvert de conciliation vie privée et vie professionnelle. Dans tous les États européens[8], avec des succès divers, des mesures de retrait du marché du travail s’adressent aux femmes afin qu’elles se consacrent davantage à leur famille plutôt qu’à leur autonomie économique.

Quinze ans plus tard, la ministre de l’Emploi et du Travail chargée de l’égalité des chances, la sociale-chrétienne Miet Smet, soutient encore que la réponse à la pénurie d’emploi est la généralisation du modèle « un emploi et demi par ménage (…) à l’instar du modèle des Pays-Bas qui fonctionne très bien pour mettre de nombreuses personnes au travail, souvent dans des emplois à temps partiel »[9]. Elle publie également une brochure à destination des entreprises pour leur vanter les avantages que le temps partiel représente pour elles !

Les étapes juridiques des droits proportionnels

La Convention collective de travail (CCT) n° 35 du 27 février 1981, conclue unanimement au niveau interprofessionnel, préconise la proportionnalité des droits au temps de travail contractuel, établit les règles relatives aux horaires variables, à la priorité pour un emploi à temps plein dans l’entreprise, aux heures complémentaires. La loi du 23 juin 1981 confirme cet accord.

Parallèlement, une directive européenne est en préparation. À la demande du ministre Michel Hansenne, la CTF rend un avis n° 33 sur le projet de directive.[10] Cet avis reflète les positions des employeurs et des travailleurs totalement opposées quant aux effets du temps partiel sur la ségrégation du marché de l’emploi horizontalement (par secteurs) et verticalement (travailleurs peu qualifiés), sur l’impact négligeable en matière de résorption du chômage, d’augmentation des emplois et de capacité à répartir les tâches familiales de manière équitable. Il faut attendre 1997 pour que soit conclu, entre partenaires sociaux européens, un accord-cadre sur le travail à temps partiel, lequel brandit toujours le principe de proportionnalité : « appliquer le prorata temporis, là où c’est nécessaire ». Il sera annexé à la directive 97/81.[11]

Les règles de base convenues en 1981 sont toujours en vigueur.[12] Le contrat de travail à temps partiel est un contrat ordinaire mais « effectué de manière régulière et volontaire, pendant une durée plus courte que la durée normale »[13], avec des modalités spécifiques. Le flou de cette définition brouille la réalité du travail à temps partiel qui recouvre un 4/5ème temps, un mi-temps, 1/3 temps ou moins encore dans les secteurs qui ont obtenu une dérogation.[14] 

Le contrat individuel doit être écrit pour préciser le nombre de jours et d’heures de travail à prester. Le règlement de travail doit déterminer les régimes de travail à temps partiel dans l’entreprise. L’horaire peut être fixe ou variable et doit faire l’objet d’une information au minimum cinq jours[15] à l’avance ou selon d’autres modalités prévues dans une convention collective de secteur.

Les avantages et les conditions de travail doivent être proportionnels à la durée de travail… Dans la vraie vie, le droit tolère beaucoup d’exceptions.

Moins d’heures de travail entraîne logiquement une rémunération moindre. Mais les 12 premières heures d’heures complémentaires prestées par mois – c’est-à-dire celles qui dépassent la durée normale de travail à temps partiel dans l’entreprise – ne donnent pas lieu à un sursalaire à l’instar des travailleurs et travailleuses à temps plein. Cette différence de traitement, constitutive d’une discrimination indirecte (parce qu’il y a plus de femmes travaillant à temps partiel), est une des causes de l’écart salarial entre hommes et femmes.[16] Mais pratiquées régulièrement, ces heures en plus peuvent dans certains cas donner l’occasion de modifier le contrat de travail.

Travailler à temps partiel offre peu d’accès aux formations et de perspectives de promotion. Les travailleurs et travailleuses ont le droit, sur demande, à une priorité de passer à temps plein si un emploi se déclare vacant et auquel ils et elles peuvent prétendre. Ce droit n’est que très rarement respecté. 

Le temps partiel permet beaucoup de flexibilité pour l’employeur (horaires variables, délai de prévisibilité très court, heures complémentaires) sans contrepartie pour le travailleur ou la travailleuse. À cause des objectifs de rentabilité élevés, les rythmes s’intensifient, le travail devient plus vite pénible. La variabilité n’offre pas de possibilité d’organiser sa vie hors professionnelle. En réduisant son implication dans la sphère professionnelle, la travailleuse perd des arguments pour équilibrer la prise en charge des responsabilités familiales au sein du couple.

Toutes ces règles dérogatoires au droit commun confortent l’idée que le temps partiel n’est pas une simple question de temps de travail comme le laisse supposer la définition de l’Organisation internationale du travail (OIT), mais qu’une politique structurelle de l’emploi s’est construite aboutissant à une dualisation du marché de l’emploi. Les raisons du banc patronal ont été affichées dès le début : de la flexibilité, des coûts de gestion faibles, réduction de l’absentéisme, une productivité boostée, une augmentation des emplois, qui se révélera fictive. Le temps partiel ne semble être un avantage que pour les quelques familles qui ont les moyens ou pour les couples dont un partenaire gagne un salaire élevé.

Le caractère volontaire du travail à temps partiel, une supercherie !

En 1982, la restructuration de l’entreprise Bekaert-Cockerill à Fontaine-l’Évêque[17], a montré que le temps partiel n’était autre qu’une variable d’ajustement du chômage et pouvait générer des discriminations. Un accord d’entreprise, signé par les syndicats le 22 novembre 1982, stipulait sans complexe que « toutes les femmes non-chefs de ménage passeront à temps partiel » … « pour éviter des licenciements des hommes ». Cette formulation exhibant une discrimination directe contraire à la loi du 4 août 1978 de réorientation économique[18] et la directive européenne 76/207/CEE[19], fut, sous la pression d’associations féministes (Comité de Liaison des Femmes et Vrouwen Overleg Komité) réécrite d’une manière plus neutre en remplaçant les termes de femmes non-cheffes de ménage par la mention des secteurs de l’encollage, de l’emballage et des services généraux, secteurs dans lesquels se trouvaient toutes les femmes et qui ne nécessitaient pas de remaniement. Ces femmes revendiquaient le passage aux 36 heures pour tous. La réponse fut catégorique : les hommes des services menacés ont tout simplement pris la place des femmes dans ces secteurs.

L’affaire aboutit à un jugement du Tribunal du travail de Charleroi le 12 novembre 1984.[20] Ce tribunal reconnaît la discrimination indirecte[21] qu’a instauré le passage forcé au travail à temps partiel pour les femmes non-cheffes de ménage. Néanmoins, les accords collectifs de 1982 ne seront pas déclarés nuls. Les 13 femmes menacées ne seront pas réintégrées dans l’entreprise et ne recevront en contrepartie qu’une indemnité équivalente à six mois de salaire brut (le minimum légal). Cette affaire spectaculaire a illustré une collusion de tous les acteurs (partenaires sociaux, conciliateur, ministère, auditeur du travail) contre les femmes qui n’ont eu de soutien qu’auprès des organisations féministes et des responsables féminines des syndicats. Plusieurs cas similaires ont été dénoncés en France avec des issues tout aussi iniques et dramatiques.

Qu’en est-il de la sécurité sociale ? 

Afin d’inciter à travailler à temps partiel, des Allocations de garantie de revenu (AGR), à charge du chômage, vont être accordées dès le début à celles et ceux qui acceptent un temps partiel pour échapper au chômage c’est-à-dire dont le travail à temps partiel est considéré comme involontaire. L’AGR est destinée à compenser la différence de revenu entre un temps plein et un temps partiel. Des conditions strictes et cumulatives sont exigées : avoir un salaire inférieur à un salaire de référence, effectuer un ¾ temps et déclarer explicitement vouloir travailler à temps plein. Ce système de l’AGR a connu tellement de succès (200 000 bénéficiaires en 1990) qu’à cause des coûts croissants à charge du secteur chômage, le gouvernement les a rabotées graduellement pour les travailleurs et travailleuses à temps partiel d’avant 1993. Il crée alors la catégorie des travailleurs à temps partiel avec maintien des droits sous de nouvelles conditions (travailler au moins un tiers temps, être disponible à temps plein, etc.). Le calcul complexe de l’AGR sera modifié plusieurs fois au cours des années 2000, pour faire perdre une part de leurs revenus aux ayants droit[22] et diminuer leur nombre : en 2020, ils et elles ne sont plus que 32 000 dont 23 000 femmes.

