Edito

1921-2021 : la loi Destrée sur la lecture publique a 100 ans. Cet anniversaire est l’occasion d’entrer dans l’histoire de cette lecture publique et surtout d’interroger en quoi celle-ci contribue à l’émancipation culturelle. Dès le 19e siècle, des lieux sont créés pour mettre des publications à disposition des milieux populaires. Des bibliothèques et des centres « de savoirs » s’ouvrent et des outils de classification et d’accès à l’information se développent dans un secteur qui se professionnalise de plus en plus. Avec le soutien du pouvoir central et des autorités communales, la lecture publique se déploie, revêt des formes différentes, afin de contribuer sans cesse à la conquête et à la construction de droits culturels. Ce numéro 17 de Dynamiques est aussi un appel aux chercheurs et chercheuses à investiguer ce large champ qu’est la lecture publique.

Bonne lecture !

Introduction au dossier : Quand la bibliothèque (s’)émancipe !

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

L’histoire est jalonnée de moments clés : la loi relative aux bibliothèques publiques dite Loi « Destrée » du 17 octobre 1921 en est un. En précisant les règles de reconnaissance et de financement des bibliothèques publiques, elle affirme le principe d’un nouveau droit culturel à savoir l’accès gratuit aux livres et au savoir, pour tous et toutes, grâce aux bibliothèques publiques.

Jules Destrée (1863-1936) en a la paternité. Cette préoccupation dans son chef, n’est pas nouvelle. Avocat et homme de lettres, membre du Parti ouvrier belge, élu député en 1894, il rêve d’installer dans les lieux que fréquentent les ouvriers et ouvrières, comme les Maisons du peuple, une œuvre qu’il qualifie lui-même de « bienfaisance intellectuelle » à savoir une bibliothèque :

« Je donnerais vingt volumes. Cela ferait un premier noyau, le « fonds Destrée » autour duquel d’autres donations, des achats à certains jours, pourraient venir accroître peu à peu le substantiel réconfort de l’esprit. »[1]

Pour lui, l’émancipation économique et politique de la classe ouvrière ne peut se faire sans son complément, l’émancipation dans le domaine intellectuel, esthétique et moral[2]. Il insiste auprès des travailleurs et des travailleuses : « lisez des journaux mais aussi des livres ! »[3]

page de couverture de la brochure DESTRÉE J., Bibliothèques ouvrières, Bruxelles, Bibliothèque de propagande socialiste, 1901 (CARHOP, coll.).

Dans les gouvernements d’Union nationale de l’immédiat après-guerre 1918, Jules Destrée est ministre des Sciences et des Arts de décembre 1919 à novembre 1921. Il est à la tête d’un département qui comprend également l’enseignement ce qui lui permet d’articuler l’instruction publique obligatoire et le développement culturel pour le monde ouvrier. La loi du 17 octobre 1921 insiste sur le rôle des bibliothèques publiques. « J’ai toujours considéré la bibliothèque publique comme le complément indispensable de l’école », déclare-il, dans l’Exposé des motifs de la loi du 17 octobre 1921.[4] En donnant accès aux livres, les bibliothèques publiques prolongent la formation reçue à l’école ; leur action bienfaisante s’inscrit aussi dans un contexte social nouveau. La loi des huit heures de travail par jour et 48 heures par semaine, revendication portée par le mouvement ouvrier socialiste depuis 1890, est promulguée le 21 juin 1921. Cette loi fixe à un maximum de huit heures, la journée de travail salariée. Pour la première fois, les travailleurs et travailleuses gagnent une certaine maîtrise du temps. Aller à la bibliothèque publique devient une manière noble d’occuper par la lecture ce temps libéré, en fréquentant les salles de lecture ou chez soi, grâce au service de prêt de livres.

Le centenaire de la Loi « Destrée » a suscité de nombreuses initiatives dans le réseau de la lecture publique : un colloque[5] retraçant le cadre et les enjeux de la lecture publique aujourd’hui ; des articles comme celui de Jean Lefèvre évoquant la genèse de la loi et l’évolution du service de la lecture publique avec les décrets de 1978 et de 2009 sur la lecture publique.[6] De nouvelles publications abordent l’histoire sous l’angle des politiques culturelles menées par la Province de Liège à partir de 1863[7] ou par la Province du Hainaut, avec sa Commission provinciale des huit heures de loisir des ouvriers, en 1919.[8]

La démarche suivie dans ce numéro de Dynamiques est double. Il s’agit en premier lieu de situer le développement de la lecture publique comme un élément d’une politique de démocratie culturelle. À ce titre, il complète les numéros de Dynamiques[9] consacrés aux universités populaires ou ouvrières, syndicales ou féministes ou ouvertes, comme outils d’émancipation des classes populaires. Bruno Liesen est le spécialiste de l’histoire de la lecture publique en Belgique. Sa contribution donne le cadre nécessaire pour comprendre l’émergence des bibliothèques publiques et les premiers soutiens des autorités publiques pour favoriser leur essor. La loi sur les bibliothèques publiques de 1921 est une étape importante, mais non suffisante pour assoir le développement d’un véritable réseau de lecture publique de qualité, ouvert et accessible à tous et toutes ainsi qu’une professionnalisation du métier de bibliothécaire.

Le deuxième axe porte sur l’exploration de ressources disponibles pour contribuer à l’histoire de la lecture publique. À travers quelques études de cas, ce numéro parcourt les collections disponibles dans les centres d’archives privées ou publiques, les traces conservées dans les bibliothèques elles-mêmes ou la quête de témoignages auprès de bibliothécaires ou animateurs et animatrices sur les missions contemporaines.

Ayant défini ce cadre, il nous semblait incontournable d’offrir une tribune à Jacques Gillen, historien et archiviste au centre d’archives privées, Le Mundaneum, pour présenter l’utopie portée par Paul Otlet et Henri La Fontaine, inventeurs de la Classification décimale universelle (CDU). Ils sont tous deux des protagonistes infatigables de son développement (au niveau mondial) et de son appropriation par les bibliothécaires (au niveau national). Leur influence se prolonge jusqu’à aujourd’hui, puisque la CDU reste le mode de classement adopté par le réseau de la lecture publique en Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour prolonger l’essai, Jacques Gillen suggère quelques pistes de recherches possibles à partir des collections et archives conservées au Mundaneum.

Le CARHOP, en tant qu’association d’éducation permanente, accorde une grande importance à la rencontre de témoins et à la valorisation de leurs expériences. Le bibliothécaire-directeur de la bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode, Dominique Dognié, est un témoin privilégié de l’évolution du métier de bibliothécaire qu’il exerce depuis 1989. Lors de notre rencontre, il évoque le passé de sa vénérable institution : la bibliothèque populaire communale de Saint-Josse-ten-Noode ouvre ses portes en mars 1859. Elle serait une des premières bibliothèques populaires d’initiative communale, accessible aux habitant.e.s. Ce bibliothécaire passionné par son métier, a sauvé au gré des circonstances, quelques traces de cette ancienne bibliothèque. L’occasion nous est ainsi donnée de répondre à l’appel à contribution lancé par Bruno Liesen, de réaliser une monographie sur cette initiative publique locale. L’article consacré à la bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode retrace des fragments d’histoire de cette dernière. Créée comme prolongement des écoles primaires que la commune développe par ailleurs, elle est le fruit d’une volonté de conseillers communaux, militant pour l’instruction publique obligatoire, ainsi que de l’instituteur en chef des écoles primaires, qui s’y investit bénévolement. La bibliothèque populaire traverse les 19e et 20e siècles. Elle est reconnue et subventionnée en 1922-1923, en application de la Loi Destrée, ce qui lui donne un cadre organisationnel et professionnalise la fonction de bibliothécaire. Mais, ce sont le Décret du 28 février 1978, organisant le Service public de la lecture, et celui du 30 avril 2009 relatif au développement des pratiques de lecture organisé par le réseau public de la lecture et les bibliothèques publiques[10], qui opèrent une démocratisation de l’accès à la bibliothèque en mettant le livre à la portée du public. Ensuite, les missions s’élargissent en mettant l’accent sur la pratique de la lecture, en renforçant la participation et le développement interculturel respectueux de la diversité des publics qui la fréquentent.[11]

L’accès au livre ne passe pas nécessairement par l’institution “bibliothèque”. Certain.e.s n’en poussent jamais la porte. Des associations d’éducation populaire font le relais. Les conteurs et conteuses descendent sur le terrain, rencontrent les enfants et les parents dans les parcs, aux abords des écoles. Ils proposent un livre, une histoire à lire ou à imaginer. L’asbl La Ruelle a une longue pratique de bibliothèque de rue dans les milieux populaires et précaires. La rencontre avec son ancien directeur, Charles Vandervelden met en avant, la méthode pour amener le livre aux publics, enfants et parents, les plus éloignés de cette pratique de la lecture. Vu le déménagement imminent de l’association, les archives ont été déposées au CARHOP où elles sont classées et inventoriées.[12] Dans l’article « Des livres à lire, des histoires à partager, l’aventure de l’asbl La Ruelle », Catherine Pinon croise le regard du témoin et les documents d’archive et retrace la démarche d’émancipation culturelle proposée par l’association, à partir du livre, de l’écriture et de la création artistique qui en constitue un prolongement. Plus que jamais, les centres d’archives privées sont donc des possibles réceptacles des pratiques socio-culturelles qui font la richesse des initiatives en éducation permanente.

Pour inviter le lecteur et la lectrice à aller plus loin, ce numéro de Dynamiques se clôture par une invitation à la lecture d’un ouvrage récent et de qualité sur les bibliothèques. Florence Loriaux nous fait partager sa lecture de l’étude de Jean-Jacques Messiaen, consacrée à la politique culturelle de la Province de Liège, qu’elle salue comme un bel ouvrage.

Notes

[1] DESTREE J., Bibliothèques ouvrières, Bruxelles, Bibliothèque de propagande socialiste, 1901, p. 20. Ce petit opuscule reprend des articles de Jules Destrée publiés entre 1899 et 1900 dans le Journal de Charleroi et dans le journal Le peuple.
[2] Idem, p. 4.
[3] Idem, p. 20-21.
[4] Projet de loi relatif aux bibliothèques publiques, document parlementaire n°208, déposé à la Chambre, le 6 avril 1921, https://www.lachambre.be/digidoc/DPS/K3074/K30740012/K30740012.pdf, page consultée le 11 décembre 2021. Voir aussi DELFORGE P., « La loi de 1921 sur les bibliothèques : Jules Destrée, le précurseur », PRESENCE ET ACTION CULTURELLES, « Politique de lecture publique. Nouveau décret, nouvelles pratiques de lecture en Fédération Wallonie-Bruxelles », n° spécial des Cahiers de l’éducation permanente, Bruxelles, PAC éditions, 2011, p. 15-19.
[5] Le centenaire des bibliothèques publiques en Belgique : la « loi Destrée de 1921 ». Regards croisés entre passé et avenir, réalisation et nouveaux enjeux, séance académique organisée par la Ville de Bruxelles pour commémorer les 100 ans de la loi Destrée, 6 décembre 2021, http://edmondmorrel.be/?p=4507, page consultée le 17 décembre 2021.
[6] LEFÈVRE J., Le centième anniversaire de la loi « Destrée » instituant les bibliothèques publiques, Bruxelles, Institut Emile Vandervelde, 2021. (Collection Etat de la question), https://www.iev.be/#/Note_Analyse/Le_centieme_anniversaire_de_la_loi_Destree_instituant_les_bibliotheques_publiques/22194, page consultée le 11 décembre 2021.
[7] MESSIAEN J.-J., Lecture pour tous. Une histoire des initiatives de la Province de Liège en matière de lecture publique, Liège, Les Éditions de la Province de Liège, 2020.
[8] AGOSTI B., de BODT R., HOST M., PIERARD R., VANSTEENE D., 100 ans d’épopée culturelle en Province du Hainaut, 1919/2019. Aux sources des politiques culturelles : suffrage universel et action publique en matière d’éducation populaire, Cuesmes, Éditions du Cerisier, 2021.
[9] « Les initiatives d’éducation ouvrière au 19e siècle : de la démarche intellectuelle à la formation militante », Dynamiques, histoire sociale en ligne, n°4, décembre 2017, https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/category/revue-0/revue-04/.
[10] Moniteur belge du 5 novembre 2009.
[11] FÜEG J.-F., « La lecture publique en Belgique francophone, à la croisée des chemins », Bibliothèque(s). Revue de l’Association des bibliothécaires de France, juin 2011, n° 56, p. 71-79, https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/59998-56-nord-pas-de-calais.pdf#page=73, page consultée le 13 décembre 2021.
[12] PINON C., Relevé provisoire des archives de l’ASBL La Ruelle, Braine-Le Comte, CARHOP, 2021.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

COENEN M.-Th., « Introduction au dossier : Quand la bibliothèque (s’)émancipe ! », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.

Il y a 100 ans… la loi Destrée : La bibliothèque populaire devenait publique

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Bruno Liesen (historien, ULB)

Comme son nom l’indique, la bibliothèque populaire s’adresse au « peuple », c’est-à-dire, à l’origine, aux gens les plus modestes : ouvriers et ouvrières, artisan.e.s, paysan.ne.s… Son objectif avoué est de poursuivre l’œuvre d’éducation et d’instruction commencée à l’école. Cette institution de lecture se développe dans notre pays dès le début du 19e siècle et prend son essor dans les années 1860, à la faveur de plusieurs facteurs convergents : l’instruction publique se généralise, les idées démocratiques gagnent du terrain, l’industrialisation progresse à pas de géant. Le marché du livre se transforme aussi et le livre, produit de luxe autrefois réservé aux élites sociales, devient un produit de masse.

Premiers frémissements

Le monde catholique, fort de son expérience dans le domaine de l’école, est à l’origine des premières réalisations dans le domaine des bibliothèques populaires, qui fleurissent dès les années 1830-1840. Il domine l’action dans ce domaine jusqu’au milieu du siècle. Ces bibliothèques dites « choisies » ou « de bons livres » sont en principe destinées à tous les catholiques mais à y regarder de plus près, leurs lecteurs et lectrices se recrutent essentiellement au sein de la bourgeoisie. Des sections gratuites destinées aux classes dites populaires ne s’ouvrent que sur le tard et peinent parfois à trouver leur public.

Quant aux communes, elles commencent à s’intéresser aux bibliothèques populaires à la suite du choc des révolutions de 1848. Celles-ci épargnent la Belgique mais secouent ses élites dirigeantes et les amènent à envisager les moyens susceptibles de mieux contrôler les classes laborieuses – dites « dangereuses » – notamment par le biais de l’instruction et de la moralisation. En 1848, Édouard Ducpétiaux, chantre du réformisme social en Belgique, propose au Conseil communal de Bruxelles d’établir une bibliothèque populaire à laquelle seraient adjoints des cours publics pour les ouvriers et ouvrières. Le projet bruxellois, qui s’inspire des Mechanics’ Institutes britanniques, est adopté sur le principe mais, freiné par d’obscures considérations budgétaires, il ne sera réalisé que quinze ans plus tard ! Dans d’autres communes du pays, des bibliothèques populaires communales sont ouvertes, à Andenne (1848), Vracene (1849), Furnes (1849), Termonde (1850), Verviers (1851). Jusqu’en 1862 cependant, l’initiative communale amène peu de créations.

Bibliothèque communale publique de Verviers, vers 1900. Carte postale ancienne, Aywaille, Desaix (Collection Bruno Liesen).

Le déclic de la circulaire Vandenpeereboom du 13 septembre 1862

Le 13 septembre 1862, Alphonse Vandenpeereboom, ministre de l’Intérieur dans le Gouvernement libéral Rogier-Frère-Orban, se fend d’une circulaire aux gouverneurs de province pour encourager les communes à créer des bibliothèques populaires, conçues comme un « complément » de l’école primaire. Là où l’action communale fait défaut, l’initiative privée est bienvenue. Cette première intervention de l’État dans le domaine de la lecture populaire « encourage » sans rien imposer. Nous sommes au temps de l’« État-gendarme » qui se borne à ses fonctions régaliennes. Cette circulaire est néanmoins à l’origine d’un important mouvement en faveur des bibliothèques populaires, largement dominé par l’initiative privée.

L’heure, cette fois, est aux libéraux. Dès sa fondation à Bruxelles en 1864, la Ligue de l’enseignement, vouée à la défense de l’école publique, obligatoire, laïque et gratuite, accorde aux bibliothèques populaires une place de choix dans les outils éducatifs destinés à prolonger la formation des classes laborieuses au-delà de l’école primaire. L’action de la Ligue, qui vise surtout la promotion de la lecture au sein des classes populaires, suscite la création de multiples bibliothèques. Elle innove à la fin du siècle en lançant un réseau de bibliothèques circulantes qui comptera jusqu’à 71 bibliothèques et sera couronné d’un « grand prix » à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1910. D’autres associations de tendance libérale, comme le Willemsfonds en Flandre ou la Société Franklin à Liège, s’inscrivent également dans ce courant en faveur de la lecture populaire. Le monde catholique ne va pas tarder à réagir en renforçant et en coordonnant mieux son action. Le Parti ouvrier belge (POB), fondé en 1885, crée à son tour des bibliothèques populaires, inspirées dans un premier temps par les réalisations libérales. En 1900, Jules Destrée – futur auteur de la loi sur les bibliothèques publiques – lance le projet de former une bibliothèque dans chaque Maison du Peuple. La création, en 1910, de la Centrale d’éducation ouvrière – future Présence et action culturelles (PAC) – contribuera à affranchir les réalisations socialistes du modèle libéral en les transformant en outils de formation des militant.e.s.

L’initiative privée ne se limite pas au monde associatif. L’instruction et la moralisation des classes laborieuses intéressent aussi, au premier chef, le monde industriel. Les dirigeants de plusieurs charbonnages notamment, prennent ou soutiennent de nombreuses initiatives d’ordre social et culturel, dans un esprit paternaliste. Il s’agit de promouvoir des valeurs morales comme la famille ou la tempérance, d’accroître la productivité en valorisant le travail, le respect de l’autorité et la discipline, de canaliser le comportement social et politique dans le sens de l’ordre établi, etc. La bibliothèque populaire trouve naturellement sa place dans la cité ouvrière, à côté de l’école primaire, des cours pour adultes, des logements ouvriers, de la boulangerie, des magasins de vêtements ou de denrées alimentaires, des bains et lavoirs publics, voire de l’église… édifiés autour du site de l’exploitation minière ou de la fabrique. En 1903, les gérants de Delhaize frères et Cie fondent un cours d’instruction primaire pour leurs ouvriers et ouvrières, complété par des excursions et une bibliothèque proposant des livres « bien choisis », des journaux et des revues illustrées, qui préfigure les futures bibliothèques d’entreprise[1]. Les initiatives prises par les ouvriers et ouvrières eux-mêmes sont beaucoup plus rares. Le seul exemple documenté est celui des Amis de l’instruction, société de lecture fondée en 1879 par vingt-cinq ouvriers des houillères de Courcelles, domiciliés à Souvret (Hainaut) et qui ouvrent une bibliothèque dans ces deux localités. Cette société est sans doute inspirée par l’association ouvrière du même nom fondée à Paris en 1861, bien que leurs liens n’aient jamais été établis avec précision[2].

Enfin, pour être complet, il faut mentionner les bibliothèques intégrées dans des institutions d’enseignement pour adultes. En 1866, Alphonse Vandenpeereboom – toujours lui – réforme les écoles pour adultes organisées par les communes, en réglementant le fonctionnement de la bibliothèque considérée comme « le complément indispensable »[3] de ces établissements. Il établit toutefois une distinction entre ces bibliothèques « spéciales », soumises à l’inspection scolaire, et les bibliothèques populaires communales. D’autres institutions d’éducation populaire, comme les extensions universitaires et les universités populaires, qui apparaissent au tournant du siècle, se dotent de bibliothèques où se donnent parfois des lectures publiques, comme dans les bibliothèques populaires. L’Extension universitaire de Bruxelles, créée en 1893, institue une bibliothèque circulante vers 1895. Les bibliothèques d’établissement d’enseignement pour adultes s’adressent au même public que les bibliothèques populaires et ont le même objectif d’élever le niveau intellectuel et moral des classes populaires par le biais du livre. La seule véritable différence est d’ordre institutionnel.

Des bibliothèques de « bons » livres

Les promoteurs des bibliothèques populaires leur assignent une double fonction d’instruire les masses populaires et de les « moraliser », autrement dit de les éduquer dans le sens d’une bonne hygiène morale et sociale.

La bibliothèque populaire est d’abord le complément de l’école, leitmotiv particulièrement présent dans le discours libéral. Charles Masson, avocat et conseiller provincial à Liège, le résume en ces termes en 1875 : « la bibliothèque populaire est le complément naturel de l’école primaire et de l’école d’adultes. Ces trois institutions se complètent et se fortifient (…). Il est presque impossible de les séparer sans danger, car elles constituent les trois bases de l’instruction publique »[4]. Très logiquement, l’instituteur est considéré comme le bibliothécaire idéal. Il est le mieux placé pour continuer à l’école d’adultes et à la bibliothèque populaire la « lutte contre l’ignorance » entamée à l’école primaire. C’est aussi le point de vue défendu par la Ligue de l’enseignement et il sera appliqué notamment dans le réseau des bibliothèques populaires de la Ville de Bruxelles.

Quant à la fonction « moralisatrice », elle est à l’œuvre non seulement dans le contenu des ouvrages, sélectionnés avec soin, mais aussi dans l’acte même de se rendre à la bibliothèque après sa journée de labeur pour y emprunter des livres. L’ouvrier ou l’artisan échappent ainsi à l’attraction fatale du cabaret et regagnent leur foyer où ils pourront partager avec les leurs les plaisirs de la lecture, en lisant des passages à haute voix ou en donnant des commentaires. Cette vision idyllique, chère au discours libéral, est partagée par les milieux catholiques et même par les promoteurs des bibliothèques populaires socialistes de la première génération. Il faut rappeler que la lutte contre l’alcoolisme occupe une bonne place dans les premiers combats menés par le Parti ouvrier belge.

Le monde des bibliothèques populaires n’échappe donc pas à la pilarisation qui imprègne l’ensemble de la vie socio-culturelle en Belgique. Cela se manifeste dans les discours tenus par les uns et les autres sur le « bon » et le « mauvais » livre. Le choix des ouvrages est au cœur des préoccupations des promoteurs et gestionnaires de bibliothèques populaires. L’accent est mis sur les ouvrages « instructifs ». Dans l’optique libérale en particulier, telle qu’elle est défendue par la Ligue de l’enseignement et mise en pratique dans le réseau de la Ville de Bruxelles, la bibliothèque populaire est conçue comme un « temple de la science » destiné à transmettre aux classes laborieuses la connaissance et les valeurs bourgeoises. Leurs catalogues reflètent clairement une volonté de démocratisation du savoir, mais suivant les normes de la classe dominante et dans un sens utilitariste. Il s’agit de former de bons citoyens, mais aussi de bons ouvriers, de bons techniciens, de bons agriculteurs, de bons pères ou mères de famille, etc. Quant aux livres dits « récréatifs », ils ont certes leur place, mais sont plutôt considérés comme une sorte de « produit d’appel », selon le principe du « qui a lu lira ». La littérature populaire, en revanche, est quasi unanimement bannie des bibliothèques populaires, toutes tendances confondues, car susceptible de heurter le sens moral[5].

Bibliothèque populaire centrale de la Ville de Bruxelles, 28 place Rouppe (©KIK-IRPA, Bruxelles). Ce bâtiment construit en 1909-1910 par l’architecte J. Hubrecht est actuellement occupé par une école. Il fait angle avec le siège historique de la Ligue de l’enseignement. En 1911, la première salle de lecture du réseau communal bruxellois est aménagée dans ces locaux. Jusqu’alors, seul le prêt à domicile est pratiqué.

Vers la bibliothèque publique

Au début du 20e siècle, les bibliothèques populaires sont remises en question par les tenants d’un mouvement réformiste qui s’inspire du modèle anglo-saxon de la free public library. La critique des bibliothèques populaires aboutit à une double constatation : leur nombre est insuffisant et leur organisation ne répond plus aux besoins. Paul Otlet et Henri La Fontaine, créateurs du Mundaneum, sont les figures de proue de ce mouvement de réforme, qui vise à « faire de nos bibliothèques dites “populaires”, de véritables “bibliothèques publiques” utiles à toutes les classes de la société »[6]. À la quatrième Conférence internationale de bibliographie, tenue à Bruxelles les 10 et 11 juillet 1908, ils présentent un rapport considéré de nos jours comme le premier manifeste de la bibliothèque publique moderne.

Leur projet est fondé sur le principe du réseau unique intégrant, au sein d’une ville ou d’une agglomération de communes, les bibliothèques de diverses natures : bibliothèques avec salles de lecture, bibliothèques de prêt à domicile, bibliothèques circulantes, bibliothèques scolaires. Leurs services doivent être connectés à l’école, aux institutions postscolaires et aux bibliothèques scientifiques. Les bibliothèques publiques sont appelées à collaborer les unes avec les autres : prêt entre bibliothèques, acquisitions en commun, publication de catalogues collectifs, préparation et diffusion de guides de lectures.

Devenue « publique », la bibliothèque s’inscrit dans une vision nouvelle, où elle est conçue comme institution d’éducation intégrale et permanente, instrument de démocratisation d’une culture universaliste ouverte à toutes et tous sans distinction. Les attitudes philanthropiques ou paternalistes sont évacuées, la fonction récréative est reconnue à sa juste valeur. Avant 1914, ce vaste projet de réforme reste lettre morte, malgré quelques réalisations isolées s’inspirant de ces principes[7].

Bibliothèque populaire centrale de la Ville de Liège : la salle de lecture et les bibliothécaires, vers 1908 (Collection Dieudonné Boverie)

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, qui voit exploser la demande de lecture, la nécessité d’une réforme des bibliothèques populaires se fait de plus en plus sentir. L’esprit de reconstruction nationale, l’instauration de l’instruction obligatoire jusqu’à l’âge de quatorze ans (loi du 19 mai 1914) et de la journée de huit heures (loi du 14 juin 1921) sont autant de circonstances favorables à la naissance de la première loi belge sur les bibliothèques publiques.

La loi Destrée

Jules Destrée (Collection privée)

La loi du 17 octobre 1921 est adoptée sur proposition de Jules Destrée, ministre des Sciences et des Arts. Comme d’autres textes législatifs marquants, le nom de son promoteur lui restera attaché, ce qui souligne son importance. Il est vrai que Destrée est une personnalité hors normes. Socialiste de la première heure – il est l’un des premiers députés du POB. –, il s’est fait le chantre de la cause ouvrière, d’une législation sociale, du suffrage universel et de l’enseignement obligatoire et gratuit. Il est aussi un fer de lance du mouvement wallon. Après avoir servi comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg puis à Pékin pendant la Première Guerre mondiale, Destrée entre en 1919 dans le premier Gouvernement belge à participation socialiste et se voit attribuer le portefeuille des Sciences et des Arts, qui inclut l’Instruction publique.

L’ambition de sa proposition de loi est de « transformer le faisceau hétéroclite des bibliothèques, dites populaires, en un véritable service public »[8], sur le modèle anglo-saxon, ce qui implique une obligation de neutralité et donc une rupture par rapport aux divisions du passé. Comme le souligne Hugues Dumont dans sa thèse magistrale sur le pluralisme dans le droit public belge, « en soi, la logique du service public aurait dû conduire Destrée à imposer à chaque commune la création d’une bibliothèque publique ou au moins l’adoption d’une bibliothèque privée disposée à respecter la neutralité inhérente à tout service public, fût-il fonctionnel »[9]. Lors des travaux de la commission mise en place en 1920 pour préparer la loi, Destrée a été saisi d’un avant-projet qui allait dans ce sens, mais il y renonce en février 1921, pour ne pas heurter de front à la fois les défenseurs de l’initiative privée et plus encore ceux de la sacro-sainte autonomie communale. Selon la loi, les communes ont donc le choix entre plusieurs options : créer une bibliothèque publique, en adopter une, se satisfaire de l’existence d’au moins une bibliothèque libre dans leur ressort ou, en l’absence de toute bibliothèque reconnue, se contenter… de ne rien faire. Dans ce dernier cas de figure, la loi stipule que l’administration communale est tenue d’établir un des trois types de bibliothèques publiques « dès qu’elle sera sollicitée par des électeurs représentant le cinquième du corps électoral » (art. 2, § 2). Ce compromis à la Belge est le prix payé par Destrée pour obtenir une très large adhésion à son projet, voté à l’unanimité à la Chambre et par 65 oui, 20 non et 5 abstentions au Sénat.

En définitive, l’exigence de neutralité va se plier au principe de la liberté subventionnée, nettement avantagé par son enracinement historique et sociologique. La neutralité sera interprétée non pas dans le sens d’un réseau de bibliothèques publiques ouvertes à toutes les tendances, mais dans le sens d’un réseau constitué de bibliothèques reflétant chacune l’une ou l’autre de ces tendances en fonction des personnes qui les fréquentent et formant ensemble un réseau représentatif des différents courants idéologiques.

Quoi qu’il en soit, la loi Destrée représente une étape majeure dans l’émergence d’un service de lecture publique en Belgique. Avant la guerre, le pays comptait moins de 1 500 bibliothèques populaires dont l’organisation était laissée à l’initiative de promoteurs institutionnels ou privés et sans aucune coordination les unes avec les autres. Ces structures aux horaires très divers et aux collections hétéroclites étaient gérées par des personnes sans statut véritable et sans formation spécifique. L’État n’intervenait qu’avec parcimonie, surtout par des dons de livres. Sous le régime de la nouvelle loi, il devient un acteur de premier plan, tout en laissant une marge de liberté assez large à l’initiative communale ou privée. L’intervention financière de l’État constitue un élément déterminant du développement des bibliothèques. Celles-ci se multiplient, du moins jusqu’à la crise des années 1930. En contrepartie de leur reconnaissance, elles se soumettent à des règles de fonctionnement communes, destinées à garantir l’accès le plus large à la population. Les bibliothécaires bénévoles restent en place, mais le métier va se professionnaliser progressivement, grâce à l’instauration de filières de formation et de concours. À cet égard, la création d’un Conseil supérieur des bibliothèques publiques, dans la foulée de la loi Destrée, donnera des impulsions décisives.

Le nouveau régime des bibliothèques publiques conserve toutefois au moins deux axes de continuité avec le passé : le lien avec l’école et la pilarisation. Tout d’abord, la bibliothèque est toujours présentée comme complément de l’école. Dans son exposé des motifs de la loi du 17 octobre 1921, Destrée proclame : « J’ai toujours considéré la bibliothèque publique comme le complément indispensable de l’école ». C’est un lointain écho à la circulaire de son prédécesseur Jules Vandenpeereboom, qui désignait la bibliothèque populaire comme « le véritable complément » de l’école. Le principe de la liberté subventionnée, adopté pour les bibliothèques publiques comme pour l’ensemble des institutions d’éducation populaire, est d’ailleurs celui qui gouverne la politique scolaire. Ce principe convient parfaitement aux catholiques et aux libéraux. Le monde socialiste est plus divisé. Certains s’en accommodent, les autres préfèreraient l’instauration d’un véritable service public neutre, impliquant que l’État prenne lui-même en charge les bibliothèques plutôt que de se contenter d’un rôle d’encouragement. Ils comprennent toutefois qu’un tel bouleversement se heurterait à des obstacles insurmontables et se rangent donc à une solution plus réaliste, moyennant la mise en place d’un certain contrôle. En entérinant le principe de liberté subventionnée – seul consensus possible entre les trois grands mondes socio-politiques – la loi Destrée maintient intacte la pilarisation du système. Elle institutionnalise en un sens le régime ancien des bibliothèques populaires en permettant à celles-ci de bénéficier des aides publiques sans pour autant changer de nature, sans compter celles qui subsistent en dehors du cadre légal, qui reste facultatif.

Bibliothèque publique de la cité ouvrière des charbonnages du Bois-du-Luc à Houdeng-Aimeries, vers 1920. Carte postale ancienne, Bruxelles, Ern. Thill (Collection Bruno Liesen).

Dans l’entre-deux-guerres, la loi Destrée aboutit à créer des centaines de bibliothèques de tailles très variables, relevant le plus souvent d’un statut privé et affichant presque toujours une couleur idéologique ou philosophique bien déterminée. Les critiques sont unanimes pour constater le manque de cohésion de l’ensemble des bibliothèques publiques de diverses catégories et la dispersion de subventions dont les montants sont jugés dérisoires. En 1966, à l’occasion du 45e anniversaire de la loi Destrée, des voix s’élèvent pour dénoncer « la misère des bibliothèques publiques » et appeler à une réforme axée sur les besoins du public, qui mette fin à la « pulvérisation de l’effort financier », à la « concurrence des réseaux » et au fait que « le respect de la liberté locale telle qu’elle a été comprise par la loi Destrée a conduit à la folle injustice qui fait que certains citoyens ont une bibliothèque publique et d’autres pas »[10]. Selon ses détracteurs, la loi Destrée contribue à pérenniser les bibliothèques populaires et sa longévité inattendue a des effets néfastes sur l’élaboration d’un réseau de lecture publique digne de ce nom. Marcel Hicter, directeur général de la Jeunesse et des Loisirs au ministère de l’Éducation nationale et de la Culture, ne mâche pas ses mots : « j’ai (…) bon espoir que nous n’aurons pas à célébrer le cinquantième anniversaire de la Loi Destrée. Ce serait un signe grave, si nous étions amenés à le faire. Notre pays risquerait de tomber progressivement, par rapport à ses voisins, dans un état de sous-développement et de sous-équipement culturel »[11]. Les projets de réforme de la loi développés en 1956 et 1966 restent sans lendemain.

Il faut attendre la révision constitutionnelle de 1971, qui transforme la Belgique en État fédéral, pour voir s’engager enfin le processus qui aboutira à une réorganisation en profondeur de la lecture publique, compétence désormais transférée aux entités fédérées. Les décrets votés respectivement par la Communauté française, le 21 février 1978, et le Cultuurraad voor de Nederlandse Cultuurgemeenschap, le 6 juillet 1978, mettent fin au régime de la loi Destrée, qui aura donc vécu un bon demi-siècle.

Appel à chercheuses et chercheurs

Si la loi Destrée a fait l’objet de plusieurs études, l’histoire des bibliothèques populaires et des bibliothèques publiques dans nos régions reste encore assez peu exploitée par les historien.nes. Certes, beaucoup de travaux consacrés à des associations actives dans le domaine de l’éducation populaire/permanente, par exemple, abordent la question, mais sans toujours exploiter à fond les sources consacrées à cet aspect de leurs activités. Les bibliothèques créées à l’initiative des communes et des provinces mériteraient aussi des recherches plus systématiques[12].

En ce qui concerne les bibliothèques populaires avant la loi Destrée, il y a encore un important travail à mener pour dresser un inventaire, une cartographie de ces institutions. Les quelques statistiques publiées à l’époque posent de nombreux problèmes critiques et sont probablement très incomplètes ou erronées. Il reste aussi beaucoup à faire pour affiner notre connaissance de la sociologie des lecteurs, des lectrices, et des pratiques de lecture. L’étude du contenu des catalogues est une autre piste intéressante pour étayer ce que nous savons de l’offre de lecture proposée aux « classes laborieuses ».

Enfin, toute la période du régime de la loi de 1921 de même que celle du décret de 1978 sont des champs largement ouverts aux chercheurs et chercheuses. En 1999, dans un numéro de la revue Lectures consacré au 20e anniversaire du décret sur la lecture publique de 1978, j’avais publié un article intitulé « Y-a-t-il un historien dans la salle ? » qui lançait de multiples pistes à explorer pour un travail de mémoire, suggérant notamment d’interviewer les acteurs de la lecture publique pour constituer des archives sonores, de recueillir des témoignages photographiques, audio-visuels des locaux, des installations et des diverses pratiques de lecture et de culture initiées par nos bibliothèques, etc. Vingt ans et des poussières plus tard, cet appel reste toujours d’actualité. Formons le vœu que l’anniversaire célébré en 2021 lui donnera un nouvel écho !

Bibliographie

Depasse C., Historique et organisation des bibliothèques publiques en Belgique, Bruxelles, Ligue de l’enseignement, 1931.

Liesen B., Bibliothèques populaires et bibliothèques publiques en Belgique (1860-1914). L’action de la Ligue de l’enseignement et le réseau de la Ville de Bruxelles, Liège, Centre de Lecture publique de la Communauté française (C.L.P.C.F.), 1990.

Liesen B., « Y a-t-il un historien dans la salle ? », dans Le décret sur la lecture publique de février 1978. Déjà 20 ans ! Itinéraires et promesses (Lectures, hors-série), Bruxelles, CLPCF, 1999, p. 38-40.

Liesen B., « Des bibliothèques populaires aux bibliothèques publiques en Belgique : L’émergence d’un service public de lecture dans une société pilarisée », dans SANDRAS A. (éd.), Des bibliothèques populaires à la lecture publique, Lyon, Presses de l’Enssib, p. 327-372.

Valgaeren L., Plaats en taak van de openbare bibliotheek in Vlaanderen. Schets van de evolutie van volksbibliotheek naar openbare bibliotheek. Toekomstperspectieven, Anvers, Vlaamse Vereniging van Bibliotheek-, Archief- en Documentatiepersoneel, 1976 (Bibliotheekkunde. Verhandelingen aansluitend bij Bibliotheekgids, n° 33).

Van Aelbrouck A., Éducation populaire et bibliothèques publiques. Les conditions historiques, sociales et psychologiques de leur évolution, Bruxelles, Éd. de la Librairie encyclopédique, 1956.

Notes

[1] Bulletin de la Ligue de l’enseignement, 1909, p. 44-46.
[2] La première bibliothèque des Amis de l’instruction, fondée en 1861 dans le IIIe arrondissement de Paris, a été miraculeusement conservée dans son état d’origine jusqu’à nos jours. Ce lieu de mémoire a été le cadre en 1984 d’un important colloque international sur l’histoire de la lecture. L’association, toujours très active, a organisé un second colloque sur ce thème à la bibliothèque de l’Arsenal en 2014. Nombreuses ressources documentaires sur leur site Internet : https://bai.asso.fr
[3] Rapport au Roi annexé à l’arrêté royal du 1er septembre 1866 (Pasinomie, 4e série, t. I, Bruxelles, 1865-1866, p. 250-251).
[4] Masson C., « Les bibliothèques populaires », dans Revue de Belgique, XXI, 1875, p. 5-18 (cit. p. 8).
[5] À ce sujet, voir LIESEN B., « Le livre et ses lecteurs dans les bibliothèques populaires au XIXe siècle », dans Archives et bibliothèques de Belgique, LX/1-2, 1989, p. 121-136.
[6] La bibliothèque publique, I/1-2, 1908, p. 3.
[7] Sur l’intervention d’Otlet et La Fontaine dans la question des bibliothèques publiques, voir notre article LIESEN B., « De la bibliothèque populaire à la bibliothèque publique : le courant réformateur de la lecture publique en Belgique à l’aube du XXe siècle », dans Archives et bibliothèques de Belgique, LXVIII/1-4, 1996, p. 175-187.
[8] Charlier J., « Les bibliothèques », dans La Wallonie, le pays et les hommes, lettres-arts-culture, IV, [Bruxelles], La Renaissance du livre, 1981, p. 339-348 (citation, p. 341).
[9] Dumont H., Le pluralisme idéologique et l’autonomie culturelle en droit public belge, I, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis-Émile Bruylant, 1996, p. 220.
[10] Deprez M., « Quelques réflexions à propos des bibliothèques et de leur passé », dans La loi Destrée a 45 ans, 1966 (Cahiers J.E.B., n° 4), p. 247-256.
[11] Marcel Hicter, « Avant-propos », dans La loi Destrée a 45 ans, 1966 (Cahiers J.E.B., n° 4), p. 243.
[12] Pour la province de Liège, voir l’ouvrage récent de Missiaen J.-J., Lectures pour tous. Une histoire des initiatives de la province de Liège en matière de lecture publique, Liège, Éd. de la Province de Liège, 2021.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

LIESEN B., « Il y a 100 ans… la loi Destrée : La bibliothèque populaire devenait publique », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.

Paul Otlet et Henri La Fontaine, fondateurs du Mundaneum : des références pour les bibliothèques

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Jacques Gillen (historien et archiviste, Mundaneum)

Paul Otlet (1868-1944), considéré comme le père de la documentation et un des précurseurs d’Internet, et Henri La Fontaine (1854-1943), Prix Nobel de la paix en 1913, sont incontournables dans l’histoire et le monde des bibliothèques. Quiconque entame une formation de bibliothécaire ou s’intéresse à l’histoire des bibliothèques ou de la bibliothéconomie se voit immanquablement, ne fût-ce que brièvement, confronté à ces deux juristes bibliographes, fondateurs de ce qui allait devenir le Mundaneum : l’Institut international de bibliographie (IIB). Créé en 1895, l’IIB devient, dans les années 1920, à la suite d’extensions et de l’ajout d’unités documentaires, le Palais mondial-Mundaneum, puis, plus simplement le Mundaneum (actuellement centre d’archives privées et espace d’expositions de la Fédération Wallonie-Bruxelles). L’IIB est le creuset dans lequel Otlet et La Fontaine ont développé des idées, des méthodes de travail et des outils qui se sont largement répandus dans les bibliothèques, non seulement en Belgique mais aussi sur le plan international. Dès les débuts, leurs travaux intègrent les bibliothèques publiques. Références en matière de bibliothéconomie, ils interviennent dans toutes les tentatives de réforme des bibliothèques publiques qui précèdent la loi Destrée de 1921.

La fiche bibliographique comme point de départ d’un vaste projet 

Paul Otlet et Henri La Fontaine sont animés d’idéaux universalistes et pacifistes. En filigrane de tous les projets qu’ils mènent au sein de l’IIB ou dans son sillage, figure l’idée que la connaissance doit être accessible à tous et toutes. Ils sont convaincus que la connaissance est un outil majeur (au côté du droit international) pour l’établissement d’une paix durable. Avec comme point de départ la bibliographie, ils étendent progressivement leur champ d’action dans le but de favoriser l’accès à la connaissance et sa diffusion.

Dès le début, la conception que se font Otlet et La Fontaine du partage de la connaissance intègre les bibliothèques publiques. Le savoir ne doit pas être à la seule destination des savants. La bibliothèque doit occuper un rôle actif dans la démocratisation du savoir : « La conservation des livres n’est plus envisagée comme une fin en soi. On se rend compte que c’est le lecteur qui crée l’utilité du livre. Le vrai rôle d’une bibliothèque apparaît alors de faire circuler les livres et non pas seulement de les conserver. Et cette circulation se fait dans deux directions, celle des études scientifiques et littéraires, d’une part, celle de la vulgarisation, d’autre part. Le mouvement démocratique renverse les anciennes conceptions et partout éclate un mouvement irrésistible en faveur des bibliothèques populaires »[1]. La bibliothèque doit être aidée en cela par les pouvoirs publics qu’Otlet interpelle dès 1907 en émettant le vœu de voir le ministère des Sciences et des Arts mener une politique en faveur du développement des bibliothèques publiques[2]. Lors de la Conférence internationale de bibliographie, tenue à Bruxelles en 1908, Otlet et La Fontaine présentent un rapport à ce sujet, considéré comme le premier « manifeste »[3] de la bibliothèque publique. Pour eux, la bibliothèque a un véritable rôle sociétal à remplir : « Tout ce qui touche au livre est « social » par excellence. La lecture est devenue un besoin de l’homme civilisé. »[4]

Lorsqu’il est créé à la fin du 19e siècle, l’IIB a pour principal objectif de mettre sur pied le Répertoire bibliographique universel (RBU), destiné à recenser sur des fiches bibliographiques toutes les publications du monde, quels que soient leur sujet, leur date ou leur lieu d’édition, ou encore leur lieu de conservation. Ce répertoire, inscrit en 2013 au registre « Mémoire du monde » de l’UNESCO, tapisse depuis 1998 les murs de l’espace muséal du Mundaneum à Mons, où le Mundaneum est installé depuis 1993. Il se compose de deux parties principales, l’une onomastique (destinée à répondre à la question « Qu’a écrit tel auteur ? »), l’autre thématique (classée par sujet)[5]. Les fiches comprennent les informations de base, telles que le nom de l’auteur, le titre, le lieu et la date d’édition, etc., mais aussi, lorsque l’information est disponible, l’endroit où la publication peut être trouvée. Ce caractère universel fait en quelque sorte du RBU, parfois appelé « Internet de papier », une grande base de données bibliographiques. C’est à ce titre que certains le considèrent comme un des premiers moteurs de recherche de l’histoire.

Le Répertoire bibliographique universel, vers 1900 (Mundaneum, coll.).

Manuel du Répertoire bibliographique universel, édition complète préparatoire de 1904 (Mundaneum, coll.).

Entre 1895 et le milieu des années 1930, Otlet et La Fontaine rassemblent quelque 18 millions de fiches. Pour réaliser ce travail titanesque[6], ils font appel à la coopération internationale. Dès les premières années, un réseau de savants, de bibliographes et de bibliothécaires du monde entier gravite autour de l’IIB. Dès le début aussi, des collaborations se mettent en place, notamment sous la forme d’échanges de fiches bibliographiques ou de publications, avec les associations scientifiques, les bibliothèques et les instituts bibliographiques (tels que le Concilium bibliographicum de Zürich ou le Bureau bibliographique de Paris) qui participent au développement du RBU. L’IIB devient rapidement une référence et répond régulièrement à des demandes de bibliothèques, privées ou publiques, sur la manière de gérer, de classer et d’inventorier leur collection.

Indexation de publications et rédaction de fiches bibliographiques, panneau de l’Encyclopedia Universalis Mundaneum, années 1920 (Mundaneum, coll.).

Au début du 20e siècle, l’IIB élargit son champ d’action. Convaincus que la connaissance ne se trouve pas seulement dans les livres, Otlet et La Fontaine initient, dans le sillage de l’IIB, plusieurs unités documentaires et organismes spécialisés conçus comme des extensions de l’IIB, donnant ainsi naissance au concept de « documentation ». Leur ambition est désormais de permettre l’accès à l’ensemble des connaissances, quel que soit le format dans lequel elles ont été produites : « (…) le document sous toutes ses formes (livres, revues, journaux, photographies, pièces d’archives, rapports scientifiques et rapports administratifs, procès-verbaux d’assemblées, publications industrielles, etc.) (…) devient, pour la science, source d’information et transmetteur de sa pensée : il s’affirme son indispensable outil »[7]. Voici, à titre d’exemples, quelques-unes des extensions créées entre 1900 et 1910 :

    • L’Institut international de photographie (IIP), créé en 1905 avec Ernest de Potter (l’éditeur de la Revue belge de photographie), dont le but est de créer une vaste encyclopédie par l’image. Les collections de l’IIP, constituées de photographies, de cartes postales, d’affiches, de plaques de verre, de diapositives pour lanternes magiques, forment le noyau de la collection iconographique conservée au Mundaneum. Ernest de Potter met également sur pied un Répertoire iconographique universel, composé de dossiers où sont rassemblées des photographies et des illustrations sur fiches ou sur feuilles de format standard ;
    • Le Répertoire universel de documentation, initié en 1907, composé de dossiers thématiques (classés selon la CDU), biographiques et géographiques, rassemblant des brochures, des coupures de presse ou encore des extraits de publication ;
    • Le Musée international de la presse, créé en 1907 afin de collecter tous les journaux et périodiques de Belgique ainsi que, au minimum, le premier et le dernier numéro des périodiques du monde entier ;
    • L’Office central de documentation féminine, initié en 1910 par Léonie La Fontaine, la sœur d’Henri La Fontaine, pour collecter la documentation propre aux femmes et à leurs revendications.

Cette dimension « documentaire » occupe une place importante dans la conception qu’Otlet se fait de la bibliothèque. Une bibliothèque ne doit pas seulement mettre à disposition des livres, mais aussi de la documentation. Les unités documentaires créées, dédiées à un sujet ou à un support, sont conçues comme des parties du « Livre universel ». La place de plus en plus grande accordée à la documentation aboutit d’ailleurs à la transformation de l’IIB en 1938, qui devient la Fédération internationale de documentation (FID).

En 1910, à l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles, Otlet et La Fontaine ajoutent une nouvelle dimension à leur travail en créant le Musée international. Celui-ci naît avec une exposition montée au Palais du Cinquantenaire, dans laquelle les associations internationales exposent leurs travaux. Elle sert de complément au Congrès des associations internationales organisé en parallèle de l’Exposition universelle par l’Union des associations internationales (UAI). Créée en 1907 par Otlet et La Fontaine pour servir de plateforme de coordination des organisations internationales non-gouvernementales, toujours dans un idéal pacifiste et internationaliste, l’UAI est en quelque sorte le pendant politique de l’IIB. Après l’Exposition universelle, il est décidé de rendre l’exposition permanente et d’en faire un Musée international destiné à illustrer les connaissances du monde. Outre des objets et des documents, ce musée se compose de l’Encyclopedia Universalis Mundaneum, l’encyclopédie illustrée sur planches mobiles, à caractère pédagogique, élaborée à partir des années 1920.

Paul Otlet (au centre) et Henri La Fontaine (à droite) devant le Palais Mondial, au Parc du Cinquantenaire, années 1920 (Mundaneum, coll.).

À partir des années 1910, les instituts créés dans le sillage de l’IIB et leurs collections, auparavant installés rue Ravenstein, rejoignent le Musée international au Palais du Cinquantenaire. Dans les années 1920, ce vaste ensemble prend le nom de Palais mondial. Bien que fermé en 1934 sur décision gouvernementale, les collections y subsistent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’occupant allemand, qui a réquisitionné une partie du bâtiment, exige alors leur déménagement. Elles sont transposées au Parc Léopold, où elles resteront jusqu’au début des années 1970. Elles connaîtront ensuite d’autres déménagements à Bruxelles jusqu’au moment où elles sont accueillies à Mons en 1993.

Après la mort d’Henri La Fontaine et de Paul Otlet, le Mundaneum est géré par l’Association des amis du palais mondial et Georges Lorphèvre. Ce proche collaborateur d’Otlet depuis la fin des années 1920 assure la continuité du Mundaneum jusqu’à la dissolution de l’association et la cession des collections au Centre de lecture publique de la Communauté française de Belgique à la fin des années 1980[8].

Des outils pour les bibliothèques, réels ou visionnaires 

À sa création, l’IIB a aussi pour objectif d’unifier les pratiques bibliographiques afin de favoriser les échanges entre les bibliothèques ou les offices bibliographiques. Otlet et La Fontaine s’attellent à l’élaboration de standards pour l’établissement des fiches bibliographiques et leur classement, qui s’imposeront progressivement dans les domaines de la bibliographie et de la bibliothéconomie.

La fiche bibliographique doit respecter certaines normes. Elle a un format fixe de 12,5 cm sur 7,5 cm. Elle est perforée dans le bas de manière à pouvoir être facilement intégrée à un fichier existant. Des règles définissent les informations qui doivent y être reprises et l’emplacement précis qu’elles doivent occuper. Les fiches sont rangées dans des meubles-fichiers standardisés conçus par Otlet de telle manière qu’elles puissent être facilement complétées, corrigées, copiées ou tout simplement consultées.

Pour le classement thématique des fiches, Otlet et La Fontaine développent la Classification décimale universelle (CDU). Basée sur le système de classification décimale imaginé dans les années 1870 par le bibliothécaire américain Melwil Dewey (1851-1931), la CDU consiste à diviser les connaissances en 10 classes numérotées de 0 à 9 (par exemple, tous les ouvrages traitant d’histoire seront classés dans la classe 9). Chaque classe est à son tour divisible en 10 groupes, chaque groupe en 10 divisions et chaque division en 10 sous-divisions, de manière à pouvoir définir de manière de plus en plus précise le sujet d’un livre. L’intérêt de cette méthode réside dans le remplacement du mot-clé par un indice chiffré. Elle permet ainsi d’éviter les difficultés d’interprétation dans le choix du mot-clé et de contourner l’obstacle de la langue utilisée, le chiffre étant par définition universel.

Avec l’aide d’érudits et de savants européens, Otlet et La Fontaine entament dès 1895 le travail d’élaboration des divisions par sujets afin de rendre universelle la classification de Dewey qu’ils jugent insuffisante pour rendre compte de la diversité culturelle mondiale. Dans leur esprit, la CDU doit constituer un sommaire complet des connaissances. Sa fonction est de permettre de définir de manière exhaustive le sujet d’une publication ou d’un document. Grâce au système de symboles et signes de ponctuation qu’ils mettent au point pour associer les composants numériques, la CDU permet non seulement de définir le sujet principal d’une publication ou d’un document, mais aussi les sujets associés, des dates, des lieux, des liens, des informations sur le type de document, etc.

Schéma représentant la classification décimale universelle, planche de l’Encyclopedia Universalis Mundaneum, années 1920 (Mundaneum, coll.).

Dès 1897, l’IIB publie une première édition abrégée de la CDU. La première édition complète paraît en 1905 dans le Manuel du Répertoire bibliographique universel. Depuis cette première édition complète, elle a connu de nombreuses éditions en français et dans d’autres langues. La CDU n’est pas un système figé. Au fil du temps, nombre de corrections et de développements y sont apportés pour l’adapter aux évolutions dans tous les domaines de la connaissance.

La CDU s’est imposée dans de nombreuses bibliothèques, en Belgique et à l’étranger, non seulement pour le classement des fiches qui composent leur catalogue (avant la généralisation des catalogues informatisés) mais aussi pour le classement physique des publications. Bien qu’elle soit quelque peu tombée en désuétude, du moins pour le catalogage (dans les catalogues informatiques, elle est actuellement le plus souvent remplacée par des mots-clés et des liens hypertextes), elle continue à évoluer. Depuis 1990, la CDU est gérée par un consortium basé à La Haye, l’Universal Decimal Classification Consortium (UDCC). La dernière édition, mise à jour en 2019, date de 2013.

Les méthodes développées par l’IIB sont détaillées dans un ouvrage publié pour la première fois en 1922 (soit un an après la promulgation de la loi Destrée sur les bibliothèques), par Otlet et un de ses collaborateurs de longue date, Léon Wouters, alors directeur adjoint de l’Union des villes et communes belges : le Manuel de la bibliothèque publique. Cet ouvrage est rédigé dans le cadre des cours de bibliothèque donnés à l’École centrale de service social de la Ville de Bruxelles (où Otlet dispense lui-même des leçons). Il connaîtra deux autres éditions, l’une en 1923 et l’autre en 1930. Les quatre parties qui le composent décrivent les éléments théoriques et pratiques nécessaires au fonctionnement d’une bibliothèque et à l’exercice du métier de bibliothécaire. La philosophie d’Otlet transparaît clairement dans la description de ce que doit être une bibliothèque publique : « Les bibliothèques publiques dignes de ce nom sont des collections d’ouvrages systématiquement choisis dans toutes les branches des connaissances ou dans la spécialité qui fait l’objet de l’institution, parfaitement catalogués et largement mis à la disposition des lecteurs qui peuvent y recourir comme à de vastes offices d’information et de documentation. »[9] La notion de documentation (sous quelque forme qu’elle se présente) apparaît d’emblée comme étant une partie intégrante de la bibliothèque : « Le but visé est une concentration de l’information pour réaliser ensuite plus sûrement la diffusion des informations »[10]. À ce titre, les bibliothèques publiques sont un des éléments de ce qu’Otlet appelle le « réseau universel de documentation ».

Parallèlement aux aspects concrets liés au classement et au catalogage, Otlet se montre précurseur en termes de technologie. Dès 1906, dans une brochure intitulée Les aspects du livre, il détaille les innovations techniques qui transformeront la production et l’utilisation du livre, telles que le rayon X, le phonographe, les projections lumineuses ou encore le téléphone à propos duquel il se montre déjà visionnaire : « Demain, la téléphonie n’aura plus de fil, comme déjà la télégraphie s’en est débarrassée. (…) Ce qui cause aujourd’hui le désespoir du technicien fera alors sa joie : la possibilité de recueillir les ondes à tous les points de la sphère d’action (…) tournera plus tard à l’avantage d’un mode universel de transmission des informations. Chacun portera sur soi, dans son gousset, un tout petit cornet. »[11] La même année, très intéressé par les progrès de la photographie, il met au point, avec l’inventeur Robert Goldschmidt, le microfilm pour faciliter la reproduction et la consultation des pages d’un livre[12]. Dans les années 1920 et 1930, il intègre à sa réflexion la radio et la télévision et imagine, alors que celle-ci n’est encore qu’à ses balbutiements, qu’il sera à l’avenir possible de consulter un livre à distance par le biais d’un écran. Il conçoit également, sur papier, un meuble « multimédia » intégrant tous les supports de la connaissance et les médias permettant d’y accéder : la mondothèque.

Mondothèque, planche de l’Encyclopedia Universalis Mundaneum, 1941 (Mundaneum, coll.).

Otlet s’est montré visionnaire à plus d’un titre sur la place occupée par la technologie dans les sciences de l’information. Il lui consacre les dernières pages de son ouvrage le plus important, le Traité de documentation (publié en 1934), le livre qui synthétise sa pensée. Il va jusqu’à émettre l’idée d’une bibliothèque virtuelle : « Ici la Table de Travail n’est plus chargée d’aucun livre. À leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. Là-bas au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements, avec tout l’espace que requièrent leur enregistrement et leur manutention, avec tout l’appareil de ses catalogues, bibliographies et index (…). Le lieu d’emmagasinement et de classement devient aussi un lieu de distribution, à distance avec ou sans fil, télévision ou télétaugraphie. De là on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour connaître la réponse aux questions posées par téléphone, avec ou sans fil. Un écran serait double, quadruple ou décuple s’il s’agissait de multiplier les textes et les documents à confronter simultanément ; il y aurait un haut-parleur si la vue devrait (sic) être aidée par une donnée ouïe, si la vision devrait être complétée par une audition. Une telle hypothèse, un Wells[13] certes l’aimerait. Utopie aujourd’hui parce qu’elle n’existe encore nulle part, mais elle pourrait bien devenir la réalité de demain pourvu que se perfectionnent encore nos méthodes et notre instrumentation. »[14]

Paul Otlet, Documentation et télécommunication, calque de l’Encyclopedia Universalis Mundaneum, années 1920 (Mundaneum, coll.).

Dans le futur imaginé par Otlet, toutes les bibliothèques sont rassemblées en une unique bibliothèque internationale[15], universelle. L’accès à son contenu multiforme, mêlant livres et documentation, est rendu possible par les moyens techniques mis à la disposition de tous et toutes. Cette bibliothèque internationale occupe une place centrale dans le projet de Cité mondiale qu’il conçoit vers 1910. Vaste projet architectural, la Cité mondiale devait rassembler, toujours dans le but de favoriser l’harmonie entre les peuples par le progrès et la connaissance, des institutions politiques, des associations internationales, des universités et des bibliothèques. Le Mundaneum y occupe une place centrale, ainsi qu’un centre mondial de la communication. Plusieurs architectes, dont Le Corbusier, ont dessiné des plans pour cette cité utopique. Plusieurs lieux sont envisagés : d’abord Genève, ensuite plusieurs endroits en Belgique et à l’étranger. Mais, jugé trop irréaliste, le projet ne rencontre pas l’adhésion souhaitée par Otlet. En vain, il adresse des requêtes aux puissants de son temps avec l’espoir, qui ne le quitte pas jusqu’à sa mort en 1944, de voir ce projet se concrétiser[16].

Des sources pour l’histoire des bibliothèques publiques 

Le Mundaneum a entretenu des liens historiques et institutionnels avec la lecture publique. Les quelque six kilomètres courants de fonds d’archives et collections qui y sont conservés renferment de nombreuses sources utiles à l’histoire des bibliothèques publiques. La bibliothèque, sous toutes ses formes, est un élément clé dans l’œuvre d’Otlet et La Fontaine. Leurs papiers personnels figurent donc, évidemment, au premier rang de ces sources. Mais le Mundaneum conserve également d’autres ressources riches de documents sur le sujet :

    • Les papiers personnels de Georges Lorphèvre (1912-1997) : Lorphèvre est connu de plusieurs générations de bibliothécaires-documentalistes à qui il a donné cours. Aux côtés d’André Colet (1896-1978), autre bibliothécaire et collaborateur d’Otlet, il est la cheville ouvrière du Mundaneum après 1944. Il occupe par ailleurs différents postes dans des groupements internationaux de bibliothécaires et de documentalistes, en particulier la Fédération internationale de documentation où il mène des travaux sur la classification décimale universelle.
    • Le Musée international de la presse : cette collection de périodiques contient de nombreux périodiques sur le sujet des bibliothèques publiques.
    • La Bibliothèque collective des sociétés savantes : ce vaste ensemble (dont une grande partie reste encore à classer) se compose notamment de la bibliothèque de l’IIB, riche en publications sur les bibliothèques et la bibliothéconomie.
    • Des publications issues de différentes bibliothèques dont, par exemple, la Bibliothèque populaire de l’Ouest (créée à Liège en 1880) et la Bibliothèque de l’Œuvre nationale de l’enfance.

L’œuvre d’Otlet et La Fontaine et l’héritage documentaire qu’ils ont légué sont une mine d’informations pour qui s’intéresse à l’histoire des sciences de l’information et à leurs implications actuelles. Leurs travaux dans le domaine de la bibliothéconomie et leurs anticipations en matière de technologies et d’alternatives au livre (ce qu’Otlet appelle les « substituts du livre ») ont contribué à forger non seulement le monde du livre et des bibliothèques mais aussi les supports numériques du savoir qui font à présent partie de notre quotidien. Ils ont suscité et suscitent encore de nombreux travaux de recherche.

Notes

[1] OTLET P., « L’état actuel des questions bibliographiques et l’organisation internationale de la documentation », Bulletin de l’Institut international de bibliographie, 1908, p. 179.
[2] Ces idées sont par ailleurs défendues au sein de l’association Biblion, créée en 1907 à l’initiative de l’IIB, pour réunir les personnes qui s’intéressent « activement au recrutement, à la conservation et à l’utilisation des documents manuscrits ou imprimés ». Voir : Liste générale des bibliothèques de Belgique, Bruxelles, Biblion, 1907 (Publication n°1).
[3] LIESEN B., « Des bibliothèques populaires aux bibliothèques publiques. L’émergence d’un service public de lecture dans une société pilarisée », SANDRAS A. (dir.), Des bibliothèques populaires à la lecture publique, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2014, p. 318-363.
[4] OTLET P., Conférence internationale de bibliographie et de documentation, Bruxelles, 1908, p. 14. (Extrait de Mouvement sociologique international, IXe année, n°4, décembre 1908).
[5] À côté de ces répertoires principaux, il existe d’autres répertoires connexes, dont, par exemple, le Répertoire des titres de périodiques ou le Répertoire administratif qui consigne sur fiches la correspondance, les informations sur la gestion du personnel, l’inventaire des collections, etc.
[6] À la fin du 19e siècle, le nombre de publications existantes est estimé à environ 10 millions. À partir du début du 20e siècle, en parallèle au développement de l’enseignement et des sciences, ce nombre s’accroît de manière exponentielle. Selon une étude réalisée par Google en 2010 (basée sur les données ISBN et d’autres sources telles que les fonds des bibliothèques et le réseau des libraires Worldcat), le nombre de livres uniques s’élève alors à 130 millions.
[7] OTLET P., Conférence internationale de bibliographie et de documentation…, p. 5.
[8] Pour plus de détails sur la vie et l’œuvre de Paul Otlet et Henri La Fontaine, ainsi que sur l’histoire de l’IIB et du Mundaneum, voir : Cent ans de l’Office international de bibliographie (1895-1995), Mons, Éditions Mundaneum, 1995 ; Le Mundaneum. Les Archives de la connaissance, Bruxelles, Édition Les Impressions Nouvelles, 2008 ; GILLEN J. (dir.), Paul Otlet, fondateur du Mundaneum (1868-1944), Bruxelles, Édition Les Impressions Nouvelles, 2010 ; GILLEN J. (dir.), Henri La Fontaine, Prix Nobel de la paix en 1913. Un Belge épris de justice, Bruxelles, Les Éditions Racine, 2012.
[9] OTLET P., WOUTERS L., Manuel de la bibliothèque publique, Bruxelles, Union des villes et communes belges, 1923 (Publication n°17), p. 41.
[10] Idem, p. 29.
[11] OTLET P., Les Aspects du livre. Conférence inaugurale de l’Exposition du livre d’art et de littérature organisée à Ostende par le Musée du Livre (14 juillet 1906), Bruxelles, Musée du livre, novembre 1906 (Publication n°8), p. 33.
[12] GOLDSCHMIDT R., OTLET P., Sur une forme nouvelle du livre. Le livre microphotographique, Bruxelles, Institut international de bibliographie, 1906 (Publication n°81).
[13] Herbert George Wells (1866-1946) est un écrivain anglais connu pour ses romans de science-fiction, tels que La Machine à explorer le temps ou La Guerre des mondes. Souvent futuristes et dystopiques, ils sont considérés comme des classiques du genre.
[14] OTLET P., Traité de documentation. Le livre sur le livre. Théorie et pratique, Bruxelles, Éditions Mundaneum, 1934, p. 428.
[15] La Bibliothèque collective des sociétés savantes, qu’Otlet initie en 1907, était destinée à constituer le noyau de cette bibliothèque internationale.
[16] La littérature sur le projet de Cité mondiale est abondante. Voir par exemple : GHILS P. (dir.), Connaissance totale et Cité mondiale. La double utopie de Paul Otlet, Louvain-la-Neuve, 2016.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

GILLEN J., « Paul Otlet et Henri La Fontaine, fondateurs du Mundaneum : des références pour les bibliothèques », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.

1859-2021 : 160 ans au service de la lecture. La bibliothèque populaire communale de Saint-Josse-ten-Noode

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Dominique Dognié est bibliothécaire depuis 1989 et bibliothécaire en chef depuis 1991. Sa passion pour l’histoire fait qu’il est curieux de tout ce qui touche au passé de la bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode et de la commune en général. À l’occasion du centenaire de la loi Destrée, la bibliothèque communale de Saint-Josse présente une petite exposition, avec des affiches, des photos ainsi que les traces éparses de son passé. Nous le rencontrons le 3 juin 2021 dans sa bibliothèque[1]. Son témoignage fait le lien entre l’ancienne bibliothèque, telle qu’elle fonctionne quasi depuis sa fondation et la « nouvelle » bibliothèque qu’il dirige, orientée vers les publics, l’ouverture, l’accessibilité de tous et toutes, l’animation à la lecture et la découverte du livre, très loin des seuls prêts et accès à la lecture qui caractérisaient l’ancienne bibliothèque. C’est un pan de cette histoire qu’il nous dévoile :

« Je suis bibliothécaire depuis 1989 et bibliothécaire en chef depuis 1991. Étant habitant de Saint-Josse depuis plus de 53 ans, je connais bien Saint-Josse, sa population et son évolution. J’ai la chance d’avoir travaillé avec des bibliothécaires qui étaient en fin de carrière, qui avaient été engagés en 1953. C’est en discutant avec eux que j’ai eu une vue sur pratiquement toute l’histoire de la bibliothèque.    

La bibliothèque de Saint-Josse a déjà comme atout d’être une bibliothèque très ancienne parce qu’elle date de 1859. La Belgique a à peine 29 ans quand cette bibliothèque est créée. On a très peu de documents. On en trouve des traces dans les Bulletins communaux. Il semblerait qu’auparavant, il y avait déjà une salle de lecture, ce n’est pas très clair, qui était tenue par des professeurs, mais la bibliothèque officielle a existé réellement à partir de 1859. À l’époque, c’était souvent des professeurs qui faisaient cela en horaire complémentaire. Charles Rogier qui a habité Saint-Josse, qui est un acteur incontournable de la Révolution, membre du Gouvernement provisoire, ministre de l’Intérieur et puis Premier ministre, est une personnalité importante qui a habité à Saint-Josse. Il a fait un don important de livres. Eugène Van Bemmel, qui était conseiller communal à l’époque, avait fait remarquer à cette occasion, que la bibliothèque de Saint-Josse était la première bibliothèque de Belgique[2] même s’il se trouve que ce n’est peut-être pas certain, mais en tout cas, 1859, c’est quand même respectable et c’est beaucoup plus ancien que d’autres. À l’époque, comme toutes les bibliothèques, elle s’appelait bibliothèque populaire et il s’agissait bien d’une bibliothèque destinée à la population de Saint-Josse et non pas d’une bibliothèque spécialisée destinée à des chercheurs, des professeurs, etc. »[3]

L’appel de Bruno Liesen à se pencher sur l’histoire des bibliothèques locales, comme autant de maillons d’une histoire politique et socio-culturelle de nos sociétés, nous incite à passer à l’acte. Pourquoi ne pas remonter aux sources de cette vénérable bibliothèque et de ses pères fondateurs[4] ? Dominique Dognié est intéressé. Il m’installe dans son bureau et m’ouvre son fonds précieux. Son collègue Filippo Virgilio, qui fournit l’iconographie de cet article, est demandeur. Enseignant dans la formation de bibliothécaire à horaire décalé, cette monographie l’intéresse. N’est-ce pas le rôle de l’historien.ne, attaché.e à un centre d’histoire sociale développant des pratiques d’éducation permanente, de permettre à ceux et à celles qui agissent aujourd’hui dans les secteurs socio-culturels, dans ce cas-ci la lecture publique, de se réapproprier leur histoire et d’en tirer non seulement quelque fierté mais aussi d’inscrire leur action d’aujourd’hui dans la continuité de celle-ci ? Il y a là un cercle vertueux. Les bibliothécaires contemporains nous parlent de leurs missions d’aujourd’hui, l’historien.ne fait émerger quelques fragments du passé de la bibliothèque. L’article se divise en deux parties, la première évoque l’histoire de la fondation de la bibliothèque, la seconde est consacrée au témoignage de Dominique Dognié, comme acteur bibliothécaire depuis plus de 30 ans. L’une et l’autre s’articulent pour situer la bibliothèque populaire de Saint-Josse, dans le temps, à savoir 150 années de présence locale au service de l’accès aux livres et à la lecture.

Partie I : Fragments d’histoire (1858-1958)

Le premier bulletin communal de Saint-Josse-ten-Noode, 1er janvier 1858 (KBR).

Pour retracer l’histoire de la bibliothèque communale, les bulletins communaux de Saint-Josse-ten-Noode (BC), publiés à partir de 1858, sont une source précieuse. Ils rapportent les débats, les budgets alloués, les nominations et démissions des bibliothécaires et des bibliothécaires-adjoints. Nous avons procédé par sondage autour de périodes-clés : la fondation, le cinquantième anniversaire, la Guerre 1914-1918 et l’après-guerre avec le contexte de la loi Destrée, la Deuxième Guerre mondiale et l’anniversaire du centenaire de la bibliothèque. D’autres sources peuvent être exploitées : les catalogues, les archives communales, la presse locale, etc. Pour la période plus récente, les archives sauvées et conservées à la bibliothèque communale donnent des informations sur l’entre-deux-guerres et sur les années 1950. Faute de temps et d’inventaire, nous avons consulté les documents sélectionnés et présentés dans le grand hall de la bibliothèque, dans le cadre du centenaire de la Loi Destrée. Il s’agit donc de quelques « fragments » d’une histoire qui se révèle riche, complexe et qui offre de nouvelles perspectives de recherche.

1858-1859 : la bibliothèque populaire, une œuvre auxiliaire de l’école

La décision d’ouvrir une bibliothèque populaire est proposée au Conseil communal de Saint-Josse-ten-Noode le 17 septembre 1858. L’intérêt des édiles communaux n’est pas nouveau. En 1858, le pouvoir communal accorde au Conseil de salubrité publique, un budget conséquent de 500 francs pour lancer les bases d’une bibliothèque spécialisée dans les matières d’hygiène publique. À l’occasion de la réorganisation des écoles primaires[5] et de l’ouverture d’une nouvelle école primaire gratuite, rue du Chalet, la commission de l’instruction publique[6] propose que l’effort d’instruction populaire de la commune se complète d’une classe du soir pour adultes et d’une bibliothèque communale[7] :

« La bibliothèque communale, bien qu’elle sorte de la sphère de l’école et qu’elle puisse en être entièrement indépendante, serait cependant, dans notre pensée, le complément de l’instruction populaire. Elle aurait son local rue du Chalet et serait placée sous la direction de l’instituteur en chef. Elle serait à l’usage des instituteurs, des anciens élèves de nos écoles et des habitants de la commune. Une allocation de 300 francs est proposée pour acquérir des ouvrages en français et en néerlandais. Un subside annuel de 100 francs et les dons des habitants de la commune nous permettraient d’entretenir et de développer cette utile institution. »[8]

Le projet est toutefois suspendu en attendant de voir si la commune a les ressources pour faire face à ces nouvelles dépenses.[9] Le budget de 1859 prévoit 400 francs pour la mise en route de la bibliothèque tandis que les années suivantes, le subside de fonctionnement de 100 francs apparait dans les comptes.[10]

La proposition émane de la commission de l’Instruction publique. Les conseillers communaux Guillaume Tiberghien[11] et Eugène Van Bemmel[12] en sont membres. Professeurs à l’Université libre de Bruxelles, élus conseillers communaux de Saint-Josse, ils y défendent leur projet d’une instruction publique obligatoire et gratuite et soutiennent concrètement toutes les initiatives d’éducation populaire qui sont mises à l’ordre du jour du Conseil : cours pour adultes, école de dessin, académie de musique, cours de chants, soirées populaires initiées par la Baronne Van Crombrugghe[13] en 1864 avec la Ligue de l’enseignement et plus tard, l’Extension universitaire de l’ULB (1896) et l’Université populaire de Saint-Josse (1902)[14], etc. Une bibliothèque est un outil au service de l’éducation du peuple. Tant qu’il sera bourgmestre, Jacques Gillon[15] soutiendra cette initiative qui précède de plusieurs années la circulaire Vandenpeereboom (1862) qui encourage les communes à ouvrir des bibliothèques populaires.[16]

La bibliothèque est installée dans une salle de la nouvelle école de la rue du Chalet – qui deviendra ensuite l’école n°7, et aujourd’hui, l’école fondamentale communale Joseph Delclef –. Monsieur Jacobs, instituteur en chef est nommé bibliothécaire, une fonction qu’il exerce à titre gratuit.[17] Sa première mission est de proposer une liste d’ouvrages indispensables à acquérir et de rédiger le premier règlement présenté et adopté par le Collège, le 17 septembre 1858.

Le règlement concerne tant les méthodes de travail des bibliothécaires que les principes qui doivent guider l’usage des ouvrages par les lecteurs et lectrices. La première mission de la bibliothèque est le prêt de livres, ce qui suppose une traçabilité. Les ouvrages sont pourvus du cachet de la commune, ils sont inscrits dans un catalogue avec un numéro d’ordre, le nom de l’auteur, le titre de l’ouvrage, le format, l’édition, le nom du donataire et une colonne pour les observations. Chaque mouvement, les entrées comme les sorties, est consigné dans un registre qui reprend le numéro de catalogue, le titre de l’ouvrage prêté, le nom et l’adresse de l’emprunteur, la date de sortie de l’ouvrage, la date de rentrée et une colonne d’observations pour l’emprunteur et pour le bibliothécaire. Les ouvrages se prêtent pour 15 jours, prêt renouvelable une fois. L’article 9 précise que « quiconque rapportera un ouvrage taché ou déchiré sera tenu d’en remettre un nouvel exemplaire dans les 15 jours ».[18] Ces emprunteurs indélicats peuvent être exclus du prêt. Le Collège est informé de ceux et celles qui ne rentrent pas les ouvrages et peut sanctionner. Enfin au 1er septembre, le bibliothécaire est tenu de faire au Collège un rapport sur l’état de la bibliothèque, sur les ouvrages acquis ou reçus dans l’année. Désormais, la bibliothèque est en ordre de marche.

Le règlement ex libris dans les livres, [vers 1920] (Bibliothèque de Saint-Josse-ten-Noode, fonds précieux).

La bibliothèque ouvre ses portes

La bibliothèque ouvre ses portes le 1er mars 1859 et met à la disposition du public quelques 103 titres. Dominique Dognié évoque ce qu’était à l’époque le métier de bibliothécaire et cette pratique est restée longtemps de mise. Il souligne l’importance d’avoir un catalogue à jour !