En 1992, afin de les responsabiliser dans le coût du chômage, les employeurs qui engagent des temps partiels involontaires sont soumis à une cotisation capitative pour chaque emploi offert uniquement à temps partiel. Un an plus tard, elle est diminuée, puis supprimée, et réinstaurée en 2017, sous une autre forme… 

Quant à la pension des travailleurs et travailleuses à temps partiel, elle est soumise à la compression des heures travaillées en jours. Ce mode de calcul constitue une double proratisation dénoncée par le Conseil fédéral de l’égalité des chances entre les hommes et les femmes (CEC[23]) depuis 20 ans[24], et dont la suppression a fait l’objet d’une proposition de loi à la Chambre[25]. Cette compression restreint la possibilité de totaliser suffisamment d’années de travail pour avoir accès à la pension minimum et conduit la plupart des pensionné.e.s à une pauvreté qui, dans le pire des cas, les contraint à recourir à la Garantie de revenus aux personnes âgées (GRAPA).  

Améliorer les conditions de travail et de vie des « working poors »

En 2016, s’inquiétant du caractère majoritairement involontaire[26] (non choisi) du travail à temps partiel, le CEC relance le débat en posant la question des conditions de travail plutôt que des raisons de travailler à temps réduit : ne serait-ce pas les conditions de travail auxquelles sont soumises les travailleuses à temps partiel qui les empêcheraient d’exercer leur métier à temps plein, qui ne leur permettraient pas de concilier « harmonieusement » leurs activités professionnelles et responsabilités familiales ? Après des analyses théoriques du droit applicable, le CEC pilote, avec l’appui d’universitaires, deux enquêtes dans des secteurs employant beaucoup de femmes et à forte proportion de temps partiel : le commerce, le nettoyage, les maisons de repos et les banques et assurances.[27] Bien que les raisons de travailler à temps partiel révèlent une interpénétration de multiples contraintes difficiles à isoler, il en ressort que travailler à temps partiel augmente la pénibilité du travail causée par des horaires variables et souvent imprévisibles, une charge de travail et des rythmes accrus, l’abus de l’urgence, des heures complémentaires, etc.[28] L’argument  promotionnel des années 1980, qui consistait à faciliter la conciliation entre responsabilités familiales et contraintes professionnelles, est loin de se vérifier dans la réalité : dans les entreprises sondées, les horaires des femmes qui ont des enfants sont identiques à celles qui n’en ont pas.

La collecte d’éléments statistiques complétée par des témoignages a permis de refonder des revendications essentielles. À la suite d’une journée d’étude en juin 2022[29], le CEC rend en octobre 2022 un avis auquel ont collaboré les représentants des secteurs analysés.[30] Une série de recommandations sont adressées tant aux autorités politiques qu’aux commissions paritaires. En matière de droit du travail, le CEC demande la suppression de la discrimination salariale résultant du système des heures complémentaires, l’évaluation de la cotisation de responsabilisation, un investissement significatif dans les services de garde d’enfants qui tiennent compte de la flexibilité exigée par les entreprises. En matière de chômage, le système des AGR doit compenser réellement la perte de revenu des travailleurs ou travailleuses qui acceptent un travail à temps partiel. Pour le calcul de la pension, il faudrait supprimer la différence entre les travailleurs à temps partiel avec maintien des droits avec ou sans AGR, revoir le système de la compression des heures en jours travaillés et maintenir les assimilations actuelles.[31]  

Dépassant le discours usé, aseptisé, de l’égalité des chances, nous cherchons à corriger les discriminations, à compenser les effets inéquitables des politiques publiques de l’emploi, de dispositions juridiques prétendument neutres, en réalité incapable de concevoir de l’égalité, ce qui n’est d’ailleurs pas leur objectif premier. En ce qui concerne le travailleurs et travailleuses à temps partiel, la proportionnalité des droits salariaux, des congés, des formations, etc., est insuffisante à générer un minimum de justice dans l’entreprise et de cohésion sociale.

Notes

[1] DELORS J. et DOLLE M., Investir dans le social, 2012, Odile Jacob, 2009, p. 213.
[2] « Le travail à temps partiel en léger recul chez les femmes, mais pas chez les hommes », Le travail à temps partiel, https://statbel.fgov.be/fr/themes/emploi-formation/marche-du-travail/le-travail-temps-partiel, publié le 27 mars 2024, consulté le 17 juin 2024.
[3] Avis n° 8 du 2 septembre 1976 sur le travail à temps partiel des femmes, cité par PEEMANS-POULLET H., « Le travail à temps partiel » dans PERNOT A., CORNELIS L., HANTSON F., Il y a 40 ans : La Commission du travail des femmes, Conseil de l’Égalité des Chances entre Hommes et Femmes, 2016, p. 26. https://conseildelegalite.be/media/300/download?inline, consulté le 17 juin 2024. 
[4] Le Travail à temps partiel, brochure FEB, 1983.
[5] Avis n° 23 du 20 juin 1980 sur le travail à temps partiel. Partie I & II. https://conseildelegalite.be/media/291/download?inline, consulté le 17 juin 2024.
[6] L’avis n° 655 de 1980 s’est contenté de passer en revue les adaptations réglementaires nécessaires sans se prononcer sur les enjeux de fond.
[7] Le travail à temps partiel, peut-être une solution pour vous ?, brochure du Ministère de l’Emploi et du Travail, préface de Michel Hansenne, 1983.
[8] « La place des femmes sur le marché du travail », Les cahiers de femmes d’Europe, n° 36, 1991.
[9] Interview de Miet Smet dans Knack, 20 mai 1998. Aux Pays-Bas, 40 % de travailleurs sont à temps partiel et 70 % de femmes.
[10] Avis n° 33 du 12 juillet 1982 relatif à la proposition de directive du Conseil des communautés européennes concernant le travail volontaire à temps partiel. https://conseildelegalite.be/media/281/download?inline, consulté le 17 juin 2024.
[11] Directive 97/81/CE du Conseil du 15 décembre 1997 concernant l’accord-cadre sur le travail à temps partiel conclu par l’UNICE, le CEEP et la CES – Annexe : Accord-cadre sur le travail à temps partiel.
[12] Ces règles ont été décrites et évaluées en 1998 par le Conseil d l’égalité des chances entre les hommes et les femmes dans Le travail à temps partiel. Situation et implications en droit du travail et en matière de sécurité sociale (34 p.). En 2004, la FGTB Liège-Huy-Waremme a édité une étude très complète, Temps partiel en Belgique. Entre solution et désillusion.
[13] Cf. la définition du Bureau international du travail et le commentaire de l’article 1er de la collective de travail n° 35.
[14] Dans l’industrie alimentaire, la vente au détail, les grands magasins, la distribution, l’hôtellerie, les services d’aides familles et aides seniors, le nettoyage.
[15] Sept jours depuis 2023.
[16] Une proposition de loi du 1er septembre 2023 vise à y remédier. Chambre doc. 55-3531/001.
[17] COENEN M.-T., « La grève des travailleuses de Bekaert-Cockerill en 1982. Les femmes contre le temps partiel imposé », analyse en ligne, https://www.carhop.be/images/Gr%C3%A8ve_travailleuses_Bekaert-Cockerill_1982_MTC_2005.pdf,‎ 2005, consulté le 17 juin 2024 ; LOUIS M.-V., « La lutte des femmes de Bekaert-Cockerill », Les Cahiers du GRIF, no 27,‎ 1983, p. 44.
[18] Cette loi a été intégrée dans la loi du 7 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes.
[19] Remplacée par la directive 2006/54/CE du 5 juillet 2006 relative à l’égalité des chances et de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail.
[20] DE VOS D. et PICHAULT C., « L’affaire des travailleuses de Bekaert-Cockerill », Journal des                                           tribunaux du travail,‎ n° 330, 20 novembre 1985, p. 435-443. https://bib.kuleuven.be/rbib/collectie/archieven/jtt/1985-330.pdf, consulté le 17 juin 2024 ; ARCQ E. et PICHAULT C., L’affaire Bekaert-Cockerill, Bruxelles, CRISP, 1984 (Courrier hebdomadaire du CRISP, no 12), p. 24-25. 
[21] La jurisprudence européenne avait déjà reconnu la discrimination indirecte à l’encontre des travailleurs à temps partiel depuis l’arrêt Jenkins du 31 mars 1981.
[22] De nombreux articles et positions ont dénoncé cette évolution. Notons Le point de vue du Conseil sur la Sécurité sociale, Bruxelles, Conseil de l’égalité des chances entre hommes et femmes, mai 1996.
[23] En 1993, ce conseil a remplacé la Commission du travail des femmes (CTF) en intégrant des associations féminines et de jeunesse. Ses missions consistent à rendre des avis aux autorités et à toute personne qui l’interroge, mais aussi d’initiative. Dans le cadre de ses compétences fédérales, il peut entreprendre toutes actions relatives à l’égalité entre hommes et femmes (colloques, séminaires, publications, etc.).
[24] Avis n° 110 du 13 octobre 2006 au sujet de la mise en œuvre du pacte de solidarité entre les générations en ce qui concerne la prépension et la pension légale : ancienneté requise, périodes assimilées, contenu donné à la notion “travail lourd”. https://conseildelegalite.be/media/187/download?inline, consulté le 19 juin 2024 & Avis n° 147 du 29 mai 2015 relatif à diverses mesures de la réforme de la pension des travailleurs salariés. https://conseildelegalite.be/media/64/download?inline, consulté le 19 juin 2024.
[25] Proposition de loi modifiant l’arrêté royal du 21 décembre 1967 portant règlement général du régime de pension de retraite et de survie des travailleurs salariés, visant à supprimer la compression des années de prestations des travailleurs à temps partiel afin de favoriser l’accès aux droits sociaux, Chambre des représentants de Belgique, 19 juillet 2019. https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/0119/55K0119001.pdf, consulté le 19 juin 2024.
[26] L’enquête sur les forces de travail d’Eurostat posent des questions standardisées depuis 30 ans. Il en ressort notamment d’année en année que seulement 10% de femmes et 6,5% d’hommes ne souhaitent pas un emploi à temps plein.  On pourrait en conclure que 90 % de femmes et d’hommes souhaitent un temps plein mais en sont empêché.e.s pour diverses raisons familiales, de santé, d’absence de travail à temps plein, etc.
[27] « À qui s’adresse le travail à temps partiel ? À quoi sert-il ? », https://conseildelegalite.be/nouvelles/qui-sadresse-le-travail-temps-partiel-quoi-sert-il, 23 octobre 2020, consulté le 19 juin 2024 &  MARTINEZ-GARCIA E., HAUSMANN T., WISEUR G., Enquête sur le caractère (in)volontaire du temps partiel féminin, Bruxelles, ULB-Centre Metices, février 2020, 74 p. https://raadvandegelijkekansen.be/sites/default/files/inline-files/Enqutetempspartielinvolontairerapportsept2020_0.pdf, consulté le 19 juin 2024.
[28] Avis n° 166 du 14 octobre 2022 du Bureau du Conseil de l’Égalité des chances entre les hommes et les femmes, relatif au travail (in)volontaire à temps partiel. https://conseildelegalite.be/media/348/download?inline, consulté le 19 juin 2024.
[29] « Communiqué de presse 23 juin 2022. Le temps de travail, une histoire de genre », https://conseildelegalite.be/nouvelles/le-temps-de-travail-une-histoire-de-genre-journee-detude-22-juin-2022, consulté le 19 juin 2024.
[30]  Avis n° 166 du 14 octobre 2022…
[31] « Retour sur le travail à temps partiel », présentation de Dominique De Vos, 2023, Retour sur le travail à temps partiel – Dominique Devos (PPTX, 298.51 Ko), consulté le 19 juin 2024.

Pour citer cet article

DE VOS D., « Le temps de travail ne se partage pas équitablement », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°23 : De la rue au parlement : femmes en luttes pour leurs droits, juin 2024, mis en ligne le 3 juillet 2024, https://www.carhop.be/revuescarhop/

« Les revendications des femmes s’inscrivent dans un dessein démocratique » Sur les pavés, l’égalité !

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Amélie Roucloux (Historienne, CARHOP asbl)
Sur base d’une interview de Chantal Massaer (Directrice, Infor-Jeunes Laeken)

Infor-Jeunes Laeken est un centre d’information jeunesse, actif à Bruxelles depuis les années 1960. L’accès y est libre et gratuit, il offre des permanences d’informations et des permanences juridiques pour les jeunes de 12 à 26 ans concernant le droit scolaire (notamment les recours en cas de redoublement ou d’exclusion scolaire), les problèmes liés à l’école (harcèlement, acharnement, pression psychologique, etc.) à l’enseignement supérieur (bourse d’étude, etc.) ou encore concernant le CPAS. L’association sans but lucratif offre d’autres services, tels qu’une riche documentation classée par thème, des conseils d’orientation ou de choix d’école et un cyberespace notamment.

Pour cette contribution, nous explorons avec Chantal Massaer, directrice d’Infor-Jeunes Laeken, l’une des campagnes phares de l’association : Sur les pavés, l’égalité !. Pour réaliser cette contribution, l’équipe de rédaction se base sur une interview de Chantal Massaer, la ligne du temps réalisée par Infor-Jeunes Bruxelles dans son rapport d’activité 2022, l’article Par le petit bout de la lorgnette. Les politiques publiques de jeunesse en Belgique francophone vues sous l’angle des services d’information des jeunes réalisé par Jean-François Guillaume, l’article Les maisons de jeunes ont soixante ans : retour en arrière sur un secteur clé en termes d’éveil à la citoyenneté de Ludo Bettens, et des articles de RTBF actu et de La Libre qui présentent l’association ou la campagne.

Les centres d’information jeunesse Infor-Jeunes sont une structure ancienne. Au milieu des années 1960, l’abbé Gustave Stoop crée l’association Télé Jeunes à Bruxelles avec la complicité de professeurs, d’animateurs et d’assistants sociaux. L’objectif est d’offrir une permanence téléphonique aux jeunes pour répondre à leurs questionnements. À l’époque, les questions portent essentiellement sur le service militaire et sur la libération sexuelle. Très vite, l’association prend le nom de Centre national belge d’information des jeunes, soit Infor-Jeunes, et, en 1969, elle est reconnue par le ministère de la Culture française. Au même moment, les centres d’information jeunesse se multiplient avec l’apparition de structures à Namur, Mons et Tournai, ce qui permet de répondre à l’ampleur et à la diversité des demandes des jeunes.

De manière générale, l’époque est au foisonnement d’initiatives citoyennes et associatives. Dans le sillage des bouleversements idéologiques et démographiques des années 1960, l’idée de démocratie culturelle fait son chemin, celle qui postule que la démocratie est un processus politique, social et participatif. Les centres d’information jeunesse sont porteurs de cette conception et y inscrivent, en plus, un idéal d’émancipation des jeunes. L’arrêté royal du 22 octobre 1971 leur donne des financements et un cadre d’action. De nombreux concepts (citoyenneté, participation, libre expression, créativité, etc.) sont intégrés dans ce texte qui consacre l’existence des maisons de jeunes, mais aussi des centres d’information jeunesse et des centres d’hébergement et de rencontres. En 1979, un nouvel arrêté royal est promulgué afin de mieux prendre en compte les spécificités des centres d’informations, tels qu’Infor-jeunes, et des centres d’hébergement et de rencontres, tels que les auberges de jeunesse. En 2011, 25 centres d’information jeunesse sont reconnus par la Fédération Wallonie-Bruxelles et actifs sur tout le territoire francophone belge.