« À l’époque, où il n’y avait pas encore l’accès direct aux livres. Il fallait chercher dans les fichiers et les répertoires et puis demander au bibliothécaire qui allait chercher les livres. Il se perchait sur des échelles. J’ai encore connu des personnes qui m’ont parlé de cette époque ».[19]

Le public qui la fréquente régulièrement est assez limité : « Jusqu’ici, les livres se prêtaient à domicile pour une période de 15 jours aux instituteurs, soit aux élèves sortis de nos écoles, soit aux habitants de la commune ».[20] Pour une population de Saint-Josse de 18 800 habitant.e.s, la commune a deux écoles primaires gratuites, la première située rue Nevraumont et la seconde, la nouvelle école communale primaire, rue du Chalet. Elles sont fréquentées en 1860 par 765 élèves, 408 garçons et 357 filles. Parmi ces enfants, près de 200 (115 garçons et 84 filles) appartiennent aux familles secourues par le bureau de bienfaisance, qui conditionne son aide aux familles à la fréquentation des enfants de l’école primaire. L’école d’adultes compte 230 élèves inscrits. Toujours en 1860, la commune élargit son offre avec l’ouverture d’une école payante de demoiselles et un jardin d’enfants pour les deux sexes, pour répondre aux demandes des employé.e.s, des bourgeois.e.s, des rentières et rentiers habitant la commune et qui peuvent prendre en charge les frais d’instructions de leurs enfants. Le budget des écoles primaires s’élève à 15 200 francs, celui de l’école d’adultes à 1 000 francs.[21] En 1862, le bourgmestre constate que la bibliothèque est fréquentée par les anciennes et anciens élèves des écoles primaires gratuites communales et celles et ceux qui suivent l’école d’adultes ; « ils sont heureux de trouver les moyens de poursuivre chez eux les études commencées à l’école, de fortifier les connaissances qu’ils ont acquises et d’en étendre le cercle ; la bibliothèque leur procure une distraction à la fois utile et agréable qui les éloigne des récréations abrutissantes et corruptrices ».[22] Pour attirer de nouveaux publics, d’autres moyens sont nécessaires : élargir l’offre de livres, avoir une salle de lecture éclairée et chauffée… Les idées ne manquent pas.

Un souci permanent : augmenter l’offre de livres

Le nombre de titres proposés au prêt augmente régulièrement : 130 en 1861, 335 en 186 et 600 en 1863. À chaque Conseil communal, le bourgmestre rend compte des donations et propose d’envoyer une lettre de remerciement. En août 1861, le bourgmestre adresse une requête au ministre de l’Intérieur, Charles Rogier, dans laquelle il demande de bénéficier des ouvrages conservés dans les réserves de son ministère.[23] Ce dernier salue l’initiative : « une institution de ce genre ne peut manquer de produire les meilleurs résultats aussi, je félicite le Conseil de la décision qu’il a prix (sic) et je me fais un plaisir de contribuer au succès et au développement de la Bibliothèque dont il s’agit en mettant à votre disposition un certain nombre de documents et d’ouvrages… ».[24] Désormais, chaque mois, le ministère fait parvenir des revues, des ouvrages d’intérêt général et technique. En 1862, la donation du Gouvernement s’élève à 92 titres dont plusieurs périodiques.

Parmi les donateurs privés, il y a lieu de mentionner le bourgmestre, Jacques Gillon et les conseillers communaux, Guillaume Tiberghien et Eugène Van Bemmel. Le premier fait un don de plus de 80 ouvrages en 1862 et le second, une donation de 62 titres en 1863. Des habitant.e.s, des anciens élus communaux, des littérateurs ou publicistes déposent leurs œuvres ou les collections qu’ils possèdent. Parmi les donateurs, Joseph Dauby[25] mérite une mention particulière. Cet ouvrier typographe, chef d’atelier à l’imprimerie Lesigne à Saint-Josse[26], propose, en juillet 1859, de donner gratuitement à l’école du soir d’adultes, un cours sur la condition économique des classes ouvrières, ce que le Conseil accepte avec empressement. En mars 1860, il dépose un exemplaire de son cours Économie populaire, qu’il a édité sous forme de syllabus. En 1863, il fait don d’un exemplaire de son ouvrage De l’organisation des sociétés de secours en Belgique, ainsi que de ses autres publications.[27] Par la suite, il fait partie des donateurs réguliers. Pendant tout le 19e siècle, les donations sont une source régulière d’approvisionnement de la bibliothèque, avec comme conséquence, un certain éclectisme dans les collections (voir le point sur le catalogue).

Une nouvelle expansion

Après quatre années de fonctionnement, lors du Conseil communal du 12 septembre 1862, Guillaume Tiberghien présente au nom de la commission de l’Instruction publique, un projet d’ouverture d’une salle de lecture.[28] L’avis de la section est positif. Le succès rencontré par la salle de lecture de la bibliothèque populaire communale à Liège[29] sert de référence :

« La classe ouvrière de notre commune n’est pas moins instruite ni moins prévoyante que celle des grandes cités du pays, comme le prouvent la fréquentation de notre école d’adultes et les nombreuses sociétés de musique et d’assistance que nous avons prises sous notre patronage. Il y a donc lieu d’espérer qu’elle participera plus largement aux bienfaits de la bibliothèque communale si l’on donne à cette institution une publicité plus étendue et si l’on offre aux habitants peu aisés de la commune un local où ils puissent consulter les livres en rapport avec leurs goûts ou leurs professions. Une salle de lecture éclairée et chauffée dans les soirées d’hiver vaut mieux pour l’étude que la chambre commune où sont entassés tous les membres de la plupart des familles peu favorisées de la fortune. Les ouvriers qui vont chercher des distractions au dehors trouveront un emploi plus utile de leurs loisirs dans la salle de la bibliothèque et n’y seront pas exposés à perdre à la fois leurs économies et leur santé ».[30]

Le Conseil doit également se prononcer sur un crédit extraordinaire de 300 francs pour les aménagements nécessaires et pour l’impression d’un catalogue. Il propose de revoir le statut du bibliothécaire, de sortir du bénévolat et de la gratuité et de fixer une indemnité de fonction. Le budget de la bibliothèque passe de 100 à 500 francs par an : 150 francs pour le bibliothécaire, 100 francs pour le bibliothécaire-adjoint, 50 francs pour le concierge et 200 francs pour l’achat de livres et cartes. Ces propositions ne soulèvent que peu de commentaires, si ce n’est la question budgétaire. Van Bemmel insiste : si la commune a été la première à instituer une bibliothèque populaire communale, la plupart des communes de Belgique s’engagent dans cette voie et affectent un budget de 500 francs à leur bibliothèque « c’est-à-dire exactement ce que l’on nous demande aujourd’hui ».[31] La proposition mise aux votes est acceptée dans son principe tandis que le volet financier est reporté à l’examen du budget.

Le catalogue, un outil de promotion de la bibliothèque

Le premier catalogue sort en 1863, après validation par la commission de l’Instruction publique. C’est un petit fascicule de 52 pages publié par l’imprimeur Lesigne, situé au numéro 2 de la rue de la Charité à Saint-Josse.[32] Il reprend les quelque 592 titres, regroupés en 10 thématiques : Philosophie & éducation morale, Hygiène, Législation-économie politique-bienfaisance-statistique, Linguistique et histoire littéraire, Lettres et beaux-arts, Histoire et géographie, Sciences physiques et mathématiques, Sciences naturelles, Sciences agricole-industrielle-commerciale, Agriculture-horticulture et économie ménagère, Industrie et commerce, Mélanges-critiques-journaux. Les ouvrages francophones sont majoritaires. Certains conseillers, comme l’avocat Lucien Jottrand[33], sont très attentifs à l’acquisition d’ouvrages d’auteurs flamands, langue parlée par la grande majorité de la classe ouvrière : 25 % des titres sont en néerlandais, particulièrement dans les sections des œuvres littéraires, les ouvrages sur la linguistique et les ouvrages techniques. La bibliothèque est abonnée au Journal de l’ouvrier et à Het zondagsblad, ainsi qu’à une revue, De toekomst. Maandschrift voor onderwijzers, sans doute un dépôt du bibliothécaire, qui est néerlandophone.[34] Il est également un donateur régulier.

Page de couverture du Catalogue de la bibliothèque populaire communale de Saint-Josse-ten-Noode, 1863 ( Louvain KULeuven Bibliotheken Artes).
Page de couverture du Catalogue de la bibliothèque populaire communale de Saint-Josse-ten-Noode, 1863 (Louvain KULeuven Bibliotheken Artes).

 

Catalogue de la bibliothèque populaire communale de Saint-Josse-ten-Noode, 1863, p. 5  (Louvain KULeuven Bibliotheken Artes).

Quelle offre de lecture est proposée aux lecteurs et lectrices ?

commune de Saint-Josse-ten-Noode, Catalogue de la bibliothèque populaire communale, Saint-Josse-ten-Noode, 1863, 52 p.

Les trois sections qui, ensemble, constituent la plus grande partie des écrits conservés par la bibliothèque sont les Lettres et Beaux-Arts (25,17%), Histoire et géographie (17,90%) et Sciences agricoles, industrielles et commerciales (14,02%). Les sections Philosophie et morale, Législation-économie politique-bienfaisance-statistique, Linguistique-histoire littéraire et Mélanges-critiques-journaux représentent chacune entre 5% et 10%. Les sections hygiène, sciences physiques et mathématique et sciences naturelles occupent les 9% restants.

L’approche par grandes disciplines, montre que les sciences humaines sont, ensemble, prédominantes. Elles représentent 51% du total (philosophie et morale, lettres et Beaux-Arts, linguistique et histoire littéraire, mélanges-critiques-journaux), et cela sans même intégrer l’histoire et la géographie (18%). Les sciences techniques et naturelles, quant à elles, sont minoritaires, soit à peine 21% des publications.

Un quart des 592 publications sont des écrits en langue flamande (149). 58% des 149 publications en flamand concernent les sciences humaines, avec, encore une fois, une part importante d’ouvrages dans la catégorie Lettres et Beaux-arts (30%). Les publications classées en Linguistique et histoire littéraire sont également nombreuses (19%) et représentent même plus de la moitié des 50 publications françaises et flamandes qui composent la section. L’histoire et la géographie constituent 14% des publications ; les sections relatives aux sciences techniques et naturelles concernent un quart des publications flamandes.

En prenant un peu de hauteur, deux éléments émergent de cette analyse statistique :

– Les publics de la bibliothèque populaire de Saint-Josse ont principalement accès à des publications relatives aux sciences humaines, parmi lesquelles les lettres et les beaux-arts occupent une part substantielle (25%). La bibliothèque participe donc à une conception d’éducation populaire à portée généraliste, qui participe à la démocratisation de la culture. La priorité ne semble pas être l’acquisition de connaissances techniques utiles uniquement à l’économie, au travail.

– Les publications rédigées en flamand sont minoritaires et axées principalement sur la littérature ou l’histoire. Il y a là une attention envers les classes populaires qui, en 1860, à Saint-Josse, parlent essentiellement le flamand, alors que la fréquentation « naturelle » de la bibliothèque, serait plutôt la bourgeoisie, les fonctionnaires, les employé.e.s, ceux et celles qui ont du temps et les moyens de se former et de s’informer. La bibliothèque s’enrichit aussi essentiellement par des donations, les titres déposés sont aussi le reflet des préférences culturelles des donateurs et donatrices.

Le règlement de la bibliothèque, révisé, est publié dans les premières pages du catalogue. La salle de lecture est accessible le dimanche matin de 9 à 12 heures et le lundi de 18 à 21 heures. Il est interdit de fumer, de causer ou de faire du bruit dans la salle de lecture. Il est interdit de calquer les gravures et les cartes, d’apposer sur les livres des marques, notes, réflexions ou de plier les pages.[35] Pour le reste, le règlement reprend les mesures adoptées précédemment.

Ce catalogue est un véritable outil de promotion de la bibliothèque. Il est distribué aux élèves qui sortent des écoles communales, aux adultes qui suivent les cours du soir, aux notables et aux chefs d’entreprise, à charge de ces derniers de les distribuer à leurs employé.e.s, fonctionnaires, ouvriers et ouvrières pour les inviter à fréquenter la bibliothèque. Une circulaire accompagne cette distribution :

« En vous envoyant un exemplaire de ce catalogue, nous éprouvons la satisfaction de pouvoir annoncer que la salle de lecture a été ouverte, sous les auspices les plus favorables, au local de l’école communale, rue du Chalet, n°1 et nous saisissons cette occasion pour venir vous exprimer l’espoir de vous voir coopérer à notre œuvre moralisatrice par des dons en livres ou en argent. Nous vous engageons tout particulièrement, M.[onsieur], de recommander la fréquentation de la bibliothèque, en vue de propager une institution digne de la bienveillante sympathie de tous les hommes qui s’intéressent au développement de l’instruction et qui désirent en étendre les bienfaits à toutes les classes de la société… »[36]

L’opération est un succès. Les donations affluent, ce qui double le nombre de volumes en prêt (828 ouvrages en tous genres). L’ouverture de la salle de lecture, le 13 avril 1863, a également un effet positif sur la fréquentation de la bibliothèque. 1 512 volumes sont prêtés pour la lecture à domicile en l’espace de quatre mois : « Ce chiffre à une époque de l’année où le travail laisse peu de loisirs, en dit plus que les phrases les plus belles, que les considérations les plus brillantes et répond victorieusement à ceux, en petit nombre, il est vrai, qui contestent encore l’utilité de cette institution populaire ».[37] Ce succès pose néanmoins quelques problèmes. Le 29 juin 1863, le bibliothécaire demande au Collège un budget de 50 francs pour protéger les ouvrages : « Depuis l’ouverture de la salle de lecture, la bibliothèque populaire est fréquentée beaucoup plus qu’auparavant : il y a continuellement cent à cent cinquante volumes entre les mains, pour la lecture à domicile. Vous comprendrez que les livres brochés ne peuvent résister longtemps à une circulation non interrompue ».[38] Le Collège lui alloue le montant demandé.[39]

Dans le rapport annuel sur la situation administrative de la commune, la bibliothèque est une petite rubrique dans le chapitre de l’Instruction publique. Il est fait mention du nombre de livres disponibles, de la fréquentation et de l’importance de tenir à jour le catalogue. En 1864-1865, le bibliothécaire signale 4 216 prêts. Le catalogue est réimprimé. En 1867-1868, les prêts s’élèvent à 5 786 titres. Pour une fois, l’information s’accompagne d’un commentaire.

« Ce chiffre est éloquent ; il fournit la preuve de l’immense utilité de l’institution des bibliothèques populaires. Cependant nous ne pouvons nous empêcher d’ajouter que, là où l’ouvrier prend goût à la lecture, la bibliothèque contribue puissamment à apporter le bonheur et le bien-être au sein des familles. Il est à notre connaissance que des pères de famille qui avaient l’habitude de dépenser au cabaret leur argent et leur santé, sont parvenus à vaincre leur ruineux penchant, grâce aux distractions moralisatrices que leur offre la bibliothèque populaire ; aujourd’hui, ils trouvent leur grand plaisir à passer les longues soirées en faisant des lectures en commun au milieu de la famille. Quoique ce ne soit là que des faits isolés, ils nous permettent d’espérer que d’autres profiteront de l’exemple et qu’ils parviendront à se généraliser peu à peu. La commune pourra se glorifier d’un pareil succès »[40].

La bibliothèque n’est plus seulement un complément utile à l’instruction mais également une œuvre morale !

En 1868, les travaux d’agrandissement de l’école communale de la rue du Chalet, entraînent la fermeture de la bibliothèque du 1er août 1868 au 24 octobre 1869. Le Collège, pour relancer l’activité, décide de réimprimer son catalogue : « les nombreux lecteurs qui la fréquentaient autrefois sont revenus au bout de fort peu de temps (…). Le goût de la lecture se répand de plus en plus et la bibliothèque est de mieux en mieux fréquentée. Aussi, l’administration communale pour faciliter au public le choix des ouvrages, a décidé de faire réimprimer le catalogue et de le distribuer aux lecteurs »[41]. Située à l’entresol de l’école, la bibliothèque dispose désormais d’une salle spacieuse ce qui est un plus.[42]

En 1876, la construction d’une nouvelle école, rue Saint-François s’achève. Le Conseil adopte un budget pour l’équipement des salles de classes, mais également pour le mobilier pour la bibliothèque populaire communale, en vue de son installation dans ces nouveaux locaux avec la salle de lecture attenante.[43]

1908 La bibliothèque a 50 ans

Inaugurée quasi en même temps que l’école de la rue du Chalet, la bibliothèque ne bénéficie pas des festivités organisées pour le cinquantième anniversaire de l’école primaire communale. Il est vrai que l’enjeu est autre : affirmer, politiquement, l’urgence d’adopter la loi sur l’instruction primaire obligatoire et gratuite pour tous les enfants. Au Conseil communal du 24 juin 1908, le conseiller Goens rappelle cet anniversaire et propose à cette occasion de publier un nouveau catalogue, la dernière édition remontant à 1894 :

« Messieurs, le 7 septembre, il y aura 50 ans que le Conseil communal de Saint-Josse-ten-Noode décréta la création d’une bibliothèque dans la commune (…). Depuis lors cette œuvre n’a fait que prospérer tant au point de vue du nombre des lecteurs qu’au point de vue du nombre de livres acquis par la bibliothèque. Cette longue période mérite, messieurs, d’être commémorée d’une façon quelconque…. Je proposerai de renouveler le catalogue de la bibliothèque. Le catalogue existant ne correspond plus à l’état de la bibliothèque. En effet de nombreux livres n’y figurent pas comme il en est aussi un certain nombre de disparus parmi ceux qui y sont renseignés[44] ».

Sa proposition est acceptée, mais désormais chaque année un supplément annuel sera édité « de façon à le tenir à jour facilement et sans grand frais ». Le budget de 1900 prévoit 300 francs de crédit extraordinaire et 25 francs au budget ordinaire pour l’édition de supplément annuel.[45] Le budget de la bibliothèque s’élève désormais à 2 000 francs et 25 francs pour le complément au catalogue.

En sa séance du 19 juin 1912, le Conseil communal installe une commission de réorganisation de la bibliothèque populaire communale. Sa mission est de revoir le classement des ouvrages, établir un nouveau catalogue et simplifier si possible le système « dans l’intérêt des lecteurs, la simplification des recherches et des progrès des idées modernes en matière de bibliothéconomie[46] ».  En sont membres, les conseillers communaux Goens et Vander Brugghen, bibliothécaire en chef, Stroeykens, Charles Pergameni, archiviste à la Ville de Bruxelles [47], Monsieur Chalet, directeur de l’école moyenne de Saint-Josse-ten-Noode, Monsieur Broodcoorens, attaché à l’administration communale et les demoiselles Closset, femme de lettres[48], et Rémy, régente à l’école moyenne de Saint-Josse-ten Noode. La commission est présidée par l’échevin de l’Instruction publique, Monsieur Poplimont. Le 9 octobre 1913, après plus d’un an de réunion et de travail, la commission rend compte de ses travaux. Sa mission s’achève avec la présentation d’un rapport circonstancié sur une nouvelle proposition de classement de la bibliothèque, la création de nouvelles fiches et un plan de classement synthétique des matières par ordre alphabétique.[49]

Ce travail met en évidence l’intérêt de recourir dans ce domaine à des personnes éclairées. Le président propose de mettre en place une commission consultative permanente de la bibliothèque populaire et soumet à l’approbation du Conseil un règlement organique et un budget de 200 francs pour son fonctionnement : «  Il est composé de 5 membres au moins, nommés par le Conseil communal parmi les personnes qui s’occupent spécialement des bibliographies de littérature, de sciences, d’histoire, de géographie ou de sociologie, et sont en mesure de fournir d’après leurs études personnelles, des indications utiles au sujet d’ouvrages qu’il convient d’acquérir pour enrichir la bibliothèque communale.[50]»

Le mandat est de trois ans, renouvelable par moitié. La Première Guerre mondiale perturbe quelque peu cet ordonnancement. Aussi, en 1923, sont maintenus dans leur mandat, E. Stroeykens (bibliothécaire et secrétaire de la commission), Charles Pergameni (archiviste de la Ville de Bruxelles), Monsieur Chalet (directeur) et Mademoiselle Rémy (régente). Les nouveaux membres sont Mesdemoiselles Lambrichs et Levie (conseillères nouvellement élues) ainsi que Messieurs Gaspar et De Vuyst.[51] Certains sont encore membres en 1947, mais beaucoup sont démissionnaires ou décédés.[52] La commission est mixte, hommes et femmes, mais aussi composée d’expert.e.s et d’élu.e.s (après 1921). Qui sont-ils ? Chacun.e mériterait une recherche spécifique.

La bibliothèque pendant l’occupation

La Première Guerre mondiale ne semble pas avoir freiné la fréquentation de la bibliothèque à en croire le rapport du bourgmestre au Conseil du 12 novembre 1919.

« Pendant l’occupation, le nombre de lecteurs à la bibliothèque populaire, rue Saint-François, (nouvelle école des Tournesols) n’a cessé de progresser. Le tableau des lecteurs en témoigne

1914 -1915 : 916 lecteurs
1915-1916 : 1 172
1916-1917 : 1 348
1917-1918 : 1 376
1919 : 923

La moyenne par an est de 1 147 lecteurs alors qu’elle n’est que de 350 en temps normal. Les prêts ont augmenté dans les mêmes proportions. En conséquence, un grand nombre de volumes sont hors d’usage. La Commission de la bibliothèque, dans sa séance du 2 octobre 1919, approuve la liste des livres à renouveler ».[53] Elle demande l’adoption d’un crédit extraordinaire de 6 000 francs, à imputer, sur proposition du bourgmestre, sur l’article 54 du budget extraordinaire de 1919 (crédit de guerre).

Le contexte social et politique invite à redéfinir les priorités communales en matière de politique socio-culturelle. Georges Pètre[54], échevin de l’Instruction publique qui a la tutelle sur la bibliothèque, propose en séance du 3 septembre 1920, un vaste programme pour l’occupation des loisirs de la classe laborieuse.

« Le Collège » dit-il, « s’est déjà préoccupé de la nécessité de créer des services nouveaux pour faire face à un besoin nouveau, né des modifications dans l’organisation du travail. La réduction de la journée de travail laisse à l’ouvrier des loisirs. Il faut l’aider à les employer utilement. (…) Nous avons une bibliothèque populaire très fournie et bien composée, mais elle ne s’occupe que du prêt des livres au dehors et il y a des personnes qui ne trouvent pas chez elles les conditions nécessaires pour faire, à l’aise, de bonnes lectures. Nous pourrions organiser à leur intention, une salle de lecture dans le local contigu à la bibliothèque populaire, rue Saint-François. Ce local est suffisant pour recevoir trente lecteurs. (…) Dans ma pensée la salle de lecture devrait être ouverte tous les jours de 17 à 21 ou 22 heures. On y trouverait outre les livres de la bibliothèque, les revues, périodiques et illustrés les plus intéressants pour la classe ouvrière. Un fonctionnaire spécial serait chargé du service. Il devrait être choisi de manière qu’il puisse guider dans le choix de leurs lectures, ceux qui voudraient avoir recours à lui. Si nous trouvons un homme comprenant bien sa mission et faisant de ses fonctions un apostolat, la salle de lecture populaire peut jouer un rôle social considérable en contribuant au développement intellectuel de la classe laborieuse, et je vise ici les travailleurs intellectuels au même titre que les ouvriers ».[55]

Suivent les considérations financières induites par ce projet, le chauffage, l’éclairage, les abonnements et le traitement du fonctionnaire. Il ne s’agit plus d’un emploi accessoire confié à un instituteur mais d’un emploi principal[56], qui occuperait le temps de travail de celui qui en aurait la charge.

En 1921, le Conseil fixe le traitement du bibliothécaire en charge de la tenue de la salle de lecture pour adultes[57] et décide, vu aussi « le projet d’extension des activités liées à l’occupation des loisirs de la classe ouvrière »[58], la réimpression du catalogue, la dernière édition, datant de 1913 étant obsolète. Les modalités de sélection du futur bibliothécaire changent. La mission est confiée à un jury qui fait les propositions.[59] C’est un premier signe de l’influence de la Loi Destrée : la procédure de sélection du bibliothécaire. Le 4 octobre 1922, la perle rare est trouvée en la personne de Robert Boxus. Il est nommé à titre d’essai, pour un an, bibliothécaire de la salle de lecture, rue Saint-François et à titre définitif, le 6 février 1924. La bibliothèque est reconnue et subventionnée en 1922-1923.[60]

Le catalogue, s.d. (Bibliothèque de Saint-Josse-ten-Noode, fonds précieux).

Cette reconnaissance permet de revoir l’indemnisation des bibliothécaires. C’est une première étape vers la reconnaissance d’un statut, même si les réticences restent fortes. En 1921, les bibliothécaires-adjoints revendiquent une augmentation de leur indemnité, en fonction de celle admise pour les instituteurs. Dans un premier temps, le Collège refuse d’assimiler la fonction de bibliothécaire à celle d’enseignant : « leur service est purement mécanique et n’exige pas les connaissances requises d’un instituteur ».[61] La demande est examinée au Conseil communal du 5 avril 1922 qui adopte la proposition de la conseillère communale MademoiselleLambrichs, d’accorder 200 francs l’heure semaine. Elle est soutenue dans sa motion par Leenders : « Même s’il n’y a pas de préparation, il faut convenir que le bibliothécaire-adjoint doit se tenir au courant à moins que vous ne le considériez que comme une machine et alors, autant prendre un commissionnaire à la gare du Nord ! ».[62] Le budget sera adapté et le bourgmestre en clôturant la question, précise : « ce vote nous montre l’heureuse influence des conseillères (nouveaux rires) ».[63]

En mai 1923, le départ à la retraite de Monsieur Ed. Stroeykens, bibliothécaire en chef depuis 22 ans, est l’occasion de revoir son organisation. La commission consultative, relayée par le Collège, propose de mettre la bibliothèque et la salle de lecture pour adultes sous la même direction et d’ouvrir le jeudi après-midi, une troisième plage réservée aux enfants et aux membres du personnel enseignant. La salle de lecture serait également ouverte à partir de 3 heures.[64] Le service « enfant » placé finalement le samedi après-midi, rencontre un succès immédiat. Cette décision s’inscrit dans la foulée de la mise en œuvre de la loi du 21 mai 1914, instituant l’obligation scolaire pour les enfants jusqu’à 14 ans.

« Le service de prêts de livres aux enfants institué à la bibliothèque populaire en vertu de la décision du Conseil communal du 3 octobre 1923, fonctionne depuis le mois de novembre 1923. La moyenne des prêts est de 107 livres à raison de deux livres par enfant. Le service est assuré par le bibliothécaire en chef, deux adjoints et le bibliothécaire de la salle de lecture qui, étant donnée l’affluence des jeunes lecteurs, se consacre à cette mission en dehors de ses heures de prestation soit de 16h30 à 17 heures ».[65]

Vu le succès et le nombre important d’enfants qu’il n’est pas possible de servir, il est demandé d’ouvrir une deuxième séance pour enfants le vendredi, et de prévoir des jetons de présence en conséquence soit un budget de 2 000 francs[66], ce qui est accepté.

la jaquette de protection des ouvrages, [années 1930] (Bibliothèque de Saint-Josse-ten-Noode, fonds précieux).

La professionnalisation du métier !

Après la Seconde Guerre mondiale, il n’y a plus guère de discussion sur les fondements mêmes de la bibliothèque populaire communale. Les points discutés en Conseil sont uniquement ceux qui ont un impact budgétaire. Quand l’arrêté-loi du 10 janvier 1947 révise le statut pécunier du personnel communal, par ricochet, le barème et le statut du personnel de la bibliothèque sont adaptés aux nouvelles normes.

Rapport d’activités, 1950 (Bibliothèque de Saint-Josse-ten-Noode, fonds précieux).

En 1956, le Collège revient à nouveau devant le Conseil. La rémunération des instituteurs ayant été augmentée, les bibliothécaires, dont le barème n’a plus changé depuis le 1er janvier 1946, doivent pouvoir bénéficier d’une valorisation proportionnelle, puisque leur base salariale de référence est le traitement communal de l’instituteur.[67] Ils sont désormais quatre à assurer le service de la bibliothèque populaire communale : A. Lamine, bibliothécaire en chef et trois adjoints, J. Declève, J. Smeekens et Guillaume Cludts.[68]

La vieille bibliothèque de la rue Saint-François ne répondant plus aux nouveaux critères de reconnaissance (ouverture aux publics, accès direct aux ouvrages) doit fermer ses portes. La bibliothèque déménage dans un pavillon situé au numéro 29 de la rue Scailquin. Désormais, elle ouvre cinq plages au public, soit 10 heures.[69] Dominique Dognié a encore eu la possibilité de visiter les anciens locaux et témoigne :

« La bibliothèque de la rue Saint-François était vraiment une bibliothèque à la DICKENS avec des galeries, des hauts rayonnages où il fallait vraiment se percher sur des échelles pour aller chercher les livres. Les lecteurs n’avaient pas accès aux livres et devaient passer par une commande ou une réservation du livre. Il ne reste que des rayonnages. J’en ai fait des photos lors de la restauration de la salle. »[70]

Vue des étagères de la bibliothèque de la rue Saint-François, (clichés de Dominique Dognié, 1990.)
Vue des étagères de la bibliothèque de la rue Saint-François, (clichés de Dominique Dognié, 1990.)

Les bibliothécaires, dont la plupart sont entré.e.s en fonction fin des années 1950-début 1960, sont Guillaume Cludts, bibliothécaire en chef et professeur de dessin et ses adjoints, Joseph Pycke (agent communal), Jean-Claude Degransart (sans indication de fonction), Francine Rémy (bibliothécaire), Georges Stiers (bibliothécaire), Marcel Violon (instituteur), Daniel Coteur (rédacteur communal). Ils se partagent les tâches de prêt, de surveillance de la salle de lecture et le service jeunesse. Tous sont au moins titulaires d’un certificat d’aptitude. Trois ont un graduat. Le fonctionnement de la bibliothèque populaire semble immuable. Il reste centré sur le prêt. Francine Delépine et Dominique Dognié arrivent en 1989 et cela bouge.

PARTIE II Dominique Dognié raconte sa bibliothèque

Prospectus de la bibliothèque, s.d. (Bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode).

Nouvelles missions et nouveau métier[71]

« Quand je suis arrivé en 1989, il y avait encore des bibliothécaires-enseignants. J’ai eu un directeur d’école de Saint-Josse, un enseignant qui est devenu directeur ensuite d’une école à Schaerbeek, Francine Rémy, bibliothécaire à l’INSAS et Georges Stiers qui était bibliothécaire à l’école de vétérinaire. Ces personnes venaient comme bibliothécaires à Saint-Josse, en activité complémentaire. Elles n’habitaient pas la commune et n’y travaillaient en général pas non plus. À l’époque, la bibliothèque n’était ouverte que 12 heures par semaine dont 4 heures le week-end, le lundi et le vendredi.

Les deux bibliothécaires, Madame Rémy et Monsieur Stiers n’étaient pas très bavards. C’étaient des bibliothécaires à l’ancienne. Ils n’avaient pas du tout les mêmes rapports avec leur ancien chef qui avait quasiment le même statut qu’eux. Celui-ci était payé 12 heures et il en travaillait au moins 20. Il s’investissait vraiment beaucoup et avait un ancrage dans la commune en tant que professeur de dessin à l’Académie. Il faut attendre mon arrivée ainsi que celle de Francine Delépine[72], pour avoir les premiers bibliothécaires à temps plein. Eux n’étaient là que 4 heures [par] semaine donc les décisions, c’était nous qui les prenions. Ils nous voyaient débarquer et nous prenaient un peu pour des clowns. Nous amenions le changement, les nouvelles missions des bibliothèques.

Au départ, je n’étais pas bibliothécaire. J’ai une formation de traducteur interprète anglais-allemand. Je suis arrivé ici vraiment par hasard. J’avais fait la connaissance de Francine Delépine quand elle tenait le journal local KIOSK. Quand il a été supprimé, ce journal est devenu une association qui proposait des activités aux classes. Je l’ai suivie. L’ancien bibliothécaire en chef étant en fin de carrière, le Collège lui a alors proposé de devenir responsable de la bibliothèque. Comme tout se professionnalisait, nous sommes allés suivre les cours pour obtenir un certificat d’aptitude à exercer la fonction de bibliothécaire, mais entretemps, F. Delépine est devenue conservatrice du musée communal, l’Hôtel Guillaume Charlier et moi, je suis resté comme bibliothécaire responsable.

Dans les années 1980, un grand nombre de bibliothèques – et c’était notre cas – devaient se régulariser. La Communauté française (CF) a organisé des cours. C’était une formation accélérée. Cela a permis à des personnes qui n’étaient pas en ordre de qualification, de pouvoir excercer le métier et aux institutions de se mettre en ordre avec la réglementation. Le décret de la Communauté française de Belgique[73] de 1978 imposait le libre accès aux livres. La carrière de bibliothécaire s’est professionnalisée. On ne pouvait plus mettre n’importe qui sous peine de ne pas être reconnu par la CF et je trouve que c’était une bonne chose. Comme les missions des bibliothèques se diversifiaient, il fallait pouvoir compter sur des personnes avec des compétences pour faire bouger l’organisation.

Les pérégrinations de la bibliothèque

En 1976, la bibliothèque déménage dans un pavillon, à l’angle de la rue de l’Alliance et de la rue Scailquin. Pour la première fois, les rayonnages sont accessibles aux lecteurs et les livres sont en libre accès. Arrivé en 1989, j’y suis resté jusqu’en 2004. Ensuite, nous avons emménagé dans les locaux actuels[74]. Situés à l’arrière du bâtiment, on a le calme et un jardin. C’est vraiment un cadre idéal. Les anciennes bibliothèques permettaient de ranger beaucoup de livres. On pouvait aussi les stocker dans des locaux moins éclairés puisqu’on allait les chercher à l’arrière. Aujourd’hui, il faut des locaux beaucoup plus grands, plus lumineux. Tout est à disposition. Il faut une signalétique. Bref, ce n’est plus destiné aux professionnel.le.s du livre mais au public. C’est à nous de faire en sorte qu’il y ait une lisibilité et une facilité d’accès aux livres. Il a fallu repenser toute l’organisation, les horaires, avoir plus d’heures d’ouverture aux publics. Les anciens bibliothécaires ont continué à venir au rythme de 4 heures par semaine, mais la bibliothèque a très rapidement ouvert 20 heures puis 22 heures et maintenant on en est à 28 heures.

Le décret mission des bibliothèques de 1995 a également changé le mode d’organisation des bibliothèques en introduisant les partenariats, en favorisant l’inclusion de la bibliothèque dans le réseau associatif, etc. Nous avons créé, par exemple le « biblisitting ». Une puéricultrice était présente en semaine pour accueillir les petits enfants pendant que les mamans cherchaient des livres. Ces expériences ne se sont pas prolongées, mais pour des bibliothécaires qui travaillaient à l’ancienne, c’était impensable.

À l’époque, la section jeunesse ne représentait quasiment rien. S’il y avait trente bandes dessinées, c’est beaucoup. L’enfant pauvre de la bibliothèque, c’était sa section jeunesse, tout allait pour les adultes alors que Saint-Josse a la particularité d’être la commune avec la population la plus jeune de Belgique. Aujourd’hui, nous avons plus de lecteurs et lectrices de moins de 18 ans que d’adultes. Il a fallu étoffer nos collections et organiser une salle de lecture adaptée aux enfants. On est parti de vraiment loin !

Nous conservons également un fonds ancien et précieux, mais sinon, tout est en accès libre. En magasin, nous avons des livres repris au catalogue qui peuvent être empruntés, mais ils sont évidemment plus anciens.

La bibliothèque déménage rue Scailquin et l’accès aux livres est mis en place (clichés de Dominique Dognié, années 1990)

Une bibliothèque, une petite ruche bourdonnante

Prospectus de la bibliothèque, s.d. (Bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode).

Pour nous, en période normale de notre bibliothèque, les expositions se succèdent, les visites de classes et des groupes, les bibliothécaires qui se rendent dans les écoles ou dans les associations, tout cela fait partie de notre quotidien. En fait, notre bibliothèque est en chamboulement constant. Nous sommes toujours à la recherche de plus d’espace. Aujourd’hui, nous réaménageons dans les réserves un espace pour faire les animations avec les enfants, pour les ateliers d’écriture et des formations à destination des associations, etc.

Dans le nouveau décret mission, les partenariats sont essentiels. Nous en avons avec les écoles, avec les associations comme La Ruelle (centre d’expression et de créativité), La Barricade (espace intergénérationnel), Paroles, Calame (école de devoirs), SIMA (centre d’insertion socio-professionnelle) (…). On est situé à côté du Centre Amazone (centre de congrès et d’associations féministes), de l’Université des Femmes et de la bibliothèque Léonie La Fontaine.

Dans notre bibliothèque, nous avons créé le fonds « Bibliothèque en tous genres » (BTGE). On a commencé avec 150 livres autour du thème de la lutte contre les discriminations de genre. C’est notre cheval de bataille. Aujourd’hui, ce fonds possède 1 500 livres sur une collection de 36 000 volumes. C’est vraiment très important. Il se répartit en section adulte et en section jeunesse.

Dans notre sélection des livres de contes pour enfants, on donne la priorité aux bonnes pratiques. Il ne s’agit pas de dire : faites ceci, ne faites pas cela, mais ce sont des histoires où des héroïnes, des jeunes filles et des femmes n’ont pas le rôle passif qu’elles ont dans les contes traditionnels. Au lieu de pleurer en haut de leur tour pendant que le prince va se battre contre le dragon, elles vont s’occuper du dragon et le prince va cueillir des fleurs pendant ce temps-là, il ne pensera pas à faire la guerre et ça fera des congés à tout le monde. C’est l’idée. En section jeunesse, les ouvrages sont disséminés, avec simplement un point blanc discret au dos du livre, ce qui nous permet de le repérer et de le mettre en avant. Pourquoi ? Parce qu’à Saint Josse, on a une population qui a des difficultés avec la langue française. Ce sont les parents qui décident si les enfants viennent à la bibliothèque ou pas (…). Il faut à la fois, faire en sorte que les ouvrages non sexistes existent, mais que la bibliothèque ne soit pas rejetée en bloc à cause de cela. La communication est importante et basée sur la prudence pour être la plus inclusive possible.

Dominique Dognié raconte une histoire, 2019 (Bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode, photo)

Un projet en continuelle évolution

Les missions de la bibliothèque sont très larges. Nous organisons des expositions qui se suivent sans interruption. Ce sont des artistes de Saint-Josse comme ceux de la Cité Mommen, des peintres, des photographes, des sculpteurs. Nous proposons aussi des expositions thématiques comme celle de SIMA, présentée lors de la semaine communale consacrée aux genres. Tous les 14 février, nous proposons une contre Saint-Valentin, en partenariat, en général, avec l’Université des Femmes. C’est un cycle de conférences où nous essayons d’intéresser les élèves du Lycée communal pour les sensibiliser à l’égalité entre les hommes et les femmes. On travaille aussi avec des groupes d’alphabétisation. Cela suppose des recherches pour sélectionner des ouvrages accessibles et ce n’est pas évident pour les adultes, il faut trouver un type de roman qui soit une histoire pour adulte et non un livre de la section jeunesse même si ces derniers sont de qualité. Nous ne pouvons pas être infantilisants. Depuis, nous avons un fonds de romans simplifiés par catégories 1, 2 et 3, en fonction des degrés de difficultés ainsi que des grammaires adaptées aux personnes en apprentissage de la langue française. Nous avons aussi organisé « Lire à deux » : une activité vraiment intergénérationnelle. Une pensionnée et une personne d’un groupe alpha lisent ensemble un livre, l’idée est de faire un échange. Cela marche excessivement bien. Ces personnes qui n’ont normalement aucune chance de se rencontrer, se parlent et apprennent à se connaître.