Infor-Jeune Laeken continue à se nourrir de ses racines historiques, en mettant l’égalité des genres au centre du processus d’émancipation des jeunes. Ainsi, en plus des permanences juridiques, le centre d’information jeunesse se rend dans les écoles pour y faire des animations d’Éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS). Les thématiques sont variées : le harcèlement de rue, le revenge porn, la bienveillance et la confiance dans les relations affectives et sexuelles, le consentement, les publicités misogynes, la culture du viol, la notion d’aliénation en partant du sexisme et du racisme, la contraception féminine et masculine, la virilité, le body positivity qui revisite les stéréotypes de la beauté, l’orientation sexuelle, le tabou des règles, le mythe de la virginité, etc. La dynamique est interactive, les réactions, questionnements, préjugés et tabous des jeunes alimentant les animations, explique Chantal Massaer, « on a tout un carnet d’animations qui est prêt, mais en fonction de ce qui va émerger dans le groupe, on va traiter plus ou moins d’autres questions. On va aussi laisser des espaces à un moment donné pour des questions libres ». « On est dans un processus, on ne travaille pas avec des féministes », développe Chantal Massaer, « je veux dire, on ne travaille pas avec des gens convaincus. On est vraiment dans un processus où on essaye de faire bouger les lignes. Et si on arrive déjà à ce qu’il y ait du doute sur ce qui est naturel entre guillemets – et qui ne l’est pas ! (…) – et bien, on gagne des points ». Ces animations, ces rencontres et débats avec les jeunes, constituent le terreau d’où naît la campagne Sur les pavés, l’égalité !.

La campagne Sur les pavés, l’égalité ! émerge en 2016. La référence à l’un des slogans de la révolte française de mai 1968 Sous les pavés, la plage est assumée : égalité et émancipation en sont le maître mot. À partir des animations sur l’égalité de genre réalisées dans différentes écoles bruxelloises, certaines deviennent partenaires du projet et des élèves participent activement à celui-ci : intervention lors de la conférence de presse, réalisation d’émissions radio, création du passeport pour les théâtres, mobilisation pour la parade festive. Les jeunes sont parties prenantes de l’ensemble du processus, et certain.e.s bougent les lignes. « Avec certaines classes, on fait 20 heures d’animations », explique Chantal Massaer, « et des jeunes garçons qui, au début des animations baissaient la tête ou se couchaient sur leur banc – genre : “Qu’est-ce qu’on vient nous emmerder avec les questions d’égalité hommes-femmes ?” – et bien, il y en a deux qui ont pris la parole lors de la conférence de presse. L’un pour battre en brèche le tabou des règles, et le deuxième pour expliquer l’anatomie féminine, en ce compris le clitoris et le plaisir. Donc, quand même on se dit : “Là, il y a un basculement.” ». Ainsi, cette année comme toute les autres, la thématique qui émerge des animations donne son nom à la parade : Les noces de Clito.

Passeport de l’égalité, crée par Infor-Jeunes Laeken pour la campagne Sur les pavés, l’égalité!

Le 21 février 2024, la parade s’élance dans les rues de Bruxelles et donne le coup d’envoi de la campagne. « L’idée de la parade, c’est de mettre en acte des revendications. (…) Nous, on souhaite que l’espace public soit occupé de manière égalitaire, conviviale et harmonieuse. » Deux chars et plus d’une vingtaine de danseurs et danseuses, tou.te.s vêtu.e.s de robes de mariées, bousculent le train-train du centre-ville de Bruxelles en symbolisant une réinterprétation résolument moderne du mariage. Des arrêts dans son parcours permettent des prises de paroles et des lectures de texte de femmes inspirantes. Les rues sont rebaptisées par des thèmes égalités hommes-femmes et le groupe distribue des chocolats, Les saveurs de l’égalité « là aussi, c’est un message sur : l’égalité ça peut se partager, ça peut être un plaisir, ça peut être très chouette ». Ensuite, le second volet de la campagne encourage la démocratisation de l’accès à la culture. Grâce à des partenariats avec une multitude d’acteurs culturels, des milliers de jeunes âgé.e.s de 15 à 30 ans ont l’opportunité d’assister gratuitement, du 8 mars au 8 avril 2024, à une variété de spectacles culturels. Un passeport offre – moyennant une participation créative en faveur de l’égalité de genre – d’accéder à toutes les activités. Cette année encore, la campagne touche un large public : les animations liées à la campagne ont lieu dans cinq écoles différentes, avec un total de 156 heures d’animation. 7 000 passeports sont imprimés, et 735 places consommées chez 21 partenaires culturels.

Vidéo de la parade de la campagne sur les pavés, l’égalité !

Depuis huit ans qu’elle existe, la campagne Sur les pavés, l’égalité ! garde toute sa pertinence car donner place et visibilité aux thématiques EVRAS, en ce compris celles concernant l’égalité des genres, reste un combat de tous les instants. En septembre 2023, par exemple, le monde associatif est sous le choc : « il y a eu une opposition frontale à l’EVRAS, (…) il y a des inconscients qui vont bouter le feu (à des écoles), il y a des manif’ anti-EVRAS, on entend des choses hallucinantes comme quoi on demanderait aux jeunes de se déshabiller, on leur apprendrait comment se masturber et on ferait ça notamment avec des enfants de trois ans, et, là, tu te dis : “mais comment est-ce qu’on peut croire des choses aussi loufoques !?” » Et pourtant, des parents s’opposent aux animations EVRAS dans les écoles. C’est problématique, explique Chantal Massaer, car, avec internet et les smartphones, les jeunes sont de plus en plus confronté.e.s, sans accompagnement, à des images, des discours et des vidéos pour lesquels ils et elles n’ont pas le recul critique nécessaire (publicités sexistes, discours de haine, dénigrement des personnes, pornographie, etc.). Pour tenter de contrer la propagande anti-EVRAS, les acteurs et actrices du secteur accentuent leur travail d’information et de sensibilisation, notamment auprès des parents. C’est le cas également d’Infor-Jeunes Laeken qui multiple les canaux de diffusion pour sensibiliser aux thématiques EVRAS et aux droits des jeunes, l’autre champ d’action du service d’information jeunesse.

Ce combat de tous les instants en faveur de l’EVRAS est aussi le sens de la contribution de Chantal Massaer à cette revue, qui explique « je crois que les revendications des femmes s’inscrivent dans un dessein démocratique. “Pour moi, il ne saurait y avoir de réelle démocratie sans égalité hommes-femmes”, autrement dit, une démocratie saine intègre les questions de genre pour donner la possibilité aux femmes… et aux hommes de s’émanciper. Toutes les démarches d’Infor-Jeunes Laeken s’inscrivent alors dans un tout cohérent : les écoles sont mobilisées par la construction de synergies avec des allié.e.s à l’intérieur des établissements, l’équipe tout entière est impliquée par la participation et la formation, les enjeux politiques, à savoir la compréhension des phénomènes sociaux, sont intégrés dans le processus de réflexion avec la réalisation de documentaires sur les conséquences des politiques discriminatoires sur les plus précarisé.e.s : les pauvres, les femmes, les jeunes, les étranger.e.s, etc. Dans ce contexte, le contact avec les écoles est important, à la fois pour être identifié comme partenaire fiable sur ces thématiques mais aussi parfois pour bousculer les lignes quand des choses dysfonctionnent. Ainsi, il importe de multiplier les stratégies pour apporter l’EVRAS vers les jeunes afin qu’ils et elles s’en emparent et s’émancipent grâce à elle, collectivement.