Affiche de l’exposition de peinture de Hedwige Goethals, 2015 (Bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode)

 

Activité « Lire à deux » à la bibliothèque, 2018 (Bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode, photo)

Un maillon du réseau de la lecture publique

La bibliothèque fait partie du réseau de la lecture publique, plus particulièrement du réseau des bibliothèques de Bruxelles-Capitale. Il y a trois sources de financement. Nous avons un budget communal pour le fonctionnement (par exemple : achat de livres et leur équipement, achat de matériel informatique et du mobilier). En plus de ça, étant donné notre reconnaissance dans le cadre de la lecture publique, nous recevons aussi de la Communauté française des subventions-traitements et des subventions de fonctionnement. La COCOF également intervient financièrement avec des subsides pour l’achat de livres et de frais de fonctionnement.

Notre bibliothèque, reconnue depuis le Décret 1978, a obtenu récemment la reconnaissance en catégorie supérieure (Catégorie 2) dans le cadre du nouveau Décret 2009.[75]

Le public

Notre public est le reflet de la population de Saint-Josse : presque la moitié de nos lecteurs et lectrices a moins de 18 ans. Nous mettons en place des activités pour les tout-petits et pour les enfants (contes et ateliers créatifs), nous mettons à disposition des livres pour les jeunes adultes et des livres en exemplaires multiples pour les lectures scolaires.

Une importante partie de nos publics adultes est constituée de personnes qui ne maîtrisent pas ou peu la langue française. Elles font partie des publics de nos associations partenaires (cours d’alphabétisation et français langue étrangère). C’est aussi pour ce type de public que nous mettons en place de nombreux partenariats et des services spécifiques (entre autres des livres en « français facile », livres en langues étrangères, un service d’écrivain public et un service d’informaticien public).

La catégorie des seniors est, cependant, sous-représentée. En plus de livres en grands caractères, nous proposons pour eux, et pour toute personne à mobilité réduite, un service de livraison à domicile sur demande.

Affiche « écrivain public », s.d. (Bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode)

La période de confinement Covid 19 : fermeture et innovation !

Nous travaillons énormément avec les écoles à Saint-Josse. Ce travail a été interrompu à cause du Covid. Je me souviendrai toujours du jour où on a arrêté, c’était en mars [2020]. On nous a dit : on ferme tout ! C’était un lundi et ce jour-là, on avait 7 animations : du bibliothécaire se déplaçant dans les écoles, du bibliothécaire allant dans les associations, des groupes venant à la bibliothèque etc. Tout s’est arrêté du jour au lendemain. C’est vraiment très dur à vivre parce que cela change la mission des bibliothèques et modifie la place du livre, qui, à mon avis, n’est plus aussi prépondérante qu’elle ne l’a été. La bibliothèque devient ce qu’on appelle un troisième lieu. Des personnes rentrent, viennent faire des recherches sur Internet pour leurs travaux. Elles ne vont pas prendre un seul livre en main. C’est aussi cela une bibliothèque maintenant. Ce n’est plus uniquement le prêt de livres.

La bibliothèque communique beaucoup vers l’extérieur. Nous avons un catalogue collectif, partagé entre les bibliothèques publiques VUBIS et grâce au portail de la lecture publique, chaque bibliothèque est présentée de manière agréable. Nous pouvons inclure nos spécificités, tenir les gens au courant de nos animations. Pendant toute la période de fermeture contrainte, il a fallu se réinventer et montrer qu’on existait encore. On a créé cette page Facebook où on postait plusieurs fois par semaine, des lectures pour les enfants. Cela a marché excessivement bien. Un de mes collègues a fait d’autres vidéos illustrant les différents lieux de la bibliothèque, comment cela se passe quand on vient à la bibliothèque pour la première fois, etc. C’est très pratique. J’ai un autre collègue qui est spécialisé dans tout ce qui est la littérature actuelle. Auparavant, nous faisions cela en présentiel, avec des rencontres ou des brunchs littéraires. Maintenant, nous avons opté pour la forme de clip sur Facebook, avec les rencontres d’éditeurs, des auteurs de Saint-Josse etc. On essaie…On s’adapte. À la réouverture, on a fait du take away : les lecteurs réservaient les livres et passaient les prendre. Ensuite, il était possible de venir sur rendez-vous. Nos portes se sont réouvertes fin mai 2021. On a réorganisé les tables de lecture pour distancer davantage les personnes entre elles et quand il fait beau, on leur propose d’aller au jardin.

Une mission prioritaire : transmettre mon enthousiasme

Ma place est d’être au milieu des bibliothécaires, dans les rayons avec mes lectrices et mes lecteurs pour donner des conseils, pour transmettre mon enthousiasme, etc. C’est ça que je veux laisser. Quand je vois des personnes que j’ai connues petites filles de 6 ou 7 ans et qui sont maintenant mamans, qui reviennent avec leurs enfants et qui me disent : oui, je me souviens de vous, vous n’avez pas changé. Je me dis : voilà, j’ai fait ce qu’il fallait. J’ai fait en sorte que la bibliothèque soit un bon souvenir. Il y a des lectures imposées et des élèves qui ne vont venir que pour ces livres-là, mais même alors, on leur suggère d’autres titres. On leur dit qu’ici, tout est gratuit. C’est aussi une de mes réussites. À un moment donné, le prêt était payant et je suis parvenu à ce qu’on revienne à la gratuité. C’est gratuit pour tout le monde. Pour les enfants, c’est évident, c’est la réglementation, mais les adultes ne paient rien pour s’inscrire et rien pour emprunter des livres, tout est absolument gratuit.

On essaye d’accueillir un maximum de personnes. Si quelqu’un part de chez nous en n’ayant pas un livre, cela peut arriver, mais les renseignements, il les a. Il part avec une solution. C’est notre but.

Equipe actuelle de la bibliothèque, 2019 (Bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode, photo)

En guise de conclusion : une belle histoire qui se prolonge au présent

L’idée d’organiser une bibliothèque populaire est adoptée au Conseil communal de Saint-Josse-ten-Noode en 1858. Elle ouvre ses portes aux habitant.e.s en 1859, précédant de quelques années, le premier arrêté royal stimulant la création de bibliothèques (1862), mais bien avant, la loi Destrée de 1921. En 2021, elle est toujours présente et active. Cette longévité est remarquable. Au départ, elle est pensée comme complément à l’instruction publique et organise seulement le prêt d’ouvrages. Avec le temps, elle cherche à élargir son audience et sa fréquentation. La bibliothèque s’adjoint une salle de lecture réservée aux adultes. Ce lieu augmente le confort de la lecture avec une salle éclairée et chauffée, et propose à la consultation, outre les ouvrages de la bibliothèque, des journaux et périodiques. Suite à la loi sur l’instruction obligatoire, elle dédie, à partir de 1923, deux plages d’ouverture aux enfants et professionnalise sa gestion avec la nomination d’une commission consultative de la bibliothèque. Cette approche historique reste partielle. Elle se base sur les bulletins communaux, les rapports administratifs annuels et les budgets et comptes de la commune. De l’ancienne bibliothèque (avant 1976), subsistent quelques archives ainsi qu’un fonds ancien conservés à la Bibliothèque. Ces documents doivent faire l’objet d’un inventaire. Ils donneront des renseignements sur l’état des collections, le public, la fréquentation, les nombres de prêts ainsi que sur son activité culturelle pour une période allant de 1923 à 1976. Ce travail reste à faire.

La deuxième partie de l’analyse est consacrée à la bibliothèque contemporaine, qui s’inscrit à la fois en rupture et en continuité de l’ancienne bibliothèque. Comme différences, nous pouvons pointer le développement d’outils, la diversité des publics, le profil des travailleurs et travailleuses, les modalités de subventionnement et le cadre légal qui ont enrichi les missions d’une bibliothèque locale. Les tâches du bibliothécaire se sont complexifiées. Connaître le livre ne suffit plus, il se fait aussi animateur, pédagogue et accompagnateur pour des publics très variés. Néanmoins par rapport à la bibliothèque populaire du 19e siècle, il reste en continuité avec la base, à savoir l’organisation du prêt et la mission de susciter l’envie de lire.

Notes

[1] Elle est située rue de la limite, n°2, 1210 Saint-Josse-ten-Noode.
[2] VAN BEMMEL E., « Histoire de Saint-Josse-ten-Noode et de Schaerbeek, Saint-Josse-ten-Noode, E. Van Bemmel, éditeur, 1869, p. 209.
[3] CARHOP, Interview de Dominique Dognié par Marie-Thérèse Coenen, juin 2021. Concernant la première bibliothèque populaire communale, Bruno Liesen précise qu’il s’agit de la commune d’Andenne, en 1848, LIESEN B., « Il y a 100 ans… la loi Destrée : La bibliothèque populaire devenait publique », Dynamiques 17.
[4] À cette époque, seuls les hommes sont éligibles comme conseillers communaux.
[5] La commune a déjà une école primaire située rue Nevraumont.
[6] Les dossiers après avoir été mis à l’ordre du jour du conseil communal, sont renvoyés pour examen en commission. La composition des commissions est fixée en début de mandat. Elles se composent d’un échevin qui a la compétence et de cinq à six conseillers. Le dossier de la bibliothèque est examiné par la commission de l’Instruction publique. Un rapport est ensuite présenté, discuté et adopté en séance au Conseil. En fonction des législatures, c’est la mention de section ou de commission qui est retenue, mais elle désigne la même instance interne au Conseil.
[7] Bulletin communal (BC), séance du 3 juillet 1858, p. 72-73.
[8] BC, séance du 3 juillet 1858, p. 72-73.
[9] Idem, p. 74.
[10] Les budgets annuels mentionnent pour le service de la bibliothèque, les montants suivants : 1859 : 400 francs ; de 1860 à 1862 : 100 francs ; de 1863 à 1870 : 500 francs ; 1871 : 750 francs ; 1872 : 800 francs.
[11] Tiberghien, Guillaume (1819-1901) : philosophe, professeur à l’Université libre de Bruxelles, membre du parti libéral, conseiller communal à partir de 1858, fondateur de la Ligue de l’enseignement en 1864. JURION F., « Guillaume Tiberghien », JAUMAIN S.(dir.), Dictionnaire d’histoire de Bruxelles, Bruxelles, Éditions Prosopon, 2013, p. 778.
[12] Van Bemmel, Eugène (1824-1880 ) : professeur, littérateur, docteur en droit de l’Université libre de Bruxelles, il y enseigne en 1849 la littérature et l’histoire politique. Il est conseiller communal de 1857 à 1870. Progressiste, il est le fondateur et président de Vlamingen vooruit, en 1858. Il est l’auteur d’un ouvrage sur la commune de Saint-Josse-ten-Noode et de Schaerbeek, publié en 1869. VAN DEN DUNGEN P., « Eugène Van Bemmel », JAUMAIN S. (dir.), Dictionnaire d’histoire…, p. 803-804.
[13] Van Crombrugghe Ida (Baronne, née de Kerkhove de Denterghem) (1820-1875) : libérale, elle se préoccupe d’éducation populaire dès 1850. Elle est connue pour avoir fondé les Soirées populaires de Saint-Josse, cycles de conférences destinées à la classe ouvrière dans le but d’enseigner les vertus de l’hygiène aux ménages ouvriers. GUBIN E., JACQUES C., PIETTE P., PUISSANT J. (dir.), Dictionnaire des femmes belges. XIXè et XXè siècles, Bruxelles, Éditions Racines, 2006, p. 162-163.
[14] À ce propos, voir : COENEN M.-T. (dir), « Les initiatives d’éducation ouvrière au 19e siècle : de la démarche intellectuelle à la formation militante ». Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 4, décembre 2017, https://www.carhop.be/revuescarhop/index.php/category/revue-0/revue-04/.

[15] Gillon, Jacques (1808-1869) : propriétaire, conseiller communal depuis 1840, bourgmestre de 1846 à 1867. Il a mené une politique d’urbanisation de la commune. GILLAIN J.-L., « Jacques Gillon », JAUMAIN S. (dir.), Dictionnaire d’histoire… p. 367.
[16] Voir LIESEN B., « Il y a 100 ans… la loi Destrée. La bibliothèque populaire devenait publique », Dynamiques n°17
[17] « Rapport de la situation et de l’administration des affaires de la commune pendant l’année 1859-1860 », annexe au BC, séance 17 octobre 1859, p. 137.
[18] BC, séance du 31 octobre 1862, p. 118-119.
[19] Idem.
[20] « Rapport sur la situation et l’administration des affaires de la commune, année 1860-1861 », annexe au BC, séance du 11 octobre 1861, p. 177-178.
[21] Idem, p. 195.
[22] BC, séance du 31 octobre 1862, p. 119-121.
[23] BC, séance du 2 août 1861, p. 130.
[24] BC, séance du 31 octobre 1861, p. 198.
[25] Dauby, Jean, François, Joseph (1824-1899) : typographe, militant de l’association libre des compositeurs typographes de Bruxelles, mutuelliste, publiciste, directeur du Moniteur belge (1858-1899). Il réside à Saint-Josse et intervient régulièrement dans les affaires communales. PUISSANT J., « Dauby Jean, François, Joseph », Maitron, https://maitron.fr/spip.php?article143230, mis en ligne le 27 novembre 2012, dernière modification le 27 décembre 2019, page consultée le 2 décembre 2021.
[26] Il fait preuve d’une certaine réserve puisqu’il signe sa lettre, « votre très humble et très respectueux administré, J. Dauby, ouvrier typographe ». Lettre adressée À Messieurs les Président et Membres du Conseil communal de Saint-Josse-ten-Noode, 24 juillet 1859, BC, séance du 16 septembre 1859, p. 104.
[27] BC, séance du 30 mars 1860, p. 26-27 ; BC, séance du 19 avril 1863, p. 67.
[28]« Rapport de la deuxième section : réorganisation de la bibliothèque », BC, séance du 12 septembre 1862, p. 79-81.
[29] La bibliothèque populaire communale de Liège est inaugurée le 9 février 1862. MESSIAEN J.-J., Lecture pour tous. Une histoire des initiatives de la Province de Liège en matière de lecture publique, Liège, Les éditions de la Province de Liège, 2021, p. 21.
[30] BC, séance du 12 septembre 1862, p. 79-80.
[31]Idem, p. 81.
[32] Jean Puissant, dans la biographie qu’il consacre à J. Dauby, précise qu’il entre à l’âge de 16 ans comme typographe dans cette imprimerie et qu’il en devient la cheville ouvrière. Il est possible que ce soit lui qui ait imprimé ce premier catalogue. PUISSANT J., « Dauby Jean, François, Joseph »…
[33] Jottrand, Lucien Léopold (1804-1877) : originaire de Genappe, il s’installe à Saint-Josse. Avocat, membre du Congrès national, il est élu au Conseil communal de Saint-Josse. Il professe des idées républicaines. Défenseur de la classe ouvrière, il a des sympathies pour le mouvement flamand. Au Conseil communal, il défend l’édition flamande du Bulletin communal et l’accès à la bibliothèque des classes populaires, qui à Saint-Josse parlent majoritairement le flamand, HASQUIN H.(dir.), Dictionnaire d’histoire de Belgique. Vingt siècles d’institutions. Les hommes, les faits, Bruxelles, Didier Hatier, 1988, p. 266.
[34] Dans le débat sur l’édition flamande du bulletin communal, Lucien Jottrand propose que l’instituteur en chef, M. Jacobs assure gratuitement la traduction de l’édition française en flamand pour limiter le coût. BC, séance du 12 février 1858, p. 11-12.
[35] Catalogue de la bibliothèque communale populaire de Saint-Josse-ten-Noode, Saint-Josse-ten-Noode, 1863, p. 4-5.[36]Administration communale de Saint-Josse-ten-Noode, « Rapport sur la situation et l’administration des affaires de la commune pendant l’année 1862-1863 », BC, séance du 9 octobre 1863, p. 198.
[37]Idem, p. 198-199.
[38]BC, séance du 3 juillet 1863, p. 138.
[39]Idem, p. 155.
[40]Administration communale de Saint-Josse-ten-Noode, Rapport sur la situation et l’administration des affaires de la commune pendant l’année 1867-1868, Saint-Josse-ten-Noode, 1868, p. 56. (tiré à part).
[41]Administration COMMUNALE de Saint-Josse-ten-Noode, Rapport sur l’administration et les affaires de la commune de SJTN, pour l’année 1869-1870, Saint-Josse-ten-Noode, 1879, p. 37 (tiré à part).
[42]BC, séance du 4 août 1865, p. 252.
[43] BC, séance du 12 juillet 1876, p. 290-291 ; séance du 17 janvier 1877, p. 10.
[44]BC, séance du 24 juin 1908, p. 365-366.
[45]BC, séance du 15 juillet 1908, p. 407, BC, séance du 28 décembre 1908, p. 946.
[46] BC, séance 19 novembre 1913, p. 603.
[47] Pergameni, Charles (1879-1959) : docteur en droit et en histoire, archiviste de la Ville de Bruxelles, cofondateur des universités populaires de Schaerbeek et de Saint-Josse, membre du Conseil général de la Ligue de l’enseignement.
[48]Serait-ce Marie Closset ? Cette femme de lettre connue sous le pseudonyme Jean Dominique (1873-1952), ancienne élève de Isabelle Gatti de Gamond, proche de l’anarchiste Élisée Reclus, et domiciliée à Saint-Josse. Elle fonde l’Institut belge de culture française, une école dont le siège est, avant 1914, situé rue des Côteaux à Saint-Josse, avant de s’établir à Ixelles et Uccle. Voir : VAN DEN DUNGEN P., « Parcours singuliers de femmes de lettres, Marie Closset, Blanche Rousseau et Marie Gaspar », Sextant, n°13-14 : Femmes de culture et de pouvoir, 2000, p. 189-210.
[49] BS, séance du 19 novembre 1913, p. 603.
[50] « Règlement organique de la commission consultative permanente de la bibliothèque populaire », BW, séance du 17 décembre 1913, p. 633.
[51] BC, séance du 10 janvier 1923, p. 50.
[52] Bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode, fonds anciens, registre du bibliothécaire en chef, 1932-1947.
[53] BC, séance du 12 novembre 1919, p. 599-600.
[54] Pètre, Georges (1874-1942) : avocat, membre du Parti libéral, il est élu conseiller communal en 1904. Il devient échevin de l’Instruction publique en 1913 et est bourgmestre de 1926 à 1942. Résistant il est pris en otage et assassiné par les Rexistes en 1942.
[55] BC, séance du 3 novembre 1920, p. 581-582.
[56] Ibidem.
[57] BC, séance du 3 août 1921, p. 418.
[58] BC, séance du 22 juin 1921, p. 242.
[59] BC, séance du 28 décembre1921, p. 711.
[60] Bibliothèque communale de Saint-Josse-ten-Noode, fonds archives anciennes de la bibliothèque, Registre. Statistique de l’année 1950. Ce document reprend la date de la création et la première année de subventionnement de la bibliothèque.
[61] BC, séance du 16 mars 1921, p. 139.
[62] BC, séance du 5 avril 1922, p. 253-254.
[63] Idem, p. 254.
[64] BC, séance du 1er août 1923, p. 357.
[65] BC, séance du 9 avril 1924, p. 94.
[66] Ibidem.
[67] BC, séance du 26 mars 1956, p. 108-109.
[68] BC, séance du 2 mai 1956, p. 157.
[69] Lundi, mardi, vendredi de 17 à 19 heures, samedi de 16 à 18 heures, dimanche de 10 à 12 heures.
[70] CARHOP, Interview de Dominique Dognié par Marie-Thérèse Coenen, juin 2021.
[71] Cette partie donne la parole à Dominique Dognié. Les intertitres et la conclusion sont de l’auteure. CARHOP, Interview de Dominique Dognié par Marie-Thérèse Coenen, juin 2021
[72] Future conservatrice du Musée Charlier, à Saint-Josse.
[73] Aujourd’hui appelée Fédération Wallonie-Bruxelles.
[74] Rue de la limite n°2
[75] Les critères sont à la fois qualitatifs et quantitatifs. Voir l’Arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 5 octobre 2016, modifiant l’annexe 2-2 de l’arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 19 juillet 2011 portant application du décret du 30 avril 2009 relatif au développement des pratiques de lecture organisé par le Réseau public de la Lecture et les bibliothèques publiques, 2016, https://bibliotheques.cfwb.be/fileadmin/sites/biblio/uploads/Legislation/ARRETE_19.07.2011_-_derniere_modification_14.12.2016.pdf, page consultée le 9 décembre 2021. Cet arrêté fixe les modalités de reconnaissance des bibliothèques locales, suivant un plan quinquennal qui doit présenter divers éléments. Pour être reconnu en catégorie 2, l’opérateur doit avoir un personnel ayant les titres requis, occupé à temps plein ; favoriser les pratiques de lecture ; favoriser l’organisation de la documentation adaptée pour que la population visée puisse participer à des actions dans une perspective d’éducation permanente et d’émancipation culturelle et sociale, individuellement et collectivement ; disposer d’un espace et d’équipement ad hoc (signalétique, salle de lecture, salle équipée d’ordinateurs, etc.) ; un renouvellement des titres (moins de 10 ans d’âge), une documentation accessible via Internet de manière autonome pour le public ; apporter aide et conseil pour y accéder (individuellement et avec des groupes) ; faire une évaluation annuelle ; être en relation avec les autres composantes du réseau de la lecture publique ; mettre un catalogue en ligne via le site de la bibliothèque et participer au catalogue collectif ; avoir une ouverture de 26 heures semaine, le mercredi après-midi et 4 heures le weekend ; mettre à la disposition du public des outils de recherche et une offre d’aide.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

COENEN M.-Th., « 1859-2021 : 160 ans au service de la lecture. La bibliothèque populaire communale de Saint-Josse-ten-Noode », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.

 

Des livres à lire, des histoires à partager : l’aventure de l’Asbl La Ruelle

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Catherine Pinon (Gestionnaire des ressources documentaires multimédia, CARHOP asbl)

– « Pourquoi regardes-tu les livres ? Tu sais quand même pas lire !
– Ouais, mais j’aime bien, et puis je sais un peu, alors dans les livres, je regarde les mots que je connais et puis je découvre un p’tit peu plus loin » (Anais, 11 ans)[1].

L’objectif d’une bibliothèque publique est de mettre les livres à la disposition des lecteurs et lectrices, grands et petits. Franchir la porte d’une bibliothèque est en soi une démarche que certain.e.s ne font pas, ne s’autorisent pas à faire. Le centième anniversaire de la Loi Destrée, fixant les conditions de reconnaissance et d’octroi des subsides pour les initiatives municipales ou privées est l’occasion de mettre le focus sur les bibliothèques de rue : une démarche à l’envers. Plutôt que d’attendre que le public franchisse la porte, même grande ouverte, des bibliothèques, plusieurs associations, comme ATD Quart monde, Le Pivot culturel à Namur, œuvrant auprès de publics en situation de précarité sociale, ont développé les bibliothèques de rue selon le principe : « si tu ne vas pas aux livres, le livre viendra à toi ». Que ce soit sur le pas des portes dans la rue, à la sortie de l’école, dans les parcs et jardins publics, elles proposent de lire des livres ensemble, d’entrer dans les histoires et les imaginaires qu’ils renferment. C’est un outil pour réduire la fracture socio-culturelle, objectif de la lecture publique. Les bibliothèques de rue ont donc toute leur place dans ce numéro de Dynamiques consacré à la lecture publique et à la Loi Destrée.

Lire dans les parcs cet été. Affiche du Centre de littérature de jeunesse de Bruxelles, 2021 (© Sarah Cheveau).

L’asbl La Ruelle est une association de quartier qui centre son intervention sur une dynamique socio-culturelle, avec un point d’ancrage, la bibliothèque de rue. Elle intervient dans la commune de Saint-Josse-ten-Noode, commune connue pour sa population multiculturelle, où la précarité est importante, et qui accueille régulièrement de nouveaux migrant.e.s qui n’ont pas nécessairement fréquenté l’école dans le pays d’origine et qui ne maîtrisent pas ou mal, la lecture, l’écriture et aucune de nos langues nationales. La Ruelle est le complément à la bibliothèque municipale de Saint-Josse, avec laquelle elle collabore d’ailleurs étroitement. Intéressée, nous avons rencontré son directeur, Charles Vandervelden, qui nous a consacré plusieurs heures d’entretien, en mai et juin 2021[2]. La Ruelle étant à la veille d’un déménagement vers un autre lieu et d’un départ vers des horizons nouveaux, Charles Vandervelden a accepté, avec soulagement, la proposition du CARHOP, de déposer les archives de l’association au centre d’archives. Ce dépôt illustre parfaitement la raison même d’un centre d’archives contemporaines, préoccupé par la conservation des traces des organisations culturelles et associatives qui œuvrent dans le champ de l’éducation permanente. Le fonds a été classé par Catherine Pinon et c’est avec cet apport que notre enquête, basée au départ sur la bibliothèque de rue, a pu s’élargir pour retracer l’histoire de La Ruelle asbl et son développement.

Charles Vandervelden devant le bâtiment occupé par La Ruelle, juin 2021 (CARHOP, photographie de Marie-Thérèse Coenen).

Au départ, Notre Village asbl

C’est le 15 juin 1981, que Jean-Claude Peto fonde Notre Village asbl. La volonté de « créer notre village dans la ville » est à l’origine de son nom. Installée dans le quartier Botanique de la commune de Saint-Josse-ten-Noode, au 68 de la rue Saint-François, cette association permet l’ouverture d’une permanence sociale en faveur des enfants et des jeunes immigré.e.s du quartier. « Le projet consiste en la présence humaine permanente par la médiation, la guidance et l’orientation, la promotion de toutes les formes de solidarité humaine, la participation à toute action collective visant les mêmes buts. La création d’un lieu de dialogue, de rencontre, de réflexion en groupe, de partage, de documentation, de conseil »[3].

Faute de moyens et rencontrant des problèmes liés à l’absence de structuration au sein de l’association, du non-respect des règles de la part des jeunes en termes de drogue par exemple, l’asbl est contrainte de fermer ses locaux au début de l’année 1984[4]. Quelques mois plus tard, les activités de permanence sociale reprennent et une section animation et école des devoirs est organisée. En 1987, la reconnaissance de l’association par la Communauté française permet l’engagement de travailleurs et travailleuses sociaux et son développement progressif, jusqu’à la mise en liquidation en avril 1991.

Un fondateur : Jean-Claude Peto

Jean-Claude Peto, s.d. (CARHOP, fonds La Ruelle asbl, série photos).

Jean-Claude Peto est né le 16 octobre 1930 à Bois-Colombes, en banlieue parisienne et est décédé le 23 février 2017 à Knocke-Heist. En 1939, afin d’échapper à la guerre et à la montée du nazisme, son père d’origine hongroise trouve un emploi en Suède et y emmène toute sa famille. Jean-Claude Peto y passe une partie de sa scolarité. À l’âge de 17 ou 18 ans, il retourne en France pour suivre des études universitaires en chimie et en traduction-interprétariat et également en psychanalyse, psychologie, sociologie et pédagogie. Après ses études, il entreprend de nombreux voyages et séjourne en Hongrie, en Suède, en Israël, où il sera ouvrier au sein d’un Kibboutz. De 1952 à 1965, il travaille en France. En juillet 1965, il s’installe en Belgique et, quelques mois plus tard, entre à la S.A. RANK XEROX International LTD, active dans le commerce de gros de machines et de matériel de bureau[5]. Il occupe successivement les postes de « Systems Analyst », « Market Development Manager », « Branch Manager » et enfin « Personnel Controller »[6].

Adepte du principe fondamental selon lequel « l’Homme est la seule chose importante » et grâce à ses nombreux voyages à travers le monde, il apprend à connaître l’Homme dans son travail, son mode de vie quel que soit son milieu social. Les connaissances linguistiques et le sens inné de l’humanité de Jean-Claude Peto l’incitent à aller vers les gens, les écouter, les aider et les comprendre. C’est ainsi que, parallèlement à son activité principale chez S.A. RANK XEROX International LTD, il travaille bénévolement auprès des immigré.e.s ou des jeunes défavorisé.e.s en tant qu’éducateur de rue au sein de l’asbl Notre Village.

L’âge de la retraite arrivant, il réoriente son action vers l’intervention socio-culturelle. Il rencontre Yolande Gravis, ils se marient et, ensemble, fondent l’asbl La Ruelle en juin 1991.

L’asbl La Ruelle

Installée dans leur maison privée, au n° 35 de la rue Potagère à Saint-Josse-ten-Noode, la nouvelle association de Yolande Gravis et Jean-Claude Peto peut démarrer grâce à des dons privés et aux allocations de chômage qu’ils perçoivent. Aidés bénévolement par des jeunes immigré.e.s du quartier, ils poursuivent le travail entamé par l’asbl Notre Village. L’objectif principal est d’aller à la rencontre des plus exclu.e.s et des plus marginalisé.e.s « là où ils se trouvent et quand ils s’y trouvent »[7], se faire connaître et reconnaître, établir une relation de confiance, les écouter, les guider, leur proposer une médiation et enfin établir un tissu communautaire dans le quartier[8].

Les trois activités principales de l’association sont la bibliothèque de rue et les ateliers créatifs en extérieur dédiés aux enfants, les activités collectives de type « maison de quartier » où sont proposées des fêtes de rue thématiques ou des grandes sorties durant les grandes vacances d’été. Enfin, le parcours solidaire au cours duquel ils vont à la rencontre des sans-abris.

Les lieux couverts par les éducateurs et éducatrices de rue sont la gare du Nord, le square Félix Delhaye dit « Le Petit Boul’ » à Saint-Josse.

Le public est essentiellement d’origine maghrébine, belge ou issu de la Communauté économique européenne (CEE). Il s’agit d’enfants âgés de 3 à 12 ans, d’adolescent.e.s de 13 à 18 ans et de jeunes adultes de 19 à 30 ans souvent en situation précaire ou marginalisé.e.s. Les principales demandes d’aide sont juridiques, administratives, pour l’apprentissage de la langue ou la recherche d’emploi, de logement.

Dès sa conception, l’association se place au cœur de la commune d’où son nom : « La RUElle »[9]. Une partie de la maison sert d’espace d’accueil, de salle de réunion pour certaines activités et pour la bibliothèque de rue. Ils attachent beaucoup d’importance aux relations avec les habitant.e.s du quartier et participent aux réunions du comité de quartier Saint-Alphonse.

Leur méthode de travail leur interdit de poser des questions sur l’identité, le parcours et les conditions de vie des personnes rencontrées dans la rue. Ils prennent connaissance de ces informations au fur et à mesure des rencontres et des discussions qu’ils ont avec eux[10]. Charles Vandervelden nous raconte :

« Lorsque l’on rencontrait un sans-abri, on prenait un rendez-vous au CPAS pour lui, s’il n’était pas là, on n’y allait pas pour lui ; c’était sa situation. On voulait bien donner un coup de main, remplir un papier pour lui mais c’était lui qui devait être responsable de lui-même, on ne se substituait pas »[11].

En effet, c’est un aspect très important dans la philosophie de l’association, elle ne déresponsabilise pas les personnes rencontrées de leur situation.

Une fondatrice : Yolande Gravis

Yolande Gravis, s.d. (CARHOP, La Ruelle asbl, série photos).

Yolande Gravis est née à Namur, le 17 juin 1954 et est décédée à Knocke-Heist le 1er mai 2019. Fille unique, nous avons peu d’informations sur son enfance et son adolescence. En 1974, elle obtient le titre de candidate en histoire, aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix, à Namur. Le parcours « naturel » est de suivre la licence à l’Université catholique de Louvain. Il semble qu’elle ait obtenu sa licence en histoire de l’art. Dotée d’une grande sensibilité, d’une intelligence vive et éclairée et très attachée à la vie spirituelle[12], Yolande Gravis souhaite devenir religieuse. Elle effectue ses études universitaires au Centre d’études théologiques et pastorales (CETEP)[13], à l’Institut Lumen vitae (Bruxelles) ainsi qu’au Séminaire Cardinal Cardijn (SCC, à Jumet)[14]. Sa rencontre avec Jean-Claude Peto en décide autrement. Tout au long de sa vie, elle se consacre aux personnes les plus défavorisées et marginalisées et aux immigré.e.s avec une attention particulière donnée aux enfants afin de les aider à se scolariser.

Charles témoigne, c’est elle qui porte le projet de la bibliothèque de rue.

« L’idée est d’aller à la rencontre des gens (…) C’est le principe de la bibliothèque de rue (…) On prend les livres, on les met dans le petit sac à dos ou le petit caddy à roulettes, on va dans l’espace public, dans la rue, dans le petit parc de Liedekerke où il y a un kiosque. C’est bien parce que, quand il pleut ou il fait mauvais, on peut s’abriter (…) »[15].

Les bibliothèques de rue

Le concept des bibliothèques de rue est lancé par le Père Joseph Wresinski (1917-1988)[16]. Issu d’un père polonais et d’une mère espagnole, Joseph Wresinski connait la misère et l’humiliation de la charité dans son enfance. Le 29 juin 1946, il est ordonné prêtre. Après avoir beaucoup voyagé, il se propose pour aider les familles de Noisy-le-Grand dans un camp de sans-logis (Département de Seine Saint-Denis, France). C’est à ce moment, qu’il prend conscience de la grande misère qui peut frapper certain.e.s.

Le travail effectué par le Père Joseph est très novateur. Il refuse l’indifférence et l’assistanat et c’est sur ces principes que se base son travail. Afin de rendre de l’autonomie à ces personnes, il commence par créer un jardin d’enfants. S’ensuit la création d’une bibliothèque, d’une chapelle, d’un atelier pour adolescent.e.s, d’une laverie ou encore d’un salon d’esthétique. En effet, selon le Père Joseph, il est important de leur rendre leur autonomie et de leur permettre de prendre soin d’eux-mêmes. Avec l’aide de ces familles, il fonde l’association Aide à toute détresse (ATD), qui deviendra en 1969, le mouvement international ATD Quart Monde[17].

Si au départ, ATD travaillait pour un public d’une très grande précarité, la crise économique subie par les pays industrialisés dans les années 1970 a changé la donne et a instauré une gradation dans la pauvreté qui touche les populations.

La grande originalité du travail du Père Joseph Wresinski était de croiser l’ensemble des savoirs détenus tant par les personnes en situation de grande pauvreté, que par les chercheurs et les praticiens qui les accompagnent[18]. Pour ce faire, il instaure les universités populaires où les personnes racontent leur parcours de vie[19]. Apprendre à connaître l’autre, donner de la place à ses expériences et lui redonner accès à la société en l’humanisant est un travail qui est également soutenu par l’action des bibliothèques de rue dont il est également l’instigateur.

C’est en s’inspirant des principes des bibliothèques de rue d’ATD Quart monde que Yolande Gravis a instauré la bibliothèque de rue à Saint-Josse, complétée de nos jours par une ludothèque de rue. Elles sont libres, gratuites et ouvertes à tous et toutes. Il est important pour les enfants pauvres et moins pauvres de se côtoyer : « L’idée, c’est de provoquer des rencontres et d’apprendre aux gens le respect de vivre ensemble de manière générale »[20]. Les animateurs et animatrices emportent une sélection d’ouvrages dans leur sac à dos et vont à la rencontre du public sur les lieux qu’il fréquente (squares, cages d’escalier, coins de rue, etc.). Cette action est destinée aux enfants et à leurs familles, tout le monde y est accueilli avec bienveillance :

« L’idée de la bibliothèque, c’est que c’est vraiment pour tout le monde. Donc si un gamin va chercher sa maman et que celle-ci dit qu’elle ne sait pas lire, alors on s’assoit à côté et on lit pour le gamin et la maman (…) On n’impose rien, c’est vraiment la liberté. (…) à une certaine époque, lorsque l’on faisait cela de manière très régulière, des mamans nous attendaient (…) et alors il y avait tous les aspects de la convivialité parce qu’elles nous apportaient un petit gâteau puisque toutes nos activités sont gratuites. C’était une forme de remerciement et c’était vraiment une activité super[21] ».

Les livres proposés sont variés et choisis de manière philosophique, éthique et militante. Une attention toute particulière est donnée à l’égalité des genres dans les scénarios d’histoire. En effet, nombreux sont les livres dans lesquels les rôles des personnages principaux sont bien souvent hyperstéréotypés.

L’objectif est de partager des savoirs, de répondre à la soif d’apprentissage des plus jeunes, de leur offrir la possibilité d’exprimer leur créativité, de les ouvrir au partage de leurs expériences et de les guider vers l’émancipation d’une société trop souvent stigmatisante.

Les animateurs et animatrices se placent tous les midis devant les portes de deux écoles dont l’école Henri Frick[22], dans le parc de la rue de Liedekerke où il y a un petit kiosque, ainsi que sur le square, appelé familièrement le « Petit Boul’ » au cours des deux mois d’été. Cependant, l’école n’est pas solidaire du projet et considère que cela créée du désordre à la sortie. Les animateurs et animatrices ont donc arrêté les rendez-vous quotidiens durant les périodes scolaires tout en gardant leurs activités durant les vacances. Grâce à cette régularité, la bibliothèque de rue devient alors un pont vers l’extérieur (bibliothèques communales, centres sportifs, écoles, etc.). Par exemple, lors de la fête d’Halloween, tout le monde s’installe sous une tonnelle et la conteuse de la bibliothèque vient et lit des histoires en lien avec Halloween. Parfois, un éducateur apporte une guitare afin de mettre des histoires en chansons[23]. D’autres activités culturelles sont proposées telles que des ateliers créatifs, une sortie au musée ou du théâtre de rue.

animateur avec guitare, s.d. (CARHOP, fons La Ruelle asbl, série photos).
animateur avec guitare, s.d. (CARHOP, fons La Ruelle asbl, série photos).

Évolution du projet La Ruelle asbl

En 1996, La Ruelle asbl fait face à des problèmes financiers. Les fondateurs sont contraints de licencier les employé.e.s. Aidés par deux bénévoles, Jean-Claude Peto et Yolande Gravis maintiennent les activités de la bibliothèque de rue, les ateliers créatifs pendant les vacances scolaires ainsi que le travail de rue autour de la gare du Nord. En octobre de la même année, La Ruelle asbl déménage au numéro 20 de la rue Saint-Alphonse à 100 mètres de l’ancienne adresse. Ce déménagement permet à l’association, de devenir un lieu d’accueil. Grâce à une reconnaissance de l’Office national d’allocations familiales pour travailleurs salariés (ONAFTS), La Ruelle asbl développe l’aspect culturel de son travail et crée une école de devoirs. En 1997, Yolande Gravis devient la coordinatrice générale de l’association. En 2003, Jean-Claude Peto se retire des activités de l’association et, en 2011, Yolande Gravis, à son tour, quitte ses fonctions.