Les participant.e.s à la parade sur l’égalités

Bibliographie


Pour citer cet article

ROUCLOUX A., « « Les revendications des femmes s’inscrivent dans un dessein démocratique » Sur les pavés, l’égalité ! », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 23 : De la rue au parlement : femmes en luttes pour leurs droits, juin 2024, mis en ligne le 3 juillet 2024 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/

Exiger un accès légal au travail et rendre visible l’invisible

Julien Tondeur, (historien au CARHOP asbl) sur base d’une interview de Eva Jimenez Lamas et Magali Verdier, de La Ligue des travailleuses domestiques  CSC-Bruxelles

Le vendredi 14 juin 2024, à la veille de la journée internationale du travail domestique et quelques jours après les élections politiques européennes, fédérales et régionales, les militantes de la Ligue des travailleuses domestiques de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC) de Bruxelles, avec le soutien du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) de Bruxelles, se mettent en grève. La Ligue en profite pour organiser un événement retraçant son parcours historique de lutte. Elle établit par la même occasion le 1er gouvernement du courage politique, gouvernement symbolique dont les protagonistes sont interprétées par les militantes elles-mêmes. Aux pied du Palais de Justice de Bruxelles, les revendications, critiques et témoignages se succèdent devant plusieurs centaines de personnes. Sous un ciel gris et dans le froid d’un printemps qui n’arrive pas, l’assemblée passe du rire aux larmes, tant certains parcours de vie sont rudes et émouvants. Pourtant, malgré les difficultés, ces femmes luttent ensemble pour leur dignité. Elles revendiquent une protection juridique contre les abus, une régularisation et un accès aux formations professionnelles dans les métiers en pénurie. Quelques jours avant cette échéance importante, j’ai la chance de rencontrer Eva Jimenez Lamas et Magali Verdier, les deux coordinatrices de la Ligue, dans leurs bureaux de la rue Pletinckx, située au centre de Bruxelles. Pour cette contribution, elles proposent d’aborder la thématique des revendications pour les droits des femmes en les développant sous l’angle syndical. Elles retracent les origines de la Ligue, ses combats, ses revendications et les stratégies élaborées pour obtenir le respect du droit de chaque travailleur et travailleuse à être défendu et de cotiser à la Sécurité sociale.

Comment en êtes-vous arrivées à travailler pour la Ligue ? Deux parcours féminins et féministes différents

Engagée comme permanente syndicale en 2008 à la CSC, Eva Jimenez Lamas effectue en parallèle un mémoire sur la mobilisation des travailleurs sans papiers dans le domaine du « care ». Dans ce cadre, elle réalise entre 2011 et 2012 une observation partic ipante dans ce qui s’appelle à l’époque le Groupe de travailleuses domestiques avec et sans-papiers de la CSC. Pendant environ un an, elle accompagne Anna Rodriguez, la responsable de ce groupe mais aussi sa collègue du bureau (Eva travaille déjà à la CSC lorsqu’elle commence son stage). Elle est particulièrement touchée par les situations que vivent ces femmes, situations proches de celles qu’elle a vécu elle-même et considéré comme une humiliation : avoir étudié et être pourtant réduite et confinée dans l’espace domestique parce qu’il faut survivre et payer son loyer, être victime de racisme, de rapports de domination parfois très violents. C’est ce lien qui l’unit aux femmes et qui la porte depuis les débuts : « j’ai été travailleuse domestique car il fallait que je paie le loyer et que je subvienne aux besoins, à l’époque. Ma mère a vécu dans une Espagne post-franquiste et dans la véritable pauvreté. Tous ses frères et sœurs ont été placés dans des orphelinats, elle a élevé seule sa fille pendant 6 ans et demi en Espagne, ensuite elle s’est mariée avec un Belge et nous sommes arrivés en Belgique. (…) Je ne suis pas là comme observatrice. Il y a tout un parcours qui m’a amenée à déconstruire et à lutter contre les violences faites aux femmes dans le secteur du travail, parce que malheureusement j’en ai vécu beaucoup et ma mère en a vécu encore davantage ». Aujourd’hui responsable syndicale interprofessionnelle CSC Bruxelles, elle s’occupe notamment de la Ligue des travailleuses domestiques, qui fait partie du Comité des travailleurs et travailleuses migrant.es avec et sans-papiers de la CSC Bruxelles. De son parcours, Eva Jimenez Lamas tire une bonne partie de ses convictions et de sa force.

Magali Verdier, animatrice au MOC Bruxelles, s’installe en Belgique au début des années 2000, même si elle y est déjà venue pour ses études dans les années 1990. D’abord coordinatrice sociale pour un contrat de quartier à Saint-Josse, elle est engagée comme responsable régionale de Vie Féminine (VF) Bruxelles en 2005. Elle y reste durant 13 ans : « ce que j’ai trouvé très intéressant à VF justement, c’est que c’est un mouvement vraiment ancré dans les milieux populaires et qui n’a pas de jugement par rapport aux femmes. Elles avaient une ouverture totale (…) Vie Féminine en tout cas m’a beaucoup apporté. Et je me suis inscrite là-dedans. C’est vraiment d’avoir une émancipation individuelle et collective, petit à petit en partant des femmes ». Dans son travail à Vie Féminine, elle rencontre également Anna Rodriguez, qui occupe à l’époque elle aussi un poste d’animatrice dans le mouvement féministe. Elles réalisent avec des femmes sans-papiers des assemblées, participent à des occupations, des grèves de la faim. « C’est une des questions qui m’a touché, comme plein d’autres mais celle-ci m’a touché en particulier ». Magali Verdier souhaite alors se réinscrire dans une démarche de travail de terrain, c’est ainsi qu’elle est engagée en 2018 à ce poste qu’elle occupe aujourd’hui encore, animatrice en éducation permanente, genre et migration : « J’ai eu l’opportunité d’être engagée au MOC de Bruxelles avec une mission spécifique, qui était de soutenir le Comité des travailleurs avec et sans-papiers organisé par la CSC-Bruxelles.

Pour retracer leurs parcours, spontanément, Eva et Magali commencent par évoquer la question du féminisme. « Pendant très longtemps, m’explique Eva, j’ai dit que je n’étais pas féministe parce que j’étais en rupture avec des féministes qui n’accordaient pas une place dans la société à toutes les femmes ». C’est en travaillant avec les femmes migrantes et sans-papiers qu’elle évolue sur la question : « à partir du moment où on revendique le droit des femmes et qu’en plus on vit nous-mêmes des injustices comme femme, ce qui est mon point de vue situé, c’est que je vis des injustices comme femme, racisée et travailleuse, donc je suis une féministe intersectionnelle ».[1] Eva me signale néanmoins que cette notion est sujette à débats chez les féministes, mais assume sa position. De son avis, les différentes étapes de sa vie ont fait d’elle la féministe qu’elle est aujourd’hui. Pour sa part, Magali se sentait féministe dans l’âme, sans vraiment savoir ce que cela signifiait : « je dirais que je portais le féminisme de ma mère, qui ne se déclarait pas elle-même féministe. Mon père ne voulait pas que ma sœur étudie l’architecture et voulait que je sois secrétaire. Ma sœur pleurait dans la cuisine devant le frigo, je m’en souviendrai toute ma vie, et notre mère nous a défendues pour qu’elle puisse faire un métier soi-disant ̋d’homme ̏.  Ça, c’était le féminisme de ma mère. Moi je viens plutôt d’une classe moyenne aisée, ce n’est pas le même parcours qu’Eva mais voilà, ce sont quand même des choses qui te portent en tant que femme ».

D’où vient la Ligue ?