L’Ecole d’Ici

En 1998, l’association évolue et devient un Centre d’expression et de créativité (CEC) qui prendra le nom de « Ecole d’Ici »[24]. La bibliothèque de rue se développe grâce à la collaboration du Service Jeunesse de la Commune de Saint-Josse et de la bibliothèque communale. En revanche, le nombre d’ateliers diminue et, pour des raisons éthiques, l’école de devoirs est arrêtée.

« Évidemment, au cours du temps, l’idée de la bibliothèque de rue, dans la pratique, a évolué. À l’heure actuelle, on fait une bibliothèque de rue, mais on fait aussi une ludothèque de rue et on a un peu diversifié le type d’activités. Effectivement, la lecture, c’est pour notre projet institutionnel, central. Nous ne faisons plus d’école des devoirs pour des raisons presque éthiques. Il y a 20 ans au sein de l’équipe, on s’est interrogé pour savoir si on allait entrer dans le décret de l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE) pour ouvrir une école des devoirs reconnue ou pas. Nous estimions que rajouter des heures d’école après l’école, ce n’était pas pour nous le plus pertinent pour les enfants et les familles que nous accompagnons au quotidien. Et donc, en lieu et place de l’école des devoirs, on s’est orienté vers un secteur de l’éducation permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du sous-secteur des Centres d’expression et de créativité »[25].

À partir de 1999, les activités d’expression créative se développent. Ce choix leur permet de rester au plus près des techniques utilisées par le Père Joseph Wresinski pour aider les personnes les plus pauvres à exprimer leur créativité, leur vécu et à trouver une place dans la société. Par ailleurs, les activités sont pensées en lien avec les lectures. Par exemple, un été, l’objectif de l’atelier créatif est d’élaborer un livre pop-up de grande taille et c’est une bibliothèque de livres pop-up qui a été réalisée !

« On associe la bibliothèque de rue aux ateliers créatifs de rue, on utilise la bibliothèque de rue comme ressource pour apporter un peu de l’imaginaire aux gamins et pour avoir vraiment un point de départ »[26].

Dès l’année suivante, des projets plus artistiques pour les enfants prennent place. Une exposition est organisée reprenant tous les travaux des enfants réalisés lors de ces ateliers créatifs[27]. Celle-ci est également un moment de rencontre entre les familles et l’équipe d’animation[28].

« Depuis, nous avons obtenu une reconnaissance décrétale et sommes officiellement un CEC. Il y a une échelle à 4 niveaux et nous sommes sur le 3e niveau, donc relativement une grosse structure dans l’organisation des centres d’expression et de créativité »[29].

« Porter la créativité dans les familles où la vie la place au-delà de toutes préoccupations quotidiennes est le résultat d’un effort soutenu, d’un investissement total. Nous pensons que le développement personnel par l’acquisition de moyens d’expression artistique et l’outil culturel à forte valeur ajoutée peut être un petit remède contre le sentiment d’exclusion et de mal vivre dans une société où le fossé entre quelques très aisés et les plus pauvres, de plus en plus nombreux, ne cesse de grandir »[30].

Création « bonhomme sur fond bleu » costume traditionnel revisité, [2011] (CARHOP, fonds La Ruelle asbl, sans cote).

La Ruelle asbl face à son institutionnalisation

À l’origine, La Ruelle asbl est un projet de vie communautaire, dans l’esprit d’un Kibboutz tel que l’a connu Jean-Claude Peto lors de ses voyages, mais progressivement, le statut de l’association change. Son travail de terrain est valorisé et est soutenu financièrement par diverses autorités publiques. La Ruelle asbl obtient sa reconnaissance par la Fédération Wallonie-Bruxelles en tant que CEC.

Décret des Centres d’expression et de créativité

« Les Centres d’expression et de créativité, familièrement appelés les CEC, sont des structures permanentes proposant de nombreux ateliers dans de multiples disciplines. Ils s’adressent à tous les publics et tous les âges et développent leur activité en lien avec le contexte social, économique et culturel des populations concernées. Par le biais de démarches créatives et une articulation à leur environnement, ils réalisent des projets socio-artistiques et d’expression citoyenne[31] ».

L’association est un opérateur local dans le plan de Cohésion sociale de la commune de Saint-Josse. L’association reçoit également des contributions de la Commission communautaire française (COCOF), le Fonds de cohabitation et intégration de la Commune de Saint-Josse, le Fonds d’impulsion à la politique des immigrés (FIPI), des aides à l’emploi (ACTIRIS) et le soutien de la Région Bruxelles-Capitale (Administration de l’aménagement du territoire et du logement – direction de la rénovation urbaine) ainsi que des dons de personnes privées et le soutien de la Fondation Roi Baudouin pour certains de ses projets.

À côté des bénévoles et des stagiaires, elle embauche des salarié.e.s. La législation évolue aussi et précise, avec notamment les accords dits du non marchand, les obligations des employeurs du secteur socio-culturel. Il n’est plus question désormais de laisser travailler les permanent.e.s, sans référence à des barèmes salariaux et sans limite d’heures. Les subsides réguliers permettent la pérennisation des emplois et un meilleur statut pour les collaborateurs et collaboratrices, mais ce n’est pas sans conséquence sur la dynamique du projet.

Les accords du non marchand

Les accords du non marchand (ANM) formalisent un accord passé entre le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, le Collège de la Commission communautaire française, le Collège de la Commission communautaire flamande, les représentant.e.s des travailleurs, ainsi que les représentant.e.s des pouvoirs organisateurs des secteurs financés par la COCOF relevant de l’aide aux personnes, de la politique des personnes handicapées, de la santé et de l’insertion socioprofessionnelle. Le premier décret du non marchand date du début des années 2000[32]. Son objectif vise à harmoniser les barèmes des travailleurs et travailleuses sociaux afin de favoriser leur mobilité, à rendre le secteur socio-culturel plus attractif et à soutenir les associations dans la réalisation de leurs missions. De nombreux services et activités tels que le culturel, la santé, le social et l’environnement sont repris dans le secteur non marchand et pour la plupart, sous la forme juridique de l’association sans but lucratif (asbl)[33].

Le travail en réseau

Tout au long de son existence, La Ruelle asbl a noué de nombreux partenariats avec d’autres associations, des services publics régionaux, fédéraux ou communaux, avec des artistes, des animateurs, sans oublier l’aide précieuse apportée par les nombreux bénévoles et les stagiaires[34]. Généralement, ceux-ci proviennent du Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA, Bruxelles et Liège)[35] ou du Centre bruxellois d’action interculturelle (CBAI)[36], qui dispensent des formations en animation de rue et de quartier. D’autres sont de futur.e.s assistant.e.s sociaux de l’Institut supérieur de formation sociale et de communication (ISFSC, Bruxelles)[37], de l’Institut Cardijn (HELHa, Louvain-la-Neuve)[38] ou de la Haute école libre de Bruxelles (HELB Ilya Prigogine, Bruxelles)[39]. Les bénévoles quant à eux, sont des jeunes issu.e.s du quartier qui passent chez eux et qui restent en contact, comme nous l’explique Charles Vandervelden :

« Je me souviens de Dayan, c’est un jeune turc qui est venu à nos ateliers créatifs, il a grandi et doit avoir aujourd’hui 17 ou 18 ans et il a fait l’école hôtelière et la cuisine (…) à l’époque, nous organisions un petit cabaret une fois par an et au début, il y avait un repas associé (…) Un jour, il vient et me dit qu’il va me donner un coup de main puisque c’est ce qu’il apprend à l’école et, de fil en aiguille, il s’est impliqué »[40].

En 2006, la mise à jour du texte législatif du décret des CEC répartit les différents centres en deux catégories en fonction de leurs activités et de la qualité de celles-ci[41]. Des subventions supplémentaires leur seront octroyées. De plus, la COCOF modifie son système de financement et regroupe certaines activités telles qu’été-Jeunes, Action sociale et Cohabitation–Intégration en un projet global dénommé « Cohésion sociale » pour une durée de 5 ans. Ce qui leur assure une certaine sécurité pour une plus longue période.

Entre 2009 et 2014, les secteurs « Cohésion sociale » et « CEC » sont régis par un nouveau décret[42]. Afin d’être encore reconnue, La Ruelle asbl doit s’adapter aux nouvelles exigences qui règlent le cadre de travail, ses modalités ainsi que les missions.

La Ruelle aujourd’hui : le projet continue   

Lors de notre interview, Charles Vandervelden nous explique qu’ils sont dans une certaine incertitude quant à la situation de l’association et à la prolongation de ses activités. En septembre, la nouvelle directrice, madame Leila Bouysran prend le relais. À l’heure actuelle, la maison plutôt vétuste, est mise en vente. Les cinq membres de l’équipe s’installent non loin de là, au numéro 103 de la rue des Deux églises dans un local mis à leur disposition par la Commune et développent les activités dans d’autres lieux. Après près de 30 années de présence dans le quartier, la volonté d’agir par la culture reste intacte. Même si les conditions et le contexte sont différents, le public répond présent. Laissons à Loubna le dernier mot avec ce témoignage sur cette fabuleuse découverte que sont la lecture et le livre.

« Avant je trouvais que tous ces livres, ça prenait de la place dans la maison pour rien. Maintenant, j’ai compris : cela aide pour l’école, mais pas seulement, mais pour vivre aussi ». (Loubna, 11 ans)[43].

Liste des abréviations

  • ANM : accords du non marchand
  • ASBL : association sans but lucratif
  • ATD : Aide à toute détresse
  • CBAI : Centre bruxellois d’action interculturelle
  • CEC : Centre d’expression et de créativité
  • CEE : Communauté économique européenne
  • CEMEA : Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active
  • CETEP : Centre d’études théologiques et pastorales
  • COCOF : Commission communautaire française
  • FIPI : Fonds d’impulsion à la politique des immigrés
  • HELB Ilya Prigogine : Haute école libre de Bruxelles Ilya Prigogine
  • HELHa : Haute école Louvain en Hainaut
  • ISFSC : Institut supérieur de formation sociale et de communication
  • ONAFTS : Office national d’allocations familiales pour travailleurs salariés
  • ONE : Office de la naissance et de l’enfance
  • SCC : Séminaire Cardinal Cardijn

Notes

[1] LA RUELLE asbl (éd.), Des espoirs, des vies, Bruxelles, La Ruelle asbl, 2001, p. 51.
[2] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[3] DENISTY D., « Notre Village Asbl », Bruxelles, ULB, Rapport de stage de deuxième licence interfacultaire en travail social, inédit, 1983, 65 p.
[4] BAREZ L., GIELE F., « Projet pédagogique, secteur projets », Saint-Josse-ten-Noode, Notre Village asbl, mars 1990, p. 6-7.
[5] Les grandes entreprises du brabant flamand, Bruxelles, CRISP, 1996 (Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1518), p. 9, https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-1996-13-page-1.htm, page consultée le 22 novembre 2021.
[6] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Archives personnelles Jean-Claude PETO et Yolande GRAVIS », S.A. RANK XEROX International LTD, Branch Antwerp News, 1974, p. 2-3.
[7] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Projet global de La Ruelle, Bruxelles, 1991.
[8] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Notre Village asbl, Identification de l’association, 1990-1991.
[9] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 2000, p. 69.
[10] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 1991, p. 10.
[11] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[12] POLIS M.P., « Funérailles de Yolande Peto-Gravis, le 10 mai 2019 », Lettre de Wavreumont, n° 150, avril-mai-juin 2019, p. 4, http://www.wavreumont.be/wp-content/uploads/2019/06/150.pdf, page consultée le 29 octobre 2021.
[13] Archidiocèse de Malines-Bruxelles, Belgique.
[14] Le Séminaire Cardinal Cardijn est créé en 1967 pour la formation des prêtres issus des milieux populaires. Il devient en 1991, le Centre de formation Cardijn (CEFOC), pour la formation des laïcs et laïques. Voir TONDEUR J., Le CEFOC. Partie 2 : Le CEFOC, grain de sel, grain de sable, Bruxelles, CARHOP, 2015, https://www.carhop.be/images/Cefoc2_2015.pdf, page consultée le 1er décembre 2021.
[15] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[16] « Père Joseph Wresinski (12 février 1917-14 février 1988). Biographie », dans Centre Joseph WRESINSKI, Joseph Wresinski. Tout est né d’une vie partagée, 2021, https://www.joseph-wresinski.org/fr/biographie/, page consultée le 27 octobre 2021.
[17] L’expression « quart-monde » est créée à partir du mélange entre le concept de tiers-monde d’Alfred Sauvy (1898-1990) et de l’ouvrage Cahiers du Quatrième Ordre, écrit en 1789 par L.P. Dufourny de Villiers (1739-1796). Le Quatrième Ordre faisait alors référence à un quatrième état, celui des personnes qui, de par leur grande pauvreté, n’appartenaient ni au tiers état, ni à la noblesse, ni au clergé. Voir : BRODIEZ-DOLINO A., « Wresinski et la lutte contre la misère. De la connaissance à la reconnaissance », Études, 2017/10, p. 8-12, https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-10-page-8.htm, page consultée le 1er décembre 2021 ; ATD Quart Monde – Agir tous pour la Dignité. Mouvement international, Page d’accueil du site Internet, 2021, atd-quartmonde.org, page consultée le 27 octobre 2021.
[18] SARTHOU-LAJUS N., « Wresinski à Cerisy », Études, 2017/10, p. 4-6, https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-10-page-4.htm, page consultée le 1er décembre 2021.
[19] LORIAUX F., TONON T., « Les universités d’ATD Quart monde : le savoir de la grande misère », Dynamiques, Histoire sociale en ligne, n°5-6, mars-juin 2018 : http://www.carhop.be/revuescarhop/wp-content/uploads/2018/03/20180330_ATD_Quart_monde-1.pdf, page consultée le 1er décembre 2021.
[20] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[21] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[22] Sise 57, rue Braemt à 1210 Saint-Josse-ten-Noode
[23] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 1992, p. 7.
[24] Le terme « Ecole d’Ici » vient d’un petit garçon âgé de 6 ans qui a déclaré « à l’école d’Ici, on lit, on travaille, on écrit ». L’école d’Ici est un lieu de formation permanente. Voir : CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Instances », Rapport des activités, Bruxelles, 2003, p. 69.
[25] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[26] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[27] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles 2009, p. 55.
[28] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, Carnet de l’expo 2011, Saint-Josse. p. 2.
[29] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[30] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, Carnet de l’exposition 2011, Saint-Josse, 2011, p. 2.
[31] Fédération Wallonie-Bruxelles, Education Permanente, service de la créativité et des pratiques artistiques en amateur, Les Centres d’expression et de créativité, http://www.educationpermanente.cfwb.be/index.php?id=4088, page consultée le 29 octobre 2021.
[32] UNIPSO, Les accords non-marchands, 2007 – révision 2010, http://www.unipso.be/spip.php?rubrique47, page consultée le 25 novembre 2021.
[33] CRISP, « Secteur non marchand », Vocabulaire politique, 2021, https://www.vocabulairepolitique.be/secteur-non-marchand/, notice en cours de mise à jour, page consultée le 25 novembre 2021.
[34] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 2010, p. 53.
[35] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.cemea.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[36] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.cbai.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[37] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.isfsc.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[38] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.institutcardijn.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[39] Site Internet disponible à l’adresse : https://www.helb-prigogine.be/, page consultée le 9 novembre 2021.
[40] CARHOP, Interview de Charles Vandervelden par Marie-Thérèse Coenen et Josiane Jacoby, Bruxelles, 7 avril 2021.
[41] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 2005, p. 59.
[42] CARHOP, fonds La Ruelle asbl, dos. « Coordination », Rapport des activités, Bruxelles, 2009, p. 101.
[43] La Ruelle asbl (éd.), Des espoirs, des vies, Bruxelles, La Ruelle asbl, 2001, p. 51.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

PINON C., « Des livres à lire, des histoires à partager : l’aventure de l’Asbl La Ruelle », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.

Lecture pour tous. Un album à feuilleter, un passé à découvrir, un enjeu du présent

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Une lecture commentée de Florence Loriaux
(historienne, HELMo)

Jean-Jacques Messiaen, Lecture pour tous. Une histoire des initiatives de la Province de Liège en matière de lecture publique, Liège, Éditions de la Province de Liège, 2021.

L’ouvrage qu’il nous a été demandé de référencer est déconcertant à plus d’un point de vue. Il est déconcertant par sa belle facture typographique et sa taille inhabituelle qui le classe d’emblée dans une catégorie d’ouvrages rares : 194 pages au format 23X27 qui fait davantage penser à un magazine qu’à un livre classique ou à un ouvrage scientifique.

Il est déconcertant par sa richesse iconographique exceptionnelle : des centaines de gravures, de photos, de couvertures d’ouvrages, de portraits de personnalités ayant joué un rôle dans la culture, de programmes de manifestations publiques, produits au cours des 150 dernières années et dont la plupart sont inédits.

Il est déconcertant par le fait qu’il est centré sur l’action de provinces constituant une entité territoriale politique plutôt méconnue et dont la plupart de nos concitoyen.ne.s ignorent les prérogatives et même parfois l’existence. D’autant plus que dans le cas de cet ouvrage seule la Province de Liège est traitée et ses réalisations mises en exergue.

Mais ce qui est souvent le plus mal perçu, c’est que les provinces font corps avec la connaissance et la culture à travers le réseau dense des bibliothèques qu’elles gèrent et animent. C’est un lieu commun de rappeler que les bibliothèques ont été depuis des temps immémoriaux les réservoirs de connaissances et de savoirs de l’humanité. Si l’on oublie la bibliothèque d’Alexandrie considérée comme la plus importante dans l’Antiquité, chaque grand pays actuel peut se prévaloir d’une bibliothèque qui brille au firmament de ses édifices publics les plus remarquables, comme la bibliothèque du Congrès à Washington considérée comme la plus grande du monde avec ses 38 millions de références.

La meilleure preuve du rôle crucial du livre est l’acharnement que des forces occultes mettent parfois dans les conflits armés à détruire les livres et les édifices qui les abritent, comme on en a connu des exemples avec les autodafés pratiqués par les nazis en Allemagne et en Autriche dans les années 1930, preuve que les livres sont parfois plus redoutés que les canons.

Mais en dehors de ce rôle historique de conservatoire des connaissances qui se poursuit en se complexifiant au fur et à mesure de la progression de sauvegarde technologique de l’information de plus en plus performante…

Les bibliothèques remplissent à partir de la deuxième moitié du 19e siècle un nouveau rôle de soutien de la culture populaire à travers leurs initiatives de formation permanente des populations. Ces projets d’éducation et plus tard d’émancipation des catégories sociales défavorisées vont d’ailleurs prendre le pas sur les tâches quotidiennes d’entretien et de préservation des collections de plus en plus autonomes. Mais il faut toutefois reconnaître que la Belgique n’a pas eu un rôle de leader en matière de lecture publique en comparaison avec les pays scandinaves, les Pays-Bas ou l’Angleterre et que ce sont d’abord des milieux progressistes qui engagent les premiers le combat et encouragent l’État à intervenir.

En Belgique, cette participation doit attendre des années pour qu’un dispositif soit adopté à cause sans doute d’un manque de moyens financiers mais aussi à cause d’un manque de volonté politique de les chercher. C’est grâce à la loi Destrée de 1921 qu’est franchie une première étape en faveur des bibliothèques pour tous, bien qu’il faille encore attendre un demi-siècle pour qu’un décret de 1978 assure la mise en place d’une véritable politique coordonnée et planifiée. Quel chemin parcouru depuis les origines de la lecture publique.

L’événement fondateur de la Province de Liège semble bien être la création en 1725 d’une première bibliothèque dont on ignore si elle est réellement publique et accessible à tous et à toutes ou restée à usage privé. Quoiqu’il en soit, c’est seulement à partir de la fin du 19e siècle (1860) que les provinces voient leur rôle se préciser en matière d’enseignement et que se produit dans la foulée le véritable essor des bibliothèques populaires grâce à l’initiative du ministre de l’Intérieur de l’époque Alphonse Vandenpeereboom (1812-1884) qui suggère dans une circulaire adressée en 1862 aux gouverneurs de province « qu’il serait heureux que bientôt dans chaque commune à côté de l’école soit créée une bibliothèque populaire qui en est le véritable complément »[1].

L’appel est entendu par la Province de Liège où les initiatives se multiplient rapidement même si la première bibliothèque compte moins de 400 ouvrages et qu’elle doit s’installer jusqu’en 1904 au premier étage du bâtiment abritant la halle aux viandes. Preuve que les nourritures terrestres peuvent parfois faire bon ménage avec les nourritures intellectuelles.

Toujours est-il qu’à la fin du 19e siècle, la Province de Liège peut se féliciter d’accueillir sur son territoire pas moins de 45 bibliothèques populaires en activités là où les autres provinces wallonnes annoncent des scores beaucoup plus modestes. Depuis, les bibliothèques doivent adapter leurs actions à des contextes environnementaux changeants et la Province de Liège n’échappe pas à ces contraintes : guerres, grèves, mouvements sociaux, crises économiques et financières, recomposition des structures politiques, réforme de l’État… Ces transformations ont parfois des effets positifs en développant de nouvelles activités mais parfois aussi des effets négatifs de blocage de projets en cours. Parmi les transformations obligées, on citera les relocalisations spatiales des bâtiments avec parfois une réelle tendance avant-gardiste comme c’est le cas avec la création de la Maison des loisirs de Seraing en 1921. Actuellement, c’est le site des Chiroux à une encablure du pont Kennedy qui remplace les installations de la rue Darchis. Cependant son sort est déjà scellé avec la future installation en Outremeuse sur l’ancien site de l’hôpital de Bavière.

En dehors de l’aspect architectural résolument novateur du bâtiment destiné à accueillir la bibliothèque publique du 21e siècle, la question qui se pose avec une réelle intensité est de savoir comment la bibliothèque publique qui franchit déjà une métamorphose importante en passant d’une fonction prioritaire de conservatoire de connaissances à celle d’instrument d’éducation, d’outil d’affranchissement et finalement de lieu de vie réussira à affronter les nouveaux défis imposés par l’introduction dans l’équation sociétale de nouvelles contraintes. Jean-Jacques Messiaen ne peut bien entendu pas apporter de réponse à ces interrogations mais il a au moins le grand mérite d’ouvrir des perspectives.

Prix 20 €, en vente uniquement en librairie, en signe de soutien au secteur du livre.

Notes
[1] Bulletin administratif du ministère de l’Intérieur, t. XVI, 1863, p. 538-539.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

LORIAUX F., « Lecture pour tous. Un album à feuilleter, un passé à découvrir, un enjeu du présent », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°17 : 1858-2021. Quand la bibliothèque (s)’émancipe !, décembre 2021, mis en ligne le 17 décembre 2021. www.carhop.be/revuescarhop/.

 

Edito

François Welter (directeur, CARHOP asbl)

L’année 2020 a marqué le 60e anniversaire de l’indépendance du Congo. Le CARHOP avait alors édité l’ouvrage de l’historien Pierre Tilly Au travail ! Colonisateurs et colonisés au Congo belge : entre exploitations et résistances. Le travail au Congo colonial ?! Voilà un sujet peu exploré jusqu’alors, qui plus est, lorsqu’il est étudié par le biais des acteurs et actrices de terrain, à savoir les travailleurs et les travailleuses. Or, en analysant le travail dans le Congo colonial, nous sommes amenés à nous interroger sur la nature du régime colonial et sur ses impacts à long terme aux niveaux de la (dé)structuration de la société congolaise, de sa cohésion sociale, du fonctionnement de son économie et des formes de résistance face à l’exploitation des travailleurs et travailleuses. Toutes des problématiques qui, à bien des égards, sont à mettre en perspective dans le cadre des relations anciennes et actuelles que le Congo entretenait ou entretient avec la Belgique. Il est de ce fait évident qu’un ouvrage, aussi qualitatif soit-il, ne suffit pas. Il devient nécessaire de lui trouver un prolongement qui croise les approches de chercheurs, chercheuses, acteurs et actrices de terrain, belges et congolais. Et, à cet égard, le colloque que le CARHOP a organisé en partenariat avec Commission Justice et Paix et la Haute école Louvain en Hainaut le 5 mai 2021 a été un formidable moment pour construire des éclairages historiques et contemporains sur la réalité du travail au Congo, hier et aujourd’hui, et échanger autour de ceux-ci. Ce double numéro 15 et 16 de Dynamiques constitue un reflet des contributions et des discussions qui en ont résulté.

Bonne lecture.

Introduction au dossier : Ce que l’histoire du Congo colonial nous apprend sur les réalités du travail hier et aujourd’hui

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Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

L’héritage colonial en débat

Quelques soixante ans après la chute des empires européens, le colonialisme fait toujours débat, en Belgique comme dans d’autres pays. L’onde de choc produite par cet événement n’a pas disparu, au contraire. Longtemps réservées aux habitué.e.s des cénacles universitaires, les questions autour de l’héritage du colonialisme dans la définition des rapports sociaux actuels se sont emparés de l’espace public. Le mouvement « Black Lives Matter », la polémique sur la présence des statues de Léopold II ou les « profonds regrets pour les blessures du passé » présentés par le roi Philippe de Belgique au président de la République Démocratique du Congo, Félix Antoine Tshisekedi Tshilombo en sont autant d’exemples. Les relations entre la Belgique et la République Démocratique du Congo (RD Congo) sont d’ailleurs régulièrement interrogées sous différentes approches dans les deux pays. Car si le colonialisme a impacté profondément les pays colonisés, il continue d’être sujet de controverses et de malaises dans les pays colonisateurs.

Une partie de la population belge parle de néocolonialisme pour décrire les relations binationales actuelles, et s’insurge en parallèle contre cette période de domination passée et les nombreux crimes qui y sont liés. D’autres estiment que le passé est le passé et qu’il n’est ni nécessaire, ni souhaitable de le remuer. « Des erreurs ont été commises, mais l’époque n’était-elle pas différente ? » diront-ils. Enfin, certain.e.s ne supportent pas la critique de l’action belge au Congo. Les adeptes de la « mission civilisatrice » et nostalgiques du « Congo de papa », même lorsqu’ils ne sont pas nombreux, sont encore présents et se font entendre. Par ailleurs, des anciens coloniaux publient toujours des textes qui glorifient le passé colonial, mettant en avant ce qu’ils présentent comme des « réussites », tout en niant ou en minimisant les aspects nettement moins reluisants.[1]

Dans les débats politiques, les émissions journalistiques ou tout simplement les discussions de « monsieur et madame tout-le-monde », les positions sont encore parfois tranchées, voire fondamentalement opposées. Les mêmes arguments et polémiques semblent resurgir inlassablement de leurs cendres, parfois en allant jusqu’à mettre en balance des réalités très différentes sans profondeur de champ. « N’oublions quand-même pas que la colonisation a permis la construction d’un réseau de transports performant », est par exemple un argument assez classique que l’on peut entendre au détour d’une conversation. Or, avoir recours à cette affirmation, sans expliquer les raisons qui motivent les colonisateurs à développer ce réseau, c’est attribuer à la colonisation un bienfait tout en omettant une partie fondamentale de l’histoire. La construction d’un réseau de transports, notamment le chemin de fer, s’effectue principalement à des fins économiques, et la plupart des villes sont d’ailleurs des sites de productions et ou des réserves de main-d’œuvre. Enfin, indépendamment des buts poursuivis, le « bien-fondé » de la construction d’un réseau ferroviaire performant ne peut être soutenu si, par ailleurs, la construction de ce dernier s’est effectuée en grande partie sous un régime de travail forcé qui a engendré des déplacements massifs de population et possède un bilan catastrophique en termes de vies humaines.

Fondamentaux d’hier

Si ces questions reviennent donc dans les débats, il n’en va pourtant pas de même au sein de la communauté historienne. Même si la situation au Congo évolue entre l’État Indépendant du Congo de Léopold II et la période postérieure à 1950, pour les historien.ne.s congolais, belges, ou plus largement africains, européens ou américains, il existe des fondamentaux à propos desquels il y a consensus, et ce depuis de nombreuses années déjà.[2] Ces lignes de forces coloniales, si elles connaissent des variations dans leur application, perdurent tout au long de la domination belge. Nous reviendrons ici sur les trois principales d’entre-elles : la violence, le racisme et l’accaparement des ressources économiques. Comme il en sera question dans ce numéro de Dynamiques. Histoire sociale en revue, ils représentent autant d’éléments structurellement établis dans la démarche coloniale de la Belgique au Congo. Travailler sur la mémoire coloniale, c’est d’abord comprendre ces éléments essentiels. Dans l’état actuel des recherches, il est possible d’apporter, au grès des nouvelles découvertes, des nuances à certains aspects de ce constat, mais pas de le nier. La colonisation belge au Congo est d’une brutalité extrême dans les premières années, notamment symbolisée par le « caoutchouc rouge ». Elle évolue par la suite vers un système de domination et de répression plus « larvé », mais dans lequel la violence sera toujours présente de manière systémique. Le racisme, lui aussi, est inscrit dans l’ADN de l’entreprise coloniale. Et jusqu’au tout dernier jour de la colonisation, un apartheid de fait hiérarchise l’ensemble de la société. Dans le système colonial, système d’inégalités de droit et de fait entre colonisateurs et colonisés basé sur la différenciation raciale, être Blanc ou être Noir définit et assigne les individus à leur place dans la société avant tout autre critère. Enfin, l’accaparement des ressources dirige l’action des colonisateurs. Dès les débuts de l’entreprise coloniale, les motivations de Léopold II sont régies par cette quête insatiable du profit. Penser que celle-ci disparaitra lors de la reprise de la gestion du Congo par la Belgique serait toutefois une erreur historique. Elle se poursuivra ensuite sous des formes progressivement moins prédatrices en vies humaines, notamment à partir de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais avec toujours autant d’appétit capitaliste. Ce triple constat n’empêche pas d’affirmer dans le même temps que des relations entre colons et colonisé.e.s aient pu être respectueuses, cordiales, amicales ou même amoureuses ; que des personnes blanches travaillant au Congo aient pu réprouver la violence et ne l’aient jamais personnellement appliquée. Cela ne modifie toutefois pas le caractère systémique du racisme, de la violence et de l’accaparement des ressources, de l’entreprise coloniale.

Recherches et histoire coloniale

Poser ces préalables indispensables n’explique cependant pas comment le CARHOP en est venu à s’intéresser à l’histoire sociale et du travail en RD Congo. Un rapide regard dans le rétroviseur nous permet de remonter le fil de cette aventure. À la base de ce numéro, il y la publication en décembre 2020 par le CARHOP du livre de l’historien Pierre Tilly, Au travail ! Colonisateurs et colonisés au Congo belge : entre exploitations et résistances, dans lequel l’auteur explore les conditions de travail, les formes qu’il revêt ainsi que les résistances à l’oppression et l’exploitation coloniale. Il nous y rappelle combien la colonisation belge, loin de la mission civilisatrice qu’elle prétendait être, est avant tout une entreprise visant à l’accumulation primitive du capital, au profit de la métropole et de ses classes possédantes.[3]

Cette incursion dans le domaine de l’histoire coloniale sert de détonateur et donne envie au CARHOP de poursuivre cette dynamique de recherche.[4] L’idée d’organiser un colloque sur la question du travail en RD Congo s’impose progressivement comme la meilleure manière d’y parvenir. Pour l’aider dans cette tâche et enrichir son approche, le CARHOP propose à deux partenaires de le rejoindre dans cette aventure. Ce seront la Commission Justice et Paix (CJP) et la Haute École Louvain en Hainaut (HELHa). CJP est une association d’éducation permanente et une ONG qui effectue un travail de sensibilisation sur les questions de conflits, de démocratie et d’environnement. Son expertise et son réseau, particulièrement sur la question de l’extraction minière, thème incontournable lorsqu’on évoque la question du travail en RD Congo, ont été indispensables. L’historien Pierre Tilly étant directeur de département à la HELHa, c’est tout naturellement que cette dernière s’est jointe au projet, nous faisant bénéficier de la connaissance de Pierre sur la question du travail au Congo colonial. Ce partenariat aboutit le 05 mai 2021 à l’organisation d’un colloque international et pluridisciplinaire, sur le thème « Travail et conditions de travail en RD Congo hier et aujourd’hui ». International et pluridisciplinaire donc, car pour offrir un regard sur l’histoire comme clé de compréhension des enjeux du présent, tout en utilisant les questions actuelles pour revisiter le passé, il apparait indispensable de croiser les approches. Les intervenant.e.s congolais.e.s et belges, historien.ne.s, économistes, syndicalistes, témoins, spécialistes des  questions des ressources naturelles et du développement y interrogent  le sens du travail dans une société mondialisée, particulièrement dans sa relation nord-sud. Ils questionnent la permanence du travail forcé et les formes d’exploitation qui persistent, ainsi que les résistances qui en émanent. Le colloque se veut à la fois une approche historique d’enjeux contemporains, tout en offrant des regards actuels sur des questions qui traversent l’histoire de la RD Congo pendant et après la colonisation, telles que celles des droits des travailleurs et travailleuses ou l’exploitation des ressources. La publication des actes de ce colloque dans ce numéro de Dynamiques, améliorée de nouveaux éléments développés par les auteur.e.s et d’une contribution supplémentaire, représente la suite logique de cette aventure de recherche. Cette publication affine encore notre démarche d’éducation permanente, en ce sens qu’elle permet aux contributeurs et contributrices, enrichi.e.s des débats consécutifs à leur intervention le jour du colloque, d’apporter des précisions sur certains éléments qui avaient suscités des questionnements de la part du public.

Enfin, il nous faut mentionner ici un élément sans doute essentiel de ce processus de travail : la crise sanitaire et sociale mondiale liée à la Covid-19. Si la démarche relevait plutôt de la contrainte, l’organisation d’un colloque en ligne a permis un formidable moment de rencontre avec nos confrères Congolais.e.s et le public de la RD Congo. Organisé en Belgique, cet événement n’aurait pu, par définition, permettre la participation active d’interlocuteurs et interlocutrices distants de plus de 6 000 kilomètres. Si nous devions, en tant qu’association d’éducation permanente, trouver des aspects positifs à cette crise sociale et sanitaire, celui-ci en ferait surement partie et occuperait une place de choix.

Alors, qu’est-ce que l’histoire du Congo colonial nous apprend sur les réalités du travail d’hier et d’aujourd’hui ? Voici l’un des fils rouges que les auteur.e.s tissent au travers de leurs contributions respectives à l’occasion de ce numéro. Le chantier relatif au travail colonial et post-colonial reste largement ouvert pour les historien.ne.s et pour celles et ceux qui se penchent sur l’histoire et la mémoire coloniale. Le sujet est loin d’être épuisé, il est même d’une extraordinaire actualité, nous l’avons vu précédemment. Les questions et les constats soulevés dans ce numéro interrogent notamment le rapport au travail, les formes d’exploitations liées au système capitaliste, les moyens de l’action syndicale dans un pays sans état de droit, et les possibilités pour ces organisations de défenses des travailleurs et travailleuses à collaborer internationalement. En corolaire, pour le CARHOP, il s’agit de se réapproprier le passé, il s’agit de le revisiter et de le redessiner à l’aune d’enjeux contemporains.

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Travail et conditions de travail au Congo hier et aujourd’hui

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Pierre Tilly
Historien, HELHa et UCL Mons

Contrairement à d’autres continents où les recherches sont plus abouties, la question du travail au sens large dans le monde colonial africain occupe encore aujourd’hui une place marginale dans l’historiographie. Elle a retenu pourtant l’attention des sociologues et des anthropologues au moment même de la colonisation et elle a suscité des débats parfois controversés sur l’exploitation de la main-d’œuvre, le travail forcé ou sur la productivité supposée inférieure de l’Africain par exemple. Ces controverses et discussions ont par ailleurs connu un prolongement durant la période postcoloniale.[1] Rappelons à ce sujet qu’à partir des années 1990, un renouveau dans la lutte contre les discriminations a conduit à s’interroger de plus en plus sur les liens possibles entre des situations de domination passées et actuelles. Le champ reste toutefois globalement en friche dans le domaine de l’histoire et notamment sur le contexte spécifique et les caractéristiques et singularités du monde du travail au Congo belge. Une interrogation majeure doit pouvoir soutenir de plus en plus cette réflexion et constituer un changement probant par rapport à la période coloniale justement. Comment faire parler et donner à entendre la parole des « sans-voix » qui constituent la majorité des personnes concernées par cette question du travail colonial ?

Pour éclairer cette question, notre contribution s’articule essentiellement autour de deux parties qui se veulent complémentaires. L’une est de nature plus méthodologique et pragmatiste, dans le sens où elle aborde cette histoire du travail dans une perspective « empirique », celle de l’histoire « telle qu’elle se fait »[2], plutôt qu’« épistémologique », ce qui reviendrait à privilégier les approches plus théoriques et philosophiques de l’histoire. L’autre partie se propose d’apporter quelques éclairages en prenant l’histoire « à rebours », en établissant des liens entre des réalités du monde du travail anciennes et toujours actuelles autour de permanences, de basculements, de ruptures qui sont essentielles pour comprendre les évolutions sur le temps long. La connaissance du contexte ne suffit pas en elle-même à apporter des réponses aux questions posées, mais elle nous rappelle l’importance d’éviter les anachronismes consistant à calquer les concepts situés historiquement sur des processus et des situations relevant d’autres temps et d’autres lieux. Il faut éviter d’établir des causalités historiques qui expliqueraient seulement des discriminations actuelles par l’analyse de l’ancien ordre colonial et mettre de côté les généralisations abusives qui minimisent les singularités et les différences entre les espaces et réalités considérés. Le thème du travail, comme d’autres d’ailleurs, bouscule le découpage en aires culturelles en invitant à des comparaisons et des analyses croisées d’une aire à l’autre. En ce sens, la multiplication et la confrontation de travaux portant sur des territoires et des espaces temporels différents ne peuvent qu’être encouragées.

Le travail a une histoire et il est le fruit de l’action de la société et des individus à travers le temps. Son contenu n’est pas identique selon les aires culturelles et les époques comme le montre le cas du Congo belge, à la fois singulier et illustratif de tendances plus générales. Il nous invite à nous pencher sur une histoire plus vaste liée au monde méditerranéo-asiatique et musulman et à celui de l’océan Indien, en l’absence des Européens, prenant résolument en compte la période précoloniale pour comprendre que l’on ne part pas de rien. Renouveler les analyses en situation coloniale des classes laborieuses et leurs capacités d’agir.