En 2008, le gouvernement Leterme inscrit dans sa déclaration politique du gouvernement, la régularisation des personnes sans-papiers suivant certains critères ».[2] Le rapport de force est favorable et la CSC s’inscrit alors structurellement dans la lutte pour la cause des sans-papiers. Elle engage Anna Rodriguez comme responsable migrations et sans-papiers et Eva, embauchée en même temps comme permanente syndicale, partage son bureau. Sous l’impulsion d’Anna Rodriguez, un comité de travailleurs et travailleuses sans papiers se met en place progressivement fin 2008. En son sein, un groupe des travailleuses domestiques prend vigueur. Protéiforme, il est composé de travailleuses avec et sans-papiers et des déléguées syndicales de secteurs comme les titres- services, le nettoyage, le travail domestique ou les soins. Le slogan est à l’époque « d’ici ou d’ailleurs, nous sommes toutes et tous des travailleurs », car c’est le travail de lutte contre l’exploitation qui est mis en avant au sein de la CSC, qui investit cette question suivant le principe que tout.e travailleur et travailleuse a le droit d’être défendu.e et de cotiser à la Sécurité sociale.

L’influence de Vie Féminine et l’usage de la langue française

Dans son rapport au groupe, Anna Rodriguez utilise des méthodes qu’Eva identifie comme propres à Vie Féminine : « il y a une modulation de se parler, il y a beaucoup plus de self-care, c’est en tout cas ma vision des choses, et c’est un plaisir de se retrouver ». Magali rappelle à son tour l’importance de l’ancrage du mouvement féministe dans les milieux populaires et l’attention qu’il apporte au développement d’une émancipation individuelle et collective, en partant des femmes. Au niveau de l’usage des langues, l’idée est à l’époque dans le comité « de parler français pour que les femmes puissent s’auto-émanciper par la langue également ». Elles sont alors plus autonomes, peuvent suivre un enseignement ou des formations. Aujourd’hui, nous le verrons, cette position n’est plus tout à fait d’actualité.

La Convention N° 189 de l’Organisation Internationale du travail (OIT)

Ce groupe de femmes coordonné par Anna Rodriguez travaille en étroite collaboration pendant plus d’un an avec Solidarité Mondiale WereldSolidariteid (WSM), la CSC-ACV et particulièrement la Centrale Alimentation et Services de la CSC, présidée par Pia Stalpaert, afin de participer à l’élaboration de la convention n° 189 de l’OIT sur les travailleuses et travailleurs domestiques.[3] L’OIT, une agence spécialisée de l’Organisation des Nations Unies (ONU), a pour mission de rassembler les gouvernements, employeurs et travailleurs et travailleuses de ses États membres dans le cadre d’une institution tripartite, en vue d’une action commune pour promouvoir les droits au travail, développer la protection sociale et renforcer le dialogue social. Des déléguées du groupe partent à Genève, ville dans laquelle se déroule la réunion de l’OIT cette année-là, afin de participer aux réunions de travail. Eva tient à souligner le travail exceptionnel réalisé avec le soutien d’Anna Rodriguez mais également de Nancy Tas alors permanente syndicale de l’alimentation et titres-services ACV et de Pascale Maquestiau, aujourd’hui responsable femmes CSC dans le Brabant Wallon. Pour le groupe, l’adoption de cette convention marque une victoire historique : « elles y ont participé et cela a été un moment très fort dont nous parlons encore à l’heure actuelle ». 

Le Comité change de nom

La période qui suit celle de la ratification de la convention s’apparente à un moment de transition. Beaucoup de femmes sans papiers restent dans le comité, au contraire des déléguées syndicales qui le quittent progressivement. Anna Rodriguez fait de même, elle est remplacée par Eva, et le nom du groupe change également « je trouvais que Voir-Juger-Agir, la méthode Cardijn de révision de vie, c’était important, et que l’analyse intersectionnelle ajoutait quelque chose d’important également. Donc à partir de 2012, on change le nom et cela devient le Comité des travailleurs et travailleuses migrant.es avec et sans-papiers de la CSC Bruxelles. C’est super long mais il y a la convergence de luttes et le féminisme inclusif à l’intérieur du nom ».[4]

Recruter pour la création d’un espace « femmes »

Devant la difficulté d’obtenir des papiers ou de voir leur situation évoluer, de nombreuses femmes quittent le groupe pour tenter leur chance à l’étranger. Le comité est composé en majorité d’hommes, même si les femmes représentent selon Magali au moins la moitié des personnes migrantes. Si certaines études parlent dans les années 2010 d’une féminisation des migrations, il conviendrait plutôt de parler d’une plus grande visibilité des femmes au sein des phénomènes migratoires.[5]

En 2018, le manque de femmes au sein du comité l’incite à agir pour que la situation change. Myriam Djegham, alors secrétaire fédérale du CIEP-MOC de Bruxelles, propose de recruter une personne qui aurait notamment pour mission d’obtenir une meilleure parité dans le groupe. C’est ainsi que Magali est engagée, à la base pour une courte durée, mais ensuite précise Eva, « on va se rendre compte que c’est quand même important de bien garder un espace non mixte, dédié aux femmes ».

Magali rencontre rapidement sur le terrain des femmes qui travaillent dans les salons de coiffure du quartier Matongé à Ixelles ou dans des boulangeries : « j’ai arpenté les rues, j’ai mis des petits flyers partout où il y avait déjà des occupations (de sans-papiers), la première c’était devant le cinéma Nova (…). Il se trouve que le gardien de ce bâtiment était philippin et qu’il avait une amie philippine qui était sensible aux questions des droits des femmes. Il m’a fait rencontrer cette femme dans un café et elle m’a dit qu’elle connaissait plein de Philippines qui étaient sans-papiers, qui étaient travailleuses domestiques. (…) J’ai rencontré des femmes autour de leur vécu, j’ai appliqué Voir-Juger-Agir, la méthode Cardijn… Cela a commencé avec des Philippines qui n’étaient pas très nombreuses, elles étaient 5 ou 6. Nous avons fait une première manifestation, c’était le 1er mai 2019 ». Sur la banderole que ces travailleuses sans papiers brandissent, elles écrivent « The cleaning ladies have a brain ». Lucia, une travailleuse brésilienne les rejoint ensuite, « elle était extrêmement politisée », se rappelle Eva, et remet en question le choix de l’appellation originelle : « Je ne suis pas une cleaning lady moi, je suis une travailleuse domestique ! » argumente-t-elle. « C’est comme cela que le groupe cherche un nouveau nom (…) quelque chose de plus fort… » la Ligue des travailleuses domestiques est née.

Les difficultés à mobiliser

Si les travailleuses sans papiers sont actives et bien présentes en Belgique et vivent des situations parfois très dures, organiser la mobilisation n’est pas simple pour autant. Après cinq années de travail, la Ligue représente une vingtaine de femmes très actives, en de rares occasions, entre 40 et 50. Magali nous en explique les raisons : « Elles dépendent d’un ou de plusieurs patrons (…), elles sont dans des liens individuels très complexes (…). Les enfants appellent certaines femmes leur seconde mère, parce qu’elles passent plus de temps avec les enfants que leurs propres mères ou parents ». Pour les infirmières, les aides-soignantes ou les travailleuses dans les maisons de repos, ce lien affectif est présent également, continue Magali. D’autres difficultés existent : « ces femmes sont très isolées. Il y a la question de la langue, il y a la question de la peur de perdre son travail et elles sont confinées dans les maisons. (…) Pour effectuer le travail syndical, il faut adopter d’autres méthodes, en fait (…). La grosse difficulté, c’est comment mobiliser des femmes qui sont dans des temps de travail différents où ce ne sont jamais les mêmes horaires, où elles ont très peu de temps pour elles ». Pour faire face à ces obstacles, Magali souligne qu’il faut « faire preuve de beaucoup d’imagination, d’humilité et de beaucoup de patience ». À ces difficultés s’ajoute le fait que le groupe soit composé de femmes de plusieurs nationalités. Ce qui est intéressant dans la ligue continue Magali, « c’est qu’on a réussi à dépasser cela. (…) l’ancrage commun, c’est le travail domestique qui n’a pas de nationalité ». Parce que dans le paysage des sans-papiers il existe « des collectifs indépendants qui s’organisent via des occupations, comme la Voix des sans-papiers, la Coordination des sans-papiers mais souvent, ce sont des groupes qui sont, je dirais, communautaires ». Ils se rassemblent plutôt, sans en faire une généralité, autour d’une langue et d’une culture commune. Pour Magali, ce constat découle notamment de la difficulté que représente la barrière de la langue : « à un moment donné, on avait essayé de donner des cours de français avec des bénévoles. Mais les filles étaient explosées de fatigue. Et donc les langues, c’est une vraie question qui n’est pas résolue ». Magali et Eva s’exprimant correctement en anglais et en espagnol, l’emploi unique du français est aujourd’hui révolu : « dans la Ligue depuis 2018, on les utilise vraiment dans un esprit d’inclusion, (…) mais malheureusement, il y a une démarche d’auto-émancipation qui est défaillante ». Eva souligne néanmoins que cette évolution accompagne de nouvelles tendances, qui voient des jeunes féministes antiracistes gagner en importance et en visibilité : « le féminisme 2.0 des femmes racisées, c’est un féminisme qui perce partout. Ces féministes-là ont des milliers et des milliers de followers (…). C’est extrêmement intéressant aussi et c’est aussi un féminisme beaucoup plus polyglotte ».