Une histoire du Congo belge au travail n’est pas aisée à appréhender dans sa totalité. Le jeu d’échelles est particulièrement difficile à articuler, que ce soit du local au global ou inversement. Les colonies ne se résument pas à de simples extensions marginales d’une histoire nationale ou à un prolongement du pouvoir et de la culture de la métropole. Les traits spécifiques de l’histoire de l’Afrique, définis par des facteurs locaux comme le poids de l’économie paysanne et informelle à forte intensité de main-d’œuvre, doivent nécessairement être pris en compte en raison de leur impact majeur sur les entreprises coloniales, les structures économiques et sociales coloniales. Et la capacité d’agir de manière autonome dans le chef des autorités locales comme des colonisés constitue une clé de compréhension supplémentaire et indispensable du système colonial comme l’ont démontré des travaux majeurs depuis deux ou trois décennies.[3] On peut l’illustrer au travers du maintien des pouvoirs coutumiers et leur participation à la mobilisation de la main-d’œuvre. Ce système que l’on retrouve notamment au Congo belge génère des rapports de force et des luttes d’influence qui sont complexes et qui montrent que l’autorité coloniale est loin d’être absolue et inébranlable.

Les formes de résistances des travailleurs et/ou les représentations du travail occupent une place de plus en plus importante dans les travaux actuels et permettent de révéler certaines stratégies d’autonomie d’une catégorie de travailleurs locaux et de les mettre en perspective avec les contraintes économiques et politiques exercées par le pouvoir colonial.[4] À l’alternative simpliste collaboration/résistance, des travaux récents ont substitué des analyses centrées sur la capacité d’initiative et d’action des dominés (agency en anglais), proposant ainsi une appréhension beaucoup plus fine des stratégies individuelles et collectives d’accommodement et de distanciation avec une domination brutale, mais matériellement et culturellement incapable de tout contrôler. Les Colonial Studies invitent donc à une recomposition de l’histoire coloniale en insistant sur la complexité de cette histoire partagée qui doit être écrite de plusieurs points de vue et à plusieurs voix.[5] À ce premier défi s’ajoute celui que constitue un objet historique presque expérimental à savoir l’étude des sociétés qui ont existé pendant quelques décennies et qui se sont ensuite défaites totalement ou partiellement.

Un élément essentiel est, en tout cas, à souligner si l’on veut s’inscrire dans une histoire du monde du travail digne de ce nom. Ce n’est pas seulement l’histoire des politiques, des décisions de l’administration coloniale, le rôle et l’influence des élites qu’il faut appréhender, mais aussi la vie de la population au travail, les réalités de terrain qui l’accompagnent et sa capacité d’affecter le cours de l’histoire.[6]

Cette démarche pose inévitablement la question des sources. Celles de l’histoire africaine d’avant la colonisation sont nombreuses et diverses, la relativité des données documentaires disponibles permettant une prise en compte systématique du point de vue des colonisés représente certes une réelle difficulté pour la période de la colonisation.[7] Remises en cause par les études postcoloniales au travers de perspectives « afrocentrées » qui déconstruisent « l’héritage biaisé de cette “bibliothèque coloniale”, où des concepts apparemment banals véhiculent inconsciemment des clichés séculaires » [8], ces sources n’interdisent pas pour autant de privilégier une histoire, ancrée dans les réalités de terrain, qui aborde, au côté de la doctrine et des normes, la philosophie de l’humain, les modes de gouvernement entre l’administration et les populations locales, et les pratiques de gestion liées au travail dans leur dimension quotidienne et presque banale.[9]

La question de la méthode est tout aussi fondamentale que celle des sources. Portée par de nouveaux courants de recherche qui prennent en compte un cadre global et la dimension normative, une approche postcoloniale accorde une place centrale aux modes de vie, de travail et de consommation loin de la société occidentale qui repose essentiellement sur l’idée du salariat comme pierre angulaire de l’organisation du travail et des relations qui y sont associées. Tout en prenant en compte un cadre général et normatif, un travail empirique sur les sociétés et les situations coloniales, sur le fonctionnement de cet écosystème dans leurs particularités apparaît essentiel. Il passe par une analyse pointue des formes de domination du colonialisme et des mesures visant à réformer ce système dans la réalité concrète. Les oppositions classiques entre travail libre et non libre, travail rémunéré et non rémunéré, formel et informel sont désormais clairement remises en cause et doivent être appréhendées de manière dynamique tant au niveau de l’exploitation des sources existantes que dans la problématisation et la phase d’analyse et d’interprétation des données historiques disponibles.

Les réalités du travail colonial à rebours

L’analyse historique par nature complexe et multiforme du travail en Afrique au sud du Sahara invite à prendre d’emblée plusieurs précautions. La première a trait au concept de travail dans cet espace qui, derrière une apparente singularité et uniformité, cache une multitude de réalités et de pratiques. Si l’on adopte un point de vue occidental, l’accent sera mis en général sur plusieurs dimensions distinctes du travail comme le fait de produire les biens nécessaires à la société. Et puis, il représente le moyen principal pour l’individu de subvenir à ses besoins vitaux grâce au salaire fourni. En Europe à tout le moins, le travail est devenu progressivement un principe dirigeant la vie de chacun.e avec l’industrialisation qui commence au 18e siècle. Les relations sociales sont progressivement réduites à la dimension laborieuse. Le travail en tant que concept ou notion juridique n’est entré dans les discours et les pratiques que depuis le milieu du 19e siècle.

En milieu colonial, la pratique précède et s’impose souvent face au droit et aux principes, ce qui s’explique notamment par l’hétérogénéité des situations, mais aussi par la volonté des acteurs de terrain. La manière de penser et de comprendre le travail en situation coloniale est d’une tout autre exigence vu la difficulté de l’appréhender dans le contexte de pays non industrialisés. Il faut donc se munir de l’outillage méthodologique adéquat en s’appuyant sur d’autres disciplines que l’histoire. Le monde du travail colonial exige en fait une approche nuancée loin de l’idée préconçue d’une prolétarisation progressive et linéaire de la main-d’œuvre de la colonie, conduisant à un mouvement et un combat social identiques à ce qui s’est passé en Europe. Plusieurs spécificités par rapport aux pays industrialisés ressortent, de manière évidente, comme l’absence d’un marché du travail du fait de la faible incitation salariale, le fait que le régime du travail est largement dominé par la question sociale ou encore la liberté du travail qui est globalement absente dans les faits même si elle est affirmée sur le plan des discours.

Ministère belge des Affaires étrangères (MAE), Archives Africaines (AA), Photothèque, dos. 145, Construction du chemin de fer, Lac Léopold, 1914.

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Travail hier et aujourd’hui à Lubumbashi. Perspectives générales

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Donatien Dibwe dia Mwembu
Professeur d’histoire, Université de Lubumbashi

Introduction

En 2001, nous avons organisé une exposition autour du thème « Travail hier et aujourd’hui ». La question fondamentale qui a milité en faveur de ce thème était celle de savoir ce qu’était devenu le travail dans la mémoire des travailleurs et travailleuses après une longue période de crise politique, économique et sociale qu’a connue la République démocratique du Congo (RD Congo). Cette crise a été marquée par la politique improductive de la zaïrianisation en novembre 1973, le processus de démocratisation amorcé en avril 1990 avec son cortège de violences (les incidents sanglants sur le campus universitaire de Lubumbashi, le pillage systématique du tissu économique urbain, le conflit interethnique katangais-kasaïen, etc.). À l’époque, comme maintenant, le « hier » signifie non seulement le passé lointain, la période précoloniale et coloniale, mais aussi le passé récent dans la période postcoloniale.

Notre communication s’intéresse à la représentation du travail dans la mémoire des ouvriers de la ville de Lubumbashi, principalement ceux de l’Union minière du Haut-Katanga (UMHK), devenue Générale des carrières et des mines (Gécamines) en 1967. Elle prend pour point de départ le dialogue entre deux représentants de générations et de mondes de travail différents, à savoir un père, ancien retraité de l’UMHK, et son fils, ingénieur et travailleur actif au sein de la même entreprise, actuellement Gécamines. Le vieux travailleur retraité de l’UMHK ne comprend pas comment un salarié, ingénieur de surcroît, ne soit pas capable de nourrir convenablement sa famille et de se loger. Car en fait, l’ingénieur en question continue à loger dans la maison paternelle avec ses trois enfants. Le vieux travailleur raconte comment, à son époque, la sécurité sociale était assurée à tout travailleur, quelle que fût sa catégorie professionnelle. La situation présente que vit son fils est dramatique. Il en découle que le travail d’aujourd’hui tue plus qu’il ne fait vivre le salarié.

La question principale autour de laquelle se focalise cette communication est celle de savoir ce qu’a été le travail et comment il a évolué au cours des trois périodes classiques de l’histoire de la RD Congo, à savoir, la période précoloniale, la période coloniale et la période postcoloniale.

La période précoloniale

Le travail apparaît à toute la communauté humaine comme une occasion pour l’émancipation de l’être humain, une libération dans la mesure où l’être humain se soustrait de la tutelle d’autrui et est désormais maître de son destin, vole de ses propres ailes et affirme ses responsabilités et sa maturité dans la satisfaction de ses propres besoins. Les enquêtes menées auprès des anciens travailleurs des grandes entreprises locales montrent qu’avant leur recrutement à destination du Haut-Katanga industriel, les Congolais.e.s s’adonnent principalement aux activités agropastorales. Néanmoins, certaines activités industrielles peuvent exister également, nous le détaillerons par la suite.

De manière générale, la terre est une propriété collective, clanique. Les Congolais.e.s ignorent habituellement le travail salarié et le travail profit. Le travail pratiqué est le plus souvent un travail utilitaire au profit de la communauté familiale et dont l’objet est la production des biens de consommation, la mise en œuvre des matériaux nécessités par l’habitat, les objets ménagers ou la culture. En d’autres termes, on ne travaille pas pour l’amélioration du rendement, encore moins pour une rémunération quelconque. Ici, chaque membre participe au devenir du groupe, à son bien-être, à sa survie.

La situation est semblable en ce qui concerne les populations autochtones du site de Lubumbashi, les Batemba et les Bena-Kasaka du chef Kaponda, qui travaillent aussi en vue d’assurer leur vécu quotidien. Elles disposent des moyens techniques adéquats pour exécuter leurs activités agricoles et industrielles. Les travaux agricoles (la cueillette, la pêche, la chasse, l’élevage et l’agriculture) ont lieu pendant la saison des pluies, d’octobre à avril, tandis que les travaux industriels (la récolte de la malachite et du bois, la fonte du cuivre et enfin la fabrication des croisettes[1]) par les « mangeurs » de cuivre sont effectués pendant la saison sèche, de mai à septembre.[2] À la différence des travaux agropastoraux, l’exploitation minière artisanale a un objet de profit puisque les produits fabriqués, à savoir les fils de cuivre, les houes, les balles de fusil, les bracelets et les célèbres croisettes sont aussi vendus localement et aux populations étrangères.[3] Les populations autochtones exploitent ainsi plusieurs mines à ciel ouvert (énormes trous de marmite) sur les sites de Kalukuluku, Rwashi, etc., et ailleurs dans le reste du Sud-Est de l’espace qui sera dénommé province du Katanga à partir de 1910.[4] Le développement à la fois agricole et industriel a un impact positif sur la création, l’organisation et le développement du royaume de Garenganze sous le règne du roi M’Siri.[5] Bunkeya, la capitale de ce royaume, est devenue un centre commercial important à cause des activités économiques qui s’y déroulent. L’avènement de la colonisation met un terme à l’existence du royaume de M’Siri, après l’assassinat de ce dernier en 1891. Ensuite, la création du Comité spécial du Katanga en 1900 dépossède les autochtones de leur droit d’exploiter et de jouir de leurs ressources du sous-sol. À partir de ce moment, interdites désormais de « manger le cuivre », les populations autochtones se contentent uniquement des activités agropastorales.

La période coloniale (1885-1960)

L’année 1910 marque un tournant décisif dans l’histoire de la RD Congo. Le Congo belge passe alors de l’économie de la cueillette (ivoire, caoutchouc) à celle de l’exploitation minière industrielle. L’émergence du monde industriel moderne provoque une grande mobilité des populations, avec comme conséquence de profonds bouleversements des structures démographiques. Les migrations, d’abord forcées et ensuite volontaires, renforcent le déséquilibre démographique entre les deux nouveaux mondes différents, mais complémentaires : le milieu rural agricole dans lequel prédomine le travail dit traditionnel et, le milieu urbain industriel, bastion du travail dit moderne.

    • Le monde rural

Le monde rural doit jouer, au début de l’industrialisation, le rôle à la fois de reproduction de la force de travail et de grenier pour le développement économique de la ville, puisqu’il faut nourrir les travailleurs engagés dans des entreprises industrielles. Les paysans sont également astreints à des travaux forcés, communément appelés travaux d’ordre éducatif, dont fait partie notamment la culture de coton. Ils sont indépendants mais à la solde des sociétés cotonnières dans le cadre des cultures obligatoires. En dehors des cultures obligatoires, ces paysans s’occupent aussi des cultures dites facultatives (manioc, maïs, arachides, haricots, etc.) dont les produits sont destinés aux centres de consommation dans les espaces industriels. Le travail dans le milieu rural n’est plus tourné uniquement vers la consommation de la communauté rurale, mais aussi vers la vente aux seules sociétés cotonnières (pour le coton) et aux sociétés minières et industrielles implantées dans les centres urbains.

Le monde rural doit alors faire face à deux politiques coloniales diamétralement opposées. D’une part, une production vivrière abondante est nécessaire pour nourrir la main-d’œuvre africaine urbaine de plus en plus nombreuse. D’autre part, on assiste à la mise sur pied d’une politique de sous-peuplement et de sous-développement des milieux ruraux au profit du milieu industriel qui a besoin d’une main-d’œuvre de plus en plus nombreuse pour son développement. Ainsi dans les villages, les gens sont-ils désormais obligés de payer leur impôt de capitation en argent et non plus en nature. Pour ce faire, ils doivent soit vendre leurs produits agricoles soit se faire engager dans des entreprises minières, industrielles et commerciales. En 1927, par exemple, les autorités de l’UMHK ont refusé d’acheter les produits agricoles des Congolais.e.s, tentant par cette mesure de forcer les engagements dans les mines.[6]

Le milieu rural va alors connaître un exode massif, fruit de la mise en place des stratégies de répulsion, notamment les travaux obligatoires et l’institution de l’impôt en argent, afin de décourager les villageois et les contraindre à quitter leur village. Beaucoup d’études ont été consacrées, entre autres, à ce problème.[7]

On assiste par ailleurs, au début des années 1930, à un conflit « mines-coton » opposant l’UMHK aux sociétés cotonnières qui entravent l’émigration des travailleurs mariés vers les centres urbains.[8]

    • Le monde industriel moderne

Dans le Haut-Katanga industriel, Élisabethville (aujourd’hui Lubumbashi) va naître parce que l’UMHK décide d’y implanter sa première usine pour le traitement du cuivre près de la rivière Lubumbashi. La présence d’un cours d’eau à fort débit pour ravitailler ses usines et le passage sur ce même site du chemin de fer en provenance du Cap sont des facteurs déterminants qui militent en faveur de ce choix.

L’implantation de l’UMHK provoque la création et le développement de petites et moyennes entreprises, filiales industrielles, commerciales et agricoles. Leur présence suscite des recrutements massifs (obligatoires d’abord et volontaires plus tard) de main-d’œuvre congolaise et africaine (d’autres pays du continent) et leur concentration dans des foyers industriels.

Le début de l’industrialisation s’accompagne de mauvaises conditions de travail et de vie des populations ouvrières. Le logement défectueux et grégaire, le travail exclusivement manuel avec des outils de production rudimentaires, l’alimentation déficiente, l’absence d’un équipement approprié et l’absence de sécurité sur le lieu de travail, etc., engendrent des taux de morbidité et de mortalité très élevés, à telle enseigne que le Haut-Katanga industriel est considéré comme le pays de la mort. Le travail lui-même apparaît aux yeux des travailleurs africains comme une forme déguisée d’esclavage. D’où l’expression « kazi ni butumwa » (le travail c’est l’esclavage).

Le travail est rendu d’autant plus dur que le séjour de l’Africain dans le centre industriel ne doit pas dépasser une année. Ainsi le travailleur africain doit-il être pressé et rejeté comme un citron. C’est donc une épave qui rentre dans son village où l’attendent les travaux champêtres. Dans ces conditions, la désertion s’avère être une forme de résistance passive de la part des travailleurs autochtones.

À partir de la fin des années 1920, l’UMHK change sa politique de gestion de la main-d’œuvre africaine. Poussée par des nécessités économiques, elle met un terme au système de travail migrant de courte durée, imité de l’Afrique du Sud, et adopte une politique de stabilisation. Cette politique sociale ne peut pas réussir sans la « complicité » involontaire des femmes africaines. Leur présence et celle des enfants sont par conséquent tolérées dans les centres industriels. C’est le phénomène connu sous le terme de la (re)constitution des ménages. Bien qu’exclues du circuit économique moderne, les femmes sont considérées par les grandes entreprises coloniales comme le socle de leur développement. Il faut rendre attrayants les camps des travailleurs en améliorant le logement et en l’adaptant à la taille des familles des travailleurs, en améliorant la quantité et la qualité de l’alimentation, en améliorant les infrastructures médicales, en créant des écoles pour les enfants et des foyers sociaux pour les femmes des travailleurs. Une fois dans les camps de travailleurs, les femmes changent de statut social. Elles ne sont plus des femmes paysannes, mais bien des femmes ménagères. Elles se sentent dépouillées des charges rurales : l’eau de robinet remplace la rivière ; la ration alimentaire remplace les travaux de champs ; la distribution du bois de chauffage et de cuisson au camp remplace la recherche du bois en forêt. Les femmes ménagères sont considérées par leurs époux comme des « bibi sultani » (femmes-reines)[9] ou des femmes oisives. Au fur et à mesure que les conditions de vie et de travail s’améliorent, la vie dans les centres industriels s’améliore aussi et devient attrayante, les taux de morbidité et de mortalité baissent. Les camps industriels, jadis dévoreurs des personnes, connaissent des taux de natalité élevés et donc un accroissement naturel de plus en plus positif.

La rémunération des travailleurs comprend deux rubriques : le salaire en nature, le plus important (logement, ration alimentaire, enseignement, soins médicaux, travaux d’assainissement de l’environnement), et le salaire en espèces, considéré comme l’argent de poche, un salaire de misère.

« En 1949, note Michel Merlier, l’Union minière évalue le coût moyen d’une journée d’ouvrier à 76,84 francs dont 24,98 francs seulement en espèces. Le reste se décompose comme suit : 31,41 francs pour les avantages en nature (ration et logement), 9,82 francs pour les charges imposées par l’État (école, soins), 2,98 francs pour divers avantages indirects et 7,65 francs pour l’administration et l’entretien des camps ».[10]

Tableau « La cheminée de la Gécamines fume ! » de G.K. Louis, Lubumbashi, 2001 (Collection Bogumil Jewsiewicki).[11]

Le salaire en espèces offert au travailleur est donc de loin inférieur au salaire en nature. La grève des travailleurs africains de décembre 1941 est un signe de leur mécontentement par rapport au salaire de misère qu’ils perçoivent à la fin du mois.

La création des syndicats après la Seconde Guerre mondiale, en 1946, va contribuer tant bien que mal à l’amélioration des conditions de vie et de travail. Les syndicats, porte-parole et défenseurs des intérêts des travailleurs, s’érigent alors en des espaces appropriés de négociations et de réduction de l’arbitraire des employeurs. Au cours des années 1950, le travail semble assurer une certaine aisance auprès du travailleur. Aussi l’expression « kazi ni butumwa » est désormais remplacée par « kazi ndjo baba, ndio mama » (le travail, c’est mon père, c’est ma mère) ou encore « kazi ndjo buzima bwa muntu » (le travail, c’est ça la vie d’une personne).

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Résistances des Bashi au travail forcé dans le Kivu sous le régime colonial. Stratégies d’acteurs.

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Asclépiade Mufungizi Mutagoyora
Enseignant-chercheur, Université catholique de Bukavu
Faculté des sciences économiques et de gestion

Lorsque la colonisation apporte au Congo l’école et la « discipline du travail ou le travail éducatif »[1], les villages n’y trouvent aucun intérêt socio-économique. Les populations locales assurent encore leurs moyens de subsistance de manière indépendante et le chômage est un fait qu’elles ne connaissent absolument pas.[2] Mais la contrainte exercée par l’administration coloniale et la spoliation des terres ancestrales par le colonat agricole, dans le Kivu particulièrement, ne les laisseront pas longtemps à l’abri de la faim et du chômage.

Ironie de l’histoire, maintenant que les vieilles concessions coloniales sont quasiment abandonnées à l’inexploitation, la perception de nombre de paysan.ne.s, presque sans terre et privés du travail dans les plantations, a changé. Ils regrettent ce temps de travail « forcé », qui, dans sa forme améliorée, ne procurait pourtant qu’un revenu d’appoint aux familles demeurées actives dans l’agriculture familiale.[3] Dans un texte consacré aux difficultés économiques, sociales et politiques du Bushi[4], l’agronome Hugues Dupriez, parle « d’asphyxie » pour dépeindre la situation de privation et de manque de marges de manœuvre que connaissent des paysan.ne.s dépossédés de leurs terres et dominé.e.s par un pouvoir traditionnel assez fort. Ils et elles sont alors dans l’incapacité de créer et d’obtenir, dans le Bushi, des conditions de vie décentes. Aujourd’hui, on peut se questionner sur les possibilités de travail dont cette région peut encore rêver. Pour ce faire, cet article commence par interroger le contexte dans lequel le colonat agricole s’impose au Kivu après la Première Guerre mondiale. Il examine ensuite les stratégies utilisées par l’administration coloniale et les colons pour astreindre les populations du Bushi au travail forcé et la manière dont les paysan.ne.s, ainsi que l’autorité traditionnelle, se comportent face à la domination européenne. L’histoire retient que c’est l’impôt qui s’imposera comme stratégie gagnante sur les populations indigènes au bout du compte. Quelques pistes d’actions en faveur du travail décent dans cette contrée sont finalement tracées à grands traits, en complément à nos conclusions.

Le contexte de la résistance : l’accaparement des terres par les colons

    • Bref aperçu du Bushi et du Kivu

L’entité géographique du Bushi (carte 1) abordée dans cet article dépasse celle du Bushi réduite dans une acception uniquement politique aux seules chefferies ou collectivités locales de Kabare et de Ngweshe. Elle intègre cinq autres royautés (Kaziba, Luhwinja, Burhinyi, Ninja et Kalonge) qui, par la culture (langues, mœurs, croyances religieuses, institutions économiques et socio-politiques communes), constituent depuis des siècles les fondements de l’unité des Bashi, peuple habitant le Bushi.[5]

Carte 1 : La région du Bushi dans le Sud-Kivu à l’Est de la RD Congo. Source : carte élaborée à l’aide du logiciel ArCGIS Desktop version 10.2.1 à partir de la base de données MONUC ES et de l’Atlas de l’organisation administrative de la RDC. [6]

Cette entité fait partie de l’actuelle province du Sud-Kivu, issue de la division de l’ancienne province du Kivu en trois provinces : le Sud-Kivu, le Nord-Kivu et le Maniema. Même si cette recherche se focalise sur le Bushi, les faits relatés trouvent des échos ailleurs en République démocratique du Congo[7], dans les territoires de Rutshuru et de Lubero[8] (carte 2) par exemple.

Carte 2 : La province du Nord-Kivu et ses territoires administratifs de Lubero et Rutshuru (Est de la RD Congo). Source : carte élaborée à l’aide du logiciel ArCGIS Desktop version 10.2.1 à partir de la base de données MONUC ES et de l’Atlas de l’organisation administrative de la RDC. [9]

  • De l’accaparement des terres indigènes 

Avant la Première Guerre mondiale, le Kivu est une terre quasi inconnue des colons. Il est ensuite découvert et convoité pour ses potentialités économiques et surtout agricoles.[10] À partir de 1925, les territoires de Kabare (Walungu inclus), Rutshuru et Lubero sont transformés en concessions des colons.[11] « La puissance colonisatrice du fait de l’occupation basée sur le droit du plus fort mystifiée ensuite par des raisons philosophiques d’une mission civilisatrice (…) s’octroie (alors au Bushi…) la plénitude de la souveraineté ».[12]

Mais cela ne s’effectue pas sans coup férir. La résistance s’avère de longue haleine au Bushi. Un jeu de stratégies se tisse alors au fil du temps entre acteurs en présence : administration coloniale, colons, bami[13], notables indigènes, paysan.ne.s.

Les stratégies d’acteurs

    • Spoliations 

Entre 1910 et 1914, la colonie jette son dévolu, à l’Est du pays, sur le Haut-Katanga et la région minière d’or de Kilomoto. L’État colonial y favorise l’installation de colons agricoles par la création du Comité spécial pour le Katanga (CSK), une organisation parastatale fondée dès 1900 par l’État indépendant du Congo et la Compagnie du Katanga. Ces derniers lui confient leurs biens communs, à charge pour le Comité de les gérer et de les exploiter. L’objectif qu’ils lui fixent est d’assurer et de diriger l’exploitation de tous les terrains appartenant au domaine de l’État et à la Compagnie du Katanga. Le CSK joue un rôle prédominant dans la prospection et l’exploitation des terrains miniers dans la région. Après la Première Guerre mondiale, le CSK multiplie ses services et, à côté de l’exploration minière, il développe notamment un service forestier, un service agricole, un service vétérinaire ainsi qu’une ferme expérimentale.[14]

Par contre, le district du Kivu est ignoré à l’époque, car peu connu. Ce sont les militaires européens qui parcourent cette région lors de la Première Guerre mondiale. À leur retour dans la métropole, ils en donnent des échos qui attirent l’attention du public et de l’autorité coloniale sur les potentialités économiques et surtout agricoles du Kivu.[15]

À partir de 1925, et de manière intense entre 1926 et 1928, la région se transforme en concessions des colons. Il en est de même pour Rutshuru et Lubero. À l’instar du CSK, est créé en 1928 le Comité national du Kivu (CNKi), à qui l’administration coloniale confie la gestion des terres domaniales du Kivu. L’État colonial, La compagnie des Grands Lacs et des groupes d’hommes d’affaires, agréés par le gouvernement colonial, s’associent pour une mise en valeur de grande envergure du territoire. Une grande société dont le capital s’élève à 150 millions de francs belges est alors constituée[16], en vue de construire des routes et des chemins de fer assurant la liaison avec les réseaux du Congo et avec les lignes des Grands Lacs, de développer les cultures industrielles et, si nécessaire, de provoquer l’immigration indigène afin de trouver de la main-d’œuvre.

L’historien Edouard Mendiaux stigmatise la manière dont cette institution procède alors pour céder ou concéder les terres aux colons.[17] À sa suite, l’historien Nzigire Bulakali examine 70 procès-verbaux de « vacances de terre », établis à l’époque, et constate que l’ensemble des terres cédées ou concédées appartiennent aux natifs et sont soit sous culture, soit habitées, soit en jachère au moment de leur cession aux colons.[18] L’examen de ces procès-verbaux révèle non seulement que la plus grande partie de ces terres est accordée aux sociétés, aux particuliers (colons) et aux missions religieuses, mais également qu’en échange de l’accaparement de milliers d’hectares de terres villageoises, les Européens payent des contreparties de pacotille (sel, perles, vélos et tissus).

Les statistiques ci-dessous (tableau 1) renseignent sur la situation de ces concessions en 1931 : sur 18 871 hectares spoliés dans le Kivu, 95 % sont situés dans la région du Bushi.

Tableau 1 : Le Kivu transformé en concessions européennes, particulièrement la partie du Bushi (1931) Source : tableau élaboré à partir de MUGANGU M. S., La gestion…, p. 237-238.

Au cours des vingt années suivantes, le phénomène se poursuit. Sur les 307 concessions qui appartiennent aux colons en 1953, dénombrées sur l’ensemble du Kivu, plus de la moitié sont situées dans les collectivités locales de Kabare et Ngweshe (territoire du Bushi). On y compte un accroissement de 61 %, en passant de 112 concessions à 180.

Tableau 2 : Répartition des concessions dans le Kivu en 1953. Source : tableau élaboré à partir de MUGANGU M. S., La gestion…, p. 237-238

C’est donc sur ces concessions que le travail forcé s’établit. Comment s’instaure-t-il et de quelle manière les paysans congolais l’accueillent-t-ils ?

    • Guerre, contrainte, résistance, administration indirecte et allégeance 

Entre 1900 et 1919, le Mwami (pour rappel, le roi) Rutaganda Kabare mène une résistance armée contre l’administration coloniale.[19] De 1921 à 1931, cette dernière fait la paix avec les Bashi en reconnaissant le pouvoir du Mwami, Alexandre Kabare, successeur de Rutaganda. L’emprise d’Alexandre Kabare sur ses sujets étant importante, l’administration coloniale décide de s’en débarrasser en 1931. Des allégations invraisemblables sont formulées à son encontre (manque d’autorité, rupture de contact avec son peuple, désintérêt pour ses devoirs). L’autorité coloniale rapporte la « démission volontaire de Kabare sous prétexte que sa tribu le hait, le déteste et qu’il craint pour sa vie (…), que le travail de chef est au-dessus de ses forces et le répugne ».[20] C’est alors que le Mwami « s’exile » à Kinshasa où il vivra pendant des années comme chauffeur.[21]

Ces faits témoignent de la résistance à l’occupation européenne et au travail forcé par ricochet, car la colonisation et le colonat agricole ont des visées économiques.[22] Cette résistance provient foncièrement, écrit Munzihirwa, de l’usurpation d’un droit sur la terre que le Mwami ne peut concéder à des intrus, symbolisés ici par l’administration territoriale coloniale. [23]

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Mémoire orale de la question du travail au Congo belge. Les salariés congolais, de 1940 à 1960, entre les instruments de l’assimilation et la mise à distance coloniale : une nouvelle classe sociale

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François Ryckmans
Journaliste,  a suivi l’Afrique Centrale pour la RTBF de 1991 à 2010

L’essor des villes coloniales, avec un apartheid de fait entre la ville blanche et la cité noire, et l’existence d’une importante population de salariés – avec 40 % des hommes à la fin des années 1950, il s’agit du plus haut pourcentage de l’Afrique subsaharienne –, sont deux caractéristiques essentielles de la colonisation belge.

Ceci éclaire de façon essentielle la question du travail au Congo belge, avec la naissance d’une nouvelle classe sociale qui dispose des instruments de l’assimilation et qui s’approche du mode de vie européen, mais qui est dans le même temps mise à distance, et même souvent humiliée, par le monde colonial. Cette évolution fondamentale explique en grande partie la décolonisation rapide et violente de 1960.

Introduction

Pour cet exposé, nous nous sommes basés sur la série de reportages radio réalisés pour la RTBF en 2000, et à partir desquels nous avons publié un livre, réédité et augmenté en 2020.[1]

Les récits des Blancs sur la période coloniale étaient nombreux, mais nous avions peu de témoignages de Congolais : leur point de vue était méconnu.[2] L’idée était donc d’interviewer des Congolais adultes en 1960, pour qu’ils racontent leur Congo belge comme ils l’ont vécu.

Plus de trente longs récits de vie, du maçon au futur ministre. C’est une mémoire intacte et fiable. Avec valeur d’histoire. Et en creux, se révèle ainsi un formidable dévoilement du système colonial…

Un récit choc : l’espace colonial, la ville blanche et la cité noire séparées

L’espace colonial est fondé sur l’ordre colonial. C’est un espace structuré par l’économie et donc par sa vitrine visible, le travail. C’est le moment fort de la description de la ville coloniale par les Congolais : la ville blanche et la cité noire, deux communautés séparées, et le couvre-feu à 21 heures, un couvre-feu absolu, avec interdiction d’allumer la lumière et de circuler, même dans la « parcelle ».

Mathieu Kuka décrit la ville blanche et la cité noire. À l’époque, il est « clerk », le terme qui désigne un employé administratif.

Nous sommes dans ce cas à Léopoldville, aujourd’hui Kinshasa, mais il en va de même dans toutes les villes et dans les zones économiques, comme les grandes plantations ou dans les petits centres où vivent des Européens.

 

Interview de Mathieu Kuka

« À 18 heures ! Quand il est 18 heures, aucun Blanc ne peut rentrer à la cité, et aucun Noir ne peut aussi monter en ville. À 18 heures. Et on fouillait les gens… À 18 heures, vous n’êtes plus autorisé de rentrer en ville. Mais alors les boys (les domestiques), qui travaillaient pour les Blancs, ils avaient l’accès mais moyennant une carte. Là, vous présentez la carte, et vous, vous passez.

À la barrière ? À la barrière ici, à Itaga, sur Kasa-Vubu (deux avenues – deux lieux-dits à l’entrée de la cité noire).

Ils devaient présenter une autorisation spéciale ? Une autorisation spéciale pour les boys, parce que ceux-là travaillaient à n’importe quel moment. Ils pouvaient même passer la nuit en ville. Mais pas sortir pour aller à l’extérieur, rester dans la parcelle. Bon, les gros camions étaient interdits de circuler en ville.

C’est la ville des Blancs ? C’est la ville des Blancs. Et pas de bruit ! Parlez doucement, ne criez pas ! Et surtout à Kalina (le quartier des Blancs) : là-bas, vraiment, n’essayez pas à 18 heures d’aller perdre ton temps, « Oh, je m’en vais » … Non, vous serez arrêté. Même si vous n’avez rien fait, on va vous arrêter : « Qu’est-ce que vous êtes allé faire là-bas ? » …

Alors, vous dites qu’il y a une barrière, vraiment ? Il y avait une barrière. Et la boisson comme le vin rouge était interdit, c’était interdiction formelle, le vin rouge.

Alors, dans la cité, on boit de la bière ? On buvait rien que (sic) de la bière et la boisson alcoolique était catégoriquement supprimée. Si on vous attrape avec ça, vous êtes arrêté.

On est arrêté, et on va en prison ou on paie une amende ? En prison d’abord. Et à ce moment-là aussi, si vous arrivez en retard au boulot, une fois : attention !, deuxième fois : avertissement !, troisième fois : en prison !

Et avant 20 heures, il fallait regagner son domicile. C’était le couvre-feu ! La cité, elle s’appelait “ belge ” ! Oui, oui, on l’appelait “ belge ” parce que ce sont les Belges, c’est vous qui nous avez colonisés ».

Les ouvriers et employés congolais partent au travail sur l’avenue Prince Baudouin, qui traverse la cité noire, Léopoldville, s.d. Tervuren,© MRAC, Inforcongo, C. Lamote.

Plan de Léopoldville en 1960, avec en gris, la ville européenne, les commerces et le centre administratif ; en gris clair, les cités indigènes ; le no man’s land pour les séparer, avec le zoo, le grand marché, le camp de la police, etc. ; et en gris foncé, les zones industrielles. RYCKMANS F., Mémoires noires. Les Congolais racontent le Congo Belge, Bruxelles, Racine-RTBF, 2020, p. 38.

Les cités noires sont conçues et développées par le pouvoir colonial pour répondre à des préoccupations sanitaires et de sécurité, mais surtout pour créer une séparation voulue : un apartheid de fait, le « colour bar »[3], comme au sud des États-Unis et dans les colonies britanniques à la même époque. Officiellement, il faut fixer les travailleurs et les travailleuses pour éviter l’exode rural, mais il s’agit aussi de préserver le Noir des mauvaises influences de la modernité et conserver le plus possible pour eux le mode de vie du village.

Une importante population urbaine, déracinée, qui s’approche du mode de vie européen

C’est évidemment une illusion, le Congolais de la ville a une maison, il cherche à avoir un vélo, une radio, il porte des vêtements à l’européenne et il achète une machine à coudre à sa femme. Il reçoit un salaire : « Nous avions notre petite vie, payés tout juste pour ne pas crever de faim »[4], mais « Je pouvais tout acheter à crédit ». Il devient un consommateur de biens. Illusion donc, comme l’écrit le poète Sylvain Bemba : « Le Congolais de la ville dort peut-être sur la même natte qu’au village, mais il y fait bien d’autres rêves ».

 

Plaisirs de la ville, en début de soirée dans la cité noire, Léopoldville, s.d., Tervuren, © MRAC, Inforcongo, photographie J. Costa.

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L’action syndicale en République Démocratique du Congo. Témoignage de terrain

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Exposé et validation de l’analyse : Fidèle Kiyangi
Président de l’Intersyndicale nationale de l’administration publique de la RD Congo
Rédaction : Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

Toute personne attentive à l’action syndicale en République Démocratique du Congo (RD Congo) sait qu’en effectuer un exposé n’est pas chose aisée. En effet, le flux non quantifiable des données et des informations provenant du terrain autour de l’action syndicale repose principalement sur deux facteurs inhérents à cette activité : le caractère dynamique de la vie syndicale ainsi que les enjeux qui l’entourent d’une part, et les comportements des acteurs et actrices, d’autre part. Employeurs et employeuses, travailleurs et travailleuses, délégué.e.s et permanent.e.s syndicaux ainsi que l’ensemble des interlocuteurs possèdent des intérêts potentiellement divergents sur différents éléments concernant la vie syndicale.

Cette contribution se présente en trois parties distinctes. Dans un premier temps, nous abordons le cadre légal dans lequel l’exercice de la liberté syndicale s’établit en RD Congo, des conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) aux articles de la Constitution congolaise. Poser ce cadre légal et juridique permet ensuite de développer, dans un second temps, l’état de la question. Nous retraçons brièvement les grandes périodes de la vie syndicale du pays, ainsi que les grands secteurs qui chapeautent celle-ci. Enfin, nous terminons par effectuer un état des lieux de l’action syndicale de terrain aujourd’hui à travers quelques exemples.

Le cadre légal

Le cadre légal régissant l’exercice de l’action syndicale en RD Congo est, de manière schématique, basé sur un modèle importé de l’époque coloniale, avec cependant des évolutions enregistrées de manière progressive depuis l’indépendance du pays en 1960. Aborder le cadre légal de la législation relative à l’action syndicale, c’est néanmoins d’abord évoquer les règles internationales. La RD Congo a en effet ratifié la Déclaration universelle des droits de l’homme et son article 23 (alinéa 4), qui reconnait notamment « le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts »[1]. Les conventions numéros 87 (sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948)[2] et 98 (sur le droit d’organisation et de négociations collectives, 1949)[3] de l’OIT sont elles aussi reconnues par la législation nationale.

Tableau 1 : Extraits des textes légaux internationaux

Article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948

  • Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables.
  • Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.
  • Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale.
  • Toute personne a le droit de fonder, avec d’autres, des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

Convention n° 87 de l’OIT

Article 2 : Les travailleurs et les employeurs, sans distinction d’aucune sorte, ont le droit, sans autorisation préalable, de constituer des organisations de leur choix, ainsi que celui de s’affilier à ces organisations, à la seule condition de se conformer aux statuts de ces dernières.

Convention n° 98 de l’OIT

Article 1 : Les travailleurs doivent bénéficier d’une protection adéquate contre tous actes de discrimination tendant à porter atteinte à la liberté syndicale en matière d’emploi.

À côté de ces réglementations internationales vient la Constitution de la RD Congo du 18 février 2006 qui garantit la liberté syndicale. Les articles n° 37, n° 38 et n° 39 reconnaissent et garantissent successivement la liberté d’association, la liberté syndicale, ainsi que le droit de grève.[4] En renfort de ces articles, il est nécessaire de citer le Code du travail congolais, qui s’applique de manière générale à l’ensemble des travailleurs, travailleuses ainsi qu’au monde patronal, qu’il s’agisse d’entreprises privées, paraétatiques, semi-publiques, etc., régies par le Droit du travail.

Tableau 2 : Extraits de la Constitution de la RD Congo

Article 38 : La liberté syndicale est reconnue et garantie. Tous les Congolais ont le droit de fonder des syndicats ou de s’y affilier librement, dans les conditions fixées par la loi.

Article 39 : Le droit de grève est reconnu et garanti. Il s’exerce dans les conditions fixées par la Loi qui peut en interdire ou en limiter l’exercice dans les domaines de la défense nationale et de la sécurité ou pour toute activité ou tout service public d’intérêt vital pour la Nation.

Certaines catégories de travailleurs et travailleuses, comme les agents de carrière et fonctionnaires régis par le statut général et par des statuts particuliers, sont exclus du champ d’application de ce Code. Ils bénéficient alors de la « Loi portant statut des agents de carrière des services publics de l’État », et dépendent du droit administratif. Enfin, il existe différents textes réglementaires ainsi que les lois et accords particuliers, qui enrichissent l’arsenal juridique du cadre légal dans lequel l’activité syndicale s’exerce.[5]

Comme nous l’avons montré, l’arsenal juridique, quoique incomplet, permet, sur papier, une activité syndicale « normale » en RD Congo. Le problème principal concernant le cadre légal découle du fait que les lois qui garantissent cette activité syndicale sont peu respectées.

Pour les secteurs relevant du Code du travail, les activités syndicales se déroulent de manière acceptable. Les avantages pour les travailleurs et travailleuses prévus dans le Code sont minimes, mais les « lois des parties », c’est-à-dire les conventions collectives, les protocoles d’accord, etc., les améliorent. Néanmoins, même si certains employeurs jouent le jeu et appliquent le Code, beaucoup respectent les lois selon le fait qu’elles leur conviennent ou non. Les employeurs choisissent dans le Code du travail les dispositions qui leur sont favorables, mais pour ce qui est des dispositions qui donnent des avantages aux travailleurs et travailleuses, ils ne les respectent pas. C’est un des problèmes que connait l’action syndicale dans notre pays.

Dans le secteur de l’administration publique, l’action syndicale est encore balbutiante car elle est vue comme un trouble de l’ordre public, surtout quand il s’agit de revendications d’envergure. Le gouvernement adopte une attitude similaire à celle des employeurs qui n’appliquent pas la loi. Car les agents des services publics de l’État ont, comme employeur, le Gouvernement congolais. Le Président de la République, qui promulgue les lois, est à ce titre le premier recruteur des agents fonctionnaires de l’État. Malheureusement, le statut de ces fonctionnaires n’est pas respecté par ceux-là même qui l’ont promulgué.

Quelques exemples illustrent nos propos. Si on s’intéresse à la loi que nous appelons « Loi portant statut des agents de carrière de services publics de l’État », elle prévoit que le gouvernement offre un salaire aux agents et des avantages sociaux, notamment des indemnités de logement, des indemnités de transport, les allocations familiales, les soins de santé, les frais funéraires, les indemnités de fin de carrière. Malheureusement, ce type de législation, surtout dans le domaine de l’administration publique, n’est pas respecté et personne ne s’en préoccupe.

Un autre exemple concerne les soins médicaux qui ne sont pas octroyés par l’employeur, dans ce cas d’espèce, le gouvernement, alors que la loi prévoit que les soins médicaux soient à sa charge.

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Travail décent en RD Congo : quels rôles pour les syndicats et la coopération internationale ?

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Agathe Smyth,
Responsable programme Afrique, ACV-CSC International

Quelle que soit la forme ou la durée, nous serons a priori tous et toutes amené.e.s un jour à travailler. Mais pour permettre d’en vivre dignement et qu’il soit source d’épanouissement, le travail doit être encadré et remplir plusieurs critères. Ce qui n’est malheureusement pas encore le cas pour tout le monde. À cette fin, le rôle des syndicats qui défendent quotidiennement depuis des décennies les intérêts des travailleurs et travailleuses est essentiel bien que mis à mal. Face à un monde en constante mutation, face à des crises et défis globaux, le travail syndical ne saurait aujourd’hui être que national. Au contraire, la solidarité entre travailleurs et les travailleuses doit dépasser les frontières pour plus de justice sociale. La coopération qui existe entre les confédérations syndicales CSC (Confédération des syndicats chrétiens) de la République Démocratique du Congo (RD Congo) et de Belgique en est un exemple.

Le travail décent, un défi toujours d’actualité

D’après l’Organisation internationale du travail (OIT), le travail décent résume les aspirations des êtres humains au travail. Au-delà de l’accès librement choisi à un travail productif et convenablement rémunéré, il concerne aussi la sécurité sur le lieu de travail, la protection sociale pour les familles, la liberté pour les individus d’exprimer leurs revendications, de s’organiser et de participer aux décisions qui affectent leur vie, ainsi que l’égalité des chances et de traitement entre hommes et femmes.[1]

Élément clé pour atteindre une mondialisation plus équitable, mais aussi pour lutter efficacement contre la pauvreté, le travail décent est, depuis la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, un objectif mondial reconnu dans plusieurs textes internationaux. Il représente même depuis 2015 le huitième Objectif de développement durable (ODD 8) de l’Agenda 2030 des Nations Unies.

Pourtant, le travail décent est encore loin d’être une réalité pour tout le monde, y compris pour de nombreux Congolais et Congolaises. En effet, en RD Congo, le taux d’emploi structuré ou salarié est très faible. À tel point que le chômage et le travail informel, c’est-à-dire le travail non couvert ou insuffisamment couvert par des dispositions formelles[2], prédominent largement. Le salaire minimum légal est, quant à lui, égal, voire inférieur, à 1 dollar des États-Unis par jour (USD), soit clairement en dessous du revenu vital. De plus, 80 % de la population de la RD Congo ne bénéficie d’aucune couverture en matière de protection sociale et le pays est régulièrement interpellé pour le non-respect de normes importantes, y compris l’interdiction du travail forcé et du travail des enfants.[3]

En outre, bien qu’il existe un cadre permanent du dialogue social, celui-ci ne fonctionne pas ou mal. Le Gouvernement congolais[4] ne respecte pas toujours ses propres engagements et les employeurs exploitent les divisions syndicales (il existe en RD Congo plus de 450 syndicats enregistrés) pour ne pas reconnaître ou négocier avec les syndicats, bafouant ainsi leurs droits syndicaux les plus fondamentaux. Il n’est donc pas étonnant que la RD Congo se retrouve à la catégorie 4 de l’indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI), c’est-à-dire avec des violations systématiques des droits.[5]

L’Organisation internationale du travail (OIT) est la plus ancienne agence des Nations Unies. Créée en 1919 sous l’égide du traité de Versailles, qui règle la paix après la Première guerre mondiale, soit avant même la création des Nations Unies en 1945, elle est aussi la seule agence tripartite qui réunit sur le même pied d’égalité des représentant.e.s des gouvernements, des employeurs et des travailleurs et travailleuses (les mandants). Son objectif est d’établir des normes internationales (c’est-à-dire des instruments juridiques qui définissent les principes et les droits minimaux au travail), d’élaborer des politiques et de concevoir des programmes visant à promouvoir le travail décent pour tous les hommes et femmes dans le monde (appelés Programmes par pays pour la promotion du travail décent). En plus de 100 ans d’existence, l’OIT a pu adopter 190 conventions internationales – dont 8 dites fondamentales sur la liberté syndicale et la reconnaissance effective du droit de négociation collective, l’élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire, l’abolition effective du travail des enfants et l’élimination de la discrimination -, qui deviennent obligatoires pour les États qui les ratifient, ainsi que 206 recommandations qui servent de principes directeurs sans pour autant être contraignantes. En plus de créer des normes internationales, l’OIT dispose d’un système de contrôle unique au niveau international qui contribue à garantir que les États appliquent réellement les conventions qu’ils ratifient. L’OIT vérifie ainsi régulièrement leur application dans la pratique, via l’examen des rapports périodiques que les États membres doivent soumettre, et signale les améliorations souhaitables. Trois procédures de réclamation et de plainte, y compris concernant la liberté syndicale, existent également. En cas de problème concernant l’application des normes, l’OIT cherche à aider les pays concernés par le biais du dialogue social et de l’assistance technique.

Ensemble, on va plus loin[6]

Pour la Confédération des syndicats chrétiens de Belgique, comme pour la plupart des syndicats du monde entier, la solidarité internationale est un élément essentiel de l’action syndicale. Dans l’économie mondiale globale actuelle, les intérêts des travailleurs et travailleuses belges ne peuvent, en effet, être dissociés de ceux des autres pays. Au contraire, face à la hausse des atteintes aux droits humains et syndicaux dans le monde[7], il est indispensable que les syndicats unissent leurs forces.

Leurs intérêts sont, d’une part, représentés par le Bureau des activités pour les travailleurs (ACTRAV) de l’OIT, qui veille à ce qu’ils soient pris en compte dans l’élaboration des politiques et les activités de l’OIT, tant à son siège à Genève que sur le terrain. ACTRAV soutient également l’action des organisations syndicales en matière de défense et de promotion des droits des travailleurs et travailleuses, y compris en renforçant leurs capacités et connaissances par de la recherche, de façon à permettre aux syndicats de mieux contribuer au dialogue social et à la réalisation de bonnes conditions de travail.

Délégation des travailleurs et travailleuses lors d’une session de travail à OIT, s.d., s.l. (Photographie et collection CSC International)

D’autre part, une grande majorité de syndicats (332 organisations de 163 pays pour être plus exact) sont affiliés à la CSI, qui représente ainsi plus de 200 millions de travailleurs et travailleuses du monde entier. L’organisation compte également trois régionales : en Asie-Pacifique (CSI-AP), en Afrique (CSI-AF) et pour les Amériques (CSA). La première mission de la CSI consiste à promouvoir et à défendre les droits et intérêts des travailleurs et des travailleuses au travers de la coopération internationale entre les syndicats (via notamment le Réseau syndical de coopération au développement – RSCD), de campagnes mondiales et d’actions militantes au sein des principales institutions internationales, telles que le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) via une Commission syndicale consultative.[8]

Enfin, certains syndicats mettent également en œuvre des programmes ou projets pour soutenir directement des partenaires syndicaux. La CSC soutient, par exemple, plusieurs syndicats représentatifs, libres et autonomes, en Amérique latine, en Asie et en Afrique, y compris la CSC en RD Congo, notamment à travers un programme financé par le ministère de la Coopération au développement belge. Le travail décent est en effet un des trois thèmes prioritaires de la coopération belge au développement.[9] Entre 2017 et 2021, un cadre stratégique commun thématique lui était d’ailleurs dédié, porté par les trois syndicats belges (CSC, FGTB et CGSLB), la Mutualité chrétienne, la Mutualité socialiste et les organisations non gouvernementales, We Social Movements (WSM), FOS- solidariteitsorganisatie van de socialistiche beweging, Solidarité socialiste (SOLSOC) et Oxfam.[10]

Coopération entre la CSC Belgique et la CSC Congo

Les relations entre la CSC belge et la CSC congolaise (on l’appellera ici CSC Congo pour plus de clarté) ne sont pas nouvelles : elles remontent à la période coloniale.[11] Créée en 1946, la Confédération des syndicats chrétiens du Congo (CSCC) était le premier syndicat actif dans la colonie belge à représenter des travailleurs et travailleuses belges et congolais. Avec l’indépendance en 1960, la CSCC est devenue l’Union des travailleurs congolais (UTC), composée de syndicats nationaux indépendants. Les permanents européens sont quant à eux devenus conseillers. Puis, après l’arrivée au pouvoir de Mobutu en 1965, l’Union Nationale des Travailleurs du Zaïre (UNTZa) est créée en 1967 de la fusion forcée de tous les syndicats existants alors (UTC, CSLC et Fédération générale du travail du Kongo-FGTK). Ce nouveau syndicat créé par Mobutu devient l’unique syndicat, porte-parole des autorités (Mouvement populaire de la révolution-MPR) vis-à-vis des travailleurs et travailleuses. Les relations entre mouvement syndical congolais et mouvement syndical belge sont à cette époque limitées. Ce n’est qu’après la reconnaissance du pluralisme syndical en 1990 que la Confédération syndicale du Congo (originellement sous le nom de Centrale syndicale du Zaïre – CSZa) est créée et que la coopération avec la Belgique est relancée.

Des travailleurs et travailleuses affilié.e.s à la Confédération syndicale du Congo tiennent un drapeau de la CSC, s.d., s.l. (Photographie et collection CSC International)

Depuis, la CSC apporte un soutien financier et technique à la CSC Congo. En effet, bien que cette dernière soit l’une des confédérations syndicales les plus représentatives du pays, membre de l’intersyndicale nationale du Congo et de la CSI, elle doit, comme de nombreux syndicats, faire face à plusieurs défis.[12] La CSC de Belgique, via son département international ACV-CSC International, l’aide donc à renforcer ses capacités à trois niveaux afin qu’elle puisse promouvoir de façon durable le travail décent dans le cadre du dialogue social.

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Conditions de travail dans les industries extractives et dans les exploitations artisanales en République Démocratique du Congo

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Exposé et validation de l’analyse : Henri Muhiya
Secrétaire exécutif de la Commission épiscopale pour les ressources naturelles (CERN) du Congo
Rédaction : Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

 Introduction 

La réflexion autour de l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE), norme mondiale lancée en 2003, visant à promouvoir une gestion transparente et responsable des ressources naturelles, a permis d’identifier en République Démocratique du Congo (RD Congo) trois secteurs extractifs. Le secteur minier, le secteur des hydrocarbures et le secteur du bois, bien que relevant tous de l’industrie extractive, ne connaissent pas des caractéristiques identiques. Dans les secteurs minier et forestier, l’exploitation se fait de manière industrielle et artisanale tandis que, dans le secteur des hydrocarbures, l’artisanat n’intervient qu’en aval, c’est-à-dire seulement à la vente de l’essence, du mazout ou du pétrole pour les lampes ou les réchauds. En raison de la complexité de l’extraction pétrolière et gazière, qui nécessite des machines permettant de descendre à de grandes profondeurs sous le sol ou l’eau, ce secteur ne connait pas d’exploitation artisanale.

Notre exposé se focalise plus spécialement sur le secteur minier. Notre objectif est d’aborder la question des conditions de travail dans les industries extractives et les exploitations artisanales minières. Ces conditions dépendent en fait de nombreux facteurs. Elles varient selon qu’il s’agisse d’une étape ou d’une autre dans la chaîne de l’exploitation et de la commercialisation. L’accès aux ressources, l’exploration, la construction d’une usine, l’exploitation, la transformation, le transport ou le commerce sont autant d’étapes pour lesquelles les conditions de travail peuvent évoluer.

Par ailleurs, ces conditions sont, dans une certaine mesure, fluctuantes selon qu’il s’agisse d’exploitation industrielle ou artisanale, mais également selon que le travail s’effectue dans le secteur formel ou informel, ou encore selon qu’il s’agisse du secteur étatique ou du secteur privé. C’est ce que nous tenterons de dépeindre dans notre exposé.

Les aspects essentiels concernant les conditions de travail

La consultation des textes légaux qui régissent les conditions de travail, tant au niveau national[1], qu’au niveau international[2], permet d’identifier les aspects essentiels relevant de cette question. Il en ressort qu’une multitude d’aspects doit être prise en compte lorsqu’on s’intéresse à la problématique des conditions de travail. Il s’agit notamment de l’accès au travail, de la description du poste ou la répartition des tâches, du temps de travail renvoyant à l’horaire et au congé, de l’outil de travail, de la sécurité, en ce compris les soins médicaux, de l’assurance et la retraite, de la formation (incluant également le recyclage). Il est ensuite nécessaire d’ajouter à cette liste la nature du contrat qui détermine la possibilité de faire carrière ou pas : le salaire tenant compte des besoins primaires et de la possibilité d’épargne, l’appréciation du travail impliquant l’évaluation, la sanction, l’avancée en grade, la protection des droits et la possibilité de recours à travers des syndicats ou d’autres mécanismes, etc. Cette liste est bien entendu non exhaustive.

Un autre aspect important à aborder est celui des employeurs. Comme nous nous intéressons au secteur minier, il est utile de comprendre quels sont les opérateurs, mis à part l’État, qui emploient des travailleurs et des travailleuses.

Un regard rapide sur le secteur minier de la RD Congo

L’exploitation minière du pays comprend deux secteurs : le secteur industriel et le secteur artisanal. Entre les deux, on trouve l’exploitation semi-industrielle ou la petite mine. C’est ici que se situent les propriétaires et exploitants des dragues et des motopompes par exemple.[3] À ce titre, on trouve donc deux grands blocs d’employeurs. D’une part, l’État, qui s’occupe de l’administration publique du secteur minier, et, d’autre part, les tenants des titres miniers, autrement appelés les exploitants miniers. Ceux-ci peuvent être, à leur tour, exploitants industriels ou artisanaux. Selon le Code minier révisé en 2018, les exploitants artisanaux doivent se regrouper en coopératives minières pour exercer leur exploitation dans des Zones d’exploitation minière artisanale (ZEA).

Équipements des tenants de dragues opérant dans le territoire de Shabunda, Sud-Kivu, 2015 (Photographie et collection COSOC).

Les tenants des titres miniers sont répartis dans plusieurs catégories. Schématiquement, entre 2009 et 2016, comme le montre le tableau ci-dessous, le nombre d’exploitants miniers et de concessions est en augmentation constante dans l’ensemble du pays. L’État n’a jamais délivré autant de permis de recherche, de permis d’exploitation, d’autorisations d’exploitation de carrière, etc.

Évolution du nombre de titres miniers – Entités de traitement et coopératives % accroissement
 Titre /Désignation 2009 2016 Taux en %
PR (Permis de recherche) 418 1 349 541,77
PE (Permis d’exploitation) 59 510 864,41
PEPM (Permis d’exploitation de la petite mine) 37 136 136,00
PER (Permis d’exploitation des rejets) 5 9 180,00
ARPC (Autorisation de recherche des produits de carrières) 126 135 35,00
AEPC (Autorisation d’exploitation et carrières permanentes) 38 237 37,00
Entités de traitement 30 89 296,67
Coopératives minières 7 587 8 385,71

Source : Ministère des Mines, Cellule technique de coordination et de planification minière (CTCPM), Répertoire des opérateurs du secteur des mines et carrières. Édition 2016, Kinshasa, septembre 2017, p. 258.

En 2019, la Cellule technique de coordination et de planification minière (CTCPM) dénombre 878 coopératives minières dans le pays, regroupant uniquement des exploitants artisanaux. Ce chiffre ne donne cependant qu’un aperçu lacunaire, car il est très difficile de connaitre le nombre exact de travailleurs et de travailleuses dans ces secteurs soumis à la formalisation. Pour obtenir une bonne estimation, on peut multiplier le nombre de coopératives par vingt ou trente, ce qui représente approximativement le nombre de personnes travaillant en moyenne dans chaque coopérative. On obtient alors une « fourchette » comprise entre 17 560 et 26 340 personnes. Cette estimation est elle-même toujours incomplète, car les travailleurs et travailleuses du secteur de l’extraction artisanale ne se retrouvent pas tous dans les coopératives.

Selon la loi, les entreprises de l’industrie extractive doivent employer un certain nombre de personnes congolaises, et cela dans les différentes catégories d’emplois comme on peut le voir dans le tableau ci-dessous. Malheureusement, ces quotas ne sont actuellement pas respectés. 

Source : « Décret n° 038/2003 du 26 mars 2003 portant Règlement minier tel que complété par le Décret n° 18/024 du 08 juin 2018. (Textes coordonnés) ».[5]

Comparaison des conditions de travail dans l’industrie et dans l’artisanat

Si elles ne sont pas parfaitement identiques dans les deux secteurs, on constate de manière générale que les conditions de travail ne sont pas idéales.

Accès au travail

L’accès au travail, sur le plan industriel, est formalisé et soumis à des procédures parfois inaccessibles aux moins « initiés ». Cet accès au travail est également miné par le clientélisme, le favoritisme et la discrimination. Ces raisons font qu’il arrive que les communautés riveraines de ces mines se plaignent, car elles n’en reçoivent pas les avantages (emploi, salaire décent, sécurité, etc.), mais bien les inconvénients (pollution, changement de vie, bouleversement du paysage, etc.).

La mine de Twangiza Mining, filiale de Banro Corporation,au Sud-Kivu. Les installations changent radicalement le paysage, 2015 (Photographie et collection CERN).

L’activité minière est la cause de nombreux troubles pour les habitant.e.s. Des personnes délocalisées par Twangiza Mining sont relogées dans ces maisons de fortune construites à Cinjira, 2015 (Photographie et collection CERN).

Du côté artisanal, l’accès au travail est bien plus simple, notamment via les coopératives. Cependant, il y est tellement simple que des voix s’élèvent pour dénoncer l’utilisation parfois abusive des travailleurs et travailleuses, ainsi que celle des enfants. À cause de la pauvreté, les enfants se retrouvent dans beaucoup de secteurs de l’extraction minière artisanale : extraction, transport, vente de nourriture sur le site, etc.

Un habitant a plongé ses mains dans un bassin de rejet des effluents provenant de Twangiza. Il a les
doigts brûlés suite à l’utilisation de produits chimiques déversés dans les rivières, 2015 (Photographie et collection CERN).

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L’informalisation du travail. Une enquête dans les sous-traitances du secteur minier en RD Congo

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Sara Geenen
Professeure à l’Université d’Anvers et à l’Université Catholique de Bukavu

Introduction[1]

L’enquête que nous allons présenter dans notre contribution s’inscrit dans la prolongation de deux projets de recherche financés par la Fondation scientifique flamande (FWO) qui ont été développés depuis 2017.[2] Nous avons voulu comprendre le phénomène d’informalisation qui se manifeste dans l’exploitation minière à grande comme à petite échelle. Notre contribution se concentre ici sur l’exploitation minière à grande échelle, et plus précisément sur la question du travail dans les sous-traitances qui œuvrent dans le secteur minier. Tandis qu’il est généralement reconnu que l’industrie minière crée peu d’emplois directs, son potentiel en termes de création d’emploi est quand même de plus en plus souligné. Il s’agit alors de l’emploi indirect ou de l’emploi induit. S’appuyant sur des recherches empiriques dans plusieurs concessions minières à l’Est de la République Démocratique du Congo (RD Congo), nos projets visent à jeter un regard critique sur cette question, en interrogeant la nature et la qualité de ces emplois indirects.

Pour commencer, nous allons brièvement situer notre étude dans la littérature académique. Ensuite, nous expliquerons les méthodes utilisées pour mener la recherche. Enfin, quelques résultats seront brièvement présentés.

Informalisation du travail

En parlant de l’informalisation du travail, nous nous inscrivons dans un courant de la littérature dit « structuraliste » qui a été notamment proposé par Alejandro Portes.[3] Il se penche spécifiquement sur 1) le rôle et la position du travail informel dans les réseaux de production capitalistes mondiaux, 2) les liens fonctionnels qui relient l’économie informelle à l’économie formelle, et 3) le rôle de l’État dans la mise en œuvre des processus d’informalisation.

Les processus d’informalisation sont une réponse récurrente et systémique aux crises d’accumulation dans l’économie capitaliste.[4] Plus précisément, pour contrer la baisse des taux de profit, les employeurs recourent à l’exploitation d’une main-d’œuvre informelle moins chère et flexible. Cette technique leur permet d’éviter « les coûts des obligations en matière de sécurité sociale et les autres frais généraux substantiels liés au fonctionnement du secteur formel ».[5] Les entreprises leaders des réseaux de production mondiaux (GPN pour Global Production Networks) ne délocalisent pas seulement des étapes du processus de production vers des destinations à faible coût, mais externalisent également des tâches à des entreprises plus petites, voire dans certains cas à des unités de production à domicile qui utilisent abondamment une main-d’œuvre moins chère, flexible et souvent informelle. Les gains de compétitivité et de productivité qui en résultent sont « appropriés comme profits par les grandes entreprises et les employeurs, et ne sont pas répercutés sur les travailleurs sous la forme d’une amélioration des salaires et des conditions ».[6] Au lieu de cela, nous assistons à la croissance d’une main-d’œuvre parallèle, travaillant aux côtés de salarié.e.s permanent.e.s, et confrontée à la perspective d’une insécurité et d’une précarité accrues.[7]

Dans notre livre Global gold production touching ground, avec le docteur Boris Verbrugge[8], nous développons l’idée que cette informalisation se manifeste non seulement dans l’exploitation artisanale et à petite échelle, mais également dans l’exploitation industrielle à grande échelle. Nous soutenons, d’une part, que l’exploitation artisanale est fonctionnellement intégrée dans les réseaux mondiaux de production minérale, car elle permet d’accéder à une main-d’œuvre moins chère et flexible. En s’appuyant sur une main-d’œuvre informelle flexible, elle n’est pas tenue d’adhérer aux réglementations du travail existantes. D’autre part, en opérant en dehors des cadres réglementaires officiels, les exploitations minières artisanales et à petite échelle (EMAPE) évitent aussi les coûts associés à la réglementation fiscale et environnementale. Les EMAPE fonctionnent généralement par le biais d’accords complexes de partage des revenus qui rassemblent les travailleurs et les financiers, mais aussi les propriétaires fonciers et les autorités coutumières et/ou statutaires. Ces accords de partage des revenus sont souvent considérés comme légitimes et peuvent créer des opportunités de mobilité sociale, ce qui explique en partie pourquoi les EMAPE sont si attrayantes dans un environnement rural déprimé. En même temps, elles permettent au capital de sous-traiter le risque financier à la main-d’œuvre. Enfin, il est de plus en plus évident que la tendance actuelle vers une exploitation artisanale à plus forte intensité de capital et plus avancée technologiquement va souvent de pair avec l’émergence d’accords de travail plus exploitants.

Enfin, nous soutenons que l’informalisation se manifeste également dans l’exploitation minière à grande échelle, à travers des processus de sous-traitance, qui sont des pratiques qui existent dans le secteur minier industriel depuis plus d’un siècle.[9] La sous-traitance a toujours permis de faciliter le recrutement et le contrôle de la main-d’œuvre. Dans le contexte actuel, où l’industrie minière s’appuie sur des technologies de plus en plus avancées et devient largement automatisée, les inégalités entre les travailleurs qui ont les compétences techniques d’une part, et la main d’œuvre qui en est dénuée d’autre part, deviennent encore plus prononcées.

Méthode

Depuis 2017, nous réalisons des études à Twangiza (chefferie de Luhwindja) et Namoya (secteur des Bangubangu Salamabila, un des six secteurs que compte le territoire de Kabambare), dans la concession de Banro Corporation (Est de la RD Congo), et au Haut-Uélé (province du Nord-Est de la RD Congo) dans la concession de Kibali Gold, située dans la ville minière de Durba.

Carte de la région minière exploitée par Banro Corporation, dans l’Est de la RD Congo. Banro 161202, Banro Corporation, Corporate Presentation November 2016, p. 5, https://u.pcloud.link/publink/ show?code=XZ7txN7Zb8g0dfH4ejhls4kHA3rSk8CHomSy, page consultée le 10 septembre 2021.

Dans chaque concession, nous avons réalisé des enquêtes avec les travailleurs et travailleuses dans les entreprises sous-traitantes. Nous avons également enquêté auprès des managers des sous-traitances. Chaque enquête comportait un volet quantitatif, qui nous a permis de faire des statistiques descriptives, et un volet qualitatif, que nous avons analysé avec le logiciel NVivo (logiciel d’analyse qualitative de données). Ensuite nous avons complété l’information avec des interviews des acteurs clés dans les entreprises minières et les communautés locales, et des focus groupes avec les travailleurs et les travailleuses, ainsi qu’avec les membres des communautés.

  • Données récoltées

Source : Enquêtes, analyse et tableau, Elie Lunanga.[10]

Résultats de la recherche

Les projets des grandes entreprises minières sont intensifs en capital et en technologie, et utilisent peu de main-d’œuvre. Ceci est illustré par le tableau tiré du rapport de l’initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE) de 2015.[11] Le tableau montre les effectifs des nationaux et étrangers dans les sociétés minières et pétrolières, ainsi que dans les sous-traitances. On constate qu’au total, les entreprises minières créent presque 80 000 emplois, dont presque 50 000 directs, et 30 000 à travers les sous-traitances. L’entreprise Tenke Fungurume (TFM), située à Fungurume, dans la province du Lualaba, dans la partie sud-est de la RD Congo, occupe la première place sur la liste. TFM emploie 3 442 personnes directement, dont presque toutes sont des nationaux. Mais il faut savoir que cette entreprise est la plus grande entreprise cuprifère du pays, représentant 20 % de la production de cuivre en 2015.[12] Dans les années 1970, à l’apogée de la Gécamines, principale société minière à l’époque, celle-ci employait environ 33 000 personnes. La différence est notable.

  • Nombre de travailleurs dans les entreprises minières actives en RDC et mentionnées dans le rapport annuel de l’ITIE

Source : MOORE S., Comité exécutif…, Rapport ITIE RDC 2015, p. 141-143.

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Dettes et travail de la femme dans l’artisanat minier de l’or en RD Congo

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Exposé et validation de l’analyse : Marie-Rose Bashwira
Professeure associée à l’Université catholique de Bukavu
Rédaction : Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl) 

La contribution que nous présentons aujourd’hui s’intéresse principalement à une double problématique, la contraction de dettes et le travail de la femme dans l’artisanat minier de l’or en République Démocratique du Congo (RD Congo). La RD Congo est connue pour ses innombrables ressources en minerais, de part et d’autre du pays, au nord comme au sud. Prendre le temps de regarder une carte qui met en lumière les ressources géologiques permet de rapidement comprendre à quel point la dynamique des minerais est importante pour la RD Congo, mais également pour saisir la complexité de la situation géopolitique de la région.

REKACEWICZ P., « Le Kivu entre richesses minières et désastre humanitaire », Le Monde Diplomatique, cartes, décembre 2008. Carte crée à partir des sources : Colette Braeckman,
Le Soir ; Nations Unies ; US Department of Energy, 2006. https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/kivupoudriere,page consultée le 05 septembre 2021.

Aborder la question de l’extraction de minerais, c’est évoquer deux aspects qui peuvent paraitre contradictoires à première vue. On constate en effet, d’un côté, l’exploitation et le travail forcé, ce que l’on nomme parfois l’exploitation abusive des ressources humaines dans les zones minières, et d’un autre côté, on perçoit que c’est un moyen de subsistance pour une bonne partie de la population. Ces dernières décennies, néanmoins, le secteur minier artisanal de la RD Congo est aussi désigné comme moteur des conflits armés. Ce constat a conduit à désigner certains minerais tels que le coltan, le wolframite, la cassitérite et l’or comme « minerais du sang » ou « minerais des conflits ». Plusieurs réformes minières ont alors vu le jour afin d’endiguer ce phénomène, et cela aussi bien au niveau national (code minier 2002, 2018), régional (certification de la CIRGL[1]) qu’au niveau international (Dodd Frank Act aux États-Unis[2], dispositions de l’Union européenne, programme iTSCi pour les chaines d’approvisionnement en minerais responsables[3]…).

Parmi les principales réformes minières actuellement mises en œuvre en RD Congo, la plus récente consiste à éliminer le financement des groupes armés par l’extraction et la vente de minerais, et à améliorer la gouvernance minière tout en augmentant les recettes de l’État provenant du secteur minier.

Le constat selon lequel la présence des minerais est la cause première des conflits armés en RD Congo reste toutefois à nuancer. Les causes des conflits sont complexes et aboutissent à des conséquences différentes. Malheureusement, la situation dans le secteur minier ne fait qu’accroitre la perte de moyens de subsistance pour les mineurs artisanaux et les personnes à leur charge. Ce constat prévaut encore plus spécifiquement pour les femmes, qui peuvent être marginalisées ou même exclues de l’économie minière.[4] Il apparait donc que les femmes représentent un public particulièrement à risque dans le secteur minier. Car bien que constituant une part non négligeable des acteurs du secteur, leur travail reste non reconnu et parfois mal rémunéré. Les femmes sont marginalisées et victimes de violences basées sur le genre, telles que les violences sexuelles ou les maltraitances physiques et morales, extrêmement fréquentes dans les zones minières artisanales. Il est indéniable que le travail dans les mines artisanales est une source d’exclusion, d’insécurité et d’exploitation importante de tous les acteurs, hommes et femmes qui travaillent dans ce secteur.

Nos recherches démontrent toutefois que des différences de travail et de rémunération, parfois importantes, existent entre les différents acteurs, bien que la qualité du travail effectué soit identique. Ce constat corrobore les travaux existants, tel que celui d’Eleanor Fisher qui a montré que l’exclusion, l’insécurité et l’exploitation sont étayées par des inégalités socio-économiques.[5] June Nash, quant à elle, a démontré à quel point le secteur minier artisanal exploite certains de ses acteurs, notamment avec son livre We eat the mines and the mines eat us.[6] Par la suite, Jocelyn Kelly, Alexandria King-Close et Rachel Perks ont surenchéri en précisant les opportunités et les risques pour les femmes qui travaillent dans le secteur minier du Sud-Kivu, notamment la dangerosité et l’impact physique de ce type de tâches pour les travailleuses.[7]

Position des femmes dans la chaine de l’extraction minière

En observant attentivement la chaine de la filière minière de l’or, en partant de l’extraction et l’exploitation au commerce de l’or au niveau local, il est possible de tirer divers enseignements. Par exemple, s’attarder sur les divers acteurs de cette filière permet de constater que la plupart des femmes occupent des positions d’intermédiaire de traitement. Que cela soit au niveau du transport ou au niveau du traitement effectué sur les minerais, les femmes sont majoritaires, alors que dans d’autres positions, qui sont reconnues directement par le code minier, on retrouve beaucoup plus d’hommes. Cette situation laisse les femmes dans une position assez vulnérable, du fait que leur activité dans la mine n’est pas reconnue par le code minier. L’examen des budgets des ménages dans et autour des sites miniers du Sud-Kivu corrobore ce constat, puisqu’on constate que 80,5 % des ménages miniers dirigés par des femmes étaient pauvres, contre seulement 68,97 % des ménages dirigés par des hommes.[8]

La réforme du code minier en RD Congo[9]

Le sous-sol de la RD Congo regorge de minerais et de métaux précieux (cuivre, coltan, cobalt, or, diamants, etc.). Par exemple, le pays dispose de plus de la moitié des réserves connues du globe en cobalt, minerai rare et très recherché, car indispensable aux nouvelles technologies. Cette richesse minière fait de la RD Congo un territoire très convoité L’ancien code minier, rédigé par des experts de la Banque mondiale, est adopté en 2002, juste après l’accession au pouvoir de Joseph Kabila. Ce code, qui affaiblissait plusieurs réglementations existantes, est considéré par la société civile congolaise et même par le Fonds monétaire international (FMI) comme très favorable aux investisseurs étrangers et très peu à l’avantage de l’État et de la population congolaise, qui ne bénéficient presque pas de l’exploitation minière.

Les négociations pour l’établissement d’un nouveau code commencent en 2012 et se terminent en 2018. Les principales innovations sont une augmentation des redevances minières dues par les entreprises, mais encore faut-il pouvoir prélever l’impôt ; une plus grande mainmise de l’État congolais sur le secteur minier ; de nouvelles garanties sociales et environnementales (si, dans l’ancien code, les communautés devaient prouver l’existence de conséquences négatives de pollution, dorénavant, tout titulaire d’un droit minier et/ou de carrières est automatiquement considéré comme responsable des dommages causés aux personnes, aux biens et à l’environnement, même en l’absence de toute preuve de faute ou négligence).

Concernant les creuseurs artisanaux, c’est-à-dire les personnes qui participent à l’exploitation d’une mine artisanale, on estime leur nombre à deux millions en RD Congo, même s’il est difficile de connaitre les chiffres exacts. Le code minier interdit implicitement le travail des enfants et des femmes enceintes, mais aucune autre protection des creuseurs artisanaux n’est cependant prévue.[10]

Carte des sites miniers artisanaux à l’Est de la RD Congo, BASHWIRA M. R, « Making sens of women’s economic activity within DRC’s artisanal gold mining sector », Briefing paper, n° 31, janvier 2019, Secure Livelihoods Research Consortium, p. 2. https:// securelivelihoods.org/wp-content/uploads/Gold-mining-briefing-ISS-Rose-final-online2-1.pdf, page consultée le 16 août 2021

Si on s’attarde un peu sur ces catégories d’intermédiaires, par exemple avec le cas du site minier de Kamituga (Sud-Kivu), que constatons-nous ? Nous allons réaliser ici une rapide description des différentes professions :

Les « bongeteuses » qui cassent les pierres en petits morceaux à l’aide d’un marteau de 2 kilos pour faciliter le concassage dans la machine.

Les « twangeuses » qui martèlent et broient les pierres, extraites des fosses, à traiter afin de les réduire en une poudre facilement nettoyable et séparable de l’or. Elles cassent les pierres, trient et lavent sable et minerais dans les carrières. Leur rémunération tourne autour de 2,5 dollars des États-Unis (USD) et 3,5 USD par « loutra » de pierres (une « loutra » correspond à la moitié d’un bidon jaune de 20 litres).

À gauche : wangeuse à Kamituga, 2018. Photographie de MarieRose Bashwira, extrait de BASHWIRA M.-R, « Making sens…, p. 1.
À droite : Bizalu à Kamituga, 2018. Photographie de Marie-Rose Bashwira, extrait de BASHWIRA M.-R, « Making sens…, p. 4.