Que revendiquer ?

Lorsqu’elles défilent aux pieds du Palais de Justice le 14 juin, les travailleuses de la Ligue présentent trois revendications principales. Premièrement, elles exigent une protection juridique qui leur permet de porter plainte en toute sécurité et dignité contre les employeurs abusifs, notamment par le biais d’une autorisation de séjour durant la procédure de la plainte. Souvent, les femmes sans-papiers n’osent pas porter plainte, de peur d’échouer en centre fermé ou de se faire expulser du pays. Selon l’alinéa 4 de l’article 13 de la directive du parlement européen et du conseil de l’Europe de 2009 relative aux normes minimales concernant les sanctions et les mesures à l’encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, les travailleurs et travailleuses concerné.es doivent pouvoir bénéficier d’un titre de séjour temporaire en fonction de la longueur des procédures nationales. Pourtant, après analyse explique Eva, les travailleuses de la Ligue constatent que « dans la directive, l’alinéa 4 de l’article 13 n’a pas été transposé ! C’est le seul alinéa d’article qui n’a pas été transposé ! ».[6] Deuxièmement, les travailleuses de la Ligue demandent un accès légal au marché du travail afin de mettre fin à la précarité de leur situation et de pouvoir cotiser à la Sécurité sociale. D’après une étude de 2023 de la Vrije Universiteit Brussel (VUB), il y a en Belgique 217 000 ressortissant.e.s européen.ne.s irrégulier.e.s (étudiant.e.s et touristes non enrégistré.e.s, travailleurs et travailleuses des pays de l’Est qui n’arrivent pas à activer leur liberté de circulation…) et 112 000 ressortissant.e.s non européen.ne.s en situation irrégulière. [7] De l’avis de la Ligue, la régularisation des travailleurs et travailleuses sans-papiers permettrait de combler un énorme manque à gagner pour l’État en termes de cotisations sociales, puisque ces personnes devraient alors payer des impôts, ce qu’elles ne peuvent pas faire actuellement. Enfin, les travailleuses domestiques réclament l’accès aux formations professionnelles délivrées par Actiris dans les métiers en pénurie afin de valider leurs compétences. Eva nous explique cette revendication en prenant l’exemple d’Angèle, « elle travaille auprès d’un enfant autiste, elle a acquis toute une série de compétences que les infirmières, en fait, n’ont pas dans le traitement de l’autisme et l’adoption de certaines techniques relationnelles avec l’enfant. (…)  Par contre, il y a toute une série de techniques de manutention qu’elle ne suit pas comme il se devrait pour se protéger elle-même et pour protéger l’enfant. C’est ce que nous demandons à travers la formation Actiris ».

CARHOP, Reportages, 14 juin 2024, Ligue des travailleuses domestiques sans-papiers de la CSC Bruxelles, Bruxelles, au pied du Palais de Justice. Des femmes de la Ligue témoignent de leurs parcours.

Les stratégies déployées, l’importance du plaidoyer

La Ligue et ses travailleuses domestiques développent au fil des années un arsenal de compétences et de techniques pour faire connaitre leur cause et arriver à leurs fins. Pour Eva, le premier élément de stratégie, c’est la « dénomination qui permet de renverser le stigmate. Elles sont travailleuses, sans-papiers, mais elles sont travailleuses. Et ça, c’est le syndicat qui (le) permet. (…) C’est le fait de pouvoir mettre en avant quelque chose de positif, même si s’appeler sans-papiers, ça fait partie de la lutte ».

Vient ensuite l’idée de se revendiquer « travailleuses domestiques ». Les femmes de la Ligue ne sont pas seulement membres du Comité des travailleurs et travailleuses migrant.e.s avec et sans-papiers de la CSC Bruxelles, elles s’affichent, se reconnaissent et s’identifient vers l’extérieur comme des travailleuses domestiques. Cette stratégie, elle s’inscrit dans le prolongement du modèle suisse « Papyrus » poursuit Eva. En février 2017, le canton de Genève initie ce projet permettant la régularisation de près de 3 000 travailleurs et travailleuses sans-papiers résidants depuis plusieurs années dans le canton.[8] Or, la Ligue est en contact avec la plateforme de soutien aux sans-papiers genevois. Elle invite deux fois à Bruxelles le Suisse Thierry Horner, secrétaire du Syndicat interprofessionnel des travailleuses et travailleurs (SIT), qui lorsqu’il est interrogé à propos du modèle « Papyrus », déclare : « on peut faire peur avec les sans-papiers. Mais ça ne marche pas d’avoir peur de la petite nounou brésilienne ». Alors, comme en Suisse, la Ligue continue son combat en véhiculant les portraits des femmes qui en sont membres, qui travaillent dans les secteurs des soins, de l’aide à la personne, du nettoyage et en lançant la campagne « Legal pay matters » le 16 juin 2022, rappelant aux responsables politiques bruxellois.es la nécessité d’instaurer une égalité de droits entre les travailleurs et travailleuses.

Ligue des travailleuses domestiques de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), Bruxelles, 16 juin 2022, l’action de grève se déroule place du Luxembourg

Le troisième élément mis en avant pas Eva et Magali, peut-être le plus important, c’est le plaidoyer politique. Ce travail de plaidoyer, il commence avec le Comité dès 2010 en préparation de la convention n° 189 de l’OIT et se poursuit jusqu’aujourd’hui. La Ligue en fait une de ses spécialités. Les textes législatifs sont étudiés et analysés en groupe. Il s’agit à la fois de tenter de faire évoluer les lois, mais également de vérifier que les normes édictées au niveau européen ou mondial soient bien appliquées en Belgique. Cette démarche se concrétise de manière formelle le 30 novembre 2017, quand Eva intervient au parlement fédéral en exposant le cas de Khadija (voir supra), aujourd’hui régularisée dans le cadre de la traite des êtres humains. L’un des accès aux titres de séjours passe par cette procédure, le Comité et la Ligue le comprennent bien, et insiste.

Le 17 décembre 2022, la Ligue entre dans l’enceinte du parlement bruxellois où elle préside l’ouverture d’un colloque sur l’accès l’égal au permis de travail pour les travailleuses domestiques et inaugure le Parlement du courage politique. Le 17 février 2023, six formations politiques, le Parti Socialiste (PS), One.Brussels (Vooruit), Groen, Ecolo, le Parti du Travail de Belgique (PTB), Agora, ainsi qu’une députée indépendante, Véronique Lefrancq, appuient publiquement une motion déposée par la Ligue au Parlement en novembre 2022, demandant que leurs droits soient respectés en tant que femmes et travailleuses. Le 23 avril 2023, une pétition récolte 1 000 signatures, permettant à deux travailleuses de la Ligue d’être auditionnées par le Commission des Affaires Économiques et de l’emploi et d’y présenter leur plaidoyer et leurs trois revendications principales (voir supra).

Ligue des travailleuses domestiques de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), Bruxelles, 17 décembre 2022, la Ligue entre dans l’enceinte du parlement bruxellois

Ligue des travailleuses domestiques de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), Bruxelles, 17 décembre 2022, la Ligue entre dans l’enceinte du parlement bruxellois

Le 16 juin 2023, les travailleuses entament leur deuxième grève et mettent en place un Tribunal du courage politique aux pieds du Palais de Justice de Bruxelles. L’objectif est d’inciter les responsables politiques à l’action sur ce dossier. La Ligue annonce également l’introduction d’une plainte à la commission des pétitions du Parlement européen, dans laquelle elle dénonce le non-respect de certaines directives européennes de la part de l’ensemble des différents niveaux de pouvoir en Belgique. Elle met également en exergue l’obligation de respecter la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite convention d’Istanbul[9], ainsi que des conventions de l’OIT, la n°189 mais aussi la n°190, relative à la violence et au harcèlement sur le lieu de travail.[10]

Une nouvelle est franchie le 23 janvier 2024, quand la Ligue des travailleuses domestiques intervient au Parlement européen afin d’exposer la plainte rentrée le 16 juin. Les suites sont d’ailleurs toujours en cours, indique Eva, et « la plainte est maintenant transmise à la commission justice, la commission égalité femmes-hommes et la commission affaires économiques et sociales ».

Ligue des travailleuses domestiques de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), Bruxelles, 16 juin 2023, au pied du Palais de Justice.

Ligue des travailleuses domestiques de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), Bruxelles, 16 juin 2023, au pied du Palais de Justice.

Théâtralisation et médiatisation de l’action

Magali complète les propos de sa collègue en évoquant l’importance du partenariat avec le monde artistique afin de visibiliser les travailleuses domestiques : « travailler avec l’art, avoir une image différente dans l’espace public dans la manière de se vêtir, dans la manière de faire des banderoles, dans la manière de dire des choses ». Je dirais qu’une des spécificités de la Ligue, poursuit Magali, c’est d’axer le travail dans le « champ culturel en travaillant avec différentes collaboratrices qui étaient féministes (…) avec des collectifs indépendants ou des personnes (…) qui soutenaient la lutte des migrantes. On a travaillé avec des journalistes, on a travaillé avec des photographes, on a travaillé avec des cinéastes (…) avec des comédiennes ». À l’occasion de leurs sorties dans l’espace public, les femmes de la Ligue se mettent en scène : « À chaque fois, on théâtralisait (…) on déroulait le tapis rouge devant le Parlement, on avait des T-shirts violets. Et ça c’est vraiment important, cela fait un peu « com » mais vraiment, il y a une identité, il y a des costumes, il y a une voix et elles sont « repérées » dans l’espace public. (…) Par le biais du théâtre, les artistes travaillaient, à la fois avec Eva sur la question de tout le contenu politique, et sur comment le transformer de manière théâtrale, qu’il soit compréhensible par tout le monde ».

Gagner leur place dans la CSC

Grâce à leur mobilisation, les travailleurs et travailleuses sans-papiers gagnent de manière progressive leur légitimité dans le syndicat. Lors du Congrès national d’octobre 2019 de la CSC-ACV à Ostende est votée à l’unanimité la motion qui demande que les personnes sans-papiers qui portent plainte doivent être protégées durant toute la procédure (le respect de la directive « sanction », voir supra), et des critères clairs et permanents de régularisation. Qui défend ces revendications devant le Congrès ? Les travailleurs et travailleuses sans-papiers eux-mêmes, qui depuis le congrès de 2010, possèdent un mandat exécutif dans toutes les instances de la CSC comme au Congrès national. Cette identité de travailleurs et travailleuses domestiques termine Eva, elle est effectivement « mise en application au travers de mandats dans des instances à la CSC ».

Perspectives : se voir reconnaitre une place dans la société

Les travailleuses domestiques sans-papiers de la Ligue se montrent solidaires des luttes de l’ensemble des sans-papiers. Elles sont néanmoins aujourd’hui organisées pour dénoncer les situations spécifiques dont elles sont victimes. Les obstacles vers l’obtention de leurs droits sont nombreux, mais elles ont déjà gagné leur place dans le syndicat et elles espèrent bien obtenir la reconnaissance de leur place et de leur travail dans la société.

Notes
[1] Le féminisme intersectionnel revendique l’idée de représenter la lutte pour les droits des femmes, tout en établissant comme principe qu’il est nécessaire de reconnaitre les différentes façons dont une femme peut vivre des discriminations. Par exemple, selon le féminisme intersectionnel, il faut admettre que la lutte menée par une femme racisée peut-être différente de celle menée par une femme non-racisée.
[2] Il s’agit de la déclaration gouvernementale de l’équipe Leterme, le 18 mars 2008, qui promet l’élaboration rapide d’une circulaire précisant des critères clairs de régularisation. AN H., « Sans papiers : union contre l’inertie », La Libre, 16 mars 2009. https://www.lalibre.be/belgique/2009/03/17/sans-papiers-union-contre-linertie-GZ4FAGUS5NFDVNR46B2D6VRFBQ/ , consulté le 25 mai 2024.
[3] Organisation internationale du travail, Co189 – Convention (n° 189) sur les travailleuses et travailleurs domestiques, 2011 (Entrée en vigueur : 05 septembre 2013), Adoption : Genève, 100ème session de la CIT- Conférence internationale du travail du 16 juin 2011, https://normlex.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C189 , consulté le 24 mai 2024.
[4] Voir-Juger-Agir, méthode d’éducation par l’action développée par le cardinal Joseph Cardijn. Voir, c’est constater une situation d’injustice, individuellement puis en groupe, c’est commencer à prendre conscience de cette situation. Juger, c’est analyser, confronter les points de vue pour approfondir l’analyse, puis faire des choix d’objectifs. Agir, c’est devenir acteur ou actrice de changement dans le but de modifier la situation de départ.
[5] MOROKVASIC M., « La visibilité des femmes migrantes dans l’espace public », Hommes & Migrations, vol. 1311, no. 3, 2015, p. 7-13, https://www.cairn.info/revue-hommes-et-migrations-2015-3-page-7.htm , consulté le 27 mai 2024.
[6] DIRECTIVE 2009/52/CE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 18 juin 2009, Journal officiel de l’Union européenne, L 168/24, 30.06.2009, https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2009:168:0024:0032:fr:PDF , consulté le 20 juin 2024.
[7] VERHAEGHE P-P., GADEYNE S., Étude non publiée, VUB, https://emnbelgium.be/fr/nouvelles/il-y-112000-personnes-sans-titre-de-sejour-en-belgique-selon-une-nouvelle-etude-de-la , consulté le 27 juin 2024.
[8] Chiffres de décembre 2023. KEYSTONE A., « Papyrus a amélioré les perspectives des sans-papiers à Genève », Radio Lac, 12 décembre 2023, https://www.radiolac.ch/actualite/geneve/papyrus-a-ameliore-les-perspectives-des-sans-papiers-a-geneve/ , consulté le 20 juin 2024.
[9] Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, 12 avril 2011, Conseil de l’Europe, https://rm.coe.int/CoERMPublicCommonSearchServices/DisplayDCTMContent?documentId=0900001680462533 , consulté le 20 juin 2024.
[10] Organisation internationale du travail, Co190 – Convention (n° 190) sur la violence et le harcèlement, 2019 (Entrée en vigueur : 25 juin 2021), Adoption : Genève, 108ème session de la CIT- Conférence internationale du travail du 21 juin 2019. https://normlex.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C190 , consulté le 24 mai 2024.

Pour citer cet article

TONDEUR J., « Exiger un accès légal au travail et rendre visible l’invisible », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 23, De la rue au parlement : femmes en luttes pour leurs droits, juin 2024, mis en ligne le 3 juillet 2024, https://www.carhop.be/revuecarhop/