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L’exploitation minière à l’Est de la RD Congo et les perspectives contre le travail des enfants

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Patrick Balemba
Responsable de recherche et d’animation, Commission Justice et Paix

Introduction

Selon un rapport publié par l’Unicef et l’Organisation internationale du Travail (OIT) le 10 juin 2021, 160 millions d’enfants sont forcés de travailler dans le monde.[1] Et pour la première fois depuis vingt ans, ce nombre ne ferait que croître, sous l’effet de la pandémie.[2] L’Afrique sub-saharienne est la région du monde la plus touchée, le travail forcé y impactant un enfant sur cinq.[3] La République Démocratique du Congo (RD Congo) est concernée au premier plan par ce fléau, particulièrement en raison des multiples conflits qui sévissent dans l’Est du pays. En effet, la majorité des enfants associés aux forces et groupes armés (EAFGA) en RD Congo sont également exploités dans les mines artisanales. Dans cette contribution, nous allons rappeler les jalons juridiques qui sont censés protéger les enfants. Nous verrons ensuite en quoi existe-t-il justement un décalage entre cette protection légale et les réalités de terrain, de sorte que la RD Congo est loin d’en avoir terminé avec le travail des enfants. Enfin, nous nous essayerons à présenter quelques pistes de solutions.

Un passage à l’âge adulte violent et difficile

Les multiples conflits qui sévissent à l’Est de la RD Congo n’épargnent malheureusement ni les enfants ni les adolescents et de « nombreuses victimes de moins de 18 ans en font notamment partie ».[4] La plupart du temps, soit elles sont directement fauchées par les mines antipersonnelles[5], soit elles succombent des suites de leurs blessures dues aux balles et aux débris d’explosifs. Mais les jeunes se font également recruter et utiliser par des groupes armés, de gré ou de force pour servir d’esclaves ou de travailleurs et travailleuses dans des puits d’extraction minière artisanale.[6] Le plus souvent, ils sont obligés de travailler dans les mines dès leur plus jeune âge. Plus tard, ils deviennent des adultes qui n’auront jamais connu de période d’enfance ni d’adolescence. Il en découle, pour ces enfants, une banalisation de l’importance de la vie, que ce soit celles des personnes qui leur sont désignées comme des ennemis, ou la leur. Adultes, il leur devient encore plus difficile de quitter cette spirale de la violence (subir et reproduire) qui se renouvelle quotidiennement. Leurs rêves ont été dérobés, et la période de l’enfance se retrouve complètement escamotée.

Mécanismes juridiques pourtant jalonnés

Il existe pourtant plusieurs sources de droit, tant international que congolais, qui sont censées protéger les enfants du travail dans les mines et de la violence des conflits armés. Premièrement, en septembre 1990, la RD Congo signe la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant (CDE), qui est le traité international le plus ratifié par les États membres des Nations Unies. Elle établit des obligations juridiques claires quant à la promotion, la protection et la défense des droits de l’enfant sur le territoire des États signataires. Parmi ces obligations, l’article 32 prévoit que « Les États parties reconnaissent le droit de l’enfant d’être protégé contre l’exploitation économique et de n’être astreint à aucun travail comportant des risques ou susceptible de compromettre son éducation ou de nuire à son développement physique, mental, spirituel, moral ou social ».[7]

Dans un second temps, la RD Congo ratifie également en novembre 2001 le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés, en vertu duquel elle s’est engagée à promouvoir et à protéger les droits de l’enfant dans le cadre de ses politiques internes et externes et à agir dans le respect du droit international.

Ce Protocole facultatif stipule que les groupes rebelles ne devraient « en aucune circonstance » recruter les enfants de moins de 18 ans.[8] La RD Congo est également signataire depuis 1999 des Conventions de l’Organisation internationale du Travail (OIT) n°138 (sur l’âge minimum, 1973) et n°182 (sur les pires formes de travail des enfants, 1999). La convention n°182 interdit, entre autres, « toutes les formes d’esclavage ou pratiques analogues, telles que la vente et la traite des enfants, la servitude pour dettes et le servage ainsi que le travail forcé ou obligatoire, y compris le recrutement forcé ou obligatoire des enfants en vue de leur utilisation dans des conflits armés ». [9]

En outre, l’ancien président de la RD Congo Laurent-Désiré Kabila (1997-2001) promulgue le 9 juin 2000 un décret-loi qui interdit le recrutement des enfants de moins de 18 ans dans les forces armées. Paradoxalement, il prend le pouvoir trois ans plus tôt avec une armée composée en bonne partie par des « Kadogo » (le terme « Kadogo » signifie « petit » en swahili et désigne donc les « enfants-soldats »). Ce décret-loi qui avait la vocation de résoudre définitivement le phénomène « Kadogo » acte la mise en place d’une Commission nationale de démobilisation et de réinsertion des personnes vulnérables, notamment des enfants-soldats qui sont aussi utilisés dans les exploitations minières, où les accidents sont fréquents à cause des normes de sécurité médiocres.

Enfin, la Constitution de la RD Congo du 18 février 2006, particulièrement en son article 123, point 16, veut accorder une place centrale à l’enfant en s’engageant à faire de la protection de ce dernier son cheval de bataille.[10] Elle souligne, en son article 42, l’obligation de l’État à protéger l’enfant « contre toute atteinte à sa santé, à son éducation et à son développement intégral ».[11] Une loi spéciale protégeant les enfants est promulguée en 2009 suite à de multiples pressions des associations.[12] En dépit de ces efforts, nous l’avons vu précédemment, de nombreux enfants sont encore exploités dans les mines. En théorie, il existe donc bel et bien des mécanismes de protection des enfants contre les abus liés au travail forcé dans les mines, mais en pratique, ceux-ci sont absents.

Vue aérienne d’une mine clandestine de diamants à Mbuji-May, au Kasaï oriental. La photographie, prise d’un hélicoptère, montre des creuseurs clandestins qui cherchent des diamants non loin du fleuve, 1984 (CARHOP, fonds La Cité, doss. Congo).

Quelles sont les raisons de cette situation ?

60 % de la population de la RD Congo a moins de 18 ans.[14] Cependant, seulement la moitié des enfants de 6 à 11 ans vont à l’école primaire.[15] De nombreux enfants vivent encore dans les rues, de jour comme de nuit. On estime actuellement à 20 000 le nombre des enfants de la rue dans la seule ville de Kinshasa.

À défaut de la scolarisation accessible et de tout encadrement des structures étatiques, la précarité paralyse la vie familiale traditionnelle. Les enfants, filles et garçons, sont en proie à l’esclavagisme moderne. Ils sont attirés par les adultes qui profitent de leur innocence et de leur fragilité d’un côté, et de l’absence de toute protection étatique effective de l’autre. Envoyés dans les mines par leurs parents précarisés ou, pour certain.e.s également, par souci « d’héroïsme », en quête de moyens de subsistance pour leur famille.

Leur petite taille est utilisée comme un atout pour se faufiler dans les plus étroites galeries souterraines inaccessibles aux adultes qui, contrairement aux enfants, savent mieux évaluer les risques fatals d’asphyxie ou d’éboulement. Les enfants sont exploités comme auxiliaires des creuseurs, par exemple en servant des repas, comme nettoyeurs de matériel ou comme transporteurs de lourds sacs de sable. Ces enfants sont également exposés à des maladies causées par les produits chimiques utilisés pour l’extraction minière, produits avec lesquels ils sont en contact fréquent, tels que le mercure, employé dans l’extraction de l’or.

Travailleurs des mines de wolframite et cassitérite à Kailo, province du Maniema, 31 octobre 2007. Les enfants y travaillent souvent avec leurs parents ou des membres de la famille. Le wolframite est un minerai constitué de tungstate de fer et de manganèse. La cassitérite est le principal minerai de l’étain. Sans lui, pas téléphones portables, pas d’imageries médicales ou de téléviseurs et d’ordinateurs. En résumé, sans étain, pas de connexions, donc pas d’électronique. (Photographie Julien Harneis, Creative Commons), https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Child_ labor,_Artisan_Mining_in_Kailo_Congo.jpg, page consultée el 15 octobre 2021

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Conclusions. Revisiter le passé colonial pour en comprendre l’histoire et avancer ensemble

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Pierre Tilly (historien, HELHa et UCL Mons)
Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

Qu’est-ce que l’histoire du Congo colonial nous apprend sur les réalités du travail d’hier et d’aujourd’hui ? Voici l’un des fils rouges que les intervenant.e.s ont tissé au travers de leurs contributions respectives à l’occasion du colloque international « Travail et conditions de travail hier et aujourd’hui en RD Congo », organisé par la Commission Justice et Paix, la HELHa et le CARHOP le 05 mai 2021. Le chantier relatif au travail colonial et post-colonial reste largement ouvert et en partie en friche pour les historien.ne.s et pour toutes celles et ceux qui se penchent sur l’histoire et la mémoire coloniale. C’est un sujet loin d’être épuisé et d’une extraordinaire actualité. Les avis et analyses partagés lors de ce colloque et reproduis dans ce numéro de Dynamiques. Histoire sociale en revue convergent vers un diagnostic du présent en matière de travail en République Démocratique du Congo et celui-ci donne le frisson. Le travail aujourd’hui en RD Congo, tue plus qu’il ne fait vivre les salariés.e.s. Le constat est dur et lourd à porter pour les acteurs et les actrices, mais il faut le remettre en perspective et l’affronter dans toutes ses dimensions, notamment en jetant un regard vers le passé qui intègre une donnée essentielle : le déterminisme historique n’existe pas.

Les sociétés colonisées comme celles qui ont endossé le rôle de colonisatrices partagent une histoire commune qui nous amène à nous interroger collectivement et individuellement sur cet héritage du passé et sa place dans le présent, en mobilisant la mémoire des rapports pays colonisateur-pays colonisé et colonisé.e.s-colons. Ces rapports doivent par ailleurs être analysés dans les deux sens. Loin de tourner le dos à ce passé, il s’agit de le revisiter et de le redessiner à l’aune d’enjeux contemporains, en misant sur les contacts et le métissage plutôt que sur la conflictualité et sur un dialogue de sourds. La relation au passé colonial nous renvoie inévitablement à des questions d’identité collective que la colonisation, par sa nature dominatrice et prédatrice, a évidemment malmenée et déstructurée.

Dans une perspective culturelle et de nature citoyenne à laquelle une démarche d’éducation permanente peut contribuer, l’objectif à atteindre vise à dialoguer et échanger entre jeunes et moins jeunes, Belges et Congolais.e.s sur les réalités du travail hier et aujourd’hui. Dans un processus d’éducation permanente, l’historien.ne recueille la parole des acteurs et actrices de l’histoire, afin de libérer leur témoignage, de se raconter, pour favoriser et développer une prise de conscience individuelle et collective et une connaissance critique des réalités de la société. Inscrits dans une perspective plus large, enrichis d’un contexte social, économique, politique et culturel, ces récits peuvent ensuite être réappropriés par les acteurs et actrices des mouvements sociaux, par les travailleurs et travailleuses.

Cet exercice peut être atteint en jetant des ponts entre les générations, comme Donatien Dibwe le réalise dans sa contribution à ce numéro, lui qui analyse ce qu’est devenu le travail dans la mémoire des travailleurs et travailleuses de la ville de Lubumbashi. Pour cet exercice, il prend comme point de départ le dialogue entre deux représentants de générations et de mondes de travail différents. Mais c’est une démarche que nous invite à suivre plusieurs autres analyses proposées. L’évocation des combats anciens, replacés dans leur contexte spécifique et historique, est parfois porteuse de changements de perspectives. La démarche permet également une prise de distance par rapport à un quotidien qui semble sans horizon mais pas sans espoir, comme si l’histoire ouvrait le champ des possibles. Au plan historique, la liberté syndicale acquise seulement en 1957, soit trois ans avant l’indépendance de la RD Congo et après des années de lutte, représente un bel exemple à ce titre. Ce qui ne doit pas empêcher la critique et un nécessaire recul Fanalytique, car il existe toujours un écart entre la reconnaissance légale et la réalité du terrain. Tout dépend évidemment du rapport de force qui peut être établi ou non en faveur des travailleuses et travailleurs, quels que soient les lieux et les époques.

Le passé colonial ne se résume pas à des archives textuelles, sonores et visuelles bien sûr, mais il a été transmis et continue de l’être tout en étant transformé au fil des sociétés qui en ont hérité. Il est impératif de mobiliser ce patrimoine, de le revisiter, de l’enrichir car il peut contribuer à assouvir le besoin de comprendre le présent que ressent la société actuelle. En se plongeant dans le temps long des flux et des héritages, on enrichit sa connaissance et la perception que l’on peut avoir quant au poids du passé sur nos vies contemporaines.

La coexistence de deux mondes, le rural et l’industriel, dit moderne, a longtemps été polluée par une narration savamment entretenue par le pouvoir colonial. Celle-ci évoque une Afrique ancienne « immobile », figée dans la Tradition, elle aussi avec un grand T, dont les « coutumes » seraient restées inchangées jusqu’à l’intrusion de la « modernité » coloniale. Or, il ne faut ni perdre de vue les évolutions historiques du monde rural, ni les résistances de ce dernier à l’instauration de la domination coloniale, comme le confirme l’analyse d’Ascépiade Mufungizi, avec l’exemple des Bashi dans le Kivu. D’autres éclairages sur les résistances à l’occupation européenne et au travail forcé, abordés à la lumière de l’expérience de l’Entre-deux-guerres mériteraient d’être élargis à d’autres espaces et territoires.

Le travail forcé colonial est institutionnalisé en RD Congo dans les années 1920 après avoir été expérimenté durant la décennie précédente. Si l’époque du travail forcé semble, dans l’imaginaire occidental collectif, a priori en partie révolue, une piqûre de rappel historique s’impose. L’abolition de l’esclavage devait permettre de libérer les forces productives nécessaires à la mise en place d’un marché du travail libre. On sera très loin du compte au cours de la période coloniale sauf peut-être, et de manière très relative, à la fin de celle-ci, dans les années 1950. Le pouvoir colonial s’est révélé incapable d’assurer la transition entre l’esclavagisme et l’avènement d’un travail libre et émancipateur. Comme le démontre Pierre Tilly dans son analyse, il a utilisé la force et la contrainte dans le recrutement des travailleurs et des travailleuses, car il s’agissait avant tout de mettre en valeur les territoires grâce à l’utilisation intensive de la main-d’œuvre, tout en instaurant un ordre politique et social favorable à ses intérêts économiques. Et, jusqu’au dernier jour de la colonisation, un apartheid de fait hiérarchise l’ensemble de la société. « Le plus petit des Blancs restera toujours au-dessus du plus haut des Noirs », ainsi que le démontre François Ryckmans dans sa contribution. Dans le système colonial, système d’inégalités de droit et de fait entre colonisateurs et colonisés basé sur la différenciation raciale, être Blanc ou être Noir définit et assigne les individus à leur place dans la société avant tout autre critère.

Suivant la vague paternaliste au cœur des rapports sociaux entre colonisé.e.s et colonisateurs, la valeur « libératrice » du travail ou sa « vertu éducative » est portée au fronton de l’administration du Congo belge comme base du succès de l’entreprise coloniale, justifiant du même coup la pratique du travail forcé. La glorification du travail ne s’est pas évanouie avec les indépendances. Les élites postcoloniales, pour mobiliser les populations dans la gestion du chantier national, ont appelé à la mise au travail des forces vives de la nation, stigmatisant dans le même temps l’inactivité et l’oisiveté, considérées comme un frein à la construction nationale.

Pour compléter l’analyse, on ne peut faire l’économie de se pencher sur le temps présent et la question de la formalisation de l’informel. En RD Congo, plus de 80 % de la population active est obligée de trouver une occupation dans la subsistance du secteur informel. Comme le soulignent de nombreux rapports scientifiques et d’organisations nationales et internationales, les conditions de travail sont souvent déplorables et la précarité des revenus frappe non seulement les individus mais elle ruine aussi les relations dans les communautés concernées. Ce processus d’informalisation de l’économie congolaise a été mis en place et encouragé par les milieux d’affaires pour contrer la baisse des taux de profit, avec la complicité d’une partie des élites politiques et économiques de la RD Congo. Le secteur informel a connu une formidable explosion dans le cadre des nouvelles formes d’externationalisation de la production minière, analysée dans cette revue par Sara Geenen. Cette informalisation du travail et les avantages qu’en retirent les entreprises évoquent pour la communauté historienne le système de production décentralisée, fondé sur le travail à domicile, qui prédomina dans certaines régions d’Europe à l’époque de la proto-industrialisation. L’entrepreneur fournit aux ouvriers et ouvrières les matières premières ou les produits semi-finis à travailler en échange d’un salaire, généralement dans un délai déterminé. La sous-traitance décrite ici dans le secteur minier au 21ème siècle n’est pas une nouveauté en Afrique subsaharienne. Dans un état qui ne parvient ni à garantir la sécurité de ses citoyen.ne.s, ni à assurer une sécurité sociale et d’existence, elle est une nécessité autant vitale que destructrice. C’est ce paradoxe que Marie-Rose Bashwira met en exergue, à savoir le caractère d’exploitation du travail minier et son rôle de moyen de subsistance pour une bonne partie de la population locale. Dans le secteur minier artisanal en RD Congo, malgré la loi et l’action des associations, l’exploitation, en particulier des femmes et des enfants, se produit au travers de contrats oraux et de dettes contractées par écrit. Le caractère socialement « acceptable » de ces formes d’esclavage moderne mais également le déni dont nombre d’acteurs font preuve à son égard rendent la situation plus compliquée encore. Les inégalités salariales au plan matériel se prolongent au travers du statut social. S’il y a un côté qui peut être considéré comme positif, à savoir l’emploi local, les mauvaises conditions de travail et les salaires précaires viennent ternir le tableau. Le secteur minier est également à pointer du doigt pour son implication dans les conflits armés et par ricochet, les conséquences sur le travail des enfants. Indépendamment des liens évidents entre les « minerais du sang » et les zones de conflits, la majorité des enfants associés aux forces et groupes armés en RD Congo sont en effet également exploités dans les mines artisanales, comme l’expose Patrick Balemba dans sa contribution. Si la situation est parfois meilleure dans le secteur formel, Henri Muhiya démontre dans son analyse comparée des conditions de travail entre les exploitations minières industrielles et artisanales du pays, que la différence est souvent minime.

La situation n’est pas idéale non plus au niveau du travail syndical aujourd’hui en RD Congo. Le contexte qui préside à son action est particulièrement difficile. Comme le montre Fidèle Kiyangi dans son exposé, l’inexistence d’un véritable dialogue social, le non-respect des engagements pris, les retards multiples dans le paiement des salaires tant dans le secteur public que privé et les absences d’un État de droit dans nombre de situations de la vie quotidienne, rendent toute action syndicale très difficile. Face à ces enjeux du quotidien des travailleurs et travailleuses, le syndicalisme congolais se montre tout autant créatif que désuni. La lutte syndicale passe hier comme aujourd’hui par l’éducation syndicale des membres, mais aussi par la coopération syndicale internationale, évoquée par Agathe Smyth. En la matière, il y a très certainement une expérience historique sur laquelle Congolais et Belges peuvent s’appuyer et s’entraider.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

TILLY P., TONDEUR J., « Conclusions du dossier. Revisiter le passé colonial pour en accepter l’histoire et avancer ensemble », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°15-16 : Travail et conditions de travail en RD Congo hier et aujourd’hui, octobre 2021, mis en ligne le 18 octobre 2021. URL : www.carhop.be/revuescarhop/ 

Edito

François Welter (directeur, CARHOP asbl)

La livraison de Dynamique n°13 présentait un cadre ainsi que les mobilisations autour des écoles de devoirs au moment de leur émergence. Elle analysait les traces laissées par celles-ci tant dans les collections, les archives que dans les mémoires. Ce numéro se focalise maintenant sur les acteurs et actrices de terrain. Car, les écoles de devoirs ont avant tout un ancrage local très fort, vivant où s’investissent des militantes et des militants qui ont pour idéal, la lutte contre l’échec, l’égalité des chances et un projet culturel d’épanouissement pour les enfants des milieux populaires. Leurs motivations et les balises de leur action sont tantôt semblables, tantôt très différentes d’une « école » à l’autre. Avec cet angle d’approche, les témoignages personnels constituent un matériau indispensable à la compréhension de ce que sont les écoles de devoirs sur le terrain, dans leurs réalités quotidiennes. Nous vous invitons donc à vous plonger dans cette diversité de l’agir quotidien, qui, avec le recul que permet le temps qui passe, donne une réelle chance à beaucoup d’enfants et de jeunes qui mobilisent leur soutien. À ce titre, elles contribuent à transformer la société par petites touches vers plus d’égalité et de liberté de choix, ce qui est en soi un espoir.

Bonne lecture.

Pierre Massart & l’aventure Rasquinet. Première partie : fragments d’engagements

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Pierre Massart est décédé le 20 janvier 2016 au Mont de la Salle à Ciney. Pour rendre hommage à cet homme d’action et de conviction, la revue Dynamiques. Histoire sociale en revue met l’accent sur les écoles de devoirs, dont il a été un pionnier au début des années 1970, mais ce n’est là qu’un aspect de ses nombreux engagements. Tout d’abord, Pierre Massart est Frère et a une vocation très précoce. Il a 37 ans et une expérience de vie derrière lui quand il s’installe à Schaerbeek. Commence, pour lui, l’aventure de Rasquinet et de l’APAJ (Association pédagogique d’accueil aux jeunes).

Dans le cadre de ce dossier, nous évoquerons le fondateur de Rasquinet, d’abord club des rues, ensuite centre d’expression et de créativité et école de devoirs pour les enfants immigrés du quartier Josaphat à Schaerbeek, en région bruxelloise. Nous laissons de côté, les autres initiatives, centre de formation, associations, groupes de réflexion, communauté de base, mandats institutionnels, engagements religieux et politiques etc. auxquelles son nom est attaché. Ce sera l’objet d’une notice biographique dans le Dictionnaire du mouvement ouvrier en Belgique, dictionnaire en ligne  accessible à tous et toutes [1].

Pierre Massart en compagnie d’enfants du quartier, dans la friche qui deviendra le parc Rasquinet, Schaerbeek, s.d. (Collection Rasquinet)

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Pierre Massart & l’aventure Rasquinet. Deuxième partie : Du Club des rues à l’école de devoirs

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Pierre Massart est tourné vers les enfants, les enfants d’immigrés en particulier, par profession, par vocation, par choix, quand il s’installe à Josaphat, dans ce quartier où se concentrent dans les années 1970, les plus grandes précarités et injustices sociales. Souvent, il évoque la Messe des jeunes l’Olivier comme point de départ de son action, mais aussi ses expériences de moniteur en Champagne et auprès d’ATD Quart Monde en Île de France. Il y puise ses modèles pour agir : club des rues, terrain d’aventure, camps, centre d’expression et de créativité et enfin école de devoirs. Rasquinet est tout cela. L’association, dont le relais a été fait et l’avenir assuré, poursuit année après année, son projet pédagogique et éducatif dans le quartier, avec de nouvelles générations d’enfants dont les familles continuent à s’inscrire dans le mouvement des migrations.

Le Club des rues

De septembre à décembre 1972, Pierre, Jeanne et des jeunes de la Messe des jeunes lancent un club des rues Josaphat. Ces « moniteurs et monitrices » improvisé.e.s partent à la rencontre des enfants du quartier, avec plus ou moins de succès.

« On se promène dans les rues avec un ballon, des billes, du savon liquide pour bulles ; on contacte les enfants ; on se joint à leurs jeux ou on leur en apprend d’autres. D’autres activités sont proposées, des sorties, une bibliothèque de rue et des histoires à raconter sur place ou au parc Josaphat, tout proche. »[1]

Il y a le désir d’être positif en faisant quelque chose pour eux et avec eux, suivant la méthode d’ATD Quart Monde. Il s’agit aussi, écrit Pierre, « d’apporter aux immigrés le témoignage concret de Belges désireux d’exprimer leur idéal de fraternité et de solidarité pour contester le racisme et toutes les manifestations hostiles dont les étrangers sont sujets. Et par les enfants, entrer en contact avec les parents »[2].

À la hauteur des numéros 117-123, bordant la rue Josaphat, les anciens établissements Rasquinet qui fabriquaient jusqu’en 1968 des pièces mécaniques pour vélo, sont à l’abandon. Le site en intérieur d’îlot, est borné par l’avenue Rogier, la chaussée d’Haecht, la rue Seutin et la rue des Coteaux. La rue Josaphat traverse de part en part le quartier. En 1972, la Société coopérative des locataires dans laquelle la commune de Schaerbeek détient la majorité des parts rachète le terrain pour quinze millions de francs belges ainsi que d’autres maisons situées dans le même périmètre avec un projet de constructions de logements.

Décembre 1972 : « Noël sous les poutrelles »

« Noel sous les poutrelles », affiche du Club des rues, Schaerbeek, 1972 (Collection Rasquinet).

Les jeunes de l’Olivier avaient pris l’habitude d’organiser pour la Noël, une animation dans le quartier, avec guitares, chants et distribution de soupe à l’oignon[3]. Quand Pierre Massart sollicite auprès de l’échevinat de la Jeunesse de Schaerbeek, la mise à disposition de l’ancienne usine, au moins les jours de pluie, l’échevin lui demande d’organiser, pour les jeunes du quartier, un réveillon dans les anciens halls de l’usine.

Ce n’est pas la première fois que le site est occupé. Des expériences théâtrales s’y étaient déroulées : une pièce, La colonne Durutti, du metteur en scène Armand Gatti[4] par les étudiants de l’Institut des arts de diffusion (IAD) et un projet de l’Université libre de Bruxelles (ULB)[5]. Pour le club des rues, ce sera « Noël sous les poutrelles » avec des ateliers, des jeux et un repas. La première grande réalisation du Centre culturel Rasquinet est une réussite. Organiser l’évènement et occuper un tel lieu plaisent aux jeunes. Pierre demande à l’échevin de prolonger l’occupation. Désormais, chaque mercredi, la grille de l’entrée de l’ancienne usine Rasquinet s’entrouvre et les gosses du quartier prennent possession des lieux. Il y a le terrain, un bâtiment avec une douzaine de petites pièces (ce qui permet un grand nombre d’ateliers différents) et surtout un grand hall de 600 mètres carrés pour les jeux, les activités sportives. L’usine est aménagée en espace jeux, ateliers et une bibliothèque mobilisant les faibles moyens du Club des rues et beaucoup d’énergie. Plus de 120 enfants de 4 à 14 ans viennent les mercredis après-midi, les samedis et les dimanches après-midi. La plaine est ouverte pendant les périodes de congés, si l’encadrement est assuré.

Le statut d’occupation précaire laisse toute liberté aux jeunes pour s’approprier le lieu. Le revers de la médaille est qu’il n’y a aucun confort, ni aucune mesure de sécurité. Être sans eau et sans électricité pose problème. Dès qu’il sollicite la commune pour obtenir ces aménagements élémentaires, Pierre essuie le refus de l’échevin des Travaux publics. Finalement, sur ordre du bourgmestre, l’usine est démolie en septembre 1973 pour des raisons de sécurité. C’est un coup dur pour les activités du Club, mais aussi un espoir puisque la commune annonce à la presse son projet d’y réaliser un parc public[6].

Pierre Massart soutien les jeunes du quartier qui utilisent l’espace de l’usine désaffectée comme terrain d’aventure. On y construit une cabane. Schaerbeek, s.d. (Collection Rasquinet)

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L’école des devoirs du CASI-UO, une activité seconde mais pas secondaire

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Julien Tondeur (historien, CARHOP asbl)

C’est dans la commune bruxelloise d’Anderlecht que débute, il y a cinquante ans, l’aventure du Centre d’action sociale Italien-Université ouvrière, plus généralement appelé par son acronyme CASI-UO ou tout simplement « le CASI ».[1] Aujourd’hui association d’éducation permanente, centre culturel et école de devoir (EDD), le CASI-UO est lancé en 1970 par une petite équipe militante italienne venue poursuivre ses études en Belgique à la fin des années 1960. Leur souhait est de favoriser l’émancipation culturelle des travailleurs et travailleuses immigré.e.s, principalement en provenance d’Italie. Dans le sillage de l’Université ouvrière[2], à destination des jeunes adultes, le CASI-UO crée dès 1973 une école des devoirs. Si elle initie cette démarche, c’est parce que l’équipe du CASI prend conscience que l’école reproduit les rapports de domination ainsi que les inégalités sociales et de classe présents dans la société. De l’avis de l’équipe, les jeunes issu.e.s de l’immigration en sont les premières victimes. Le cinquantième anniversaire du CASI-UO représente aujourd’hui une belle opportunité pour demander à Teresa Butera, actuelle directrice de l’association, et elle-même issue du parcours de formation interne au CASI, de jeter un regard dans le rétroviseur et de nous parler du passé, de l’évolution mais également du futur de l’école des devoirs. Son récit est complété, pour la période récente, par celui de Giulio Iacovone, actuel responsable de l’école des devoirs.

Les débuts de la « doposcuela » anderlechtoise

    • L’arrivée de Teresa

Aujourd’hui, aborder l’histoire du CASI-UO, c’est inévitablement raconter aussi celle de Teresa. Notre interlocutrice débarque au milieu des années 1970 en Belgique. Elle ne se rappelle pas exactement la date parce que, dit-elle, « ça a été vraiment un déchirement assez profond et je ne veux plus me souvenir de tout cela. Je n’étais pas contente d’être là »[3]. Comme beaucoup d’immigré.e.s en provenance d’Italie qui atterrissent à Bruxelles, elle se retrouve à Cureghem. Quartier historique de l’est de la commune d’Anderlecht, physiquement coincé entre le canal de Bruxelles-Charleroi et les cinémas pornographiques qui jouxtent la gare du Midi, Cureghem a, de l’avis de Teresa, l’allure d’un ghetto. Par sa position et son passé industriel, Cureghem possède une tradition d’accueil des populations immigrées. Sur une superficie de moins de deux kilomètres carrés, de nombreuses nationalités, italienne, grecque, turque, espagnole ou marocaine s’y croisent déjà.[4] La communauté italienne y est importante. Dans une analyse publiée en 1978, le CASI-UO décrit le quartier comme « un monde qui pourrait être intéressant, s’il n’était pas le concentré des contradictions et de la rage de tous ces peuples »[5].

La gare de Cureghem, dès la fin du 19eme siècle, représente un point d’entrée sur le quartier pour les populations ouvrières. ABEELS G., Anderlecht en cartes postales anciennes, cinquième édition, Bibliothèque européenne, s.d, Zaltbommel, p.9.

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L’école de devoirs du Béguinage, une aventure qui commence sur le pas d’une porte…

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

L’école de devoirs du Béguinage commence de manière informelle au début des années 1970. Au point de départ, une institutrice, mise en disponibilité depuis 1963 pour raison de santé, s’installe dans le quartier du Béguinage, au cœur de Bruxelles. Les enfants l’intéressent, c’est son ancien métier. Rosa Collet raconte avec humour qu’engageant la discussion avec une petite Espagnole, elle accepte de l’aider à faire son devoir. Elle s’installe sur le pas de sa porte et explique à la fillette le problème à résoudre. « C’est une histoire de train, de temps de parcours à des vitesses différentes que la fillette ne comprend pas. C’est normal », souligne Rosa, « elle n’a jamais pris le train et ne voit pas comment cela fonctionne »[1]. Le lendemain, quatre garçons se présentent à elle avec la même demande. L’école de devoirs commence sur le trottoir. Avec l’autorisation des parents, elle reçoit sept à huit enfants du quartier chez elle. Elle leur apporte ainsi une aide personnelle et les accueille pour faire du bricolage, des promenades, mais rien n’est organisé systématiquement[2].

Nous nous proposons de retracer l’histoire de l’école de devoirs du Béguinage, à travers l’approche biographique de sa fondatrice et principale animatrice. La mise en œuvre est complexe et évolue avec le temps. L’approche biographique met en lumière l’articulation de ce projet, étroitement lié à la personnalité de Rosa Collet, avec le milieu dans lequel elle s’active, une communauté paroissiale évoluant à la marge de l’Église officielle, et l’action socioculturelle et politique du Groupe d’action de Bruxelles-sur-Senne (GABS). Ce comité d’habitants se mobilise pour la défense de leur quartier de vie, le Béguinage, pendant les années 1970, années noires pour Bruxelles-centre, où la spéculation immobilière se cumule à des projets pharaoniques de la Ville, en total décalage avec les besoins des habitants.

Portrait de Rosa Collet, Bruxelles, 11 novembre 2020, elle a 96 ans. (Collection privée Marie-Thérèse Coenen).

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Le Groupe d’entraide scolaire (GES) : une initiative de Bouillon de cultureS asbl

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Marie-Thérèse Coenen (historienne, CARHOP asbl)

Bouillon de cultureS asbl naît au début des années 1980 à l’initiative de quelques habitant.e.s du quartier Josaphat, situé à cheval sur Schaerbeek et Saint-Josse-ten-Noode. Au départ, Vincent Kervyn, objecteur de conscience qui effectue son service civil à SOS Jeunes, son épouse Marie Antoine, Jean-Pierre Demulder, curé de la paroisse Sainte-Marie, et des travailleurs sociaux ouvrent en juin 1980 « La Cantine de l’Olivier », au numéro 63 de la rue l’Olivier. C’est un petit restaurant populaire, tenu par des bénévoles, qui offre la possibilité de prendre un repas sur le temps de midi. « Le pari consistait à espérer que des conversations autour d’un verre de thé ou d’une omelette marocaine naîtraient des projets portés par les habitants »[1]. Ouvert à tous, il permet de tisser des liens notamment entre les acteurs sociaux des quartiers avoisinants mais aussi avec les ouvriers de l’imprimerie située Impasse de l’Olivier[2]. « L’art ou le plaisir de manger ou de donner à manger est resté une composante essentielle du projet »[3]. En 1982, La Cantine devient une asbl dont l’objet social qui se résume en quelques mots, est « la promotion sociale et culturelle du quartier et des éléments qui le composent »[4]. Elle obtient des postes de travail dans le cadre des plans de résorption de chômage (ACS-TCT[5]).

La Cantine mobilise les habitant.e.s et les forces militantes associatives alternatives qui fleurissent à Schaerbeek. L’époque est à la résistance face à un pouvoir communal, placé sous le joug de Roger Nols[6], bourgmestre depuis 1970, qui mène une politique ouvertement xénophobe et raciste. Il refuse, par exemple en 1981, d’inscrire les étrangers dans les registres de population car ils sont, d’après lui, responsables de la détérioration des quartiers, de l’insécurité, de la malpropreté, de la baisse de qualité de l’enseignement public et de la croissance du chômage. Face à ces dégradations, il décide, par exemple, d’instaurer un couvre-feu pendant le Ramadan. De plus, la commune ne fait rien pour améliorer les conditions de vie des habitants de ces quartiers autour de la gare du Nord-quartier Josaphat. En réaction à cette politique communale, les habitant.e.s se mobilisent. Schaerbeek devient un vivier d’initiatives diverses et un terreau fertile de la contestation urbaine démocratique et antiraciste polarisée par la campagne d’Objectif 82 (en faveur du droit de vote aux élections communales pour les étrangers) et la création d’un rassemblement politique, « Démocratie sans frontière », pour ne citer que quelques exemples.

En 1987, La Cantine quitte la rue l’Olivier pour la rue Josaphat et prend le nom de Bouillon de cultureS, une entreprise d’insertion par le travail en restauration et un service traiteur, rebaptisé « Sésam’ » en 2000, à l’occasion de l’installation du restaurant dans sa nouvelle implantation, à côté du parc Rasquinet. Appartenant au secteur de l’économie sociale, elle est reconnue, en 2008, comme initiative locale de développement de l’emploi (ILDE) avec, pour objectif premier, l’insertion socio-professionnelle de personnes difficilement plaçables sur le marché de l’emploi.

Le premier projet culturel éducatif est proposé en 1985 par Vladimir Simić, un artiste peintre yougoslave, habitant l’impasse, la petite rue l’Olivier. Il propose d’organiser un atelier créatif pour les enfants, une « Académie des Beaux-Arts pour les enfants de la rue » comme il se plaisait à l’appeler. Il en sera la cheville ouvrière. Grâce à l’autofinancement de La Cantine, les moyens sont rassemblés pour louer deux pièces au-dessus de l’école primaire Saint-Joseph, au numéro 94 de la rue l’Olivier, et acheter le matériel. Les ateliers Aurora sont lancés. Ils sont reconnus en 1990 comme centre d’expression et de créativité. Les enfants participent également à des excursions et à des camps. Par la suite, pour répondre à une forte demande des familles, Aurora organise également un accompagnement scolaire pour les enfants de 6 à 12 ans, avec le soutien de la Zone d’éducation prioritaire (ZEP)[7].

En 1986, quelques étudiant.e.s universitaires qui habitent le quartier, démarrent le soutien scolaire aux jeunes d’abord à domicile, ensuite dans les locaux de La Cantine. En 1988, sous l’impulsion de Dominique Dal qui rejoint l’équipe des animateurs et prend la fonction de coordinateur, l’école de devoirs prend le nom de Groupe d’entraide scolaire (GES).

Suite à la fermeture de l’école Saint-Joseph, Bouillon de cultureS occupe tout le bâtiment mais celui-ci devient rapidement trop petit pour accueillir toutes les activités. En 1999, avec deux autres partenaires, l’association a l’opportunité d’acquérir l’ancienne école primaire Sainte-Marie, située à la rue Philomène[8]. Cette très petite association est devenue aujourd’hui, une entreprise de taille moyenne qui occupent près de 50 salarié.e.s, des dizaines de bénévoles, des centaines de participant.e.s, et elle entretient de nombreux partenariats dans le quartier, la commune de Schaerbeek et la Région de Bruxelles-Capitale.

Affiche annonçant la journée Portes ouvertes du 18 mai 2013 à Bouillon de cultureS, Schaerbeek, 2016 (Bouillons de cultureS, publication sur Facebook : https://www.facebook.com/BouillondecultureS/photos/653817764756826)

Dans le secteur du soutien scolaire, Bouillon de cultureS développe des projets adaptés en fonction des âges. Il y a Aurora qui s’adresse aux enfants de 6 à 12 ans. En 2000, une nouvelle section, « @touts possibles », s’adresse aux adolescents de 12 à 15 ans, mais son soutien scolaire n’est qu’une des facettes des activités proposées[9] à ces jeunes qui naviguent entre

Affiche annonçant l’exposition organisée par Aurora, la structure d’accueil extrascolaire de Bouillon de cultureS du 16 novembre au 9 décembre 2018, Schaerbeek, 2018 (Bouillon de cultureS, publication sur Facebook : https://www.facebook.com/BouillondecultureS/posts/1204017453070185/

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